C'est un roman français qui essaie d'actualiser le romantique au temps du numérique.
Fabian Deldingé, écrivain qui se dit lui-même raté sur sa quatrième de couverture, s'auto édite et s'auto critique, se préface et se post face, fort de "voir le verre à moitié plein après l'avoir bu jusqu'a vomir".
Dans ce roman romanumérisque dont il cherche encore le titre, intitulé "j'en cherche encore le titre", il évoque une passion qui finit misérablement, comme un bolide dans un feu rouge de chemin vicinal. Lamentable et tragique en même temps. C'est un roman nostalgique de Musset, mais conscient de l'impossibilité incacceptable de Musset. Fabien Deldingé cumule les rôles de narrateur et de personnage du roman.
Fabian "gît sa vie" comme le dit Pessoa, anesthésié par un mécanisme interne qui lui dit "évite de vivre" et qui de ce fait l'empêche de vivre, comme une prophétie physiologique auto réalisatrice. Il erre sur la toile numérique et se gorge de syntaxe afin de maximiser son anésthésie et rencontre une femme. Au départ il n'a aucune idée en tête et puis il commence à se délecter de la multiplication des ellipses dans la discussion ; peu à peu il sent que le fluide poisseux qui coule dans ses veines se dilue sous l'influence d'un onguent mystérieux, alchimique, puisque c'est du sens et non plus du sang qui coule dans ses veines en perfusion puissante.
Il devient hautement dépendant de cette figure féminine, et découvre que l'amour platonicien est possible, à sa place de déclencheur. Il ne la voit pas, il ne fait que la pressentir, sachant juste qu'elle n'est "pas laide", et pourtant son corps en est affecté, jamais il n'a autant senti l'unicité du corps et de l'esprit. Sa vie se réorganise autour de cette passion qui devient comme la colonne vertébrale qui lui manquait pour mettre un pied devant l'autre. Il commence à subir ce double mouvement de torture et de félicité qui caractérise l'histoire d'amour naissante.
Au regard des longs échanges retranscrits dans ce roman fleuve, le sentiment semble réciproque. Va ainsi se poser, ce qui dans le film "Her" ne se pose qu'avec une tierce personne interposée, la question de l'étape physique. Est-elle une chute comme le prétendaient les cathares, contempteurs de la chair ? Une apogée ? Est-elle inévitable, inéluctable, son absence signerait-elle la mort de l'amour ? C'est indécidable. Deldingé auteur et acteur de l'intrigue sait que seule la rencontre incarnée en décidera. Elle survient après des hésitations et le remugle de remords. Mais ce qui est inscrit dans la réalité humaine s'exprime finalement, la recherche éperdue de la fusion comme retour à "la chose", doit passer par le corps pour éclater dans l'esprit, et c'est l'esprit qui en rend tellement important et inégalable l'aspect physique.
La passion se développe, cherche sa voie, devient évidence des évidences, vérités des vérités, elle sent qu'elle est phœnix mais a peur d'éclater sa chrysalide. La passion est une chose, la vie en est une autre. La vie impose des responsabilités. Et un combat pour la survie. La passion elle-même n'est-elle pas condamnée si elle se réalise pleinement à travers les songes qu'elle éveille ? Les fruits doivent être consommés ou ils risquent d'être abîmés, même si jamais la soif de les manger ne sera étanchée - la soif, oui, pas la faim -.
Alors comme souvent dans les narrations, la figure du mal arrive. Au moment opportun. A Faust il faut un Lucifer. O bien est-ce la noire figure de la mort ? Cette sombre silhouette profite de l'épuisement de Deldingé pour le corrompre et l'envoyer à la dérive. Mais Deldingé n'en a cure, il repousse cette figure du mal, mais il est trop tard. Le démon corrupteur a gardé trace, sanglante, numérique, émotionnelle, peu importe, de la corruption de l'âme. Et par goût de la destruction pour elle-même, va chanter sans cesse le témoignage, tel un troubadour pervers. La raison raisonnante peut être le visage du mal. Le trouble obsessionnel aussi, ou n'importe quel symptôme parlant.
Mais ici Deldingé doute, et réécrit son roman sans cesse, il devient indéchiffrable et le lecteur que je suis ne le suit plus qu'avec difficulté, comme un conducteur perdu dans la campagne sans phares. Ce n'est pas ce qui s'est passé, non, se dit l'auteur à chaque rédaction, et les ouvriers typographes s'arrachent les peaux sur leurs machines encalminées. En réalité, Deldingé a trop exigé, ou bien sa douce ? Ou bien était-elle rendue folle par les dilemmes qui déchiraient le sol ? Deldingé ne sait plus. Il ne comprend plus, il biffe, griffonne. Il a envie de jeter le manuscrit et de sauter par dessus le balcon. Béhémot n'est pas là pour l'envoyer dans les airs comme dans Boulgakhov.
Les sentiments peuvent se figurer comme un cercle d'acier. La haine est séparée de l'amour comme les continents le sont au nord de l'hémisphère. Des détroits glacés d'une glace que l'on nomme tristesse, crépusculaires et périlleux permettent de vaquer de part et d'autre. Une bataille sanglante s'y déroule, faite d'offensives et de retraites, de trêves rompues, de faux accords de paix, de négociation d'unification transcendante qui terminent en massacres. Deldingé écrit le livre mais il est happé en tant que personnage par cette intrigue qui dégénère en torrent de violence. Il perd son omniscience. Il ne pourra plus combattre dans les détroits, ni chroniquer. Il est perdu. Son fantôme erre, dit-on, car il n'est pas tout à fait mort. Son traitement de texte est éteint, et à la question posée à son éditeur sur une suite, il n'y a nulle réponse apportée.
C'est alors que le livre s'achève, alors qu'il n'a jamais été écrit, que Deldingé n'existe pas, ni sa douce. Ou bien était-ce la réalité ? Ou sa symbolisation ? On ne le saura pas car on ne pourra pas retrouver Deldingé, et il semble que si l'on consent à dire que les choses n'ont pas eu lieu, alors c'est qu'elles n'ont pas eu lieu. Ce qui est un paradoxe, car une fiction, elle, et un fiction, et on ne peut lui retirer son caractère de fiction, sauf évidemment, dans des dystopies telles que Farheineit de Bradbury.
Le vrai est un moment du faux, le faux un moment du vrai. La fiction est plus réelle que le vrai si cela est souhaité, et la fiction n'est pas le faux. Même s'il y a, comme ici de fausses fictions.
C'est ainsi la critique d'un livre qui n'existe pas qui s'achève, mais aucun livre n'existe, phénoménologiquement, autrement que par sa dimension d'objet. Le contenu en est indécicable et il appartient autant à l'auteur qu'aux lecteurs. Umberto Eco, qui vient de nous quitter, et on lira ces lignes de blog comme un hommage, aussi, à sa mémoire, disait d'ailleurs qu'il suffit de créer une cosmologie pour qu'y vivent des personnages. Si l'envie leur en prend.