Sur la plage où j'étais en vacances, les liseuses fleurissaient comme des fleurs de métal un peu arrogantes. Elles semblaient dire : "regardez mon propriétaire n'est pas un pequenaud, non seulement il lit, mais en plus il s'en donne les moyens". J'ai interprété cette clinquante rencontre comme un signe : il est temps de te prononcer sur ce point mon gars, sors tes orteils du sable et dis ta vérité au monde.
Etrangement, les gens de lettres (dont je ne suis pas - n'étant ni prof, ni écrivain, ni journaliste, ni critique, ni bloggeur sponsorisé, ni bibliothécaire ni libraire, ni éditeur-) ne s'étripent pas à ce sujet. D'ailleurs ils ne croisent pas le fer pour grand chose me semble t-il, excepté pour des questions de droits d'auteur, de plagiat, d'atteinte à la vie privée, par l'intérmédiaire d'avocats. Mais de querelles dantesques sur le fond, on n'en trouve plus. Les seuls scribouillards qui scandalisent sont d'immondes racistes qui méritent plus une ordonnance de calmants et un silence méprisant après une volée d'insultes, qu'un pamphlet en réponse. C'est bien dommage. Tout le monde semble se tenir la main dans le milieu des lettres, et on ne crache pas au milieu de la ronde. C'est manifestement trop risqué. On aimerait un peu de passion dans notre vie littéraire. Nous n'en avons pas, à tel point que l'on a du mal à vraiment parler de vie littéraire, si ce n'est celle du réseau professionnel qui discute de tarifs avec la Ministre.
Spontanément l'apparition des liseuses et autres livres électroniques m'a été désagréable. Mais j'étais conscient de mon inclination vieille France, d'être dérangé dans mon confort de lecteur, de ma préférence pour une certaine continuité des repères, des contenants, même si j'ai toujours rêvé que l'on bouleverse les contenus. Et puis il y a chez Moâaa un réflexe darwino marxiste : l'évolution est là, la croissance des forces productives est un fait, la science avance, l'être humain transforme le monde et par ce processus se transforme, et la question principale est comment on donne une direction consciente à cet élan plutôt que de penser à le freiner ou le stopper, ce qui jamais ne se réalisa dans l'Histoire humaine. Quand le désir de s'emparer du monde ne s'est pas sublimé dans la création ou l'innovation, il s'est exprimé dans des guerres de conquête et des massacres pionniers. Et en général, il faut bien constater (et en cela l'arme nucléaire est vraiment flippante) que lorsqu'une technologie existe, on en vient à l'utiliser. La liseuse est en outre très cohérente, j'en reparlerai (je ne sais pas encore comment mais patientez) avec le système capitaliste. Elle a donc tout pour réussir. Sauf le conservatisme désuet des gens comme moi, mais j'ai du mal à penser qu'il soit de nature à résister bien longtemps et encore moins à se transmettre. Nous disparaîtrons, ne serait-ce que parce que nos appartements se réduiront à peau de chagrin sous la pression du marché et que la culture n'y aura sa place que sur écran plat hyper fin.
Donc, après ce détour certes un peu grandiloquent, je me suis dit : réfléchis avant de parler comme un réac sur ton blog consacré à la lecture. Pèse le pour et le contre. Eh bien il me semble que c'est fait. Je vais donc dire mon avis, qui n'intéresse que Moâaa. Mais Môoaaa est partout sur ce blog alors ce ne sera qu'une fois de plus.
Je ne voudrais cependant pas sombrer dans les points de vue paranoiaques et puant l'égoïsme social qui s'était exprimé contre le livre de poche. A cette époque, au nom de la littérature, on s'était parfois opposé au livre sobre et pas cher à produire. D'aucuns prétendaient alors que cette chute dans le vulgaire allait dégrader la littérature. Mais la vraie crainte pour eux était qu'elle devenait accessible. On allait devoir la partager peut-être, et ça c'était insupportable. Je le dis de suite, je ne supporte aucunement ce type de point de vue dont les ressorts sont fort bien décrits par Pierre Bourdieu dans "La distinction". Si je suis attiré par l'élitaire, c'est parce que je crois qu'il est un Bien Commun. La question est de s'en emparer.
