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6 mars 2016 7 06 /03 /mars /2016 12:08
" J'en cherche encore le titre", Fabian Deldingé

C'est un roman français qui essaie d'actualiser le romantique au temps du numérique.

 

Fabian Deldingé, écrivain qui se dit lui-même raté sur sa quatrième de couverture, s'auto édite et s'auto critique, se préface et se post face, fort de "voir le verre à moitié plein après l'avoir bu jusqu'a vomir".

 

Dans ce roman romanumérisque dont il cherche encore le titre, intitulé "j'en cherche encore le titre", il évoque une passion qui finit misérablement, comme un bolide dans un feu rouge de chemin vicinal. Lamentable et tragique en même temps. C'est un roman nostalgique de Musset, mais conscient de l'impossibilité incacceptable de Musset. Fabien Deldingé cumule les rôles de narrateur et de personnage du roman.

 

Fabian "gît sa vie" comme le dit Pessoa, anesthésié par un mécanisme interne qui lui dit "évite de vivre" et qui de ce fait l'empêche de vivre, comme une prophétie physiologique auto réalisatrice. Il erre sur la toile numérique et se gorge de syntaxe afin de maximiser son anésthésie et rencontre une femme. Au départ il n'a aucune idée en tête et puis il commence à se délecter de la multiplication des ellipses dans la discussion ; peu à peu il sent que le fluide poisseux qui coule dans ses veines se dilue sous l'influence d'un onguent mystérieux, alchimique, puisque c'est du sens et non plus du sang qui coule dans ses veines en perfusion puissante.

 

Il devient hautement dépendant de cette figure féminine, et découvre que l'amour platonicien est possible, à sa place de déclencheur. Il ne la voit pas, il ne fait que la pressentir, sachant juste qu'elle n'est "pas laide", et pourtant son corps en est affecté, jamais il n'a autant senti l'unicité du corps et de l'esprit. Sa vie se réorganise autour de cette passion qui devient comme la colonne vertébrale qui lui manquait pour mettre un pied devant l'autre. Il commence à subir ce double mouvement de torture et de félicité qui caractérise l'histoire d'amour naissante.

 

Au regard des longs échanges retranscrits dans ce roman fleuve, le sentiment semble réciproque. Va ainsi se poser, ce qui dans le film "Her" ne se pose qu'avec une tierce personne interposée, la question de l'étape physique. Est-elle une chute comme le prétendaient les cathares, contempteurs de la chair ? Une apogée ? Est-elle inévitable, inéluctable, son absence signerait-elle la mort de l'amour ? C'est indécidable. Deldingé auteur et acteur de l'intrigue sait que seule la rencontre incarnée en décidera. Elle survient après des hésitations et le remugle de remords. Mais ce qui est inscrit dans la réalité humaine s'exprime finalement, la recherche éperdue de la fusion comme retour à "la chose", doit passer par le corps pour éclater dans l'esprit, et c'est l'esprit qui en rend tellement important et inégalable l'aspect physique.

 

La passion se développe, cherche sa voie, devient évidence des évidences, vérités des vérités, elle sent qu'elle est phœnix mais a peur d'éclater sa chrysalide. La passion est une chose, la vie en est une autre. La vie impose des responsabilités. Et un combat pour la survie. La passion elle-même n'est-elle pas condamnée si elle se réalise pleinement à travers les songes qu'elle éveille ? Les fruits doivent être consommés ou ils risquent d'être abîmés, même si jamais la soif de les manger ne sera étanchée - la soif, oui, pas la faim -.

 

Alors comme souvent dans les narrations, la figure du mal arrive. Au moment opportun. A Faust il faut un Lucifer. O bien est-ce la noire figure de la mort ? Cette sombre silhouette profite de l'épuisement de Deldingé pour le corrompre et l'envoyer à la dérive. Mais Deldingé n'en a cure, il repousse cette figure du mal, mais il est trop tard. Le démon corrupteur a gardé trace, sanglante, numérique, émotionnelle, peu importe, de la corruption de l'âme. Et par goût de la destruction pour elle-même, va chanter sans cesse le témoignage, tel un troubadour pervers. La raison raisonnante peut être le visage du mal. Le trouble obsessionnel aussi, ou n'importe quel symptôme parlant.

 

Mais ici Deldingé doute, et réécrit son roman sans cesse, il devient indéchiffrable et le lecteur que je suis ne le suit plus qu'avec difficulté, comme un conducteur perdu dans la campagne sans phares. Ce n'est pas ce qui s'est passé, non, se dit l'auteur à chaque rédaction, et les ouvriers typographes s'arrachent les peaux sur leurs machines encalminées. En réalité, Deldingé a trop exigé, ou bien sa douce ? Ou bien était-elle rendue folle par les dilemmes qui déchiraient le sol ? Deldingé ne sait plus. Il ne comprend plus, il biffe, griffonne. Il a envie de jeter le manuscrit et de sauter par dessus le balcon. Béhémot n'est pas là pour l'envoyer dans les airs comme dans Boulgakhov.

 

Les sentiments peuvent se figurer comme un cercle d'acier. La haine est séparée de l'amour comme les continents le sont au nord de l'hémisphère. Des détroits glacés d'une glace que l'on nomme tristesse, crépusculaires et périlleux permettent de vaquer de part et d'autre. Une bataille sanglante s'y déroule, faite d'offensives et de retraites, de trêves rompues, de faux accords de paix, de négociation d'unification transcendante qui terminent en massacres. Deldingé écrit le livre mais il est happé en tant que personnage par cette intrigue qui dégénère en torrent de violence. Il perd son omniscience. Il ne pourra plus combattre dans les détroits, ni chroniquer. Il est perdu. Son fantôme erre, dit-on, car il n'est pas tout à fait mort. Son traitement de texte est éteint, et à la question posée à son éditeur sur une suite, il n'y a nulle réponse apportée.

 

C'est alors que le livre s'achève, alors qu'il n'a jamais été écrit, que Deldingé n'existe pas, ni sa douce. Ou bien était-ce la réalité ? Ou sa symbolisation ? On ne le saura pas car on ne pourra pas retrouver Deldingé, et il semble que si l'on consent à dire que les choses n'ont pas eu lieu, alors c'est qu'elles n'ont pas eu lieu. Ce qui est un paradoxe, car une fiction, elle, et un fiction, et on ne peut lui retirer son caractère de fiction, sauf évidemment, dans des dystopies telles que Farheineit de Bradbury.

 

Le vrai est un moment du faux, le faux un moment du vrai. La fiction est plus réelle que le vrai si cela est souhaité, et la fiction n'est pas le faux. Même s'il y a, comme ici de fausses fictions.

 

C'est ainsi la critique d'un livre qui n'existe pas qui s'achève, mais aucun livre n'existe, phénoménologiquement, autrement que par sa dimension d'objet. Le contenu en est indécicable et il appartient autant à l'auteur qu'aux lecteurs. Umberto Eco, qui vient de nous quitter, et on lira ces lignes de blog comme un hommage, aussi, à sa mémoire, disait d'ailleurs qu'il suffit de créer une cosmologie pour qu'y vivent des personnages. Si l'envie leur en prend.

 

 

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14 janvier 2016 4 14 /01 /janvier /2016 23:14
Bowie, auteur aussi

Les années 80 ont été mon socle, ma référence. Après une année passe vite. Après on vieillit, on cesse de grandir. A ce titre, avec la mort de David Bowie un peu de moi s'évapore aussi. L'homme aux mille visages était aussi un auteur, et c'est de cela que je veux parler ici, puisque tous les autres aspects de ce monument de la pop ont été salués partout.

Dans le texte, donc.

Avec trois chansons : "the man who sold the world", "starman", "ashes to ashes".

The Man Who Sold The World (L'homme Qui A Vendu Le Monde)

We passed upon the stair
Nous passions sur les escaliers
We spoke of was and when
Nous parlions de quand et d'où
Although I wasn't there
Bien que je n'étais pas là-bas
He said I was his friend
Il disait que j'étais son ami
Which came as some surprise
Ce qui vint comme une surprise
I spoke into his eyes
Je lui parlais droit dans les yeux
I thought you died alone
Je pensais que tu étais mort seul
A long long time ago
Il y a très très longtemps

Oh no, not me
Oh non, pas moi
I never lost control
Je n'ai jamais perdu le contrôle
You're face to face
Tu es face à face
With the man who sold the world
Avec l'homme qui a vendu le monde

I laughed and shook his hand
Je riais et serrais sa main,
And made my way back home
Et reprenais le chemin de chez moi
I searched for form and land
Je cherchais au loin une forme et une terre,
For years and years I roamed
Pendant des années et des années j'errais
I gazed a gazely stare at all the millions here
Je contemplais d'un regard fixe tous les millions ici
We must have died along
J'ai dû mourir seul
A long long time ago
Il y a très très longtemps

Who knows ? not me
Qui sait ? Pas moi
We never lost control
Je n'ai jamais perdu le contrôle
You're face to face
Tu es face à face
With the man who sold the world
Avec l'homme qui a vendu le monde

​Il n'y a nulle raison, je l'ai compris des surréalistes, de craindre les textes opaques, bien au contraire. Je considère avec Barthes que les textes appartiennent aux lecteurs et beaucoup de poètes et d'auteurs de chansons l'entendent ainsi. Si comprendre c'est simplement comprendre ce que l'on projette, et bien pourquoi pas ? En tout cas ce texte me parle énormément. Dès son titre qui m'évoque le "Solde" de Rimbaud et son fameux " A vendre ! " qui le scande. Ce titre m'a secoué dès que je l'ai entendu, et j'ai su qu'il désignait une chose considérable.

