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9 septembre 2019 1 09 /09 /septembre /2019 03:42
ADA una mujer poderosa - Une revue de littérature sur l'expérience barcelonaise d'Ada Colau et Barcelone en commun

"Je ne suis personne d'important ni ne suis spécialement brillante"

Lettre ouverte au premier Ministre Rajoy, en tant que porte parole de la plate forme des victimes des hypothèques, Ada Colau

 
"Articuler des demandes dans lesquelles 90 % de la population se reconnaît, et montrer le Roi nu. Nous avons changé la logique et la peur est de leur côté. Nous avons mis Goliath dans les cordes, et il a des signes de fatigue. Nous ne le laisserons pas respirer"
 
"Ada Colau. ¡Sí se puede! (oui on peut !)
 

Ada Colau, après quatre ans d'un premier mandat dense et agité, a été réélue in extremis Mairesse de Barcelone récemment, contrairement à son amie Manuela Carmena, l'ancienne juge, figure de la rupture avec le franquisme, qui a perdu la direction de Madrid.  Ada Colau, devenue une figure populaire pour avoir mené la lutte contre les expulsions massives du logement en Espagne, après l'explosion de la bulle immobilière dans le pays, peut raisonnablement être qualifiée de libertaire, ou de socialiste libertaire (après tout elle utilise parfois des concepts marxistes, comme celui d'hégémonie, emprunté à Gramsci), même si elle n'utilise pas ces vocables, les "isme" ou les "aire", ne donne pas dans le dogmatisme idéologique mais dénote par son souci de partir du réel urbain pour construire une pensée qui s'énonce clairement. Elle se réfère toujours aux projets collectifs auxquels elle adhère, à leur charte fondatrice et à leurs orientations. Cette mère de famille conduit aujourd'hui une expérience "municipaliste" à grande échelle dans une immense ville mondialisée, avec la ferme intention d'être une personne utile à un processus de reconquête du politique par le peuple contre les dérives oligarchiques et affairistes, en commençant par la base, la ville, mais avec l'ambition de proposer une alternative au néolibéralisme et à l'extrême droite à l'échelle européenne. La municipalité, c'est un élément fort de l'histoire politique espagnole, et de la gauche ibérique. Car on doit se rappeler que la République de 1931 a vu le jour après des élections municipales, qui ont vu les élus anti monarchistes déclarer la fin de la Royauté, unilatéralement, et l'obtenir.

 

J'ai voulu approfondir la compréhension de cette élection hors du commun puis de ce renouvellement, même compliqué. Ce dernier a été acquis grâce aux voix de ciudadanos, ce mouvement "citoyen" de centre droit…. Conduit à Barcelone par Manuel Valls notre ancien Premier Ministre,  très hostile à Ada Colau, cette dernière suggérant par ailleurs que Valls était une torpille envoyée par SUEZ, multinationale d'origine française avec laquelle elle a engagé un combat sans merci pour la municipalisation du service de l'eau... Mais Manuel Valls était très à cheval sur l'anti indépendantisme, et la seule solution pour éviter la conquête de la Mairie par les partisans du destin national catalan était d'apporter son soutien à la quadragénaire alter mondialiste. Décidément, les dernières élections auront été dures pour l'ancien Maire d'Evry.

 

J'ai donc cherché à en savoir plus (je suis attaché à Barcelone par mes origines, ma grand-mère, son fils, et une grande partie de la famille exilée en France en 1939, chassés par les fascistes, et aussi mes visites, mes lectures littéraires, historiques ou politiques) et à mesurer si cette expérience politique aux promesses ambitieuses, dont nous n'avons qu'un équivalent en France dans un esprit assez proche (Grenoble) avait atteint ses objectifs. A l'heure où il semble que la démocratie est appelée à un renversement du vertical vers l'horizontal, ces épopées pionnières sont pleines de leçons. Je sais d'expérience que quatre ans, ce n'est pas grand chose pour une ville. On met par exemple en moyenne trois ans pour bâtir une crèche, de la prise de décision à l'inauguration, si tout se passe bien. Et Ada Colau est arrivée à la tête de la Mairie, sans disposer d'une majorité, loin s'en faut même, mais à la tête du groupe d'élus le plus fort. Une équipe dotée de compétences fortes, de sérieux intellectuels et militants la composant, mais sans expérience de gestion institutionnelle publique, qui ne connaissait pas la Mairie de l'intérieur, immense Maison. On sait que dans ce cas, la première année est consacrée à comprendre où l'on a atterri, et c'est ce qu'Ada Colau confirme elle-même.  Pendant un an ce fut le chaos, l'apprentissage du minimum pour se lancer à l'assaut de la réalité.

J'ai donc pris le temps de lire ce qui s'est écrit d'un peu travaillé à propos de cette expérience récente, qui va donc continuer. Ce sera le dernier mandat d'Ada Colau, mais le "municipalisme" égalitaire ne voudra pas s'en tenir là.

 

Des sources catalanes et espagnoles

 

L'édition française n'a rien publié à ce sujet. Le nombrilisme français est tout de même… accablant. J'ai donc lu d'abord un livre écrit en espagnol (c'est la première fois dans ce blog que je parlerais de livres écrits dans une autre langue que la mienne, non traduits), "Ada Colau, la cuidad en comun", de Steven Forti et Giacomo Russo Spena. Un essai sérieux, certes plein d'empathie pour l'expérience de "Barcelone en commun",  qui propose un long entretien avec la Mairesse pour conclure. Pour autant ce n'est pas non plus une hagiographie ou un livre de propagande, mais un livre fondé sur une enquête réelle, qui n'élude pas les difficultés rencontrées et les échecs.

Ensuite, un essai québécois, francophone, un peu dans la même veine, du précédent, "Squatter le pouvoir, les Mairies rebelles d'Espagne", de Ludovic Lamant, qui pour sa part, évoque les situations des différentes villes où les listes dites "citoyennes" soutenues par Podemos, ont gagné en Espagne en 2015. Une véritable vague, puisque six millions d'espagnols se sont retrouvés concernés, d'un seul coup, par ce type de gestion. Le livre consacre de larges passages à Ada Colau et son équipe, Barcelone étant la seconde ville d'Espagne. 

J'ai aussi lu le livre écrit par Ada Colau et Adria Alemany, quand Ada était leader de la PAH, association de droit au logement. Il porte le titre de "Si se puede !" (oui on peut, yes we can…) cronica de una pequena grande victoria, et il est sous-titré "Stop desahunios" (stop aux expulsions).

 

Je me permets aussi de renvoyer ceux qui s'intéressent au destin de Barcelone à une vieille chronique que j'ai réalisée dans ce blog à ses débuts (2011) sur "Barcelone(s)" de Manuel Vasquez Montalban, un essai du romancier fameux, sur l'histoire de sa ville. Et tant qu'à y être, on peut lire Montalban, ou Mendoza.

 

J'ajoute que l'élection d'Ada Colau, qui a une photo de Federica Montseny dans son bureau (ministre anarchiste, première femme en Europe à ce poste, sous el frente popular, réfugiée à Toulouse ensuite, et au caractère difficile… Comme celui de mon aïeule qui la tutoyait. Mais tout le monde se tutoie en Espagne) tire sans doute ses sources anciennes dans la vieille tradition libertaire, très forte, de Barcelone, qui trouve là une résurgence inattendue. Le point d'orgue en a été la guerre civile en 1936, la CNT, syndicat libertaire, et la FAI (émanation politique) étant très puissants en Espagne, mais surtout en Catalogne, et à Barcelone, où la collectivisation d'une grande partie de l'économie a été accomplie à leur initiative. Ils ont ensuite été pris en tenaille entre Franco et… les communistes armés par Staline, mandatés pour réprimer tout ce qui était de gauche mais hors de leur contrôle. Puis chassés vers les Pyrénées pour les survivants, livrés aux camps infâmes pour beaucoup, puis certains rejoignant la Résistance. Ils seront les premiers, sur des tanks, à entrer dans Paris à la libération. Qui voudra comprendre cette originalité espagnole et catalane (Léo Ferré, dans sa chanson "les anarchistes", chante "la plupart espagnols, allez savoir pourquoi…"), pourra se référer à de très nombreuses sources sur la guerre d'Espagne, de différents genres. On peut citer par exemple (je ne cite que des livres que j'ai lus) le livre de Hans Magnus Ezensberger sur le leader anarchiste Durruti et sa fameuse colonne, les œuvres d'Historien de Bartolomé Benassar, Guy Hermier ou de Pierre Broué sur la guerre d'Espagne, le livre de Victor Alba sur le POUM, parti proche du trotskysme et des libertaires principalement implanté en Catalogne pendant la guerre,  et plus largement la profusion d'œuvres littéraires qui concernent cette période et ses suites, comme les vieux livres d'Arthur Koestler, "Les soldats de Salamine" de Javier Cercas (chroniqué dans ce blog), "La capitana" d'Elsa Osorio évoqué aussi dans ce blog, Dulce Chacon… les romans de Ledesma. Le livre étonnant de Bernanos, "Les grands cimetières sous la Lune", ou encore Malraux, berné par les staliniens toutefois. Et bien entendu l'indispensable et sublime "Hommage à la Catalogne" de Georges Orwell. On ne manque pas de choix. La littérature espagnole et catalane est hantée par la guerre civile.

 

Du milieu populaire au fauteuil de "la ville des prodiges" (Mendoza)

 

Ces préalables effectués, entrons dans le vif du sujet. Ada Colau a 45 ans, elle est issue de la classe moyenne barcelonaise acquise au vote socialiste après la dictature. Elle commence à se politiser au lycée, à militer autour de causes qu'on qualifie comme "sociétales" en France, puis suit des études de philosophie, étudiant notamment Hannah Arendt, ce qui semble en effet l'avoir marquée. Après un Erasmus en Italie, elle s'implique dans l'alter mondialisme alors effervescent, puis contre la guerre du Golfe, où elle s'affirme comme agitatrice. Elle vit elle-même la précarité, enchaîne les petits boulots. Travailller comme père noël….Traductrice. Au milieu des années 2000 une bulle immobilière immense se constitue en Espagne sous la direction de la droite comme du zapaterisme. En 2006 on construit dans le pays autant de logements qu'en France, Allemagne, Italie réunies… La correction devait nécessairement venir et pour des dizaines de milliers d'espagnol, c'est la descente aux enfers, selon un schéma assimilable à celui de la crise américaine des hypothèques.

C'est alors que la future Mairesse s'engage dans le droit au logement, rencontre son futur mari dans le mouvement, avec lequel elle aura deux enfants. En 2009 la "PAH" (plate-forme des victimes des hypothèques), son organisation, est un petit comité qui établit des objectifs stratégiques clairs : mobilisation des logements vacants, contrôle des prix. Le mouvement se développe, et au carrefour avec le mouvement des indignés,  prendra une importance spectaculaire. La PAH organise des piquets anti expulsion, des consultations d'avocats, des occupations et des "escraches", inspirées des concerts de casserole argentins, que l'on va tenir devant les domiciles de députés austéritaires. Elle écrit au premier Ministre de droite, "Ils sont blessés que nous puissions aller protester devant leur maison. Je le comprends. Moi aussi je n'aimerais pas cela. Mais si à l'occasion ils étaient venus assister à une expulsion, ils auraient compris qu'il s'agit de quelque chose d'infiniment plus blessant"

Ada Colau est repérée, et on l'associe à un think tank nommé l'Observatoire des droits économiques sociaux et culturels. En 2013, la PAH parvient à obtenir 1, 5 millions de signatures (trois fois plus que nécessaire) autour d'une initiative de loi populaire sur les modalités de désendettement des ménages, un moratoire sur les expulsions et la transformation en logement social des biens vacants détenus par les établissements financiers, qui sont légion. C'est ce qui va conduire Ada Colau à être auditée au parlement, filmée, elle devient célèbre en pointant le représentant des banques : " cet homme est un criminel et vous devriez le traiter comme tel. Ce n'est pas un expert". La PAH, dont la plateforme est plébiscitée par 8 espagnols sur 10, est saluée par le parlement européen comme l'ONG de 2013. L'organisation parvient à faire condamner par la juridiction européenne la loi espagnole sur les hypothèques. Mais comment aller plus loin ?

A l'hiver 2014, les réunions en petit comité s'enchaînent. Des personnalités se regroupent autour d'Ada Colau, issues du mouvement des Indignés, de la PAH, et conviennent qu'il est temps d'effectuer un saut politique. Ils se méfient des partis, et n'ont nullement envie de participer à une opération de témoignage. S'ils se lancent, c'est pour la victoire. En Mai, le jeune Parti Podemos, issu aussi du mouvement d'occupation des places,  parvient à réaliser 8 % aux européennes.  Ada Colau, très connue, est sollicitée par les partis, et décline. Elle n'a pas d'estime pour les partis. Dans son livre sur le logement, de 2013, voici comme elle parle des deux principales formations : "durant le gouvernement du Parti socialiste on a libéralisé les locations, ce qui suscita leur hausse récurrente, la variation de leur prix et leur qualité dégradée. Quand le parti populaire a gouverné il a libéralisé le foncier, a décrété le "tout urbanisable" (…) et on donna libre cours à la spéculation sur les terrains, la réhabilitation urbaine et à la corruption généralisée liée à tout cela". A la fin de son premier mandat, elle a concédé qu'elle avait constaté que les partis étaient encore pire que ce qu'elle pensait.

 

En juin , elle a démissionné de la PAH et un appel à une liste citoyenne est publié. On y lit notamment "nous ne voulons pas de coalition ni une soupe d'acronymes". Une première réunion, forte de deux cents personnes, se réunit puis la stratégie implique de recueillir le plus possible de signatures autour de l'appel… On parvient à l'automne à trente mille. Des assemblées se tiennent partout dans la ville. On est à huit mois des municipales. Sur la base du rapport de forces créé, la plate forme citoyenne organise un gros évènement ouvert, y compris aux partis. C'est une séquence où divers scandales entachent la vie politique, et donnent encore plus de force à l'idée d'une alternative au système partidaire. Des négociations s'ensuivent, et des petites formations s'agrègent autour de la plate forme, sur la base d'un code éthique, dont un des symboles est le plafonnement de l'indemnité des élus à 2200 euros. Mais on note aussi des mesures de transparence très fortes, et contre les conflits d'intérêt. Les petits partis acceptent la logique de la plate forme : il n'y aura pas de quotas sur la liste, les partis auront leurs représentants, sans pondération au regard du passé. La campagne ne sera financée que par crowdfunding et dons, sans fonds publics ni emprunt.  On repart de zéro, sans non plus les exclure en tant que partenaires, mais l'ossature, c'est le mouvement citoyen. Podemos n'est pas en situation de peser à Barcelone et Pablo Iglesias aura l'intelligence de soutenir sans sourciller la campagne. Le programme va être élaboré en deux mois, dans un processus interactif liant de très nombreuses rencontres sur le terrain et l'usage du numérique. Six cents propositions sont réalisées.  La campagne de ce qui devient "Barcelone en commun" est acharnée de travail. On estime à cent mille personnes le nombre de barcelonais ayant assisté à une rencontre. Une centaine de réunions avec les associations ou autres groupements se sont tenues. En mai Ada Colau tient un meeting, dans un quartier en difficulté (20 % de chômage), où mille cinq cent personnes sont présentes. Elle y dit notamment ceci :

"Ils nous disent que nous manquons d'ordre. Et nous, nous disons que nous voulons de l'ordre, après leur chaos de corruption, d'expulsions massives, de chômage, précarité et misère".

Les sondages donnent la liste, légitimée par un vote primaire de quatre mille barcelonais, dans une course indécise avec les catalanistes. La personnalité d'Ada Colau est pour beaucoup dans la campagne, qu'elle incarne. Des gens disent vouloir voter "pour la femme qui empêché les expulsions". Finalement, Barcelone en commun arrive en tête d'une élection très fragmentée avec un quart des voix. Elle ne bénéficie que de onze conseillers, pour une majorité absolue à 21 sièges. Il va falloir gouverner par compromis. Mais personne d'autre n'est en capacité de former une majorité même temporaire. Le parti populaire (la droite classique) et les socialistes sont très bas. 