Au contraire, tout ce qui élargit le périmètre de la lecture me ravit. Et justement, il me semble que la liseuse le rétrécit. Le full access n'est pas l'accès aux foules, bien au contraire.
Le vrai motif de la liseuse, c'est de réduire le coût de production du livre. Qu'est ce qui coûte cher ? Le papier. Oui. Mais surtout le stockage. Et en cela l'intérêt du producteur rejoint celui du consommateur. Car l'espace est une denrée rare. Les êtres humains, qui occupent une part encore négligeable de la planète, se sont débrouillés à rendre le foncier et le bâti très chers. Et d'ailleurs, je le concède, la seule chose qui me pousserait à céder à la liseuse c'est le stockage. Car je n'ai plus de place pour mes livres et je ne veux pas m'en séparer. Une partie des lecteurs, et j'en suis, a besoin d'avoir "son livre". C'est une névrose comme une autre, elle ne provoque pas trop de dégâts.
Chouette, on gagne de la place. Vous noterez d'abord que cela ne fait pas pour autant baisser le prix du livre. Donc le lecteur a peu à y gagner. On lui vendait aussi un objet, et maintenant on lui refile des kilomètres de lignes sur un écran, toujours le même. En plus, il peut en traficoter la police. Son livre n'a aucune individualité. Il ne vieillit pas. Il ressemble à tous les autres, c'est à dire à la gueule macabre de la liseuse. C'est déjà un appauvrissement considérable pour le lecteur.
Pour ma part, j'aime beaucoup, par exemple, voir l'évolution des couvertures du livre de poche, qui sont des témoignages d'une époque. J'aime me demander pourquoi on a choisi telle illustration. On y trouve des photos des grands comédiens de leur temps, ou une trace de la typographie de l'année de parution. Il est bon de savoir qu'un livre a vieilli, qu'il fut parcouru par d'autres, ou l'autre que l'on fût il y a vingt ans. La liseuse c'est au contraire l'appauvrissement des émotions, la simplification, le triomphe du "pratique" contre le sensible, de l'uniforme contre le singulier, du froid métallique contre le charnel, la mort des lucioles dans les campagnes dont parlait Pasolini. On ne souligne pas une liseuse. On peut certes la stabiloter, mais pas de sa propre patte. On ne déchire pas une liseuse, on ne la corne pas. Les gadgets inventés pour épater le lecteur en lui rappelant ces petits trucs sont des succédanés sans saveur. Ils existent justement pour nous rappeler que rien n'est plus pareil.
Surtout, la dématérialisation c'est la mort du lieu.
Le livre avait ses lieux. Des librairies et des bibliothèques. Des étals de marché. Des lieux lourds et coûteux, intenables donc. Dans ces lieux il règne le silence, spontanément. Ce sont des lieux qui imposent le respect. C'est là où on venait au Moyen Age consulter la transcendance, et donc un peu de sacré a du subsister. Le savoir, chose sacrée : moi ça me va. L'athée que je suis accepte l'héritage.
Le livre était dans la ville, il s'imposait à l'existence, à l'urbanité, et même au logis, jusqu'à Bricorama où on trouve de quoi réaliser sa bibliothèque.. On était forcé de le croiser. Les vitrines étaient là. Il avait sa place. Même ceux qui ne lisaient pas savaient l'existence du lieu et qu'un jour ils pourraient s'en approcher, qui sait. Ou leurs enfants après eux. Dans les communes, on trouve des églises et des bibliothèques ou bibliobus. Les bibliothèques sont massives, imposantes, inflationnistes. Baroques parfois. Tant mieux. Tout ce fatras d'archives, de livres jamais empruntés, jaunis. De publications surannées, inégales.... Ca coûte cher. Tant mieux. Dans ces coins silencieux la société dit au marché qu'elle lui échappe encore en partie.