L'homme qui vendit le monde. Ce double- là je le connais. C'est un traître. Qui est -il ? Il est pour moi - et qui sait pour Bowie ? - ce Moi qui a accepté de sortir de la magie enfantine. De l'enchantement initial. Des verts paradis. Celui qui a passé la porte de l'école. Celui qui peut-être même avant, a accepté de venir au langage. Il a brisé l'entente totale avec le monde. Il l'a vendu. Il a accepté l'aliénation. Mais il faut bien se réconcilier avec ce monde là, sinon la folie guette. Le double de passage risque d'être un double maladif. C'est ce que Bowie semble faire dans ce texte. Il apaise sa relation à cet Homme là. Il regarde en face cet homme là, sans colère ni peur.

Je songe à Kurt Cobain qui chanta cette chanson et qui lui ne se réconcilia pas vraiment avec l'homme qui vendit le monde, malgré la tentative de sublimer cet arrachement, malgré la seringue, que l'on a pu interpréter comme l'équivalent adulte de "l'objet transitionnel" qui justement est pour l'enfant une manière de passer par les soins de l'Homme qui vend le monde. C'est peut-être aussi le père, celui qui vend le monde. Le père, la Loi, le tiers qui ouvre. C'est Moi c'est celui qui m'a fait devenir Moi et ce n'est plus Moi, ce qui ressort de la chanson où l'on ne sait pas vraiment qui a son tour de parole.

Continuons.

"Starman (Homme Des Étoiles)"

Didn't know what time it was, the lights were low
Je ne savais pas l'heure qu'il était, les lumières étaient faibles
I leaned back on my radio
Je me suis penché sur ma radio
Some cat was layin' down some rock 'n' roll 'lotta soul, he said
Un mec cool allait nous passer un rock très soul, qu'il disait
Then the loud sound did seem to fade
Et le son bruyant s'est comme évanoui
Came back like a slow voice on a wave of phase
Il est devenu une voix lente sur une ondulation de phase
That weren't no DJ that was hazy cosmic jive !
Ce n'était pas le DJ, c'était le nébuleux swing cosmique !

There's a Starman waiting into the sky
Il y a un homme des étoiles qui attend dans le ciel
He'd like to come and meet us
Il aimerai bien venir nous rencontrer
But he thinks he'd blow our minds.
Mais il pense qu'il nous ferait perdre l'esprit.
There's a Starman waiting in the sky
Il y a un homme des étoiles qui attend dans le ciel
He's told us not to blow it
Il nous a dit de ne pas tout foutre en l'air
'Cause he knows it's all worthwile
Parce qu' il sait que ça vaut le coup
He told me :
Il m'a dit :
Let the children lose it
Laissez les enfants le perdre
Let the children use it
Laissez les enfants l'utiliser
Let all the children boogie
Laissez tous les enfants swinger

I had to phone someone so I picked on you
Il fallait que j'appelle quelqu'un et c'est tombé sur toi
Hey, that's far out so you heard him too !
Hé, c'est un sacré plan, alors tu l'as entendu aussi !
Switch on the TV we may pick him up on channel two
Allume la TV nous pouvons le capter sur la chaine deux
Look out your window I can see his light
Regarde par ta fenêtre, je peux voir sa lumière
If we can sparkle he may land tonight
Si nous pouvons briller, il peut débarquer ce soir
Don't tell your poppa or he'll get us locked up in fright
N'en parle pas à ton papa ou il nous fera enfermer, de peur

There's a Starman waiting into the sky
Il y a un homme des étoiles qui attend dans le ciel
He'd like to come and meet us
Il aimerait bien venir nous rencontrer
But he thinks he'd blow our minds.
Mais il pense qu'il nous ferait perdre l'esprit.
There's a Starman waiting in the sky
Il y a un homme des étoiles qui attend dans le ciel
He's told us not to blow it
Il nous a dit de ne pas tout foutre en l'air
'Cause he knows it's all worthwile
Parce qu' il sait que ça vaut le coup
He told me :
Il m'a dit :
Let the children lose it
Laissez les enfants le perdre
Let the children use it
Laissez les enfants l'utiliser
Let all the children boogie
Laissez tous les enfants swinger

"Starman", et pourtant Bowie était jeune- semble écrite à la fin d'une psychanalyse. Bowie accepte ses projections, ses imagos qui sont ces figures archétypales, comme peut l'être celle de "la femme" pour une drag queen. Ses pulsions narcissiques le conduisent à s'imaginer comme un chanteur omnipotent qui fait danser le monde, ou plutôt il est son Moïse. Ici il s'assume comme chanteur fantasmant sur son identité et sa portée cosmique, conscient de ces doubles qu'il produit, dans la gaieté. Ses avatars se multiplient.

Il ne produit pas, lui, un ami imaginaire qui donnerait des ordres, produirait de la loi, comme ce qui nous pourrit l'existence aujourd'hui, comme la religion. Non, sa projection illusoire est assumée comme telle, et l'artiste assume l'imaginaire débordant qui l'habite, pourrait s'il n'y avait pas l'art le mener à la démence, et engage chacun à en faire de même, lucidement, ce qui épargne la folie. A user de l'homme des étoiles comme d'un moyen de liberté, parfaitement compris comme issu de notre propre psyché.

Nous voyons ici tout ce qui nous sépare malheureusement des années 70. Une chanson qui semble écrite pour justifier les centaines de pages obscures de "l'anti Œdipe" de Deleuze et Guattari, qui célèbrent la créativité schizophrénique des "machines désirantes" que nous sommes, face aux pulsions fascisantes. Mais cette liberté de l'imaginaire effraie. On préfère l'étouffer, l'encaserner.

Ashes To Ashes
(Poussière Tu Redeviendras Poussière)

Do you remember a guy that's been
Te souviens-tu d'un type qui apparaissait
In such an early song ?
Dans une chanson si ancienne ?
I've heard a rumour from Ground Control
J'ai entendu une rumeur de Ground Control
Oh no, don't say it's true
Oh non ne me dis pas que c'est vrai
They got a message from the action man :
Ils ont un message de l'Action Man
I'm happy, hope you're happy too
Je suis heureux, j'espère que vous l'êtes aussi
I've loved all I've needed to love
J'ai aimé tout ce que j'avais besoin d'aimer
Sordid details following
Des détails sordides suivront

The shrieking of nothing is killing
Le hurlement du néant ne tue
Just pictures of jap girls in synthesis
Que des photos de synthèse de japonaises
And I ain't got no money and I ain't got no hair
Et je n'ai pas d'argent ni de cheveux
But I'm hoping to kick but the planet is glowing
Mais j'espère me relancer, mais la planète est embrasée


Ashes to ashes, funk to funky
De la cendre à la cendre, du flip à l'extase
We know Major Tom's a junkie
On sait que le Major Tom est un junkie
Strung out in heaven's high
Abruti dans les hauteurs paradisiaques
Hitting an all-time low
A plein-temps dans le creux.

Time and again I tell myself
De temps à autre je me dis que
I'll stay clean tonight
Je resterai sobre ce soir
But the little green wheels are following me
Mais les petites roues vertes me suivent
Oh no, not again
Oh non, pas encore
I'm stuck with a valuable friend
Je suis coincé avec un ami de valeur
I'm happy, hope you're happy too
Je suis heureux, j'espère que vous l'êtes aussi
One flash of light but no smoking pistol
Un flash de lumière mais pas de pistolet fumant.

I've never done good things
Je n'ai jamais rien fait de bien
I've never done bad things
Je n'ai jamais rien fait de mal
I've never did anything out of the blue
Je n'ai jamais rien fait de spécial
I want an axe to break the ice
Je veux un pic pour briser la glace
Wanna come down right now
Je veux redescendre tout de suite.