A la tête de Barcelone, se dresse donc une quadragénaire de philosophie plutôt libertaire, venue du mouvement social radical, sans aucune attache dans la bourgeoisie. Il est évident qu'on trouve ici un écho de l'histoire de "la rose rouge" barcelonaise, où la droite n'a jamais été puissante. Mais par où l'héritage est-il passé, alors que ceux qui auraient pu le transmettre ont été exilés ou tués ? Pourtant il existe. "Ce qu'on fait dans sa vie, résonne dans l'éternité" dit le Général, citant Marc Aurèle dans le blockbuster GladiatorDes guerres perdues ne le sont pas toujours à long terme, et on ne peut pas toujours saisir pourquoi. L'école de Platon, fermée par les chrétiens, a pris sa revanche à la Renaissance.

Peut-être, parce que la mémoire reste dans les livres.

L'analyse du vote est très claire : Barcelone en commun a rallié à elle les classes populaires en difficulté de la ville, et les abstentionnistes habituels. Le résultat est un vote de classe clair et net.  Elle a aussi réussi à chiper des électeurs habituellement acquis aux socialistes, trop compromis par leur dérive pro finance et les scandales. La victoire barcelonaise s'inscrit dans une vague citoyenne absolument inédite, touchant Madrid, ville acquise aux conservateurs pourtant, Valence, Saragosse, Cadix, la Corogne ou encore Ferrol… Le fief de Franco. Les "Maires du changement" se coordonneront tout au long de leurs mandats. Et Ada Colau cherchera à tisser des liens forts avec d'autres villes européennes, que ce soit avec des expériences proches, comme à Naples, ou sur des sujets circonstanciés, comme avec Paris, pour faire pression sur l'UE, par exemple sur les règlements de pollution automobile.

 

Avancer, malgré tout

 

Ada Colau devient Mairesse d'une ville qui a su renaître autour du projet olympique, et revaloriser un patrimoine glorieux, mais qui peu à peu s'éloigne de ses habitants, se concentre sur le tourisme, devenu incontrôlable et piétinant sur la vie des barcelonais. Dans la dernière période, la Mairie s'est ralliée au néolibéralisme, initiant une série de privatisations. Ada Colau dispose d'un soutien fort dans une société mobilisée, mais aussi pleine d'attente et pas forcément disposée à patienter. Par contre, elle est un obstacle pour les indépendantistes en pleine effervescence, qui tiennent la Généralité, puissante institution, car sa position n'est nullement un ralliement à leur cause. Les frontières, les délimitations nationales, ce n'est pas sa grille de lecture. Toutefois elle approuve le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les catalanistes, y compris les "révolutionnaires", ne cesseront pas de lui mettre des bâtons dans les roues, alors que leurs adversaires l'accuseront de complicité avec la sécession. Elle sera obligée de changer d'alliance et de se tourner vers la social démocratie catalane en fin de mandat.  Face à elle, le système économique qui tient les médias, est évidemment hostile et essaie tout de suite de décrédibiliser la nouvelle gestion, tenue de nouer des alliances. La Mairie ne peut agir que dans le cadre de ses compétences. Dans ce contexte difficile, Ada Colau va, non pas produire des miracles, mais tenir le cap et assumer, sans cesser d'avancer et de lutter. Allant chaque semaine au contact avec les habitants. Pour elle, le conflit est au cœur de la démocratie, idée qu'elle partage avec Podemos et autres lecteurs de Chantal Mouffe. Elle ne s'en offusque donc pas. Elle a un atout, c'est de croire sincèrement que la ville est une base, parce qu'on y vit ensemble, que les questions y sont concrètes et ne peuvent pas être aisément troublées par des faux semblants idéologiques. Mais elle voit beaucoup plus loin, dans une optique municipaliste de bas en haut, qui puise aussi bien dans de vieilles sources libertaires que dans les expériences du Chiapas, importantes pour l'alter mondialisme, et aujourd'hui au Rojava, peu cité étonnamment. 

La réduction des inégalités, particulièrement vivaces en Espagne, est la priorité de la nouvelle équipe qui se concentre sur l'urgence sociale. Les enveloppes d'intervention urbaine sont l'objet d'un redéploiement sur les quartiers les plus en difficulté et certains grands projets de prestige sont mis sous la pile. Et la Mairie est avant tout soucieuse des besoins de première nécessité, comme permettre qu'au moins, on se nourrisse bien à l'école. Elle internalise des fonctions de soutien, par exemple face à la précarité énergétique, que les mouvements sociaux essayaient de pallier seuls. Le budget social augmente… D'un tiers. En même temps la Mairie affirme son hostilité à l'accumulation capitaliste, et développe un plan d'aide à l'économie coopérative et aux entreprises qui s'engagent contre la précarité des contrats. Les garderies privées et les pompes funèbres sont municipalisées. Les privatisations programmées sont stoppées. Le gros morceau est l'eau, gérée par Suez, concédée dans des conditions contestables. Un bras de fer juridico politique s'engage, la Mairie en appelant au soutien populaire et programment un référendum, afin de faire pression sur la Généralité qui peut bloquer la municipalisation. L'issue sera pour le second mandat. La Mairie adopte des sanctions financières contre les opérateurs énergétiques qui n'appliquent pas les mesures prévues en prévention des coupures.

En matière de transport public, Ada Colau hérite d'une situation minée. Elle s'engage personnellement dans le déminage d'un conflit avec les syndicats, jusqu'à prendre à témoin la population. Le bilan est positif avec un élargissement du métro, des lignes de bus supplémentaires, des voies en site propre. L'utilisation du vélo augmente très significativement (14 %) grâce à la diversification des disponibilités. Dans l'espoir de désintoxiquer la ville, l'équipe lance les superillas, aires urbaines où la voiture est réservée aux résidents.

 

Bien évidemment, le droit au logement était l'axe privilégié du programme. Et la joute a eu lieu. En 2022, le nombre de logements sociaux aura doublé. Mais l'on partait, il est vrai, de très bas, et on est encore loin du schéma français pourtant insuffisant. La Mairie a acheté près de 300 appartements pour éviter des expulsions. Une mesure connue en France, mais plus inédite en Espagne, et décidée de manière moins flexible qu'en France,  a été d'imposer un tiers de logements sociaux à toute opération immobilière. Les aides aux rénovations sont conditionnées à des exigences de prix à la location (ce qui est une politique connue ici, mais nouvelle là bas). Et puis il a fallu contrecarrer les effets du tourisme intensif sur le logement, comprenant la problématique Airb'nB. La construction d'hôtels nouveaux a été renvoyée à la périphérie dans un but dissuasif et pour garder une ville centre vivante.  Après avoir prouvé que le système de location touristique était détourné à des fins de location de droit commun, et contrôlé par une concentration financière dissimulée derrière de pseudos échanges citoyens, la ville a infligé des amendes à Airb'nB et Homeaway. La Mairie a déployé une centaine d'inspecteurs à la recherche des locations illégales, créant un rapport de forces afin de pouvoir finalement passer un accord avec les plate formes, autour de règles communes. C'est un aspect de la méthode Ada Colau : ne pas opter pour le conflit pour le conflit, chercher à discuter, mais dans le cas où la situation s'enlise, frapper fort pour ramener l'interlocuteur au goût du compromis, gagnant aussi pour la Mairie qui ne pouvait pas éternellement mener la bataille du contrôle incessant et de la sanction. Par ailleurs, la Mairie ne s'est pas gênée pour lancer une plate forme alternative.

 

Sur les aspects éthiques, les conseillers municipaux des autres groupes que celui de BEC ont refusé d'appliquer les engagements de Barcelona en commun. Donc le groupe a appliqué unilatéralement les plafonds d'indemnité, et reversé le restant à des actions sociales. Le salaire de la Mairesse a été baissé.

 

La participation était évidemment une exigence, qui s'est traduite par la même méthode hybride que pendant la campagne, articulant une stratégie d'utilisation facile du web pour proposer et évaluer, et les rencontres physiques. La Mairie a tout de même entériné le principe d'un référendum annuel à partir de propositions issues des citoyens. Sur le plan digital, la gestion d'Ada Colau se détache du modèle de soumission aux grands réseaux obtenant les licences d'accès aux données publiques. Au contraire, on a décidé une politique d'open source conçue pour être utilisée par tous. Un de enjeux est l'information est la possibilité d'un accès des petites entreprises aux marchés publics. Il faut mentionner une action particulièrement innovante : la création d'un système de recueil des expressions des lanceurs d'alerte contre la corruption et la gestion délétère. Un million d'euros, ce qui est considérable, a été alloué à la lutte contre les discriminations LGBTI.

 

On s'attendait de la part d'une femme à une politique féministe. Le choix a été de frapper un grand coup sur le problème le plus grave : 22, 4 millions ont été affectés à des actions contre les violences conjugales et sexistes. La Mairie s'est engagée dans une relecture de genre des politiques publiques dans leur transversalité.

 

La Mairie a été à la pointe de l'action des villes européennes pour accueillir les réfugiés, position courageuse, soutenue par un vaste mouvement social. Ada Colau l'avait dit : sans le soutien populaire, elle se heurterait au conservatisme, à la peur. 

 

Moments difficiles

 

Mais la mandature a aussi connu des échecs. La politique de la culture n'a jamais décollé, elle ne représente que 5 % des dépenses, ce qui est peu si l'on compare aux villes françaises. Les élus se sont succédé à ce poste de responsabilité sans permettre de stabilité. Certainement on en était resté à des slogans pendant la campagne. Ada Colau a effectué son auto critique sur le sujet à la fin du mandat en des termes politiques sérieusement pesés, sonnant la lecture de Gramsci, affirmant que sans changement culturel, le changement n'avait aucune chance de s'opérer.

Comme souvent en Espagne - un écrivain comme Munoz Molina (voir dans ce blog) disait son regret à ce sujet, déplorant l'enfermement dans les querelles statufiées du passé pour s'exonérer du poids du présent - la symbolique mémorielle, les changements de nom des places et des rues, a occupé le conseil municipal. Les rues barcelonaises ont été épurées des relents franquistes. Je ne m'en plaindrai pas, étant petit fils de républicaine exilée, barcelonaise, mais enfin ce n'est pas cela qui va permettre un nouveau regard sur le monde, un accès à la beauté et à la richesse des œuvres, qui transforment les vies. Ces joutes opposent, créent de la polémique et du clivage, et irritent les adversaires en les humiliant. 

La question de la sécurité a été difficile à aborder, car bien évidemment la répression n'est pas la passion d'Ada Colau, mais en outre les services de Police échappant à la Mairie n'ont pas été très zélés devant l'arrivée des nouveaux élus. La tentation d'appuyer sur la faiblesse supposée de la gauche radicale était forte. Le trafic de drogue a été un souci, soulevé dans les discussions de quartier. Les projets urbains piétonniers, ont été accusés d'attiser l'insécurité. De plus, un souci particulier s'est posé sur la façade maritime : le cas des vendeurs à la sauvette et de la contrefaçon. Ada Colau a été prise en étau entre son souci de ne pas affamer les gens et les pressions des commerçants légaux. Elle a du osciller, essayant de trouver une nouvelle voie en incitant à l'entrée dans un cadre légal coopératif, mais avec peu de succès. Elle a du donc recourir à la sanction, ce qui a du être désenchanteur pour elle et pour des franges militantes très portées sur l'idéologie. Bien évidemment, quand des contacts sont noués entre ciudadanos, parti "citoyen" de droite, et Manuel Valls, qui se présentait comme le nouveau Clémenceau quand il était à Matignon, après avoir géré l'Intérieur, le but est de renverser Colau en utilisant cette thématique.

Ada Colau a du aussi dépenser son énergie dans la tentative d'étendre l'expérience à de plus larges cercles de la Catalogne, ce qui n'a pas été un franc succès, l'équipe municipale étant d'ailleurs consciente de la priorité à donner à la consolidation de sa gouvernance.

Mais la grande affaire, complexe pour Ada Colau, fut l'immense tourbillon déclenché par les indépendantistes catalans, et leur passage à l'acte, en 2017, en organisant un référendum pour l'indépendance, suivi comme on le sait d'arrestations, tout cela agrémenté d'immenses manifestations de part et d'autre, violemment réprimées pour certaines, comme le furent celles des indignés. La ligne d'Ada Colau était claire : priorité au dialogue d'abord. Il ne saurait être question de répression. Ensuite, le repli national lui était une notion bien lointaine, mais elle a reconnu dans le même temps que la demande de souveraineté devait se comprendre comme telle, comme une exigence de souveraineté … populaire, face à un Etat livré à la finance et à la mondialisation mercantile. C'est ainsi qu'à titre personnel elle a souhaité un référendum, et a voté pour l'indépendance, sans engager sa qualité de Mairesse. L'inclination républicaine du catalanisme lui convient plus que la monarchie, et elle a d'ailleurs débaptisé la place Juan Carlos, l'élève de Franco, qui abdiqua suite à des scandales financiers Mais pour elle cette indépendance s'inscrirait nécessairement dans une vision confédérative de l'Espagne et de l'Europe. Pour autant, cette position intelligente et nuancée, l'a menée à être la cible des deux camps à couteaux tirés, ce qui a semé le trouble dans les fragiles équilibres municipaux et ralenti l'action de changement.  Bien évidemment, les indépendantistes avaient dans l'orbite la main mise sur la Mairie au prochain coup. 

Mais la jeune élue ne s'est pas laissée impressionner. Elle en avait vu d'autres, dans le mouvement contre les expulsions. Elle raconte, dans son livre "Si, se puede", les réactions des institutions, face à la croissance de la PAH : "Pour discréditer le mouvement ils ont fouillé dans notre passé, diabolisé notre travail et plongé dans notre famille. Ils nous ont dénudés comme rarement on dénude l'intimité d'un politique. Les porte paroles de la plateforme, ceux qui durant les derniers mois ont été les plus exposés aux médias, nous avons été l'objet des attaques les plus farouches"

 

Ada et Pablo ?

 

S'est posée aussi et se posera demain la question de la relation à Podemos. Les relations entre Ada Colau et Pablo Iglesias sont bonnes, et ce dernier manifeste un grand respect pour elle, et lui a signifié en lui proposant de l'aider au niveau européen. Mais Barcelone en commun, ce n'est pas pour autant Podemos. Les routes se sont croisées, depuis longtemps, dans l'alter mondialisme, et les mouvement d'occupation des places. "Des milliers de citoyens s’étaient mis à occuper les places du pays. Ils exprimaient leur ras-le-bol face aux scandales de corruption d’élus. Ils dénonçaient les coupes chaque mois plus sévères dans les budgets publics. Ils réclamaient d’autres manières de faire de la politique. Ils récupéraient l’espace public. Tout avait commencé le 15 mai 2011 au soir, sur la place Puerta del Sol à Madrid. Le nom de code donné à leur révolte était tout trouvé: le 15-M." rappelle Ludovic Lamant.

 
Les références théoriques sont très proches. Il y a aussi une affinité générationnelle.  Ces quadras ne se sentent pas dépositaires du compromis de sortie du franquisme, et donc d'une tradition d'accord dans les coulisses et de consensus pour changer dans une certaine continuité, les défilés du peuple étant jugés secondaires. Dans leur esprit, la révolution démocratique espagnole n'a jamais vraiment eu lieu. 

Mais les barcelonais sont municipalistes, viscéralement. On retrouve il me semble des nuances encore perceptibles entre des traditions léninistes, que Pablo Iglesias a connues de près, et une conception plus libertaire, fédéraliste de la politique. Même si ces débats paraissent dépassés, ils constituent des "génétiques" qui ont encore leur importance dans la manière d'aborder les problèmes.

Les personnalités de Colau et  d'Iglesias sont très différentes, aussi. La Mairesse de Barcelone est dans l'empathie avec la population, à l'aise en son sein, elle vient du mouvement social où elle a réalisé des prouesses, Iglesias est un politique pur et dur, qui observe de très près le peuple et connaît parfaitement ses problèmes.  L'une a choisi l'engagement social dans le droit au logement, l'autre l'enseignement théorique en sciences politiques.  Iglesias s'est fait connaître par son émission de débat politique, il parle souvent d'efficacité, tandis qu'Ada Colau est parvenue à respecter l'indépendance de mouvements sociaux qu'elle a évité d'asphyxier, mais qui ont tout de même souffert du départ de leurs cadres vers les responsabilités municipales. 