Ce sont parfois des lieux désertés, et alors ? Qui a décrété que le rare était inutile ? Qui a décrêté que le coûteux était déplorable ? Et plus encore, qui a décrété que l'inutile était à proscrire ? Qui a décidé que le souverain Bien se calculait au nombre de cartes d'adhésion, de transactions ? Le débat peut se tenir. Et nous, amateurs de livres, nous avons notre mot à dire. Le mien c'est : a bas la liseuse !
La disparition du lieu du livre, voila le vrai danger. Ce qui n'est pas tangible n'existe pas. La littérature, la pensée philosophique, l'Histoire, tout ce que l'on veut qui s'exprime dans un livre, a besoin d'incarnation. Et sans le livre pas de lieu. Sans lieu pas de livre.
Tel est le motif qui finit de me convaincre. A bas la liseuse ! Elle a beau nous proposer toutes les fonctionnalités possibles qui nous redonneraient nos petits plaisirs d'écorner et de feuilleter, là n'est pas l'essentiel. Elle est le caveau de la lecture. Les liseuses sont autant de petits tombeaux fabriqués du corps mortel et déjà gangréné des librairies et des bibliothèques.
On erre dans une librairie, mais on n'est pas à l'abri de la surprise, on la rencontre presque nécessairement d'ailleurs. Mais parfois on ne trouve pas, et on échoue. Attention, cela suppose que l'on reviendra pour voir ! L'ordinateur ne permet pas cette perte de temps, cette inutilité, bref cette possibilité de vivre sa passion.
On a le droit d'échanger avec un vendeur, cela m'arrive très peu, mais je me souviens d'avoir discuté il y a presque vingt ans avec l'un d'entre eux, chez Joseph Gibert.... à qui je racontai m'être éclaté à la lecture d'American Psycho. Il alla me chercher les premiers romans de l'auteur, que j'ai lus dans la semaine. Je m'en souviens. Un téléchargement n'a aucune place dans les souvenirs.
J'aime aller dans une librairie avec un(e) ami(e). C'est un superbe moment de partage. J'aime tant offrir des livres. Ceux que j'ai aimés. Mais surtout ceux que je crois écris pour les gens concernés. On leur parle, ainsi, profondément. Ce n'est pas le même plaisir que d'offrir des cartes pré payées. On n'offre alors que du pouvoir d'achat.
Songeons aux appartements du livre numérique. Aucun enfant n'y fouillera dans la bibliothèque, aucun invité n'y demandera le prêt d'un ouvrage (qu'il ne rend pas certes).
Une liseuse ne peut pas servir de prétexte à rencontrer un auteur. Elle ne se dédicace pas.
Un salon du livre avec des bornes de téléchargement, vous imaginez cela ?
Et le mystère ? Qui songe au mystère ? Et l'enchantement ? Qui songe à ce plaisir de trouver un titre en bas de page, de le retrouver par hasard chez un bouquiniste et de l'acheter avec le sentiment d'avoir enfin trouvé le livre qu'il nous fallait depuis si longtemps ! La pré sélection d'Amazon, malgré ses qualités, donne tout d'emblée. Le click pour achat aussi. L'aventure de lecteur demeure t-elle une aventure ? Sans doute, car on continue de lire, mais la saveur n'est plus la même alors. Pourquoi s'appauvrir ? Pour quelle idée de la richesse ?
La liseuse tire du côté de la valeur d'échange, le livre (pardon Balzac.... Imaginez vous cher grand homme ou nous en sommes de la marchandisation du monde) du côté de la valeur d'usage.
La liseuse est un objet capitaliste dans toute son horreur et son habileté perverse. Il s'agit de réduire un coût pour le capital, en appâtant le désir de nouveauté du consommateur, sans limites. Et en le confrontant au manque d'espace dans sa vie, organisé par le marché vorace et les logiques patrimoniales.
Le livre est du côté de ce qui résiste, malgré tout ce que l'on sait de l'édition. Il est de cette mauvaise graisse qu'on veut éliminer. Mais cette graisse est un ingrédient miraculeux dans les cuisines humaines.
Pour une fois, je me range donc du côté de John Ludd. Je suis pour le bris des machines, je suis contre le progrès. A bas la liseuse ! Vive la filière bois ! Vive le papier !