My mother said to get things done
Ma maman disait que pour bien faire
You'd better not mess with Major Tom, ...
Tu ferais mieux de ne pas fréquenter le Major Tom

"Ashes to ashes" montre la continuité de l'œuvre de Bowie, et sa capacité à se penser un artiste en son temps, puisqu'elle est un écho direct à une chanson écrite une décennie auparavant, "space oddity". Ainsi elle est une contribution aux obsèques des seventies. Les hippies se sont dispersés ou ont sombré dans la drogue. Ils n'ont pas fait grand chose semble t-il, et il n'y a rien non plus à leur reprocher. Du saut dans l'espace que reste t-il ? De la fatigue, et de la résignation. Un désenchantement qui s'exprimera aussi dans la sublime "modern love" . Dans la musique, l'âge d'or du rock a fini en feu d'artifice furibard punk, comme un court circuit, et le disco -let's dance- et la new wave -ici- semblent des gueules de bois mélancolico - dansantes. Et puis toujours, l'enfantin. Qui était là dans les deux chansons précédentes.

Bowie, ou le côté lumineux du dandysme, ou l'intelligence d'un faux superficiel parce que conscient de ce qu'est l'art moderne, qui ne peut être que léger, même dans la gravité. Bowie, ou le pop art porté à son incandescence et infusé dans les profondeurs de la culture populaire. Les contenus n'y sont pas pour rien.

Merci Monsieur Bowie. Ce qu'on fait dans sa vie résonne dans l'éternité et les espaces infinis.

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14 novembre 2015 6 14 /11 /novembre /2015 15:01
Paris 13.11. 2015 : le sens contre le sang

127 parisiens, au moment où je rédige, sont tombés sous les balles du fanatisme, produit direct de la vie que nous menons en ce monde. Il ne sort pas du ciel même s'il s'y réfère.

 

Nous pleurons, mais nous devons penser. Notre force est plus que jamais de penser. Ces faits sont politiques, et ils se pensent. Ne sombrons pas dans la pensée du "placard visuel" des réseaux sociaux.

 

Je suis de ceux qui pensent que le fanatisme politico religieux est certes le produit des tumultes économiques, sociaux, martiaux du monde, mais que cette forme, s'engouffrant dans l'échec des pensées révolutionnaires sécularisées, n'est pas fortuite culturellement. Ce que Malraux percevait avec sa prédiction de siècle religieux.

 

Nietzsche nous avait promis avec lucidité le nihilisme, l'absence de sens. C'est le nihilisme marchand qui dévaste les âmes depuis des décennies. Sa seule perspective est celle, rectiligne, du rayon du supermarché, ce qui ne peut canaliser la fureur humaine et sa soif océanique de sens, en plus de fabriquer une immense frustation qui explose au yeux du monde.

 

A ce nihilisme matérialiste au sens vulgaire du terme répond un autre nihilisme, avec un sens différent du mot : celui que Nietzsche haïssait plus que tout. Il le qualifiait comme le refus de la vie et il en voyait la manifestation la plus probante dans la religion, dans cette tendance qu'elle manifeste à opposer la vie, dégradante, à la vérité céleste, celle que l'on promet aux martyres ceinturés d'explosifs. La haine de la vie. La haine du corps aussi. Ces corps qu'on assassine. La haine de la sexualité, et ainsi des femmes. Cette pulsion de mort qu'il traque sans cesse. Voici deux faces du nihilisme qui se défient.

 

La société du spectacle se déchire. Le pays qui est en guerre depuis 2001 saisit qu'il s'agit de réalité. Il faut 14 ans pour que le Président parle d'acte de guerre, mais sans même rappeler que nos soldats sont en opération, ce que nous ne ne voulons pas voir. Le pays est un acteur géopolitique majeur, il a une armée qui se projette, et nous sommes parmi les premiers vendeurs d'armes. Nous payons des impôts qui font la guerre depuis des années, mais nous le refoulons, en le fondant dans le spectacle permanent.

 

Le tragique, chassé de toutes les manières de notre culture de l'infantilisme ludique, y refait surface de la manière la plus violente et effrayante. Que produira cette conscience revenue du tragique du monde ? Une culture qui semble promise à émerger des vapeurs opiomanes du crédit consommation donnera t-elle de nouveaux fruits ou choisira t-elle la fuite en avant ?

 

Mais venons en aux livres, puisqu'il s'agit de cela dans ce blog.

C'est au nom d'un livre, qu'on dit parole de Dieu, sans intermédiaire, que ces crimes de masse ont été commis. Ne l'oublions pas. Le livre en lui-même ne suffit pas à civiliser. Un livre peut paradoxalement être utilisé pour annihiler la pensée.

 

Ceux qui lisent ont déjà un peu vécu sous forme homéopathique, comme ce "for-da" dont parle Freud - l'enfant qui jette son jouet attaché à une ficelle et le ramène - ce type de périodes. Ils l'ont approché en lisant Irène Nemirovski ou Tereska Torres. Ils ont lu pire, et en lisant ont rencontré un peu de cette souffrance et de ce déchainement violent. C'est ainsi sans doute qu'eux, les plus fragiles en temps de paix, ne sont pas forcément les plus labiles en temps de terreur. Dans "glamorama" de Bret Easton Ellis, en 1999, le lien direct entre le consumérisme et le débouché de la terreur est exposé. Il en est de même dans "plateforme" de Michel Houellebecq.

 

Ainsi de Milena Jesenka, dévorée d'angoisse avant guerre, résistante effarante dès que l'ennemi est là, y compris dans son camp. Ainsi Camus, résistant émérite, mais tordu d'angoisse dans sa chambre plusieurs jours après son prix nobel.

 

La culture est un symptôme fréquent de peu de don pour la vie, mais elle prépare au pire aussi, et elle est l'unique solution pour sortir ce monde de cette pente qui malheureusement incline plus au bas- empire qu'à la renaissance, pour le moment.

 

Ce qui se vit est un problème de sens. Une culture cohérente, l'islamisme radical, est parvenue à établir une forme d'hégémonie du sens dans certaines populations. Il faut affronter avec des armes ses forces, mais ce qui la vaincra c'est le sens.

 

C'est donc le récit.

 

C'est donc la capacité du langage à saisir le monde et à formuler de la pensée et de l'esperance.

 

Je dis parfois dans ce blog que lire ne sert à rien, et que c'est cela qui le rend indispensable. C'est cette absence même d'utilitarisme qui fait qu'aujourd'hui la culture est ce qui peut s'opposer à la barbarie, en venant la combattre sur le domaine du sens, qu'elle veut monopoliser.

 

... Ou bien le monde s'effondrera sous le poids de crises convergentes que nous ne nous sommes pas décidés à maîtriser, attendant comme tant de générations précédentes, que le temps décide à notre place.

 

A cet égard ceux qui nous ont convaincu de la "fin de l'Histoire", et donc de taire les récits ont une immense responsabilité dans le désastre culturel où prospère le jihadisme. Il est temps de considérer à nouveau que l'Histoire est faite par les hommes, même si les hommes sont faits par l'Histoire.

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16 août 2015 7 16 /08 /août /2015 02:08
S'en aller en Italie - "La longue route de sable", Pier Paolo Pasolini
S'en aller en Italie - "La longue route de sable", Pier Paolo Pasolini

Pasolini était un prophète, intellectuellement. Il a saisi très vite toutes les implications de l'apparition d'un capitalisme de consommation, en avance sur son temps, et a subi toute la violence de cette conscience là, presque incommunicable. Cette violence d'être seul, avec sa lucidité et de tenir la hampe contre le vent contraire. Il voit "la porcherie", titre d'une de ces pièces, se déployer sur la planète et exige tout de suite ce que l'on est encore incapable de clarifier aujourd'hui : une révolution culturelle d'abord. Prendre son téléviseur et le balancer par la fenêtre, c'est pour Pasolini l'urgence politique.

 

Mais c'était aussi une intelligence sensible. Un poète. Un réalisateur. Une âme infiniment photosensible. Il était vraiment doué d'une prescience incontestable, troublante même, quand il termine son voyage à Ostie, là où il sera tué en 1975, bouclant la boucle puisque c'est la plage de son enfance, et qu'il note que le ciel est "bleu comme la mort".

 

En 1959, il prend sa petite voiture, et il s'embarque pour une tournée solitaire, aux étapes instinctives, à grande vitesse, des rivages italiens. Il part de Vintimille pour remonter jusqu'à la frontière autrichienne. Cela lui prendra l'été. Avec "La longue route de sable", il livre ses impressions griffonnées dans un journal de voyage, axées sur la description rapide, incisive, de ce qu'il voit et entend, en homme pressé qui veut voir toute la côte, au rythme effrené de son époque et parce qu'un été ne dure qu'un été. 

 

Il ne conceptualise que rarement. Il se contente de décrire, de rapporter, et de qualifier ses sensations esthétiques et ses émotions. Prosaïquement, en une écriture au rythme rapide de son odyssée, mais libre d'intégrer des escales, des gros plans, des travellings littéraires. Sa prose est ici celle d'un cinéaste aussi, avec une prédominance du visuel, et une organisation typique du propos par succession de plans.