Sur la question qui agite ces familles politiques, à propos du dépassement de la notion de "gauche", en lien avec la formule possible du "populisme", Ada Colau partage et ne partage pas tout à fait le point de vue d'Iglesias. Qui d'ailleurs change, en fonction des évènements aussi. Les deux leaders se rejoignent sur la nécessité de ne pas reproduire la vieille gauche fossilisée, avec ses guerres de tranchée, son folklore verbal ou d'autre nature. Stérile. L'essentiel est de parler au peuple de ce qu'il vit et de s'appuyer sur sa force pour chercher des failles et proposer une alternative à la finance comme à l'extrême droite européennes. Ceci étant, Ada Colau assume peut-être plus aisément son héritage philosophique. Iglesias élude volontairement un discours général sur les valeurs, que la plus émotionnelle Ada Colau a plus de facilité à manier sans paraître sectaire pour autant.

Ada Colau a dit et redit qu'elle resterait une activiste toute sa vie, qu'elle était là pour deux mandats et qu'elle ne s'inquiétait pas du tout de son avenir au regard de son vécu. Elle ne se considère pas comme indispensable, mais utile, et ne cesse de l'affirmer, mais il est vrai que son comportement simple l'atteste. Ce qui favorise une identification certaine avec les couches populaires qui soutiennent Barcelone en Commun.

 

hasta...

 

Reste qu'en 2018 un sondage barcelonais montre que 68 % des barcelonais se disent satisfaits de la gestion de la Mairie. Ce qui est un résultat très élevé, qui participe de la réélection acquise, donc, de la Mairesse citoyenne et activiste. Dans un contexte de reflux de la gauche de la gauche (la déception Tsipras n'y est pas pour rien, manifestant comme l'impossibilité d'une alternative. De plus, les hésitations stratégiques chez Podemos, sur fond de division interne menant même à une scission, ont troublé l'électorat, Podemos perdant de son originalité. Cependant une élection ne se gagne pas sur un bilan, car il s'agit de choisir pour demain. Ceci, le destin de Churchill devrait le rappeler à chacun. Cet homme, au sommet de sa gloire après la défaite d'Hitler, sauvant son pays, et tenant seul au monde, pendant des mois, perd les élections  la paix arrivée. Les électeurs sont-ils inconséquents, ingrats ? Oui et non. Ils ne votent pas pour le passé. Churchill était un tempérament de guerre, et les anglais voulaient terminer la guerre, et du pain et des roses. Ils eurent donc la Sécurité Sociale.

 

C'est incontestable, Ada Colau, en peu de temps, a commencé à réhumaniser Barcelone et à la sortir de la vocation de Disneyland et de magot, doucement, pas à pas. Mais si les espagnols ont réappris avec leur crise violente le sens du tragique perdu en occident, l'impatience trépigne. Expliquer les obstacles et les questions de temporalité, tout en faisant rêver pour gagner, c'est une équation difficile. Ada Colau et ses amis ont en tout cas démontré qu'il n'était pas du tout farfelu de vouloir avancer vers une démocratie plus réelle, moins délégative, déverticalisée, et se dotant de mécanismes contre la formation d'une oligarchie. Ce n'est pas rien, sur le terrain de la complexité catalane. Ce n'est pas rien dans une ville parmi les plus brillantes dans la constellation mondiale des métropoles. Ada Colau, par sa ténacité, restera - qui sait ?- peut-être une grande fondatrice.

 

 

 

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2 septembre 2019 1 02 /09 /septembre /2019 00:25
Tout commence maintenant à la fin - Fabuler la fin du monde (la puissance critique des fictions d'apocalypse)-Jean-Paul Engélibert

Je suis friand des fictions d'apocalypse et des films catastrophe en général (je n'en manque pas un, et même les pires qui s'annoncent). J'aime voir ce qui s'y joue. Quand on parle de tragique, on parle enfin de l'essentiel. Jean-Paul Engélibert, dans son essai, "Fabuler la fin du monde", veut démontrer en quoi ces fictions sont de vrais vecteurs de critique politique. A sa place, j'aurais utilisé d'autres sources que les siennes (pas un mot sur "Walking Dead", ce qui me paraît vraiment dommage au vu de la richesse à en tirer). Il y a aussi des films apocalyptiques conservateurs, qui nous expliquent en somme que si nous écoutons bien ce qu'on nous dit, nous nous en tirerons, ou bien que de toute manière le système tremble mais il est bien fait, et on s'en sort tout de même à la fin, et le Président prononce un discours sur les ruines pour dire que l'on va rebâtir. Bref on a tourné en rond. Mais ce ne sont pas ces fictions qui intéressent l'auteur.

 

Nous sommes donc dans l'anthropocène, et il commence à devenir perceptible avec Hiroshima selon l'auteur. La bombe rend l'apocalypse perceptible, au bout du bouton rouge. D'où la multiplication des œuvres littéraires ou filmées sur la fin du monde.  Les meilleures de ces fictions "projettent dans le futur une pensée du présent". Leur qualité précisément est de nous extirper du présentisme, cet enfer permanent, qui nous enlise depuis que l'idée du progrès est rentrée en crise. C'est l'intérêt de la fiction apocalyptique, qu'elle se situe juste avant la fin, ou juste après, elle nous débarrasse du présentisme. Nous sommes conduits à un nouveau regard sur les différentes temporalités. Le Royaume est "déjà là" disait Jésus, et l'idée chrétienne d'Apocalypse, de "révélation", doit conduire le croyant à vivre en sachant que la révélation arrive. C'est donc le présent qui est concerné. Le présent revisité.

 

La fiction apocalyptique existe en réalité depuis longtemps, depuis le début de la révolution industrielle. Des auteurs, déjà, parlent de l'anthropocène, et de leurs craintes à ce sujet, tels Buffon, ou Fourier (qui évoque même le climat). Revenir à ces auteurs c'est voir qu'ils ne mettent pas en cause l'"humain", ce qui est une manière un peu commode de penser l'anthropocène, mais le système techno économique occidental, et ceux qui le commandent. 

En 1805 Jean Baptiste cousin de Grainville écrit le dernier homme, qui passe inaperçu, et sera retrouvé plus tard et influencera des écrivains comme Marie Shelley. Il décrit un monde où les terres deviennent stériles, et où l'on essaie de détourner les océans vers les terres pour les raviver. Ce qui déstabilise tout.  De Grainville vise l'idéologie du progrès. Sous le second Empire un roman, "Ignis",  imagine que l'on part en Irlande creuser un trou pour utiliser le feu sous la terre… Mais que ce feu s'emballe, alors on est obligé d'aller chercher la banquise pour le calmer… Tout se passe mal.

 

Aujourd'hui les fictions apocalyptiques peuvent se passer d'évoquer ce qui a provoqué la fin du monde. Il ne manque pas de raisons. On passe, donc, sur cette étape. Comme dans "La route" de Cormac Mac Carthy (à mon sens un des chefs d'œuvres majeurs de ce début de siècle). D'autres romans, comme ceux d'Antoine Volodine ou de Céline Minard (je n'ai pas lu) en font de même. La fiction apocalyptique, aujourd'hui, aime aborder la fin… Comme un début. Il n'y a ni fin de l'Histoire ni fin tout court. Le livre commence avec la fin. Et alors ce qui se dessine est la création d'un autre monde. 

 

La force de ces fictions c'est qu'elles ne consolent pas. Elles sont radicales. Elles reposent sur l'absence d'espérance. Elles ne nous vendent pas de faux espoirs, ou de raisons d'échapper au tragique. Sans cette radicalité, elles ne nous extirperaient pas du présentisme. C'est précisément parce que dans ces fictions le présentisme n'est plus possible qu'elles déplacent le regard et constituent des perspectives critiques acides. Elles nous renvoient à la seule possibilité de l'action issue du désespoir. Aucun refuge possible dans l'espérance que Godot arrive pour nous tirer de là. Car il faut bien mesurer que nous vivons dans un discours officiel de l'apocalypse, celui des sommets sur le climat, qui parle de la calamité "qui vient si on ne fait rien", mais elle est toujours repoussée au lendemain. La fiction apocalyptique rompt avec cette manière de nous endormir. L'apocalypse, dans ces fictions, est déjà là. Elle est acquise.  Et évidemment, ça secoue… 

L'auteur a cette belle formule pour opposer les deux manières de voir. Pour le politique, l'apocalypse est imminente (remettez vous à nous pour l'éviter), pour la littérature elle est immanente. 

On a pu reprocher à Pasolini son pessimisme absolu, et Georges Didi-Huberman lui a rétorqué que "les lucioles" n'étaient pas mortes. Qu'il fallait les chercher. Mais la radicalité des prophéties apocalyptiques est de prétendre qu'aucune solution n'est possible dans le cadre du monde qui est là, c'est ainsi qu'elles transportent le regard vers un monde où l'apocalypse a déjà eu lieu. La fin a déjà eu lieu parce qu'elle est déjà là quand le prophète la pense.

 

Comme Melancholia de Lars Von Triers, ou 4: 44 d'Abel Ferrara (que j'ai vus), certaines œuvres s'installent dans le temps du délai. Entre l'annonce de la fin et la fin, inévitable. Dans ces fictions, le sens de la vie est radicalement changé. Rien n'a plus le même sens. Par exemple dans le film de Ferrara, me souviens-je, le personnage principal insulte son propriétaire qui le harcelait avec les loyers, parce qu'il n'y a plus rien à perdre. Mais certains, comme un livreur de nourriture chinoise, préfèrent continuer comme si rien ne venait et continuent à travailler. Ils nous ressemblent. Or, "c’est lorsque toutes les affaires du monde sont réduites à néant que le regard est libéré." C'est à cette libération que les auteurs nous convient, incontestablement. Une libération pour ici et maintenant.

Que se passe t-il dans ces moments ? Rien n'a plus de sens. Le temps change de signification, c'est le Kairos, le moment, et non plus le temps qui s'étale, imperturbablement, Chronos. La seule préoccupation devient ainsi l'amour. Les films de Von Trier et Ferrara finissent de la même manière. Dans le premier Dunst et Gainsbourg, avec l'enfant, se rassemblent dans une cabane fragile, pour vivre les derniers moments. Tout tient dans cette cabane, le cadre de vie bourgeois dans lequel les personnages évoluaient n'a aucune importance (et devrait n'avoir aucune importance peut-on entendre).  Dans le second, le couple se blottit, et se rassure, "nous sommes déjà des anges" dit la fille. Dans cette affirmation on peut sans doute entendre que l'on pourrait le considérer dès à présent.

 

Dans ces fictions réside l'idée d'Arendt selon laquelle toute naissance est un recommencement possible. Dans "la Route", tout est là. L'enfant est le seul innocent.

"Le père ne voit que son intérêt et celui de son fils. Il a chassé autrui de ses préoccupations. En se souciant des autres, quel que soit le mal dont ils ont pu se rendre coupables, le garçon relie les individus séparés par l’effondrement de la société. Il fabrique tout le commun possible dans un tel contexte et convainc son père de revenir sur leurs pas pour rendre au voleur les vêtements qu’ils lui ont pris. Il s’agit bien là d’action : l’enfant rétablit un monde à la petite échelle de cette humanité réduite à trois personnes."
 
Dans le monde de la valeur d'échange qui court à l'apocalypse, il y a de l'"inestimable", l'amour, ou les "lucioles" que Pasolini voit disparaître d'Italie en quelques années. On peut aussi appeler cela le sacré. Ce sacré que les néolibéraux piétinent quand ils disent "pas de tabou !" pour justifier leurs "réformes. Les fictions apocalyptiques nous rabattent vers cet inestimable.
 
Une autre thématique de la fiction apocalyptique est de restaurer l'utopie. Comme dans "Malevil" (que je n'ai pas lu) de Robert Merle (dont je ne saurais par contre trop conseiller "la mort est mon métier", coup de poing dans le foie). "Malevil" consacre l'essentiel de la narration à la construction d'une société des survivants. Ainsi, la table rase permet, à travers les tourments et discussions des personnages, de reconsidérer l'essentiel : le débat entre Hobbes et Rousseau, la question de la propriété et de l'amour libre ou non, le rôle social de la religion. Mais si ces fictions montrent des moments de bonheur, advenu grâce à l'apocalypse, et au travail acharné des survivants, elles disent aussi, contrairement à ce que l'on reproche à l'utopie, que tout s'écoule, que la politique ne cesse jamais. 
D'autres visions apocalyptiques, comme la série "Leftovers" (j'ai vu la première saison), nous disent que peut-être l'apocalypse est déjà passé par là.  Cette série commence sur le constat de la disparition de 2 % de l'humanité, sans raison, en un instant. Elle commence en réalité trois ans plus tard. On a pu la voir comme une vision de l'Amérique post crise financière. La catastrophe a eu lieu, et on la commémore, mais rien n'a changé. Une partie des habitants créent une secte qui ne cesse, elle, de rappeler l'absence de ceux qui sont partis, et prétend que l'on ne peut plus vivre sans prendre en compte cette disparition. Mais pourquoi sont-ils aussi dérangeants pour le spectateur ? Parce qu'ils pensent que l'apocalypse est derrière alors qu'il est toujours là. Ceux qui le comprennent sont ceux qui se battent pour le présent, en se rappelant du passé, et en envisageant  l'avenir. 

.

"Car il ne s’agit pas de regarder ses morts pour se persuader que le monde est condamné ou que sa fin est imminente. Il s’agit bien plus d’apprendre à porter attention au présent, c’est-à-dire aux survivants. Il s’agit de regarder non pas l’image des disparus, mais la perte des disparus sur le visage de ceux qui restent."
 

Bien évidemment, la fiction apocalyptique contemporaine se saisit pleinement de la question écologique. C'est le cas avec Margaret Atwood qui imagine un monde qui " inaugure un rapport nouveau entre les humains et les autres animaux, fait d’entente et d’estime mutuelle. Le pacte scelle un accord qui interdit la prédation ou la privation des ressources de l’autre et qui engage à s’entraider en cas de danger. En d’autres termes, c’est un traité de paix et d’alliance. La promesse des Jardiniers – cultiver la Terre et la partager équitablement avec les autres espèces – prend corps. Le soin de la Terre s’articule au souci de considérer ses autres habitants comme des sujets."

 
Ces fictions ne délivrent pas de grandes leçons miraculeuses. Elles ne nous disent pas quoi faire, ni maintenant, ni en cas de survie. Mais comme souvent, la plus politique des œuvres est celle qui justement n'est pas explicitement politique. Ce n'est pas le sermon qui est politique, c'est le déplacement que l'art peut susciter en chacun de nous, en nous transportant dans l'expérience d'autrui. Ce que disent deux auteurs comme Adorno et Rancière. Et j'en suis convaincu. Le jazz est plus politique que n'importe quel film "engagé" trop explicite, qui ne remuerait rien en vous que des opinions.

 

 

 

 

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2 août 2019 5 02 /08 /août /2019 03:51
En totale conséquence – « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », Sade.

Sade est fol et génial. Il a le génie des fous (dans son cas au sens où la folie est asociale, nous ne parlons pas de pathologie), dans sa part de lucidité unique (qui n’empêche pas qu’il soit aveugle ailleurs). A un certain degré de lucidité, la vie sociale devient impossible. C’est cela la folie de Sade, pour ce qui est de sa logique, il est bien difficile de le prendre en défaut. Il pousse les logiques jusqu’à leur terme. Son rôle historique aura été de montrer ce qu’on peut obtenir si on suit le chemin des lumières jusqu’au bout. Il en fallait un, pour tirer la bobine, et ce fut lui. Il aura démontré que la liberté n’était pas une question à prendre à la légère, qu’elle ouvrait sur un gouffre insondable, et que tout devenait possible à partir du moment où on la consentait, à partir du moment où plus aucun Dieu ne régnait en surplomb. C’est ainsi qu’Annie Lebrun parle magnifiquement d’un « bloc d’abime » à son sujet, qui surgit « soudain », quand on le lit. Il nous conduit tout au bord de l’abîme en nous montrant que la liberté, si elle n’est pas qu’un vain mot, une vague « valeur », a des conséquences. C’est ainsi qu’il est infiniment dérangeant, car il nous pousse au pied du mur. Il nous oblige à nous demander à quel point nous coïncidons avec ce que nous prétendons penser. Et personne ne peut y échapper, vu la radicalité de la pensée en question, et sa force d’argumentation. Il est vraiment un précurseur de Nietzsche, le seul je pense, avec Bataille plus tard (qui témoignera à un procès pour obtenir la publication de Sade), mais sans la même force, qui a cet effet.