 

Pasolini s'inflige cette solitude, qui ne l'est pas, puisqu'il passe son temps à parler à tout le monde, et à rencontrer, en se rendant dans les hôtels des artistes qu'il connait, par amour de l'Italie. Il ne cessera de parler d'Italie, dans son oeuvre. C'est un furieux amant de son pays. Et son évolution le rendra terriblement colérique. Et pourtant... Il n'avait pas vu le pire, à venir. ici sa passion italienne rejailit pleinement, notamment dans cette passion de voir, d'entendre, de s'emplir d'Italie.

 

C'est un tout petit livre, mais le talent spontané de Pasolini mériterait qu'on le cite ici in extenso, tellement il est capable de transmettre ses sensations, le sens de ces images fugaces qu'il récolte , et l'immense effet que sa seule présence dans ce monde lui procure, souvent pour le bonheur d'ailleurs.

 

Ce n'est pas encore l'ère du tourisme de masse internationalisé. On n'en voit que les prémisses, et cela l'inquiète. C'est plutôt le moment où les sites balnéaires drainent une population locale qui fête le soleil et un public régional. Pasolini aime le peuple. Il se sent bien auprès de lui. Il en déteste nombre d'aspects, en tant qu'intellectuel raffiné, et le dit avec sincérité. Justement parce qu'il n'est pas mal à l'aise, distant. Un gros type vulgaire est un gros type vulgaire dans ces lignes. Pas d'euphémisme parce que pas besoin de singer quelque position que ce soit.

 

Ce que Pasolini exècre, c'est la bourgeoisie, il la perçoit dès qu'elle pointe le bout de son nez, dans sa capacité à transformer les villes quand elle s'installe.  A cette époque Pasolini peut encore ressentir profondément une Italie archaïque, avec ses dialectes, ses liens encore perceptibles avec l'antiquité, et il aime cette "continuité". Il aime ressentir, en marxiste original qu'il est, les oeuvres des hommes dans la nature, le contact entre le civil, le travail de l'homme, et la nature. Il se laisse porter et il n'aime pas forcément ce qu'il avait prévu d'aimer. Il est honnête et sait que parfois son rapport aux régions traversées est médiatisé par le passé. Il voit alors les changements, l'industrlalisation du tourisme et commence à ressentir un malaise.

 

Pasolini est apte au bonheur et va à sa recherche, se laissant guider par le désir. Lui si critique, si virulent. Il l'est, indéniablement, heureux, et on est heureux pour lui. Trouver un petit village où il tombe sur un portail baroque et un jardin néo classique peut le remplir de bonheur. La contrepartie est qu'une simple impression peut aussi le conduire à se sentir mort pendant plusieurs jours. C'est cela un génie sensible.Une intelligence complète, aussi bien conceptuelle qu'émotionnelle.

 

Mais ce qu'il aime par dessus tout c'est la jeunesse populaire, et la nuit. Les deux ensemble si possible. Et avec de jeunes garçons canailles pour lesquels on le sait, sa prédilection est intense. Il ne s'en cache nullement. Il aime leur rapport direct à l'existence. Leur absence de circonvolutions. Leur vitalité.  

 

J'ai lu "la longue route de sable" volontairement; d'un seul trait, dans un avion au dessus de la méditerranée, la nuit. Essayant de magnifier ce voyage inconfortable et un peu long pour moi qui n'ai aucune patience dans les déplacements. La littérature est un onguent parfumé, parfois. Elle peut changer le sens d'une expérience et la colorer, durablement, dans le souvenir que l'on en aura. J'ai sans doute tenté cela. La petite italienne de Pier Paolo fonçait dans la nuit comme mon avion, et je me sentais encore plus proche de lui, moi-même touriste. Un livre c'est cela aussi, un stimulateur de vie. Une sauce épicée devenue indispensable aux lecteurs.

 

 

 

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29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 22:18
Une nouvelle aventure de blog : "en rencontrant Godot"
Une nouvelle aventure de blog : "en rencontrant Godot"

" Mes mille et une nuits à lire" vit ses derniers feux, et va progressivement s'éteindre pour renaître dans un projet culturel plus large. Un blog culturel tous azimuts. Plus personnel sans doute aussi, plus libre et foisonnant. J'y publierai tout d'abord un essai, sous forme d'articles découpés, sur un rapprochement entre Le Prince de Machiavel et la série Game Of Thrones.

 

http://enrencontrantgodot.com/

 

En tous cas ne s'en tenant pas qu'aux livres, même si pour le blogueur que je suis l'essentiel reste, restera, inévitablement, la forme de l'écrit, et la chronique des lectures.

 

A la rencontre de Godot on traversera les écrans, les sons, les lettres. Avec une insistance sur l'idiosyncrasie du regard. C'est d'abord le regard que l'on jette sur les œuvres qui permet d'en tirer quelque minerai. Lector In fabula. Ainsi le téléspectateur ou l'auditeur peut-il laisser aller sa pensée sur les objets les plus triviaux de prime abord, mais qui donnent à sentir, et donc à imaginer et penser.

 

Ce blog avait fini par être lu par 150 personnes par jour. Peu fidèles sans doute, puisque la plupart viennent par Google sur mot clé. Mais pour les lecteurs plus ou moins réguliers, j'espère que nous nous retrouverons sur "En rencontrant Godot".

 

Voici la présentation de ce successeur à cette jolie aventure de chroniques qui m'a occupé plusieurs années.

 

http://enrencontrantgodot.com/category/a-propos-den-rencontrant-godot-et-de-son-auteur/

 

Pendant quelque temps, les articles seront publiés simultanément sur les deux blogs.

 

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26 avril 2015 7 26 /04 /avril /2015 09:48
Plaidoyer pour le Moyen-Age (« Bienvenue au moyen âge », Michel Zink)
Plaidoyer pour le Moyen-Age (« Bienvenue au moyen âge », Michel Zink)

La France a affronté un traumatisme terroriste récemment. Et on a vu l’utilisation, classique, non questionnée (quel enfer de ne plus questionner les mots. C’est notre enfer. Celui du cliché vide. De la novlangue qui éradique toute capacité critique), du terme « moyen âgeux ». Les terroristes seraient médiévaux.

 

Quelle injustice envers notre propre histoire. Et en même temps quelle incapacité à, justement, tenter de comprendre quelle époque nous vivons, et pourquoi elle produit ses propres destructeurs.

 

C’est, en nous parlant de la littérature médiévale que Michel Zink a récemment stigmatisé cette insulte à nos ancêtres. Non par le pamphlet, mais par l’ode à la beauté des œuvres médiévales. Un homme positif, donc.

 

Je suis personnellement retombé dans l’amour du moyen âge, perdu dans l’enfance, en étudiant la guerre de cent ans après le bac. Je pense avoir déjà écrit ici (je ne sais plus si c’est au sujet de la biographie de Louis XI, ou d’un roman de Zoe Oldenburg que je ne saurais trop défendre (« Argile et cendre »), ou de l’évocation d’un poème de Christine de Pisan, malheureusement oubliée par le livre dont je vais parler) ce qui m’y plaît : l’étrange familiarité du très lointain. Cette sensation de proximité et d’immense différence, qui coexistent Donc, au fond, la conviction que rien de ce qui est humain ne nous est étranger, parce que nous coulons de cette source. Mais en même temps, tout est possible, tout est historique, et cette idée est joyeuse, elle s’oppose au fatalisme.

 

On peut ressentir, non pas cette « inquiétante étrangeté » du quotidien dont parle Freud, mais au contraire ce délicieux cousinage de la différence lointaine, dans une grotte préhistorique, dans le voyage en Nouvelle-Guinée, mais encore en s’intéressant à l’âge médiéval, car nous le connaissons très bien. Le Moyen Age avait ses cruautés effroyables évidemment. Pendant la conquête du midi par la royauté française on a crevé les yeux de tout un village en laissant un individu borgne pour qu’il mène les autres jusqu’aux lignes adverses, afin de les terroriser. Il avait ses absences de certaines formes d’amour , comme Philippe Ariès l’a expliqué en ce qui concerne l’amour parental (on évitait de devenir fou eu égard à l’espérance de vie à la naissance et à la mortalité infantile, et un enfant était une bouche à nourrir, qui devait vite aider).

 

Mais à bien des égards la modernité est plus cruelle. Même à la guerre. Les otages se mariaient parfois avec la fille du preneur d’otages, et les chevaliers échangeaient mollement quelques coups sur le bouclier lors de certaines batailles. La haine nationaliste n’était pas de mise. Les théories racistes démentes n’existaient pas. La violence, du moins, on la subissait directement, et on ne se cachait pas dans un bureau ou derrière un joystick pour la prodiguer.

 

Le Moyen Age est un beau voyage, qui permet de côtoyer la capacité des humains à produire de la complexité dans des conditions matérielles plus que difficiles. Dépaysant et rassurant car nous y trouvons de la familiarité et déjà le plus beau de la civilisation. Ce n’est pas ce temps obscur que l’on caricature. Qu’il a fallu caricaturer pour instaurer un mode de production, et donc une vie culturelle, absolument inédites à partir du tournant moderne (voir « caliban et la sorcière » de Silvia Federici par exemple, chroniqué dans ce blog).

 

Michel Zink, un de nos grands médiévistes, a donné des chroniques à radio France, et on a eu la bonne idée de les regrouper dans un petit opuscule simple et utile, élégant, titré simplement « Bienvenue au Moyen Age ». Il y défend cette époque à travers sa littérature, partant de cette idée que la lettre est un reflet, et après tout lorsqu’on parla de renaissance pour clôturer le moyen âge, on parlait bien de renaissances des lettres et de l’art. La renaissance fut intellectuelle si elle trouva ses sources dans des révolutions on ne peut plus matérielles, telle que l’émergence de la bourgeoisie urbaine, la découverte de l’Amérique ensuite.

 

Je retrouve d’emblée dans ces chroniques écrites bien que parlées à la radio l’idée que j’exprimais plus haut, et qui me rend tout de suite ouvert à ce que va raconter Monsieur Zink :

 

La littérature médiévale « ne veut pas dire ce que nous pensons, elle ne veut pas toucher là où à la première lecture elle nous touche (…) pourtant, quand nous l’avons bien éloignée de nous, au moment où nous la pensons la plus éloignée, voilà que nous la retrouvons à nouveau ». Il s’agit donc de débusquer le plaisir de « sentir inépuisable un poème en ce qu’il résonne en nous » venu de très loin.

 

Disons-le de suite : il ne sert à rien d’opposer, ce qu’une lecture rapide de Norbert Elias (qui montre comment les mœurs changent d’abord dans l’élite, pour se diffuser dans tout le corps social) nous inspirerait, les élites médiévales et leur littérature, et le peuple ignominieux dans sa fange. Car Zink le précise : les frontières culturelles ne sont pas évidentes du tout. Certaines traditions littéraires ont perduré dans ce long moyen âge, sans doute par la voie de l’oralité, et par le biais des chansons populaires. Sans doute a-t-on affaire à un continuum et non à une franche césure entre la vie culturelle des châteaux et celle d’un gigantesque peuple. L’Eglise, omnipotente, avait, il faut s’en rappeler, un rôle puissamment unificateur sur le plan culturel.

 

Quand Michel Zink nous parle donc des subtilités de la pensée médiévale, de sa sensibilité, au moyen de sa littérature, il ne nous parle pas seulement d’une minorité. Cette minorité écoutait des jongleurs (version professionnelle à plein temps du troubadour), qui étaient mêlés au peuple. « Les chansons de gestes », telle que celle de Roland, qui occupe une grande place dans notre imaginaire national (et dans le livre), ont cheminé, ont été prolongées, reformulées, avec la contribution des contes, et pas seulement des savants. Sans doute faudrait-il distinguer peuple des champs et peuple des villes. Mais ce n’est pas ici le propos.

 

A travers ses chroniques rapides qui évoquent directement des œuvres, Michel Zink défend la sensibilité, la complexité, de la littérature médiévale, qui ne peut qu’entretenir des rapports étroits avec la culture au sens le plus large de son temps. Et il conclut chacune de ses courtes interventions ici rassemblées avec l’évocation d’un écho contemporain. Qui montre que nous devons beaucoup à ces temps. Que la civilisation et la beauté n’ont pas connu d’éclipse entre Rome et la Renaissance. D’ailleurs, pour qu’il y ait eu renaissance, il y a eu transmission. Et les médiévaux n’ignoraient pas l’Antiquité. De mes lectures d’histoire des idées politiques par exemple, je retiens le rôle important d’Aristote dans la pensée médiévale (n’en déplaise au vilain monsieur qui brûle le manuscrit sur la comédie, dans « le nom de la rose »).

 

Le théâtre n’a pas vraiment disparu, il trouvait sa place dans le drame liturgique. Comme le montre l’exemple du manuscrit de Fleury (10eme siècle).

 

Les femmes, qu’on imagine dans l’ombre, jouent un grand rôle dans la vitalité des lettres médiévales. Les textes les plus anciens sont des « chants et rondes de femmes ». Elles nous sont parvenues par le détour arabe, les grandes poésies arabes allant conclure sur des emprunts à ces traditions, trouvées dans la péninsule ibérique (les imbéciles qui disent « je suis charlie martel » ne savent rien de leur propre culture occidentale). La voix amoureuse des femmes résonne tout au long des siècles médiévaux. Elle est parfois traduite à l’écrit pour les femmes, par des hommes, montrant que la réciprocité et le sens du partage des sentiments n’étaient pas appauvris. La « chanson de taille » est directement référée au travail de broderie des femmes.

 

Le troubadour, ou trouvère, a une grande importance évidemment, en ces temps où on écoutait chanter, lire, et où on lisait aussi directement. La première star du genre est Guillaume, comte de Poitiers. Les troubadours vont chanter le fin’amor, synthèse subtile d’adoration respectueuse et de transgression, de désir réel, physique, mais retenu pour apporter sa preuve de sincérité et de réalité. Ce désir doit être assouvi mais pas trop vite. Question de subtilité. Nous en héritons le terme « maîtresse », qui fait de l’homme, du soupirant, un vassal. On est loin d’un patriarcat brutal, convenons-en.

 

La poésie de ce temps se pense comme unité de l’amour et du style. Ce qui nous éloigne, contemporains, d’elle, est le rapport à la nature. Tout commence en nature pour ces ancêtres, qui vivent à son contact, sans l’idée même de la perspective. Pour notre part, nous la contemplons et la photographions surtout. Ce qui est remarquable est que comme l’amour c’est compliqué, la poésie se doit de l’être aussi. Elle est dure à lire, rugueuse, plein de consonnes difficiles à lire. C’est une poésie qui se mérite. Comme le cœur des femmes. Elle est tumultueuse stylistiquement, comme est tourmentée la relation. L’amour est teinté de douleur, et le moyen âge distingue le joi de la joya. Le joi est la joie douloureuse d’aimer.

 

La subtilité est de mise, oui, dans cette époque que l’on qualifie de brutale et pas dégrossie. L’homosexualité est proscrite, et pourtant les amitiés décrites ont une teneur ambiguë qui ne peut échapper à personne.

 

Subtilité encore, quand Chrétien de Troyes nous dit que son roman nous dira des vérités à travers la fiction. Quand il développe des récits démontrant que tout a un prix , ou que l’attention à autrui doit être une étape à franchir, en revenant en arrière, pour le chevalier. Quand la quête du graal ne finit jamais, n’est pas une fin mais un chemin.

 

Subtilité toujours, quand Tristan et Iseult, à travers leurs avatars, déploient toutes les formes possibles de l’amour.

 

Subtilité de la forme allégorique du Roman de la Rose (guillaume de Loris, Jean de Meun).

 

Et nous n’avons pas attendu le crépuscule des villes industrielles pour entendre la voix des poètes maudits. On l’entend chez Rutebeuf. Dans cette poésie de la confidence qui émerge au 12eme siècle déjà. Dans les « congés » déchirants du lépreux Jean Bodel. Chez Villon.

 

Tout cela est libre de droit, sur Internet. Au plaisir. Et nous avons aussi le droit de nous arrêter devant une cathédrale, d’y entrer. Et de nous émerveiller devant ces architectures inouïes, de nous demander leur sens spirituel, politique et historique. De constater comment ces bijoux sont beaux au cœur même de la vie contemporaine. Et de méditer sur ce que peut nous apprendre cette superposition et l’harmonie qui en ressort. Nous en avons le droit. Même si on nous attire vers le parking surveillé périurbain par gain de temps. De quel temps s’agit-il ?

 

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6 février 2015 5 06 /02 /février /2015 12:50
Vivre de pensée ("Tout et rien d'autre", entretiens avec Susan Sontag)
Vivre de pensée ("Tout et rien d'autre", entretiens avec Susan Sontag)

Les éditions Climat ont eu la bonne idée de retrouver et de faire paraitre un vaste entretien de Susan Sontag avec le rédacteur en chef de Rolling stone, datant de 1979. Sous le titre "Tout et rien d'autre", qui va comme un gant à cette grande intellectuelle et créatrice progressiste américaine. Nous avons déja parlé de Mme Sontag dans ce blog, à propos de son essai majeur "Sur la photographie", mais aussi de son oeuvre de romancière douée ("En amérique").