 

Dans ses œuvres romanesques, Sade se donne pour mission d’écrire le sommet de ce que l’on peut imaginer de l’homme, et il ne s’est pas trompé. Comme dit Barthes tout ce qui peut être écrit doit l’être et c’est cet horizon qu’assume Sade. Mais (et c’est là où l’on se trompe à son sujet) il ne prône rien, il constate. Ce n’est pas son genre, de prôner, ou de ne pas prôner. Pour lui, à partir du moment où c’est la nature qui dicte, alors il convient de considérer qu’il n’y a rien à commenter, il n’y a qu’à décrire. Et la nature dicte beaucoup. Mais Sade, pour sa part, de ce qu’on sait de lui, n’était pas homme si terrible. Il était très aimé par les femmes, choyé, et il était romantique ! Il était débauché, oui, il s’adonnait à des pratiques dont désormais on fait des best sellers pour affoler les mères de famille. Il batifolait avec les prostituées, comme tous les hommes qui en avaient un peu les moyens en ce temps-là, et il était bisexuel et on l’accusait de sodomie, pratique pour laquelle aujourd’hui on fournit des tutos. Il a manifestement été violé par des prêtres, comme beaucoup, et cela l’a définitivement dégrisé de tout discours moral. A un moment de sa vie, ses besoins sexuels se sont même apaisés, et c’est là qu’il a écrit ses textes les plus crus. Il n’a pas disposé de beaucoup de temps, car il a passé autant de temps que Nelson Mandela en prison, d’abord sous l’ancien Régime, puis sous la République, et sous l’Empire. A cause de sa belle- mère, dite « la Présidente », qui le haïssait et l’aimait, et le faisait enfermer (alors qu’il était innocenté par les procès), comme on fait enfermer un fou, par jalousie autant que par souci de respectabilité. Qui était le plus pervers dans cette affaire ? Sans doute la Présidente. Car Sade a eu l’occasion de la faire arrêter, quand il était dans sa section parisienne, mais il s’en passa. Ce n’était pas un homme de haine ni de ressentiment. Sade n’était pas sadique, il était sadien.

 

Et il y a ce petit texte, inouï, génial, et démentiel tout à la fois : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! ».  Son texte politique explicite. Sade était républicain. Il était dans une section révolutionnaire. Mais c’était…. Un modéré ! D’une certaine manière. C’est-à-dire qu’il ne voulait certainement pas une dictature de ce que l’on appelait le prolétariat. Et surtout il voyait dans la loi le souci. Dans son adresse au peuple, il réclame qu’on se tienne à écrire le moins possible de lois. Il passe donc au bord de la guillotine sous la domination des jacobins.

Et comme toujours chez lui, Sade affronte toujours la logique, il en tire toutes les conclusions, avec une terrible lucidité.

 

D’abord il réclame que l’on en finisse avec la religion monothéiste. En cela il s’oppose à cette idée de Robespierre, cet égarement, autour du culte artificiel de l’Etre suprême, considérant que la fraternité avait besoin d’une religion nouvelle, spécifiquement républicaine. C’est cela qui fut manifestement tout au bord de lui coûter la tête.

 

Le retour au polythéisme des dieux multiples, des héros, qui étaient des inspirations, ne lui déplairait pas. Si la révolution se rêvait en habits athéniens et romains, Sade était à l’avant-garde. Mais ces dieux ne sont que des personnages, et Sade le sait. Il est athée, et son athéisme est conséquent. On retrouve chez lui les accents du Lucrèce de « de rerum natura », grand inspirateur des libertins (au sens, ceux qui n’acceptent pas la domination de la chrétienté).

 

« A mesure que l’on s’est éclairé, on a senti que, le mouvement étant inhérent à la matière, l’agent nécessaire à imprimer ce mouvement devenait un être illusoire ». Sade est un matérialiste conséquent. Dieu n’existe pas, parce que Dieu n’a aucune influence sur notre corps. Comme Spinoza, il sait que les idées sont les idées de nos affects.

 

Il comprend avec une clarté hors du commun le lien entre pouvoir et croyance. « Il n’y eut jamais qu’un pas de la superstition au royalisme ». Ainsi, logiquement, on doit aller jusqu’au bout. Tous les préjugés issus de la religion doivent être brisés. S’ il en reste, ce sera mauvaise herbe qui repoussera.

A ce point, il se trompe. Il considère qu’un peuple qui a tué son Roi aura la tâche encore plus facile à tuer un Dieu évanescent. Il mésestime les utilités de la religion, même s’il sait que c’est la peur qui fonde la religion. Elle procède des passions. Mais il pense que la passion de l’égalité peut s’y substituer. Et quand il parle d’égalité, il parle d’égalité sociale, il… Va toujours jusqu’au bout.

 

Mais c’est là l’étonnant chez Sade, ou le contre intuitif, il ne défend pas du tout la violence. C’est par le sarcasme, l’ironie, que l’on pourra en finir avec le religieux. Qu’on montrera son impuissance, plutôt qu’en les martyrisant. C’est plus efficace. Et il y a … De l’éthique chez Sade, oui… Car il affirme qu’on ne saurait se comporter comme les autocrates qu’on vient de détrôner. Il préfère Julien l’apostat, à Néron.  

 

Bien évidemment, le blasphème doit être autorisé, il a un rôle essentiel.

Personnellement, je ne suis pas un adepte du blasphème, à notre époque, dans notre contexte. Même si je suis évidemment pour le droit de blasphémer. Disons que je ne trouve pas cette attitude opportune et habile. Mais à l’époque de Sade, il fallait abattre un pouvoir multiséculaire. Sade était donc fort lucide. Il y a une vision très moderne dans cette vision où tout le monde peut se « moquer de tous » sans qu’on s’en prenne aux cultes par la force. En clair, ce qui préoccupe Sade, c’est la liberté, il désire son envol.

 

Puis Sade parvient dans les eaux troubles. Les mœurs. Et il tire la conclusion de la proclamation de la liberté de conscience. Il considère qu’un gouvernement républicain doit se retenir de proclamer des lois. Il est anarchiste avant que le mot existe. La peine de mort est une abomination. Pourquoi ? Parce que si la vengeance est acceptable… Car naturelle, passionnelle, la Loi ne peut pas se réclamer de cette légitimité ! Et puis, argument plus classique : la peine de mort n’a jamais fait reculer le crime.

 

Et puis il est nécessaire de purger la morale, puisque la religion n’en est plus la base. C’est ainsi que le précepte de Jésus, « aimez l’autre comme vous-même » est décrit comme hypocrite et faux. La force vitale nous impose de nous aimer par-dessus tout. Ensuite, oui, nous sommes des frères ou des amis.

 

Que punir, alors ? Logiquement, rien.

 

La calomnie ? Et là Sade nous confronte à la sagesse qui pourrait être la nôtre si nous étions sages …. La calomnie n’est pas condamnable, car si le calomnié est un fripon, alors elle sera justifiée. Si le calomnié est injustement calomnié, il n’aura pas de mal à le prouver (sa propre vie prouve cependant le contraire).

 

Le vol ? Et là Sade est encore impitoyablement logique…. Tant que l’égalité sociale n’est pas au rendez-vous, le vol ne saurait être condamné. C’est une mesure de rééquilibrage. La révolution, il l’ a bien vu, demande le respect de la propriété, et proclame l’égalité. Cette contradiction appelle le vol. Donc le vol ne mérite pas condamnation. Implacable.

 

Nous en venons aux crimes et délits du « libertinage » qui intéressent particulièrement Sade, puisqu’il a connu deux procès à ce sujet.  D’abord il effectue une remarque politiquement très pertinente. Un gouvernement réellement républicain réclame un certain degré d’immoralité, car c’est l’esprit d’insurrection qui empêche la république de s’assécher. Et l’insurrection ne peut pas se confondre avec une morale, qui implique l’obéissance. Encore une fois, il met le doigt là où ça tiraille.

 

Le citoyen, pour ne pas devenir maladif, et là on anticipe Freud, Reich, Bataille, doit pouvoir aller au bout de ses passions. Et Sade va plus loin : c’est la société qui doit lui garantir de pouvoir toutes les assouvir. C’est du Marcela Iacub avant l’heure.

 

Il est impossible de posséder quelqu’un. Pas d’esclavage, donc, ni d’exclusivité. Mais par contre. Il y a un droit de jouissance absolu selon notre nature. C’est ainsi que Sade, et là sa logique le conduit à des propositions folles et évidemment scandaleuses (mais logiques, ce qui nous met mal à l’aise et nous rappelle que nous sommes dans les rets de la morale). Ainsi, les hommes doivent avoir accès à des maisons de passe où les femmes seront astreintes à se donner à leurs désirs… Mais, attention, la réciproque est proposée. Les femmes ont un droit à assouvir leur désir sur tous les hommes. Ce n’est pas contre nature. S’il y a désir, alors nature doit être respectée. Dans la totale réciprocité.

Quant à l’homosexualité, elle n’est pas contre nature, elle doit donc être célébrée. Les prostituées, répondant à la loi naturelle du désir, doivent être célébrées et non stigmatisées. Sade invente un drôle de féminisme où il offre une totale liberté au « sexe charmant », tout en lui indiquant un devoir de donner la jouissance nécessaire aux hommes. Sous le regard bienveillant de l’Etat. Sade imagine la République comme un immense salon libertin où chacun joue le jeu. Il va au bout de ses fantasmes. Le divorce n’était qu’n hors d’œuvre pour lui.

Même l’inceste doit être autorisé. S’il est pratiqué, c’est qu’il est dans la nature. Sade n’avait pas lu Levi Strauss, ni Freud.

Quant à la sodomie, qu’on lui a reproché, il juge évidemment qu’il est infâme de s’en prendre aux goûts des autres.

 

Et le meurtre ? Et bien lui non plus il ne doit pas être puni, si l’on est conséquent. L’homme, une fois délesté de Dieu, n’a aucune place particulière dans la nature. On tue des animaux sans être puni, donc pourquoi punit on le crime d’un humain ? Ce n’est que l’orgueil, d’après Sade, qui fait la différence. De plus, la mort n’est qu’une transformation, elle n’arrête pas le cycle de la vie. Nous sommes impuissants à tuer, vraiment.  Et puis, et là Sade anticipe le « malaise dans la civilisation » de Freud, l’homicide procède d’une pulsion naturelle (en ce sens il n’est pas du tout rousseauiste comme les intellectuels de son époque). Freud, quand il reconnaîtra cette pulsion, au départ absente de ses constructions, parlera du surmoi comme barrière nécessaire pour la contenir, barrière fragile, mais nécessaire à la civilisation. Sade, lui, se contente de dire « voila où nous allons si nous proclamons la liberté ».  Il constate aussi, ce qui est indéniable, que la société valorise le meurtre dans la guerre, et le proscrit hors du champ de bataille.  Comment trouver héroïque d’un côté ce qu’on proscrit absolument de l’autre ? Cela ne tient pas. A moins d’abolir toute guerre. En réalité, le crime est nécessaire à la liberté, comme l’a montré Rome. Sade reconnaît tout de même le meurtre « comme une horreur », mais inévitable, donc nécessaire, donc à ne pas punir. Enfin, proscrire le suicide est ridicule. Mais cela nous le savons, même si nous avons encore à progresser sur le chemin du suicide assisté.

 

Voici l’esprit des lois selon Sade. Le moins possible. Et là, un éclair de génie (qui le rapproche de Robespierre en l’occurrence) : les lois de la République ne s’exporteront pas par la force, mais par l’exemple. Ce que notre époque, avec l’Irak, puis ce qui s’ensuivit en Syrie, nous a rappelé douloureusement. Et déjà Sade rappelait le précédent malheureux des Croisades, comme on essaya vainement de le rappeler à Bush. La révolution d’elle-même, Sade en était sûr, allait contaminer l’Europe. Et il en fut d’ailleurs ainsi. Sade l’encourage d’ailleurs, et c’est là ce que nous pouvons aussi entendre chez lui, à ne pas se contenter de discours, d’abstractions, de devises, mais à établir la prospérité. C’est dans la prospérité, et la culture, que la République vivra et qu’elle suscitera les envies autour d’elles. La morale y est impuissante, car elle ne repose plus sur rien.

 

Il est certain que de tels propos ont condamné Sade d’abord à rester dans son asile, mais ensuite à une longue disparition, puis une interdiction, levée seulement après-guerre, grâce à Jean Jacques Pauvert. On le lisait en cachette.  Mais aujourd’hui on peut le lire avec d’autres yeux. Comprendre ce que philosophiquement, cette quête logique signifie. Ce qu’elle nous dit sur la liberté. Et Freud trouve la formule en parlant du surmoi. D’un surmoi bien dosé. Sade, à partir du moment où les lumières demandaient l’explosion de régime des passions et de la raison qui prévalait jusque-là, en suit le chemin, sans peur de découvrir. C’est en cela qu’il est utile. Et il nous ramène à nos propres illusions, nos propres contradictions, qui peuvent tout à fait être assumées. Mais la lucidité, même anxiogène, n’est peut-être pas tout à fait inutile.

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18 juin 2019 2 18 /06 /juin /2019 14:25
Les révolutions de demain seront Benjaminiennes - Sur le concept d'Histoire - Walter Benjamin

"On le sait, il était interdit aux juifs de prédire l'avenir. La Torah et la prière leur enseignent par contre la remémoration. Pour eux la remémoration désenchantait l'avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les juifs l'avenir ne devient pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie".

 

Nous sommes pris en tenaille entre les réactionnaires du tout était mieux avant, et les "progressistes", pour lesquels le cours du monde est le réel, et ce réel est rationnel. On doit s'adapter et se taire.

 

Ce n'est pas nouveau. Ce clivage existe depuis que l'idée du Progrès a été inventée.

 

Il y a un homme singulier s'il en était, qui dans un désespoir croissant, qui le conduira à l'exil en France, puis au suicide à Port-Bou, convaincu qu'il était d'être rattrapé par les nazis, et épuisé, a essayé, avec son bagage culturel bigarré, de surmonter ce faux dilemme. C'est l'attachant et inspirant Walter Benjamin, qui n'a guère publié de son vivant, mais a profondément marqué ceux qui l'ont connu (voir par exemple le long portrait, touchant, que lui consacre son amie Hannah Arendt, dans sa galeries de portraits, "Vies politiques"). "Benji " a eu une grande influence sur la philosophie d'après-guerre.

 

A l'heure où la notion de "progressisme" est monopolisée par des gens qui tentent d'en revenir au contrat de louage du travailleur, et filent tout droit vers la destruction du monde par dépendance à la marchandise, nous pouvons nous demander, plus que jamais, si le clivage progressiste/conservateur a le moindre sens, s'il ne contribue pas à nous empêcher de penser clairement. Et Walter Benjamin, à cet égard, tombe à pic.

 

En 1940, au bord du gouffre, il écrit un petit texte, que j'ouvre de temps en temps, qui traîne dans ma bibliothèque, titré "Sur le concept d'Histoire". Et qui mérite d'être médité et relu.

 

L'étrangeté de Benji ne se comprend que dans sa maturation dans un contexte très particulier, écrasé par les nazis ou exilé. C'est un pur produit de cette fameuse "mittle europa" qui a produit des génies au début du XXème siècle, et d'une certaine judéité de gauche ou tout au moins rétive au conservatisme (qui était antisémite, de toute façon), qui se retrouve chez Rosa Luxembourg, entre autres, mais aussi Kafka, ou un autre inspirateur de l'Ecole de Francfort, Lukacs. Ces gens parlent allemand, circulent entre Prague, Berlin, Vienne, se connaissent. Ils étudient la philosophie, discutent avec les courants sionistes, ont une éducation religieuse, mais adhèrent au socialisme. A un socialisme non autoritaire, fréquemment. La démocratie leur parait un moyen d'émancipation des juifs, et les Etats, ils s'en méfient évidemment. Benji se lie notamment avec ce qu'on appellera l'Ecole de Francfort, et son esprit rôdera dans leurs écrits ultérieurs, comme un fantôme. Benji a aussi un rapport particulier avec la France, via Baudelaire, et son amour des passages parisiens . Je ne vais pas développer sur sa personne et son œuvre, ce serait très long, mais sachez par exemple qu'il est incontournable pour penser la culture moderne, avec ses écrits sur l'œuvre d'art à l'âge de leur reproduction technique de masse (et qu'on ne peut pas saisir Wharol sans avoir lu Benjamin).

 

Benji" (comme l'appelle Arendt)a été gagné au marxisme. Mais comme d'autres penseurs de ce bouillon culturel juif d'Europe centrale, il l'emmène ailleurs, en dehors de l'orthodoxie aux deux visages stalinien et "social démocrate" (au sens post union sacrée de la guerre de 14).  Ainsi, il est le premier philosophe, devant l'évidence des années 30, à ne pas voir là une "ruse de la raison", qui annonce la révolution (Hitler annonçait la révolution communiste sur son échec, selon les communistes allemands staliniens), mais il est conduit à remettre en cause ou à reformater la philosophie de l'Histoire marxiste, héritée largement de Hegel pour qui la"Raison" se cherchait dans l'Histoire, comme dans une grande dissertation qui finirait par une conclusion où tout serait réconcilié. Hegel pensait que cette synthèse était l'Etat prussien... Et Marx le communisme. Pour Benji, le matérialisme historique doit se débarrasser de son squelette théologique qui cherche à tout justifier au nom d'une logique de l'Histoire linéaire, passive, vide finalement.

 

Pour lui cette affaire de Progrès, ça ne tient pas. Et fidèle à la tradition juive, il parle par allégories (comme Maïmonide le jugeait nécessaire pour toucher des vérités). Benji, fils de bourgeois, à qui l'on menace sans cesse de couper les vivres parce qu'il ne fait que lire, écrire, et accumuler un nombre insensé d'ouvrages, sans réussir de carrière universitaire, considère que le progrès est une idée de bourgeois, et que ses amis marxistes devraient s'en délester. 

Que propose t-il à la place ? 

D'abord, il se tourne vers le passé (ce qui fait que certains gens de droite, comme Finkielkraut, passéiste et nostalgique, aiment Benjamin), et voit le devoir révolutionnaire comme lié à une rédemption des luttes du passé. Il songe aux morts sur les barricades parisiennes. Ce n'est pas la théorisation d'un "devoir de mémoire" comme aujourd'hui, mais de faire justice de ce qui s'est passé. Ainsi les révolutionnaires ont une tâche messianique, qui le rattache à sa culture d'origine. Mélancoliquement, romantiquement, Benji ne parle pas de "lendemains qui chantent", mais au contraire illumine le passé par le regard inspiré de ceux qui le regardent et reprennent le flambeau.

 

On voit qu'à la vision linéaire du "progressisme" libéral ou marxiste, il oppose une vision du temps beaucoup plus complexe, où présent, passé, futur, dansent ensemble. Le passé est un enjeu de lutte indissociable du présent et du futur. " À chaque époque il faut tenter d'arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s'emparer d'elle (...) Le don d'attiser dans le passé l'étincelle de l'espérance n'échoit qu'à l'historiographe parfaitement convaincu ,devant l’ennemi, s’il vainc, mêmes les morts ne seront point en sécurité".

 

Nous en venons à sa fameuse allégorie de l'Ange de l'Histoire. Il s'inspire d'un tableau de Paul Klee (souvent en couverture des éditions du texte), où l'on voit un Ange. En lui il voit un Ange de l'Histoire, qui regarde les montagnes de morts accumulées par l'Histoire, les injustices, les guerres, les répressions. Il n'en détache pas son regard. C'est une vision tragique de l'Histoire, mais réaliste. Benjamin a cette phrase un peu glaçante mais véritablement tragique : 

 

"il n’y a pas un document de la civilisation qui, simultanément, ne le soit de la barbarie". L'Histoire est écrite et véhiculée par les vainqueurs.

 

Cette phrase est aussi à méditer par les simplificateurs de l'Histoire et les manichéens moraux. Car, oui, tout ce qui nous paraît illuminer le passé, a sa part de victime.

 

Mais un vent souffle dans ses ailes, et le repousse, c'est le vent du "Progrès". On est loin d'une vision irénique du progrès linéaire. Le temps est l'expression de notre avancée, certes, mais il ne révèle pour le moment que des monceaux de cadavres. Et le temps s'écoule, l'Ange ne s'arrête jamais pour soulager les souffrances, mais le vent l'emporte et déroule le même spectacle (pour les années qui suivent son texte, on peut dire qu'il a vu juste !).

 

Je disais que l'Ecole de Francfort avait été hantée par Benjamin. La première manifestation en est qu'elle a analysé le fascisme et le nazisme, non comme des régressions, mais comme des produits inédits de la modernité et des chemins pris par la Raison (ce que disaient aussi les surréalistes après la première guerre mondiale, sur la boucherie 14-18). Adorno, ami proche de Walter, insiste sur ce point. C'est un pays cultivé, moderne, qui a enfanté Hitler, et ce n'est pas du tout fortuit. A partir de là, ces penseurs vont penser le totalitarisme comme un phénomène moderne.

 

La révolution alors, n'est pas réalisée au nom du meilleur des mondes attendu, programmé, mais - comme elle commence aujourd'hui même à être appréhendée, ce qui est une prophétie remarquable de Benjamin sur le destin de la modernité - comme une opération de sauvetage contre la grande catastrophe. En son temps, le nazisme occupant l'Europe, en notre temps la destruction de la planète et de l'humanité par conséquent.

 

Benji a théorisé une position révolutionnaire anti progressiste, mais... Non réactionnaire. Celle qui émerge aujourdhui dans une synthèse entre la critique du capitalisme à son stade morbide et la conscience de la mortalité de l'éco système nécessaire à l'humain, semble s'inspîrer de Benjamin.

 

La conscience révolutionnaire de Benjamin puise sa force dans ce regard de l'Ange sur le passé. Dans le lien culturel, puissant, avec ce qui a été vécu, expérimenté, autrefois, et dont on se nourrit et tire les leçons (ce qui n'est pas le point fort de l'époque, certes, la transmission étant méprisée).

 

"Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention".

 

C'est dans la colère de ce qu'on a fait aux nôtres que devrait se nourrir la force de renverser le monde, et non dans un "idéal" abstrait, sans consistance.

 

La révolution devient ainsi nécessaire, urgente, ne peut pas être différée par de savants calculs  sur la "mâturité" (ici Benji est du côté de Lénine ou du Che contre les Mencheviks), elle assume un certain pessimisme et même une mélancolie. Mais elle est synonyme de pure créativité, car rien n'est écrit d'avance. Rien n'est perdu d'avance. Le "Messie" (le peuple) passe par "la porte étroite". Camille Desmoulins aux jardins des tuileries, puis on se déplace à la Bastille. Un homme s'immole, sur une place du Moyen-Orient, et tout bascule. 

 

" Une fois que la société sans classe était définie comme une tâche infinie, le temps homogène et vide se métamorphosait pour ainsi dire dans une antichambre dans laquelle on pouvait attendre avec plus ou moins de placidité l'arrivée d'une situation révolutionnaire. En réalité, il n'existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire".

 

 

 

 

 

 

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13 juin 2019 4 13 /06 /juin /2019 01:52
Le promoteur est-il maître de la ville ? - Julie Pollard, l'Etat, le promoteur, et le Maire

"Halte aux promoteurs". C'est une phrase que l'on a tous entendue, depuis que les villes ont été livrées à la gentrification, puis, parfois, à des retournements de cycle qui portent l'accumulation ailleurs, car ce qui se dévalue devient attractif par le prix et ce qui est spéculé devient inaccessible à terme. Le marché détruit donc, et construit, inlassablement. Ce slogan nous alerte sur la fragilité du bien public urbain, le risque blafard de la ville livrée à la spéculation.

 

Mais qui est donc ce "promoteur" un peu spectral, omniprésent et silencieux sous le papier glacé des publications de boîtes aux lettres attirant notre attention sur le futur programme idéal près de la prochaine ligne de tramway ? Fait-il la pluie et le beau temps dans nos villes? Produit-il la politique du logement ou s'y glisse t-il aisément ? Toutes questions qu'aborde un essai intéressant de Julie Pollard, avec une approche politiste : "L'Etat, le promoteur, et le Maire". Un livre qui a l'intérêt, en observant les pratiques précises des acteurs, de montrer que le marché et le politique sont plus incestueux qu'opposés.

 

La politique du logement s'est largement redéployée vers une politique fiscale d'incitation à l'achat, même si la situation de la France n'a pas encore rattrapé la norme américaine en la matière. En ce sens elle est devenue plus illisible, et les promoteurs y jouent un rôle particulier.

 

Mais qu'est ce qu'un promoteur ?  En réalité rien ne le définit officiellement ni ne le règlemente. C'est avant tout un intermédiaire, et un coordonnateur. II débusque des terrains, rassemble des financements, crée une montage juridique, se rapproche des architectes et des entreprises du BTP, puis commercialise le résultat. Historiquement, il doit son apparition aux choix de l'Etat, et en dépendt largement, plutôt qu'il n'impose les choix globaux. Mais ces promoteurs sont devenus pièce maîtresse car l'Etat n'a pas de mains, il est désormais incitateur. Surtout, les promoteurs tissent une relation dialectique étroite avec les élus et les fonctionnaires locaux, qui sont des acteurs primordiaux du logement réel. Deux types de relations, donc, qui créent une fracture au sein même de la politique du logement.

 

"Pour les promoteurs, la construction de logements est avant tout un problème ultra-local – au sens qu’il se pose à l’échelle de parcelles à bâtir – de détection d’opportunités foncières et d’obtention d’autorisations pour mener à bien leurs opérations."
 
L'obtention du permis de construire est la pierre angulaire de cette relation locale, ce qui n'apparaît pas dans le droit, le permis étant censé être attribué à partir de critères arrêtés, sans pouvoir discrétionnaire. Mais tel n'est pas le cas, car n'est-ce pas, "tout est politique", c'est à dire contingent. 
 
Les promoteurs ont des profils divers, certains sont liés à des banques, à des groupes du BTP, d'autres sont plus indépendants. Les oscillations du marché conduisent à leur recomposition dans le temps. Ils assurent tout de même un tiers de la production de logement en France. C'est une activité potentiellement très rentable, un vrai bingo au Casino, mais aussi très risquée en cas de retournement de conjoncture. Demandant une forte capacité d'investissement, le secteur s'est concentré et dix pour cent des promoteurs réalisent quatre vingt pour cent du chiffre d'affaires. Leur actionnariat est en recomposition permanente, et ils sont côtés en bourse. Malgré leurs différences, ils sont obnubilés par deux cibles : la politique fiscale liée au logement de l'Etat, et leurs relations avec les pouvoirs locaux.
 
Au cours du XXème siècle, l'Etat a formalisé deux secteurs bien distingués : le logement social, relevant d'acteurs pour la plupart publics, et un secteur privé où la promotion s'est développée. Dans les années 70, l'Etat recentre son attention sur le logement social, met en place la substitution de l'aide à la personne à l'aide à la pierre, et laisse donc le privé acquérir plus d'autonomie.
 
Même si le promoteur n'est pas défini, et que ce métier d'ailleurs peut être exercé par n'importe qui, sans aucune condition, il évolue dans un contexte très règlementé, par le Code de l'Habitation et de la Construction, le Code de l'Urbanisme. On ne peut pas dire que le secteur est en lui-même totalement livré au marché. Par exemple les promoteurs sont soumis à des règlementations thermiques successives exigeantes, 
 
La grande évolution a donc été "la niche fiscale", qui a pris une ampleur de plus en plus accentuée parmi les outils politiques du logement. Les aides fiscales sont désormais... Plus de quatre fois supérieures aux aides à la pierre. Ce bond a été rapide, en une quinzaine d'années au croisement de notre siècle et du précédent. Ce choix d'inciter les français à choisir l'investissement immobilier a profité aux promoteurs, tout en soulignant leur dépendance forte, au sens addiction, à l'égard de ces dispositifs.  Les "Robien" "Besson", "Pinel", "Dufflot", se succèdent, et se chevauchent. Quand un d'entre eux disparaît, il produit des effets bien des années plus tard. La politique du logement devient ainsi un maquis illisible. Le politique a recours à ce levier, car il n'augmente pas les dépenses publiques (mais diminue les recettes possiblement), et les ministères du logement savent qu'un dispositif fiscal n'est pas l'objet d'une enveloppe fermée, c'est un droit de tirage. Mais la politique du logement devient opaque. Ces politiques ne sont pas budgétées, à peine évaluées par des prévisionnels, car elles dépendront de la réactivité du marché. 
 
Les promoteurs essaient évidemment d'influencer les politiques du logement. Leur fédération paraît peu efficace en ce sens. Elle est plutôt tournée vers ses adhérents. Par contre, certains promoteurs agissent, par forcément en s'adressant d'ailleurs au ministère du logement d'après l'ouvrage, mais à Bercy ou à Matignon, ou auprès des rapporteurs du budget logement au parlement.
 
Localement, les promoteurs usent de leur expertise pour produire des analyses et des statistiques qui vont dans le sens de leur intérêt, ce qui est plus aisé avec les petites communes sans ressources techniques denses. Celles-ci peuvent se voir vendre des projets de développement urbain clés en main. Mais dans le rapport de forces, le monde politique local n'est pas du tout dénué d'atouts, loin s'en faut. Les promoteurs essaient de "lire" les attentes des politiques locaux pour trouver leur place, sachant que les locaux aiment à travailler avec ceux qu'ils connaissent bien et avec lesquels des expériences passées ont été réussies. Le ticket d'entrée n'est donc pas facile à obtenir sur un nouveau territoire, même si les élus essaient de concilier préférences et distribution, pour maintenir un salubre esprit de concurrence et consolider leur autorité. Le monde des promoteurs et la sphère publique locale entretiennent de fortes et constantes interactions, et les cadres des entreprises sont appelés à être très présents dans la vie locale, le but étant avant tout d'éviter tout impair qui mènerait à être black listé des opérations immobilières du territoire. Ils ont en tête la nécessité de satisfaire à la fois le client et l'élu. 
 
Les élus ont aussi besoin des promoteurs. Donc on a là un jeu subtil de rapports de forces, d'attentes exprimées implicitement mais pas toujours inscrites noir sur blanc dans la légalité stricte. En fonction de leur vision stratégique, et de leurs ressources (un foncier important par exemple), une Mairie ou une agglomération pourront procéder différemment. Ils disposent en tout cas de nombreux outils pour faciliter ou rendre infernale la vie des promoteurs, et négocier avec eux. Du permis au droit de préemption, et d'expropriation, de la création de ZAC au Plan Local d'Urbanisme, en passant par le Plan Local de l'Habitat. Les élus locaux disposent aussi, plus marginalement, d'outils fiscaux. Un deal classique en ZAC est donner l'accès à un foncier accessible, alléger les contraintes pour les promoteurs, et obtenir en échange des équipements pour les habitants.; Les élus ont diverses attentes envers les promoteurs et se servent de l'épée de Damoclès du permis pour atteindre des objectifs. Cela peut être de se servir d'eux comme bouclier en cas de contestation des riverains à un projet (vous reviendrez nous voir quand le contentieux sera levé), ou obtenir des logements de taille adaptée aux familles, ce que beaucoup de Maires voient comme un outil de continuité électorale.
 
Dans le contexte d'une crise des outils du logement social, les élus, soucieux de la mixité sociale, ou poussé par la loi,  ont imposé aux promoteurs des quotas de logement social à vendre ensuite aux organismes en diffus, au sein de leurs propres opérations. Les promoteurs ont rechigné, mais ont du accepter.  On voit aussi, ce n'est pas dans le livre, mais c'est d'expérience personnelle, les élus demander l'inclusion d'une crèche qui sera ensuite vendue à la Mairie, en bas d'immeuble; Les organismes HLM n'ont pas apprécié ce mouvement de dépossession.
 
Méthodologiquement, les élus ont des approches dissemblables. Le livre prend l'exemple de la Plaine Saint Denis qui affiche la couleur et a édicté une "charte" pour les promoteurs, document qui n'a rien de légal mais rend explicités les fourches caudines par lesquelles il faudra passer. Issy les Moulineaux négocie au cas par cas. Bien entendu, la vie continue, et le conflit doit être autant que se peut évité, on parle donc de partenariat. Mais les promoteurs considèrent qu'ils doivent surtout courber l'échine. Bien évidemment, tout dépend du territoire. Est-ce qu'il est attractif pour un promoteur ou est ce qu'il a besoin de les faire venir ?
 
On assiste ainsi à une "dislocation" de la politique du logement, entre le national et le local.
 