 

J'aime Susan Sontag parce qu'elle n'est jamais à la place où on l'attend. Elle est partout sauf dans les clichés du gauchisme universitaire américain dont elle est parfois présentée comme un symbole. Elle est même à maints égards assez conservatrice, comme un Georges Orwell l'était, attachée à la culture occidentale classique, à un certain ascétisme ("la vocation antisociale" du peintre et de l'écrivain), mêlé de moralisme. Qui personnellement me plait beaucoup !

 

" Je ne supporte pas les attaques contre le professionnalisme - qu'avons-nous de plus à offrir ?".

 

" Il faut choisir entre la vie et l'oeuvre".

 

" Je suis très attachée à l'idée d'une noble conduite".

Utiliser l'adjectif "noble" dans les milieux de gauche new yorkais et californiens, ça ne doit pas être banal.

 

Susan Sontag est douée pour le dialogue, d'une grande limpidité. Cette conversation multidirectionnelle est délicieuse (on ne comprend pas tout, car il s'agit parfois d'auteurs américains très peu connus chez nous voire inconnus). Et l'on parle de tout, avec cette aisance qu'elle avait, son goût de tout penser, de vivre avec la pensée comme le proposait Hannah Arendt, qu'elle cite d'ailleurs, pour sa liberté de se créer elle-même : Arendt fut la première femme philosophe politique, qui osa se mettre sur la photo à côté d'Aristote, sans se préoccuper d'être ou de faire femme. Sontag aime cela. Cette faculté créatrice de vie que recèle la vie avec la pensée, même si elle ne croit pas un instant au solipsisme (l'illusion d'une pensée sans source, comme un moteur spontané. Descartes).

 

Ce qui la rend attachante, c'est d'abord un grand sens de la responsabilité. Elle se sent responsable de tout. Ce qui à mon avis est le coeur d'une psychologie authentiquement progressiste. Jusqu'à des limites qui ne sont pas données à tout le monde. Elle qui a lutté contre la maladie, qui a écrit sur sa maladie, le cancer, n'aurait pas l'idée d'incriminer le monde et de se penser en victime : "Si vous ne voulez pas vivre alors vous devenez le complice de la maladie".

 

C'est une grande intellectuelle, d'abord parce que c'est une grande sensible. Et le thème principal de l'entretien, c'est cela : la pensée c'est sentir, sentir c'est penser. "Aimer quelqu'un implique une série de pensées". 

Comprendre cela, c'est lutter contre l'anti intellectualisme qui part toujours de cette idée de la pensée comme assèchement prétendu. Sontag déteste ce réflexe. Elle y voit l'embryon du fascisme. C'est pourquoi elle dit avoir vu du comportement fasciste y compris à l'intérieur même des groupes de la nouvelle gauche américaine, où certains étaient tentés par la démagogie anti intellectuelle (chez nous ce furent les maos).

 

Cette sensibilité, exercée par la lecture précoce dès la petite enfance, et devenue dévorante ("mon petit suicide") est lucide sur les polarités qui organisent notre monde. Les différences de valeur qui sans cesse structurent nos perceptions et le langage. Ainsi la vieillesse est elle une dévalorisation qu'on a tendance à sous estimer. Un naufrage social. Féministe, Sontag n'est pas attentive qu'à une oppression en particulier. La maladie dit-elle, est une expérience immédiatement solidaire, comme toute expérience extrême (la guerre. Elle a été très présente en Bosnie). Si elle a un bénéfice, c'est son potentiel de ressenti solidaire, qui peut se traduire sur le plan de la pensée (ou en ressentiment au contraire). Marquée par Nietzsche, Sontag sait qu'elle vit à l'époque du nihilisme. Et elle voit dans la maladie une forme de perception de transcendance. La seule qui subsiste, avec l'art. Elle ne ferait pourtant pas un instant du cancer une maladie romantique, comme a pu l'être la Syphilis.

 

Ce passage par Nietzsche va sans doute de pair avec une volonté de regarder l'humain en face, avec sa part "démonique". Le fascisme est "une pulsion". Il n'est pas que l'objet de la répression comme l'affirme un Wilhem Reich (très lu dans ces années là). La répression sexuelle est aussi une réponse à l'épouvante d'une sexualité humaine qui peut être dangereuse et indomptable.

On est loin du "jouissez sans entraves"...

 

Les passages évoquant la création littéraire sont passionnants. Elle aspire à un certain dépouillement, qui l'a conduite vers Kafka et Beckett. Sontag se méfie des métaphores. Car on finit par les croires vraies, et elles sont des limites de la pensée. Elle aime la ligne droite. Elle prend l'exemple de la phrase "la route est droite", plus authentique à son goût que "la route est droite comme un fil", même si elle se demande si on pourrait se passer de la seconde formulation. Elle parle aussi du "fragment", forme artistique privilégiée de notre temps. De sa beauté car il laisse la place au vide et au silence. Avec cette jolie formule pleine de nostalgie : "le fragment nous parle de ce qui reste de lui".

 

Et puis il y a le féminisme. De cette créatrice qui ne croit pas à une écriture féminine par essence, cette femme qu'on sait aimant les hommes et les femmes, et qui là refuse tout différentialisme. " La tentative d'établir une culture différenciée" est une manière de "renoncer au pouvoir". Et d'y aller d'une phrase lucide, qui sonne comme un avertissement qui n'aurait pas été écouté par le mouvement de la parité : " l'émancipation des femmes n'est pas juste une question d'égalité des droits, c'est une question d'égalité de pouvoir". Le formalisme démocratique est un piège, pour tous les dominés.

 

C'est une femme libre, oui. Libre de par la pensée, attachée avant tout à la faculté critique, à "couper la tête" des idoles quoi qu'il en soit. Qui refuse tout snobisme. Qui à cette époque où l'on opposait fortement cultures classique et "pop", ne veut pas choisir entre rock et littérature, même si elle concède que s'il fallait choisir elle sauverait Dostoïevski plutôt que les Doors. Qui lie les différentes sphères de sa personnalité et de son rapport à l'existence. " lorsque je me rends à un concert de Patti Smith au CBGB je m'amuse, et je me porte d'autant mieux que j'ai lu Nietzsche". Une démarche très moderne, qui sait que ce n'est pas l'objet qui pense, mais le sujet qui pense tous les objets.

 

Cette défense de la pensée, non pas comme isolement, non pas comme activité snob ou utilitariste, mais comme élargissement de la liberté, et de la vie elle-même dans ce qu'elle a de plus directement sensitif, c'est ce qui est le plus beau chez une femme comme Susan Sontag. C'est cela qu'il faut transmettre. La pensée, l'art, la culture, c'est vivre plus profondément. C'est tout ce que ça propose.

 

 

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29 décembre 2014 1 29 /12 /décembre /2014 16:37

"Ses ailes de géant l'empêchent de marcher"

 

La postérité de Milena Jesenska a deux sources : d'abord sa brève, chaste, épistolaire histoire d'amour incandescente avec celui dont elle fut la traductrice : Franz Kafka, qui occasionna des lettres d'amour devenues joyaux du patrimoine littéraire. Ensuite le témoignage que lu consacra Margarete Buber-Neumann, qui partagea son sort en camp de concentration. Elle l'y décrit comme un être absolument hors norme, qui par son attitude permit à nombre de ses camarades de tenir (pas elle), jusqu'à impressionner les nazis eux mêmes.

 

Mais cette femme fut, avant d'être communiste, dissidente très tôt (comprenant ce que signifiait l'attitude cynique de l'URSS dans la guerre d'Espagne, loin des naïvetés de son temps), et résistante, une journaliste. Très écclectique. De la chronique de mode aux conseils pratiques, en passant par des textes très personnels et des reportages politiques hyper lucides. Mme Jesenska a partagé sa vie entre Vienne et Prague, et dans "Vivre" on retrouve un choix de ses articles.

 

Ils se distribuent en deux parties :

-les chroniques intimes, qui sont de véritables chefs d'oeuvre littéraires, imprégnés de philosophie.

-Et les articles politiques sur la montée du nationalisme allemand dans les sudètes, puis l'enchainement dramatique qui conduit d'abord à l'annexion de la région par Hitler puis de tout le pays, les nazis entrant dans Prague. Un témoignage poignant, disséquant les mécanismes de fascisation d'un peuple (on pense aux mêmes processus identifiés au Rwanda, ou à la Bosnie, à travers cette dislocation du corps social dans un face à face dément, chacun étant sommé de choisir son camp, pseudo génétique),  rageant aussi (quelle honte que ces accords de Munich qui ont vu la France abandonner la démocratie tchécoslovaque, s'abandonnant elle-même à la stratégie décidée par Hitler qui jouait sur du velours).