Au niveau national, l'Etat s'est coupé les mains, a affaibli les outils qu'il utilisait autrefois pour intervenir directement, et a délégué le "faire" aux promoteurs, via une politique fiscale aléatoire, dépendant des réactions du marché, s'avérant illisible dans ses moyens et ses effets. 
 
Les élus locaux semblent en position de force, mais ces cadres financiers avec lesquels les promoteurs sont tenus de travailler s'imposent, et les élus ne les décryptent pas aisément dans leurs conséquences. Les élus doivent par exemple essayer de lire la stratégie d'un promoteur en fonction des produits fiscaux à l'œuvre, des anticipations qu'il produit par rapport aux prix à venir sur le territoire. Comment prévoir et maîtriser le devenir de la ville avec autant de critères, d'asymétries d'informations et de logiques ? Les outils fiscaux peuvent créer des effets d'aubaine, qui fausseront la lecture des dynamiques territoriales. De plus, ces aides peuvent contribuer à la hausse des prix, puisque la solvabilité des ménages  peut être intégrée par le marché.
 
La puissance publique est désarticulée, et les logiques de l'Etat ne sont pas forcément les mêmes que celles du local. De plus les promoteurs ont des intérêts communs en face de l'Etat, mais pas au niveau local où ils sont en concurrence.
 
Le politique est donc fortement présent. Mais est-il si puissant ? Il dépend fortement des décisions des promoteurs, de leurs choix d'implantation sur le plan national, de leur ciblage des investisseurs (du F2) ou de propriétaires occupants. Les villes ne sont pas à l'abri des logiques spéculatives, des bifurcations de la politique fiscale nationale, les "niches" pouvant faire l'objet de coups de rabot car susceptibles de déraper, ce qui ne peut se constater qu'après l'exécution budgétaire contrairement à l'aide à la pierre.
 
Le politique et le public sont là, les règles existent, mais le politique s'est rendu dépendant de la promotion. La politique du logement est ainsi un signe de plus de certains aspects du néolibéralisme : un chaos concurrentiel entre les territoires se met en place, la sphère publique n'est pas supprimée mais reconfigurée par des forces extérieures, les puissances financières.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

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14 mars 2019 4 14 /03 /mars /2019 22:57
Georges Bataille, les Gilets Jaunes, et les fascismes - La structure psychologique du fascisme - Georges Bataille

En 1933, Georges Bataille participait à une revue d'ultra gauche, où il fréquentait notamment Simone Weil. Celle-ci se demandait à haute voix comment elle pouvait côtoyer quelqu'un d'aussi différent qu'elle. C'était un débauché, jusqu'au bout, pis que ce que l'on peut imaginer, et un adepte de l'irrationnel, face à une chrétienne morale qui voulait convaincre le monde de se doter d'un fonctionnement raisonnable.  Mais voila, ils détestaient tous deux le capitalisme et travaillèrent ensemble dans cette revue qui comptait dans le milieu de gauche de l'époque : "Critique sociale". Il y a quelque chose de romanesque à les imaginer ensemble. Ceci étant, ils partageaient, l'un et l'autre, l'anti chrétien et la chrétienne, le goût du sacré et la conscience de son rôle pour l'humanité.

Bataille, bibliothécaire absentéiste, consacrait son temps libre à des activités intellectuelles et politiques, et à la débauche, donc. Il publiait peu. Mais il donna à la revue un long texte sur la "La structure psychologique du fascisme", très original, et qui reste une référence par sa profondeur. Il est bien difficile à lire, Bataille écrivant singulièrement de surcroît. Ce texte est facile à trouver en ligne dans son intégralité, il compte une vingtaine de pages, un peu plus, il est édité aussi chez "Lignes".  Il mérite qu'on le relise, même si l'Histoire ne se répète jamais, mais bégaie. Si elle ne se répète jamais, l'être humain lui, démontre certaines constantes. A l'heure des périls, ce texte, que j'ai eu envie de lire en parcourant la biographie de Bataille (dont je parlerai une autre fois, donc), peut être utile.

J'ai lu un certain nombre d'interprétations, psychologiques ou pas, du fascisme, celles de Daniel Guérin, de Wilhem Reich, d'Arendt et d'autres. Ce qui m'intéresse dans ce texte (dans Bataille, c'est encore autre chose, il est passionnant à de multiples égards), c'est qu'il voit dans la démocratie libérale même, et son action d'"homogénéisation", le fruit pourri qui va engendrer le monstre. Et cela peut, aujourd'hui, nous intéresser au plus haut point.

 

Dialectique de l'hétérogène et de l'homogène

 

Bataille a recours à deux concepts, dont j'ignore, je le concède, la généalogie : l'homogène et l'hétérogèneMais dans la manière dont on les utilise, on subodore l'influence de la pensée de Hegel, qui le subjuguait. Même si je ne sais pas si c'était déjà le cas à l'époque.

L'homogène social, c'est disons, ce qu'aujourd'hui nous appelons le monde inséré.  C'est donc la production. La classe ouvrière, en régime capitaliste, a une place particulière dans cet homogène social. Elle relève certes de l'homogène, en tant que force de travail, dans la production. Mais en dehors de la production, elle relève de l'hétérogène. 

Car l'hétérogène est tout ce qui est repoussant et repoussé. On le voit avec les Gilets Jaunes. Un Gilet Jaune, sur sa chaîne de production, est une fonction qui ne pose pas souci. Par contre, en dehors, sur un rond-point, il est de ce monde qui dégoûte profondément les dominants, suscitant des réactions de haine qu'on pensait réservées au passé (leur QI, leur violence supposée, leur fascisme congénital, leur ignorance, leur détestation de l'écologie supposée). C'est bien qu'ils ont transgressé des règles importantes et suscité une peur chez ceux qui ont intérêt à ce que le monde tel qu'il va, dure le plus possible (ce qui paraît une chimère, comme l'était la continuité à l'époque de Bataille, mais bon). 

 

L'hétérogène, donc, rassemble tout ce qui n'est pas utile au fonctionnement du capitalisme. C'est très varié. Du chômeur au fou, jusqu'à l'érotomane. Les déchets aussi. Et d'ailleurs les gens hétérogènes sont appelés, comme on le sait, des déchets. Mais aussi tout ce qui est irrécupérable par le marché. Bataille ne vivait pas dans une société de consommation, il pensait ainsi que la fête était hétérogène. Aujourd'hui, une fête hétérogène est une rave party improvisée dans un bois sans autorisation, non sponsorisée, et où l'Adjoint au Maire n'a pas pu passer un deal avec les organisateurs pour que son cousin fournisse l'alcool.

 

Le chef, surgi de l'hétérogène pour apporter une nouvelle homogénéité

 

Bataille souligne que le leader fasciste vient de l'hétérogène. Il est considéré comme un sale type par la bourgeoisie, qui veut en faire son jouet. On pourrait en effet longuement parler des CV des nazis : des anciens souteneurs, des paumés, des ratés, dont Hitler lui-même, artiste et architecte avorté, qui a connu la misère (voir la biographie incroyable d'Hitler par Ian Kershaw que j'ai dévorée hypnotiquement, et qui s'arrête sur le profil de nombreux de ses collaborateurs). Mais par un certain nombre de subterfuges, son hétérogénéité va magnétiser, et s'avérer divine. Dans l'extrême droite contemporaine, il en est de même. La difficulté que connaissent ces forces à trouver des cadres quand ils s'emparent de positions est patente. Ce sont des marginaux manipulés par des rentiers. 

 

La classe dominante essaie de maintenir l'équilibre et la continuité de la société homogène, qui bien entendu, sur ses marges (l'exclusion dit-on aujourd'hui) côtoie l'hétérogène. Le parlementarisme libéral mène ce travail de régulation, et en même temps l'Etat use de la répression contre l'hétérogène, sous différentes formes. Il faudrait, pour la classe dominante, que cela dure toujours, que chacun accepte son rôle fonctionnel. Mais voila, il y a le risque de rupture de l'homogène.  Une partie de la population qui était tenue dans l'homogène dérive vers l'hétérogène. C'est alors que le fascisme surgit pour s'adresser à elle.

 

Le leader fasciste, qui pourtant vient de l'hétérogène, et n'a que violences pour le fonctionnement de la société homogène pourrie, va entreprendre de re fabriquer de l'homogène, avec d'autres façons que le démocratisme libéral. On connaît les instruments : le charisme, le culte du chef, l'idée de l'unité, qui n'est pas celle d'une société sans classes, mais d'une société d'union des classes sous l'égide du chef, ou encore une geste héroïque aux antipodes du vieux régime croulant que les gens avaient fui pour se rapprocher des hétérogènes.  Le fascisme est inédit dans l'histoire des dominations tyranniques.

"Le pouvoir fasciste est caractérisé en premier lieu par le fait que sa fondation est a la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée."

Un point clef est le ciment du peuple "relié", d'une fermeté d'acier, qui n'est possible que par l'opposition violente à l'Autre. La société libérale était conflictuelle mais admettait la différence dans le conflit, et l'hétérogène, stigmatisé. Pour les fascistes, c'est l'Un contre l'Autre. Le fascisme c'est donc nécessairement le racisme, la guerre. Bataille insiste sur l'aspect religieux, souvent négligé, dans l'affaire, et qui nous rapproche des courants totalitaires contemporains : "le chef en tant que tel n'est en fait que l' émanation d 'un principe qui n' est autre que l' existence glorieuse d' une patrie portée a la valeur d'une force divine" (ça fonctionne avec l'Etat Islamique).

 

Comment on fabrique des bouchers sans remords

 

Bataille, alors que les plus grandes atrocités nazies ne sont pas encore là, malgré la répression féroce en Allemagne, explique par avance les mécanismes, encore jugés mystérieux aujourd'hui, de la participation des petites gens au pire, activement, de la nuit de cristal au plan d'extermination industrialisé :

D'abord, l'effacement de l'individu, enrôlé dans les défilés et les milices.

"Des êtres humains incorporés dans une armée ne sont que des éléments niés, niés avec une sorte de rage (de sadisme) manifeste dans le ton de chaque commandement, niés dans la parade, par l'uniforme et par la régularité géométrique accomplie des mouvements cadencés. Le chef en tant qu'il est impératif est !'incarnation de cette négation violente."

Ensuite le rôle du chef, qui endosse tout, supprime pensée et responsabilité.

"Sa nature intime, la nature de sa gloire se constitue dans un acte impératif annulant la populace infâme (qui constitue l'armée) en tant que telle (de la même façon qu'il annule la boucherie en tant que telle)."

Le passage à l'acte, sur mot d'ordre de Mussolini pour les expéditions punitives, ou de Goebbels avec la bénédiction d'Hitler (le pavé dans la vitrine du commerçant juif) est un moment essentiel. Il en est de même dans l'Etat Islamique. 

"toute action sociale affirmée prend nécessairement la forme psychologique unifiée de la souveraineté, toute forme inférieure, toute ignominie, étant par définition socialement passive, se transforme en son contraire par le simple fait du passage a 1' action. Une boucherie, en tant que résultat inerte, est ignoble, mais la valeur hétérogène ignoble ainsi établie, se déplaçant sur 1'action sociale qui 1' a déterminée, devient noble (action de tuer et noblesse ont été associées par des liens historiques indéfectibles): il suffit que l''action s'affirme effectivement comme telle, assume librement le caractère impératif qui la constitue. Précisément cette opération - le fait d' assumer en toute liberté le caractère impératif de 1' action - est le propre du chef".

Ainsi, un raid d'assassins sur un village yezidi fut comparé par Daesh à une chevauchée des nobles "cavaliers de l'Islam".

 

La volonté d'homogénéiser est socialement pathogène

 

Ce qui a permis le fascisme donc, c'est le faux consensus démocratique. L'homogénéité de façade, que l'on a essayé vainement de colmater. Lorsque les leaders fascistes ont avancé, il était trop tard. L'homogène n'existait plus.  Ceci ressemble terriblement à notre temps. On nous explique que la violence sociale n'existe pas, il n'existe que de la violence de manifestation ou de fait divers. On nous parle de "nos valeurs", de "la citoyenneté", alors que des masses de gens se détachent en réalité de la société homogène, et... Votent pour l'extrême droite. Sans que l'on en tire quelque conséquence.

 

Bataille, pour sa part, en tire la conclusion suivante : la société doit regarder en face l'hétérogène. En produisant une fausse homogénéité qui s'oppose aux hétérogènes, elle produit de la pathologie politique hautement mortifère. C'est cela, le nietzschéisme de gauche d'un Georges Bataille. Le désordre est préférable à un ordre faussement équitable, qui provoque une folie de l'ordre (le djihadiste ou le néo nazi). 

 

L'analyse du fascisme, chez Bataille prend place dans une pensée plus large évidemment. Le capitalisme n'est pas simplement en cause parce qu'il finance les menées fascistes, explication superficielle, mais parce qu'il propose un modèle prétendument homogène, qui ne l'est pas, et montre du doigt les hétérogènes. Il est un monstre froid, qui demande à chacun de trouver sa fonction dans l'espace homogène. Cet espace est clivé. Il y a le possédant, l'ouvrier. Les relations sont marquées, comme l'ont dit d'autres, par la glaciation marchande. Bataille a beaucoup appris de l'anthropologie et a été vivement impressionné par l'économie du don, par les dépenses somptuaires, le potlatch.  Il écrit aussi pour "Critique sociale " un article sur la notion de dépense, qui restera un concept central dans sa pensée. Or, le bourgeois ne dépense pas, il n'utilise pas sa richesse à faire société, mais à un schéma d'accumulation, de réinvestissement ou de spéculation, puis d'accumulation, luttant absurdement contre la suraccumulation du capital. 

C'est donc à une réhabilitation de l'inutile, de l'hétérogène, mais aussi de tout ce qui n'est pas fonctionnel, tout ce qui crée d'autres rapports humains en dehors de la fonctionnalité, que nous appelle Bataille (qui lui-même dépensait son argent dans les bordels et le jeu, sans songer au lendemain, ce que personne n'est tenu d'imiter parce qu'il lit Bataille et le trouve intéressant). Cette réhabilitation de l'inutile contre le fonctionnel est une véritable forme de vie antifasciste. Quand on sort les calicots, superficiellement, entre deux tours électoraux, c'est bien trop tard. C'est déjà joué anthropologiquement. Il est à craindre que Bataille n'ait pas été très écouté, malgré ce que nous savons du fascisme réel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 janvier 2018 5 26 /01 /janvier /2018 09:27
Les paradoxes de l'ogre - "L'affaire Toukhatchevski", Victor Alexandrov

De vingt a trente ans deux sentiers de lecture approfondie m'ont beaucoup occupé. Ils sont extrêmement liés. Deux questions majeures me taraudaient.

Comment la grande espérance d'une nouvelle aube humaine - la grande lueur venue de l'Est- a t-elle pu déboucher sur une immense catastrophe, jusqu'à presque annihiler l'idée d'un autre monde possible que celui régulé par l'accumulation capitaliste. Et comment le nazisme, ce sommet de la violence humaine, a été possible.

 

Puis un peu épuisé par toutes ces horreurs, ce déluge de sang et d'acier, j'ai heureusement débusqué bien d'autres sentiers. 

Evidemment ces interrogations continuent, malgré tout, et elles ne cesseront de me pousser à en savoir plus, à consulter de nouveaux points de vue. Je suis tombé chez un bouquiniste sur un poche seventies d'un journaliste russe exilé, Victor Alexandrov, d'une tonalité "patriote russe", sur "L'affaire Toukhatchevski."

 

La liquidation du maréchal rouge, dirigeant suprême de l'armée, juste au rang inférieur au Commissaire à la Défense a inauguré une incroyable purge de l' armée, d'une ampleur telle qu'on se demande comment elle fut tenable sans réaction de type golpiste. A côté de cette entreprise meurtrière hémorragique les purges actuelles d'Erdogan ressemblent a une querelle de récré autour de cartes pokemon. Comment cela a t-il pu être envisagé, et possible ?


Pourquoi Staline a t-il cru bon de saigner ses officiers a un tel point ? C'est difficile de le saisir a la mesure de l'opacité de l'ogre géorgien. C'est un mélange.

 

Il y a un tournant stratégique d'abord. Staline veut passer un accord temporaire avec Hitler et le leader de l'armée rouge incarne nettement le projet de préparation d'une guerre centrale et même préventive contre le fascisme. Staline ressort un moment ce diable de Karl Radek (un personnage incroyable) du placard pour teaser les nazis sur ce qui deviendra le pacte d'acier (avant de le tuer). Et puis Staline, paranoïaque au plus haut point, pervers dans les formes utilisées (il appelle souvent ses victimes pour les rassurer la veille de leur arrestation), sans doute infecté par les fantômes, fonctionne en éliminant tout témoin des ses errements, revirements, faiblesses, erreurs, ignominies innombrables, même si ces témoins sont impuissants.

Comme s'il brisait des miroirs.

La folie de Staline semblait, c'est moi qui le dit, pas Alexandrov qui ne s'intéresse pas trop au tyran, plus à l'intrigue, projeter sur autrui ses propres tourments. En brisant les gens comme des statuettes, des fétiches, il semblait conjurer des souvenirs, des hontes, des petits secrets honteux. Par exemple il fit tuer tous ceux qui furent témoins des saletés de sa politique espagnole, plus préoccupée de chasser les gens de gauche indisciplinés que les fascistes.



L'imagination est dangereuse.

Staline a toujours frappé en anticipant sur ses adversaires ou potentiels adversaires. Ce fut le cas contre les oppositions internes et les possibilités d'intervention militaire. Avant même que les possibles adversaires n'imaginent leurs possibilités d'agir, Staline les imaginaient à leur place et les prévenaient par la déportation pour les plus chanceux, la torture mentale, l'assassinat et la persécution de leur famille, pour les autres. Le plus étonnant est que chacun pensait s'en tirer alors que l'on ne manquait pas d'exemple de la méthode stalinienne. 

 

Le sort de Toukhatchevski, qui n'a rien vu venir, alors qu'il avait assisté à l'élimination de Trotski, dont il avait proche, est intéressant a maints égards. Le destin du maréchal, issu des corps d'officier tsariste et de l'aristocratie, est témoin de la capacité de ralliement des bolcheviks a leur cause. Lénine a pu incarner l'idée d'une grandeur russe relancée. Encore aujourd'hui, des gens de droite respectent beaucoup la figure de Lénine, qui incarne un renouveau de l'orgueil russe écorné par la fin du tsarisme. On ne verra pas Poutine récuser Lénine, et malheureusement pas non plus Staline. La discipline au final suicidaire du loyal maréchal qui plus jeune vibrait a l'évocation de Bonaparte en dit long non seulement sur l'efficacité du NKVD pour dissuader toute tentation aventuriste de l'armée mais aussi sur l'autorité symbolique et le respect que le Parti avait réussi a inspirer en surmontant la guerre civile, et en assumant le développement industriel du pays à marché forcée. Ce tsunami d'acier avait converti des gens comme le maréchal au communisme, qui était l'autre nom, finalement, du Progrès ou de l'Histoire.


Dans le registre "la fin justifie les moyens" le stalinisme aura tout exploré et plus encore. Mais la liquidation du maréchal, boite de pandore dévastatrice, fut un sommet, et Alexandrov démêle le nœud d'un complot complexe, agrémentant son propos d'un mode de narration romanesque qui empêche de se perdre en route dans les méandres. Le livre n'est pas toujours rigoureusement construit, mais efficace.

 

Staline a laissé le maréchal continuer a prendre des contacts européens pour une alliance antifasciste. Dans le même temps Radek, décongelé de son bannissement, fort de son expérience d'envoyé du Komintern en Allemagne, était envoyé en discussion avec les allemands, les nazis ayant eux aussi reclassé nombre d'anciens serviteurs de l'Etat weimarien. Et surtout le NKVD utilisait un pathétique général tsariste exilé en France et agent double connu des soviétiques et des SS pour fabriquer des "preuves"... d'un complot du maréchal acheté par les nazis pour renverser le pouvoir a Moscou.

 

Sans se parler directement, mais se coordonnant spirituellement si l'on peut dire, les sinistres Heydrich le nazi et Iejov le boucher rouge ont coopéré sciemment pour prendre en étau le héros soviétique et le faire exécuter, préparant le terrain aux diplomates pour une entente  contre nature. En réalité entre deux systèmes totalitaires qui se comprenaient tout a fait avant de s'affronter. Mais Hitler avait raison de jubiler. C'est lui qui tirera les marrons du feu, Staline ne saisissant pas la proximité de l'affrontement, et vulnérabilisant son pays en le privant de ses leaders militaires.

 

Tout cela a été possible pour des raisons peu connues dont  Hans Magnus Ezenberger parle beaucoup dans son livre génial, "hammerstein ou l'intransigeance" et qui tiennent a la complexité des rapports URSS Allemagne. Des liens majeurs ont pu être réactivés ou évoqués avec perversité dans cette période. Déjà Lénine avait passé un célèbre accord avec l'armée allemande pour rentrer en Russie en 17 afin de provoquer la paix, l'Allemagne souhaitant se reconcentrer sur le front ouest. Qui avait servi d'intermédiaire ? Le polonais allemand Radek. Staline l'a garde au frigo pour cela.

 

Plus largement les fragiles régimes soviétique et de Weimar, isolés sur la scène mondiale, ont coopéré, après que le Komintern, toujours Radek a la manœuvre, eut échoué a déclencher la révolution en Allemagne, obsession de survie politique de Lénine et Trotski qui.ne croyaient pas au concept plus tard inventé par Staline, contre tout bon sens, de révolution dans un seul pays, qui plus est arriéré. Berlin devait devenir impérativement la capitale de la révolution internationale.  La vague révolutionnaire retombée, vers 1923, les soviétiques ont considéré que le mieux était encore de coopérer avec les allemands, pour briser un peu l'isolement soviétique, en attendant que le mouvement communiste allemand reprenne des forces, et prenne le dessus sur le SPD, alors pivot de la politique allemande. L'URSS et Radek jouera un rôle important, agira pour que l'Allemagne soit réintégrée dans le concert mondial et puisse négocier une révision plus douce de Versailles.

 

Urss soviétique et Allemagne social démocrate (la théorie du "front uni" entre communistes et socialistes est dessinée à ce moment là) ont donc beaucoup coopéré sur la scène diplomatique et conclu des accords militaires très ambitieux. Des généraux allemands ont pu diriger des manœuvres en Russie et Toukhatchevski comme d'autres a effectué des stages en Allemagne. Les traces de cette époque ont servi de matériel brut aux faussaires tchékistes, nourris en amont par les nazis, pour "prouver" la délirante idée de trahison "hitlero trotskyste" du maréchal. Pour faire tuer un général de ce niveau, Staline a du présenter un dossier solide devant le Bureau politique. Même si chacun savait à quoi s'en tenir, il fallait cependant sauver les apparences, respecter certains rituels. C'est le trait étonnant des pires totalitarismes de parfois respecter les formes; sans doute pour permettre à certains des acteurs de mieux dormir la nuit.


Quand après le pacte d'acier certains généraux de la Wehrmacht venaient assister aux défilés sur la place rouge avant de diriger leurs meutes vers Moscou, ils rencontraient de vieux amis. Le choc cataclysmique de 1941 oppose des dirigeants militaires qui se connaissent très bien, d'où la férocité des combats.


Presque inexplicablement, Staline fera preuve, lui le moins candide des hommes, de naïveté envers Hitler. il ne verra pas venir l'invasion. Déjà quand il liquide les chefs et les sous chefs de l'armée il n'écoute pas leurs avertissements mais cela dure, comme si ce grand psychopathe ne voulait pas se résoudre une fois de plus a sa spécialité du zig zag, à qui il donnait, avec sa malhonnêteté intellectuelle foncière, le nom de "dialectique". 

 

Jusqu'après le déclenchement de l'opération barbarossa il fait exécuter les messagers des alertes. il ne veut même pas voir les troupes allemandes s'amasser vers l'est. Etonnant aveuglement volontaire qui révèle que Staline ne veut pas se donner tort. En exterminant ses officiers il est directement responsable de la catastrophe de la première année de guerre et de dizaines de millions de morts russes qui s'ajoutent a son bilan sanglant.

 

Staline était tout aussi borné et dupe que les munichois occidentaux qui l'avaient convaincu, à force de veulerie, de passer le pacte d'acier. L'armée rouge décimée fut  écrasée par l offensive allemande et pendant un temps Staline reste pétrifié avant de lancer la "grande guerre patriotique" et de nouer les alliances avec anglais et américains. Paradoxalement, c'est l'occasion d une de ces dialectiques dont l'histoire est truffée, le vide permet a de nouveaux visages comme Joukov de prendre leurs responsabilités militaires et de prouver leur valeur comme le firent Toukhatchevski et d'autres en 1917. 



Je me permets d'en tirer une petite leçon pour le contemporain, heureusement dans un contexte qui n"a rien a voir avec les paroxysmes historiques du XXème siècle, du moins pas en occident pour le moment. On nous explique souvent, par une pédagogie fataliste, que l'on ne peut pas changer quoi que ce soit sous peine de susciter une "fuite des cerveaux". c'est le discours maître chanteur de la compétitivité. L'idée de bon sens, simplement raisonnable et juste, de plafonner des écarts de salaire, rien ne légitimant que quelqu'un puisse gagner dix mille fois ce qu'un autre producteur gagne, est repoussée à ce motif. Et bien l'Histoire, et ici celle de la Russie dans des conditions extrêmes, nous montre que la vie sociale a horreur du vide et que nul n'est irremplaçable. Si les élites partent elles sont remplacées par de nouvelles, personne n'étant préparé au devenir historique d'avance, chaque époque produisant ses nouvelles taches et ses figures de proue imprévues. Du pire il ressort toujours quelque leçon utile

 

 

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4 octobre 2017 3 04 /10 /octobre /2017 09:18
Terrestres du monde entier, unissez-vous - "Où atterrir ? Comment s'orienter en politique" - Bruno Latour

Dans un petit essai d'intervention, "Où atterrir ? Comment s'orienter en politique", Bruno Latour, un des penseurs qui me semble les plus cités dans la production d'idées contemporaine, veut attirer l'attention sur l’événement considérable que constitue l'élection de Donald Trump, ou plutôt son premier acte politique décisif, qui aux yeux de Latour est d'une portée immense : la dénonciation de l'engagement des Etats-Unis dans les objectifs de la COP 21. Il s'agit pour l'essayiste d'un "tournant politique "mondial. Ses effets sont encore indiscernables et imprévisibles. 

 

La décision de Trump est un aveu décisif, qui a le mérite de la franchise : pour les classes dominantes de la planète, l'objectif n'est plus de diriger un monde commun, mais de s'organiser en anticipant les chocs induits par l'épuisement de la planète. L'idée selon laquelle il n'y a pas de place pour tout le monde est entérinée, et Trump ne juge pas nécessaire, tout à sa démesure, de le cacher. Latour ne cite pas Malthus, mais il me semble que nous assistons là à un retour à une lecture "ultra" de ce théoricien libéral, revivifié pour l'occasion. Alors que tout au long du XXème siècle, la bourgeoisie aura plutôt promis des lendemains qui chantent pour tous.

 

A la fin de la COP 21, l'angoisse a saisi chacun lorsqu'on a constaté que même en respectant les objectifs élevés de la conférence, l'humanité ne pourrait éviter le changement climatique et de lourdes conséquences. La généralisation de l'american way of life est devenue nettement utopique. Ce fut le moment symbolique d'une révision déchirante des perspectives d'avenir, qui devenait de plus en plus nette dans les esprits. Mais pour les classes dominantes, la prise de conscience est antérieure. Ce qui pour Latour constitue une explication du durcissement de la globalisation libérale. 

 

Là où Latour exagère un peu à mon sens, c'est quand il lie la naissance de la révolution néolibérale à la prise de conscience du mur climatique vers lequel nous fonçons. Le tournant est pris dans les années 70 avec la fin du système de Bretton woods. Il s'approfondit avec la disparition du bloc soviétique. La recherche d'un compromis entre les classes sociales n'a été finalement que circonstancielle.

 

Par le "négationnisme climatique", Trump vient donner un sens profond à l'accélération du développement des inégalités, à la dérégulation. Devant l'horizon séparatiste qui devient perceptible, les "élites" ont commencé à s'organiser, à capter tout ce qui est possible, à ramasser la mise sur la table de jeu. L'option d'un monde équilibré qu'ils dirigeraient est abandonnée. Il s'agit d'un choix "post politique", séparatiste à l'égard des moins puissants, mais aussi des générations futures. Il faut profiter maintenant, tant pis pour les autres, tant pis pour les futurs arrivants. Les classes dominantes se comportent comme le Lord Jim de Conrad au début du roman. Ils quittent le navire.

 

Tout semble évoluer vers un monde qui ressemblerait à l'Elysium de Neil Blomkamp (dystopie cinématographique, pas si dystopique que cela). Dans ce film (Latour ne le cite pas), une petite classe dominante a installé dans l'orbite terrestre une cité de privilégiés, en y concentrant tous les centres de décision mais aussi le monopole des bienfaits technologiques, non partagés. Pendant ce temps, la terre, pourrie par la pollution, est transformée en atelier sous férule policière, où les travailleurs sont retournés à des conditions de vie tout aussi impitoyables que sous la révolution industrielle.

 

Dans une perspective systémiste, cet aveu de la désolidarisation complète de la classe dominante pourrait ne pas être décourageant. En effet, il pourrait accélérer la prise de conscience de la situation dans la population mondiale, à qui l'on dit qu'elle ne compte plus dans les calculs de la petite classe surpuissante qui possède et décide.

 

Un deuxième acte fort de Trump est son positionnement anti immigration radical. C'est encore un symptôme d'alerte, comme la première prise de position.  Il y a un lien très fort entre la situation engagée par la crise climatique et ces enjeux migratoires.

 

Que dit cette crispation violente, qui vise à gagner du temps politiquement, à diviser tous ceux qui n'auront pas les moyens de se protéger de la destruction des territoires ? Elle dit que pour tout le monde, le sol est en train de se dérober.

 

Nous risquons d'être tous "privés de terre". La question politique se reconfigure donc radicalement, vers la question : comment atterrir et conserver un ancrage ? Ce que vivent les migrants annonce la future condition de tous, et la crispation identitaire, si elle ne répond en aucune façon aux questions posées, est la prescience de cette perte de sol, désormais partagée.

 

Nous sommes en réalité débordés par les deux bouts.  Les questions qui sont posées échappent à la souveraineté limitée du local, le repli n'a aucun sens. Et en même temps la planète est trop grande, trop complexe, pour nous permettre d'agir aisément, depuis là où nous nous trouvons. 

 

La question du climat, et par conséquent du refus de la réalité de la crise climatique par les plus puissants, est l'horizon politique de notre temps.

 

Le discours des "modernes" entre donc en crise fatale. Jusqu'à présent, les conflits se formulaient entre anciens et modernes. Les modernes globalisaient, et renvoyaient les tenants du local au conservatisme, au passé. 

 

La réaction, comme on le voit avec le Brexit, est la tentation de retour au local. Le problème est que c'est illusoire. Ce local là n'est pas celui qu'on espère.  Ainsi la tension entre le global et le local n'est plus une tension, mais "un gouffre".

 

L'environnement n'est donc plus le décor de la politique, il est un acteur politique lui-même. Bruno Latour cherche les bonnes métaphores. Il dit par exemple que c'est comme si le décor du théâtre s'était mis à jouer dans la pièce. Déstabilisant. 

 

Corollaires : la nature est désormais territoire. La géographie physique et la géographie humaine ne sont plus à distinguer. La notion d'environnement, même, comme réduction à ce qui nous environne, n'est plus pertinente.

 

La grande tâche politique est donc de transformer la réaction vers "le local" considéré comme repli illusoire, en politique du territoire. Ce qui est une intuition qu'on retrouve dans le concept de Zones A Défendre. Nous devons ainsi selon Latour transformer les affects politiques. Le partage du souci du terrestre peut et doit en tout cas constituer le ferment de nouvelles alliances sociales.

 

Le grand clivage sépare ceux qui se créeront des terres artificielles à eux, ils sont très peu, et ceux qui sont terrestres et doivent défendre la pérennité de la vie humaine, indissociable d'un territoire où ils sont en interaction avec d'autres éléments, d'autres êtres vivants que les humains. A l'âge de la question sociale succède l'époque de la question géo sociale.