 

Les articles intimes sont magnifiques. On y trouve des impressions de ville, de cinéma, des sagesses, des réflexions flamboyantes sur l'art, des descriptions de personnages (dont l'incroyable femme de chambre de Milena Jesenska, outrée qu'on puisse lui dire qu'elle vole dans le garde manger. Cela se sait se voit mais ne doit pas se dire. Personnage digne de Kafka, ou des grands russes), des ouvertures grandioses débusquées dans le chas d'une aiguille, d'un détail quotidien. Une habitude banale prend un sens considérable, comme le fait de regarder la fenêtre :

 

"voir des paysages par la fenêtre signifie les connaitre doublement : par le regard et par le désir".

 

La parenté avec Kafka, à travers la perception de l'absurde, et l'angoisse qu'elle suscite, est fortement perceptible en ces lignes. Kafka y apparait parfois, à l'évocation d'un "ami malade". L'article, sobre, pudique, qui lui est consacré à son décès est immense. Elle y montre toute la compréhension qu'elle eut du personnage et de son génie, sans dire le connaître. Loin du snobisme des hommages contemporains.

 

Milena Jesenska était sans nul doute angoissée...

 

" les nuages de fumée s'échappent de la meule en chapelet - ma respiration se bloque, je risque d'étouffer : qui nous a condamnés à mener cette existence grotesque ? Comme pèse le poids du monde pour que tous ces êtres, englués dans leur routine, ne se révoltent pas, ne crient pas, ne soient pas pris de fureur, et qu'ils s'abstiennent même de blasphémer".

 

Il ne faut pas confondre cela avec la trouille. D'ailleurs les angoissés du banal font d'excellents résistants dans la guerre. Ainsi Albert Camus ou Milena J. elle-même. Enfin un sens leur est offert et ils s'y engouffrent, la réalité donnant raison à leurs craintes de toujours. Enfin ils sont d'une certaine manière rejoints par le monde entier, au diapason de leur vision tragique :

 

 "Quelle tragédie que l'absence de tragédie ! L'inaptitude au tragique".

 

Ou encore :

 

" Vienne tue les êtres qui veulent accomplir quelque chose comme ceux qui en ont la faculté. Elle les tue parce qu'elle ne les met jamais au pied du mur".

 

Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, mais les gens exceptionnels ne se sentent pas à leur aise dans la banalité. Un anxieux en guerre s'en tire mieux que dans la paix nihiliste. Les articles politiques de Milena Jesenska sont d'une très grande lucidité car elle est déja dans le combat, elle est prête à affronter le nazisme. Monte peu à peu en elle un patriotisme semblable à celui d'Orwell, c'est à dire éprouvé non pas comme coappartenance à une terre et à un sang, mais comme une solidarité populaire.

 

Cet oeil précis est d'une immense empathie pour les humains. Peu auront parlé comme elles des réfugiés (ici les allemands antifascistes) et de leur atroce condition matérielle et morale, sur laquelle elle enquête avec un souci du détail acharché, pour rendre tout ce qu'elle dit très frappant. Déja on voit émerger l'être exceptionnel, qui a éliminé toute petitesse en elle :

 

"parfois il me semble que l'on devrait avoir autant honte de bonnes que de mauvaises paroles à l'adresse d'un coupable. Car les une et les autres l'excluent de la société des hommes".

 

La sainteté n'est pas réservée aux croyants. Ni aux chastes.

 

" La Jesenska", surnommée ainsi parce que se faisant remarquer à Prague depuis son adolescence par son anticonformisme le restera toute sa vie. Son père la fera même enfermer quelque temps. Pour la plier. Elle voit la vie avec un beau sens du contrecourant, de la pensée complexe : " nous avons besoin du kitsch pour le dépasser". " Se marier pour le bonheur, c'est le faire par cupidité" dit-elle. Vivre ensemble c'est déjà beaucoup demander... Alors le bonheur.. Mais c'est une anticonformiste au coeur du peuple. Une luciole très brillante dans la foule de Prague.

 

Une femme d'exception. A cotôyer. Pour "Vivre".

 

 

 

Exceptionnelle ("Vivre" Milena Jesenska)
Exceptionnelle ("Vivre" Milena Jesenska)
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17 décembre 2014 3 17 /12 /décembre /2014 21:34

J'éprouve comme beaucoup une certaine fascination triste pour les faits divers, inutiles, poisseux aussi, et tellement intriguants. Ils m'écoeurent mais j'ai toujours le sentiment qu'ils disent quelque chose d'essentiel. Leur caractère exceptionnel n'est pas fortuit. C'est une des raisons qui m'ont attiré autour de mes vingt ans vers les surréalistes. J'ai trouvé chez eux l'aveu de cette fascination, et une familiarité envers ma manière de ressentir ces faits. J'ai cru aussi les percevoir chez Duras, tant critiquée, qui écrivit "sublime, forcément sublime" à propos de la maman du petit Gregory.

 

Les éditions Jean Michel Placé éditent des anthologies surréalistes autour de thèmes. L'un d'entre eux est consacré au "Fait divers surréaliste". Le mouvement surréaliste, naissant dans les années vingt se prolonge jusqu'aux années soixante. Il est donc à cheval sur deux périodes d'approche du fait divers. Une approche au départ purement morale. L'acte est diabolique, un point c'est tout. Cette hypocrisie révulse les surréalistes, et leur réponse n'en est que plus provoquante et sans retenue. L'après guerre va voir monter les tentatives d'interprétation, sociologiques, psychologiques. Bref le fait divers apparait aussi comme symptome. Mais ce n'est pas le propos du mouvement que d'analyser. Les surréalistes proposent une autre vision des faits divers. Ils sont ailleurs. Il y a assez d'experts judiciaires, de professeurs de conduite, de démagogues flattant les peurs. Il fallait une autre perspective, celle de l'empathie furieuse et sans préalable. C'est le surréalisme qui la propose.

 

Ils ne concluent rien, et s'ils écoutent ce que disent les psychiatres (Lacan donne un article), ils ne décrivent pas ce qui se passe à l'intérieur du personnage, n'essaient pas forcément de comprendre l'incompréhensible, ils voient le fait troublant et choquant comme un flash. Une faille sur une réalité. Le fait divers est comme l'écriture automatique ou l'association libre. Il révèle, brutalement. Nous avons donc là des petits miracles surréalistes, bien que sordides. Des mythologies nouvelles, emportées par un romantisme échevelé. Des visions sur l'enfoui. Et surtout, ce qui me touche personnellement, des rencontres avec l'autre, dans ce qu'il a d'incompréhensible, d'étrange, et de pourtant si proche. C'est cette coincidence entre l'incommensurable et le voisinage qui est frappante.

 

Pour les surréalistes, ces éruptions sont héroïques à leur manière. La plupart du temps elles viennent brutalement trouer la gangue de l'ordre social, de l'oppression. Il s'agit de faits horribles mais qui sont à la mesure de l'horreur qui les inspirent. Parfois, les crimes expriment une révolte violente contre l'ordre social, qui surgit d'un seul coup; et dont le sens n'apparait même pas à l'auteur. C'est le cas avec les fameuses soeurs Papin (qui inspirèrent Genet et Chabrol), qui ne savent pas expliquer leur acte monstrueux, et coordonné. Mais si on peut donner une lecture idéologique des actes, ce n'est pas ce qui touche le plus les auteurs. Ce qui les touche, c'est la radicalité de l'expression d'une révolte, d'une liberté, qui hurle à travers l'acte. La force enfouie qu'elle révèle.

 

Plus encore, la discordance entre la vérité des faits et la vérité selon l'auteur du crime fascine les surréalistes. En ouvrant une béance entre des niveaux de réalité.

 

Le parti pris des surréalistes, c'est une solidarité d'affect avec ces auteurs de crime. Ils sont avec. Ils ne jugent pas, ni n'exonèrent (sauif exception, pour une étudiante qui avait été l'objet d'un troc sexe contre diplômes, et où les mandarins sont exonérés de culpabilité). Les suicides, ces actes incongrus, attirent particulièrement l'attention du mouvement, par la question qu'ils soulèvent et qu'ils ne cesseront d'agiter, et de résoudre parfois par le passage à l'acte comme René Crevel.

 

Benjamin Peret écrit : "si la vie et la mort sont toutes deux des maisons closes, il importe peu que ce soit l'une ou l'autre qu'on choisit".

 

Ces crimes sont l'expression violente d'une liberté irréductible. Ainsi en est il de l'"homme des bois"', parti dans le maquis pendant la guerre, jamais revenu dans la société, refusant tout ordre, rôdant, et finissant par se heurter à la police. Ainsi en est il de la meutrière Germaine Berton, qui pour Aragon est "le plus grand défi que je connaisse à l'esclavage". La parricide Violette Nozières est mise au centre d'une affiche surréaliste, entourée de tous les membres mâles du groupe. Crevel exprime son admiration en écrivant que le geste de Nozières condamne "un monde ou tout était contre l'amour". Il s'agit souvent de femmes, comme ces deux adolescentes fugueuses, fuyant l'assistance publique, vivant de leur corps, et rêvant de tout foutre en l'air. Jugées pour agression. Elles passent à l'acte contre la pourriture d'une société. Ni la morale ni l'analyse ne peuvent suffire à ces poètes qui y voient comme la confirmation de leurs intuitions libertaires. La liberté se venge, même si elle n'est pas consciente, si elle prend des détours incompréhensibles et insupportables.

 

Les faits divers sont des volcans ("Faits divers surréalistes", textes recensés par Masao Suzuki)
Les faits divers sont des volcans ("Faits divers surréalistes", textes recensés par Masao Suzuki)
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13 septembre 2014 6 13 /09 /septembre /2014 15:37

 

On doit remercier Ernest Renan, qui a écrit une "vie de jésus", livre surprenant (que j'ai lu il y a quinze ans) et sans lequel Emmanuel Carrère n'aurait peut-être pas eu l'idée d'écrire ce magnifique projet littéraire et spirituel : "le Royaume". Renan s'y saisissait de Jésus en Historien, et cela avait révolté les croyants de son temps. Carrère fait de l'Histoire pour chercher des clés permettant de vivre, mais il est comme Renan, c'est la vraie vie des gens qui l'interesse : ces "autres vies que la sienne" pour reprendre un de ses titres. L'étrange altérité ne cesse pas de le questionner.

 

J'écris fréquemment des chroniques sur ce blog mais là je tiens vraiment à emprunter des superlatifs. C'est un très grand livre, un sommet de la littérature française à l'échelle des dernières décennies. Et c'est un plaisir d'apprendre beaucoup, de rire, d'être touché par l'expression désarmante et désarmée de sentiments plus douloureux, de partager, grâce au souci de communiquer réellement avec le lecteur et de lui parler le plus directement, un bout de chemin dans une quête.

 

C'est un livre carrefour pour Carrère, il le dit et cela se sent quand on en est lecteur régulier (c'est le quatrième livre que je lis de sa plume). Il y revient fréquemment sur ses travaux précédents, à propos de Jean Claude Romand, de Philip K Dick, de Limonov. Quelque chose, dans la vie de l'auteur, et donc dans sa trajectoire d'écrivain, se clôt, tout en atteignant son sommet.

 

Sans doute la forme ici continuée, déja trouvée dans Limonov, mêlant récit historique insistant sur le prosaïque et la familiarité des figures historiques avec nous (ce qui est la vraie marque de l'historien qui sait qu'il parle de réel), humour ravageur, introspection sans concession, réflexion sur la sagesse et sa proximité avec la dinguerie, scepticisme et incapacité à trancher devant une vérité obsédante mais utopique, va t-elle être dépassée dans son oeuvre.

 

Il y a tant à trouver dans ce livre, tant à en dire. Tout part de l'évocation de la phase religieuse de la vie de l'auteur, qui fut chrétien pendant trois ans au début des 90's. Ce fut un des sentiers adoptés pour sortir de la souffrance psychique récurrente. Un sentier abandonné, mais pas tout à fait. Car ce que se demande le livre, en répondant me semble t-il plutôt positivement (même si Carrère a cette particularité de ne jamais rien refermer, ce qui doit être compliqué à vivre), c'est si ce royaume n'est pas simplement une forme de sagesse qui n'a nul besoin de se référer à quelque arrière monde, et qui a bien des familiarités avec d'autres sagesses : le stoicisme, la pensée chinoise en particulier (Carrère est un pratiquant assidu du yoga, semble t-il à grand profit). La parole de Jésus est, chez Luc, non pas morale, mais tournée vers notre Karma. Les sagesses convergent. Jésus ne fait que dire : si tu fais ci, si tu fais ça, tu entreras dans le Royaume.

 

Ainsi l'auteur revient aux sources du christianisme, au premier siècle, pour comprendre ce qui s'est formé et a été légué à notre culture. Il nous livre alors le fruit étonnant de longues années de lectures, de recherche, de traduction de la bible, de voyages, d'échanges avec des amis croyants, de réflexion personnelle sur son intimité (y compris sexuelle, de manière confondante).

 

Deux personnages occupent particulièrement l'auteur : Luc, rédacteur d'un évangile mais aussi des actes des âpotres, et ce génie furieux que fut Saint Paul de Tarse. Nous les suivons partout, et l'auteur tente de combler les trous des sources questionnées et critiquées, tout en donnant une dimension parfaitement humaines à ces "saintes" figures, qui deviennent des gens brillants mais banals, confrontés à ce que nous pouvons rencontrer chaque jour, pleins de défauts, de malignités, de soucis matériels idiots, de vanités aussi.... bref de familiarités avec nous. On rit beaucoup des comparaisons, des caractérisations, des anachronismes avec lesquels l'auteur s'amuse, aimant à raconter les épisodes burlesques.

 

Mais on ne rit pas par mépris. Ni forcément par admiration d'ailleurs. On ne sombre jamais un instant dans la moquerie bouffeuse de curés. Ce n'est pas une seconde le style de la maison. On est loin des bouffonneries simplistes d'un michel onfray qui devrait lire ce livre et en prendre de la graine, d'autant plus que le sceptique Carrère n'a jamais loin son Nietzsche admiré et nous livre ses hésitations philosophiques avec grande clarté. Certaines de mes préoccupations personnelles y ont trouvé écho, comme quand il note que ce qu'il manque à la fois au bouddhisme et aux stoiciens, c'est la question du désir. Le renoncement, c'est sans doute la solution, mais n'est-ce pas la momification vivante ?

 

La question reste tout de même, avec ce long parcours, celle du bonheur. Ou plutôt de l'absence de malheur. Est ce que des phrases, par exemple de ce Jésus qui parla comme personne avant lui, inversant d'une certaine manière tout ce qui peut paraitre du bon sens, peuvent nous conduire vers une certaine "béatitude" ? Peut-être. En tout cas cela peut accompagner une démarche. Pas besoin pour autant de le croire comme le fils de Dieu.

 

Il se trouve que lorsque l'auteur est en pleine période chrétienne, qu'il va quotidiennement à la messe, il a recours, dans le même temps... au divan freudien deux fois par semaine, cloisonnant les deux démarches. C'est tout l'auteur en somme, cherchant à la fois à éclaircir la névrose et à en sortir par le haut via la spiritualité, ce qui suppose de s'enfoncer en elle. Mais tout cela narré avec une honnêteté et une sincérité envers le lecteur hors du commun.

 

Emmanuel Carrère ne triche pas, y compris avec ses petits arrangements à lui, qu'il nous raconte (notamment pour ce qui touche aux sentiments de culpabilité). Un passage du livre nous le montre en chétien en conflit avec une nounou qui connut Philip K Dick.... Un morceau de bravoure d'humour noir et d'auto dérision.

 

On fait mieux connaissance avec Paul de Tarse, un personnage étonnant qui tient un peu du Limonov dans sa fureur d'avancer quoi qu'il en coûte, se heurtant à la division des premiers temps chrétiens, puis aux romains. Mais aussi avec ce Luc qui est le chouchou de l'auteur, qui suit Paul dans ses aventures dantesques, et qui comme le plus littéraire peut-être des évangélistes, a sa faveur. Luc devient, au cour du livre, un être familier, en partie hypothétique, mais bien familier.

 

Il y a aussi du polar presque, en tout cas de la chasse au mystère (sans esotérisme ridicule), lorsque Carrère essaie de combler les obscurités des canons chrétiens, de trouver des repères chronologiques et d'imaginer le cadre de rédaction des évangiles, qu'il se demande quelles sources servent à Luc (il pense qu'il a pu rencontrer Marie par exemple, et que le fameux "Q", ce livre qui n'aurait repris que les citations du Christ, a vraiment existé et fut en possession de Luc).

 

Ce qui est touchant dans ce livre c'est l'obstination d'un homme, l'auteur, qui veut malgré tout apprendre à vivre un peu mieux, et qui ne renonce pas, noircissant des carnets de commentaires des textes sacrés, y replongeant, les remettant en perspective. Un homme d'écoute. Des paroles et des textes. Bref des autres. Une immense qualité d'écoute. Le travail de pleine conscience, qui consiste à ne pas penser, semble impuissant à le pousser à renoncer à trouver les vérités dans des phrases. Bien qu'il sache qu'elle soit introuvable.

 

Car Carrère sait tant de choses, mais d'abord sait qu'il ne sait pas. C'est obsédant la recherche et la remise en cause, ça épuise. Mais la sagesse est déjà là dans l'intuition du caractère insondable de la vérité.

En recherche du royaume des sages ("Le royaume", Emmanuel Carrère)
En recherche du royaume des sages ("Le royaume", Emmanuel Carrère)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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