 

Il y a eu un moment fugace, dans le passé, où un peuple s'est levé en se fondant sur une telle approche géo sociale. C'est le temps d'inauguration révolutionnaire des cahiers de doléances, qui a précédé la prise de la Bastille. Il est temps aussi d'interroger le passé, car une des exigences de la modernisation permanente a été de briser les transmissions. La notion de territoire implique aussi celle de continuité, avec le futur et donc avec le passé.

 

Saurons-nous passer d'un univers mental fondé sur le progrès continu, ou sur son implosion déstabilisante, à un univers dialectique où nous devons à la fois mondialiser notre point de vue tout en le territorialisant, sans opposer artificiellement le local et le global, mais en considérant qu'il s'agit pour nous autres et nous tous de vivre la même époque où la question climatique vient tout changer ?

 

En proclamant, au nom des siens, que peu importe ce que nous deviendrons, Donald Trump va peut-être, qui sait, être à son corps défendant celui qui aura suscité l'électrochoc nécessaire en cette direction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 août 2017 1 14 /08 /août /2017 19:22
L'arme historique de la lucidité - "Souvenirs d'un allemand (1914-1933), Sebastian Haffner

L'une des plus grandes stupéfactions du XXème siècle est la soumission volontaire, puis plus tard enthousiaste, du peuple allemand, considéré comme le plus "philosophe" du monde, à la psychopathologie nazie.

 

On a beaucoup écrit à ce sujet, et parfois le débat s'est malheureusement résumé à l'alternative "coupable/non coupable", qui empêche de cerner la complexité de la situation et l'hétérogénéïté d'un peuple.

 

Mais ce n'est qu'en l'an 2000 qu'on découvre un manuscrit fondamental chez un journaliste décédé allemand, Sebastian Haffner. Ce manuscrit a été écrit juste avant la guerre mondiale, en Angleterre, où Haffner parvient à s'exiler en 1938 et à vivre dans la pauvreté.

 

Ces "Souvenirs d'un allemand ", un grand livre, clair comme l'eau de la plus pure source, comme tout grand livre, narrent du point de vue de leur auteur les premiers mois de l'hitlérisme au pouvoir. En entrant dans la chair même du quotidien allemand, il ouvre notre connaissance à des processus de transformation de ce peuple, difficilement perceptibles à travers la seule théorie. Les anecdotes d'Haffner en rendent le sens terriblement intelligible.

 

Le jeune Sebastian Haffner, quand Hitler arrive au pouvoir, est en passe de devenir magistrat. Il n'est pas encarté dans un parti, mais il se décrit comme un bourgeois libéral (au sens ancien du terme) relativement conservateur, mais marqué par l'esprit des lumières, celui de Goethe. Il assiste à la décomposition morale de son pays, et se sent lui aussi à certains moments légèrement échauffé par la maladie, à laquelle il ne cède pas.

 

Il saisit très vite ce qu'est le coeur du nazisme. Il ne croit pas par exemple que l'antisémitisme soit une question annexe. Le projet d'extermination (il parle bien d'extermination en 1938, ce qui rappelle que tout était sur la table, sauf les modalités) des juifs était une expression de ce qui animait vraiment les nazis : semer la mort de l'Autre. Ca ne se serait pas arrêté là comme le développe Jonathan Littell dans "les bienveillantes". On aurait toujours trouvé d'autres "sous hommes" à exterminer.

 

En cela, comme en rien d'ailleurs, il ne se trompe pas. Rappelons-nous que même dans les pires difficultés militaires de l'année 1944, les trains de déportation avaient la priorité absolue sur tout autre transport, dans le fonctionnement allemand de l'époque. L'extermination n'était pas une diversion mais une motivation centrale, obscure. La mort est recherchée pour la mort. Une interprétation trop matérialiste et mécanique du nazisme serait ainsi dans l'erreur, sans doute.

 

Rapidement Haffner a compris que le succès d'Hitler devait conduire à un réexamen de l'Histoire, de la culture allemandes. Ce ne sont pas seulement les moments clés, comme la défaite, la crise de 23, la crise économique qui préparent l'avènement d'Hitler. Ces moments importants doivent d'ailleurs être analysés dans ce qu'ils ancrent profondément, notamment la crise inflationniste, qui reste un moment révolutionnaire passionnant pour certains (à revivre), et un facteur de déshumanisation, autant que le déclencheur d'un goût pour la tricherie et le mensonge. C'est toute une culture qui est en cause, dans son évolution, et sa décomposition.

 

Dès le début, la république de Weimar installe les germes du nazisme, en s'en remettant aux corps-francs pour liquider les révolutionnaires spartakistes. La social démocratie allemande a ainsi une immense responsabilité dans ce qui s'est passé ensuite. Mais personne n'est exempt dans le propos de Sebastian Haffner. La passivité a été générale. Le seul politicien qui lui paraît un peu digne dans tout cela, est Walter Rathenau, assassiné quand il était aux responsabilités.

 

L'auteur, qui se sent on ne peut plus allemand, et reviendra en allemagne, jette sur son pays un regard très dur. Il ne cède pas un instant sur son devoir de lucidité, ce qui donne au livre sa puissance. On ne recule pas devant ce qui fait mal. Ce ne sont pas seulement les élites qui sont visées, mais tout un chacun dans son incapacité à dire non et sa capacité à s'aveugler.

 

Il change aussi notre regard sur certains phénomènes, comme la première guerre. Pour lui, c'est moins la défaite allemande qui a compté que la nostalgie, paradoxalement... de la guerre, pour la génération dont il est issu, vécue de loin (elle était en territoire français), filtrée par la propagande, présentée comme une geste héroïque.  

 

Faut-il suivre Haffner quand il prétend que l'hitlérisme est le fruit d'un certain ennui allemand, de l'inaptitude au bonheur individuel dans ce peuple, son besoin de fusion, de camaraderie soldatesque, d'aventurisme politique ? En tout cas, il nous offre un troublant témoignage sur la manière dont son peuple s'est laissé entraîner dans ce cauchemar, sans réagir.

 

Le nazisme, phénomène révolutionnaire, a su activer de nombreuses dimensions existantes dans la culture allemande, partagées par les oppositions d'ailleurs. Les jeunesses hitlériennes ont repris bien des aspects des groupes de jeunesse existant dans le pays depuis les années 20. Les hitlériens et les staliniens avaient beaucoup en partage, et cela a été utile pour rallier une partie de la classe ouvrière. Et puis il y a la discipline allemande, la volonté de bien faire, même, à partir du moment où il y a une règle du jeu.

 

Haffner lui même, emmené de force dans un camp où les jeunes aspirants magistrats sont regroupés pour être initiés à la camaraderie guerrière, nouvelle valeur centrale du peuple allemand, se surprend à jouer le jeu des marches et des rites, en attendant que ça passe. Pendant un moment il s'étonne à ne plus dire "je".

 

Ce livre est un plaidoyer pour un individualisme positif. Il démontre tout ce qu'il y a de pernicieux dans une camaraderie dissolvante, qui permet de dissimuler la notion de responsabilité. Il nous met en garde contre l'ivresse collective.

 

Mais Haffner est subtil. Il est aussi conscient des vertus du peuple allemand. C'est précisément parce que le nazisme frappe au bon endroit, que toute la morale d'un peuple s'écroule. En saccageant l'esprit international allemand, réel, en manipulant sa générosité pour la grandeur, les nazis coupent les allemands de leurs ressources les meilleures.

 

Les oppositions à l'hitlérisme étaient surarmées, semblaient disposées à la guerre civile, et elles étaient même encore majoritaires, dispersées certes, aux élections qui sont organisées après le début de la répression politique. Le peuple allemand s'est jeté dans les bras d'Hitler parce qu'il n'y avait finalement plus que cette option, les autres voies se fermant une à une, d'elles-mêmes. La droite a joué avec une marionnette qui lui a mangé la main, les communistes ont été cyniques et disposés à l'exil à Moscou pour leurs chefs, les sociaux démocrates ont tout fait pour disparaître après avoir durablement failli.

 

Ce qui est terrible est qu'Haffner, comme les autres émigrés allemands, voit se décliner au niveau des relations internationales le même processus qu'ils ont vu se déployer dans le pays. La même passivité, la même naïveté, la même tentation de jouer avec le feu, de se croire plus malin qu'Hitler, la sous estimation, les calculs abracadabrants. Cela mènera à l'Anschluss, à Munich, au réarmement de l'Allemagne en toute sérénité. Puis à l'invasion de la Pologne et même à la drôle de guerre stupidement défensive pendant un an. Les émigrés allemands parleront dans le désert à leurs accueillants. Ceux-ci parfois les rendront aux nazis ensuite, comme l'URSS et Vichy.

 

Plus profonde encore est sa réflexion, très arendtienne, sur le totalitarisme comme colonisation politique de la vie privée. Cette asphyxie là est narrée à travers de nombreux exemples vécus.

 

La désagrégation de la vie amicale du jeune Haffner en est le résultat. Il était impossible de vivre le nazisme comme un fait politique que vous pouviez fuir en fermant le journal. On essayait pourtant, et Haffner rappelle que jamais on n'a autant publié de bluettes, de poésies sur les amourettes et les paquerettes. Mais comme le nazisme était une action de mobilisation totale des individus, il était impossible de dire "allez, on ne parle pas de politique au repas".

 

Le totalitarisme n'est pas simplement la dictature. Dans une dictature politique on peut essayer, difficilement, de s'occuper d'autre chose, de ne pas voir, de dire "je ne fais pas de politique moi". C'est impossible sous le totalitarisme, car cette abstention est déjà une raison d'aller en camp de concentration pour comportement antisocial. Un fondement de la liberté réelle est ainsi la défense des limites de la politique.

 

Trop de politisation ne libère pas, mais expose. La défense des barrières entre les sphères de l'intime et de l'agora est une condition vitale de la civilisation humaine. On devrait méditer sur ce point d'Histoire avant de s'engager dans certaines causes, qui au nom de l'empire du Bien, visent à décider ce qui est bon pour chacun derrière la porte de l'appartement.

 

La narration est trempée dans l'auto dérision, le sarcasme, l'humour railleur et les formules vengeresses au vitriol. Les crétins et brutes des Sections d'Assaut, encore au centre du dispositif hitlérien, avant la Nuit des longs couteaux, sont montrés dans leur aspect grotesque. Le discours hitlérien est décrit dans son efficacité mais aussi ridiculisé dans son absurdité. C'est ce recul qui a permis à l'auteur, sans doute, de conserver sa santé mentale dans ce pays qui devient dément. Son témoignage met d'ailleurs en avant, par exemple dans le cas de son propre père, les cas, silencieux, d'hécatombe psychique de grande ampleur qui touche les allemands à cette époque, et d'autres. On songe aux suicides de Walter Benjamin ou de Stefan Zweig.

 

Le regard acide et la capacité à transformer l'expérience la plus démoralisante en récit cohérent et lucide, ont permis de survivre, et de léguer.

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7 juillet 2017 5 07 /07 /juillet /2017 21:06
Libres et égaux, réciproques et mutuels - "qu'est ce qu'un gouvernement socialiste ? Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le socialisme ", Franck Fischback

Une phrase célèbre de Marx, très marquée par Hegel, définit le socialisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses, et sa conscience". Alors que tous ceux qui se réclament du socialisme explicitement, quelle que soit leur approche, sont sur le reculoir, que même les anticapitalistes les plus en réussite ne se réfèrent plus explicitement au socialisme, la question se pose : le socialisme peut-il encore se réclamer d''un réel qui le porterait en perspective, pas même infaillible, pas même nécessaire, mais juste envisageable, au moins, comme une possibilité ? Ou le socialisme est-il irrémédiablement renvoyé à la liste des utopies fumeuses et des croyances sans grands fondements durables, appelées à disparaître comme cendre dans le vent ?

 

Le philosophe Franck Fischback pose la question. Dans un ouvrage au titre qui me parait totalement inadapté au propos : "Qu'est-ce qu'un gouvernement socialiste ? Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le socialisme". En réalité, le livre ne nous renseigne pas sur le contenu possible ou souhaitable d'un gouvernement socialiste (les éditeurs m'énervent avec leur manie du titre attractif, mais qui ne correspond pas au projet d'écriture). A aucun moment. Ce n'est pas le programme de Gotha ou d'Erfurt ni le programme commun, ni le programme de transition des trotskistes. Ce n'est pas non plus le descriptif d'une "gouvernance" socialiste. Mais une réflexion sur les racines existantes ou non, extirpées ou non, d'une réorganisation socialiste de la société.

 

Distinguer le socialisme de la gauche

 

L'auteur va être amené à ainsi distinguer le socialisme d'autres courants politiques, comme "la gauche", le communisme, la démocratie sociale. Et il sera conduit à reprendre les pères fondateurs. Saint-Simon, Leroux, Marx évidemment, mais aussi de manière plus surprenante à faire dialoguer Hegel et Heidegger, et à plonger dans la pensée sociologique de Durkheim, dont on sait les affinités avec le socialisme français jauressien.

 

En convergence avec Jean Claude Michéa, l'auteur considère que la gauche et le socialisme ne se superposent pas. A ses yeux, ils s'allient dans des circonstances particulières et datées. Cette assimilation consista à fournir un front défensif. Aujourd'hui, cette alliance est rompue et les couches sociales de "gauche" (classes moyennes, petite bourgeoisie), sont séparées de la classe ouvrière politiquement. Quand Bertrand Delanoe doit choisir, il choisit le gouvernement d'Edouard Philippe.  L'auteur, en des termes marxistes classiques, voit les évolutions politiques de ces dernières décennies comme le fruit d'un changement d'alliances entre les classes, entre les couches sociales. L'alliance entre libéraux de gauche et libéraux de droite est facilitée par le virage "artiste" du capitalisme, la sortie du conservatisme (la panthéonisation de Simone Weil, femme de droite mais féministe courageuse, a permis récemment de célébrer ces noces déjà consommées dans la présidence nouvelle)/

 

La gauche est une adhésion à la modernité contre l'Ancien Régime.  D'où l'insistance sur la souveraineté, et donc l'attachement à la Nation qui est au départ un concept de gauche (une partie de la gauche est toujours très attachée à la Nation, même dans un frange radicale anti euro).

 

Le socialisme est internationaliste, ou transnational (et non supranational, ce que les sociaux démocrates pro Europe libérale font mine de confondre avec l'internationalisme). Il considère que certains phénomènes dépassent les Nations ou sont d'ailleurs infra nationaux. Il n'est pas anti national mais "non national". Il s'affirme d"emblée comme une critique radicale de certains aspects de la modernité, comme chez Polanyi, auteur socialiste fondamental.

 

 

Le socialisme, fruit des sociétés modernes à division du travail élargie

 

Le socialisme, que l'auteur oppose ici à un communisme primitif, est né de la modernité, dans la mesure où - Durkheim est fortement sollicité-, il procède d'une société différenciée, où la division du travail est développée et consciente. Peut donc y surgir l'idée de la nécessité de la coopération élargie pour tirer les conclusions de cette gigantesque interdépendance.

 

" Il s'agit de passer de la réciprocité dans la dépendance, à la réciprocité dans la mutualité (....) consciente et organisée".

 

Cette idée est évidemment renforcée par la crise environnementale, puisqu'elle signifie que la coopération est non seulement espérée, mais surtout indispensable, pour résoudre les problèmes urgents de l'humanité. 

 

Dans la modernité les socialistes ont vu aussi la possibilité de tirer profit de la productivité en essor pour atteindre des objectifs humains auparavant inimaginables. Cette intuition originelle s'actualise aujourd'hui dans l'espérance d'utiliser les nouvelles technologies pour bâtir de nouveaux communs.

 

Un autre attribut du socialisme est qu'il est indissociable d'une démarche de connaissance. Son apparition correspond à celle des sciences sociales, et il y a une affinité étroite par exemple entre la sociologie et le socialisme. On pense au-delà de Durkheim, à Max Weber ou à Marcel Mauss. L'auteur fait au passage une remarque intéressante. Le communisme a pu s'incarner dans des formes plus mystiques. J'ai ainsi pensé à Thomas Munzer (voir le livre d'Ernst Bloch à son sujet). Et chez les déclarés communistes d'aujourd'hui on trouve des philosophes, avec peu d'égard pour les sciences sociales. C'est le cas d'Alain Badiou par exemple. Dans le socialisme il y a cette idée d'une société de plus en plus consciente d'elle-même. Ce qui est en lien avec la conscience des interdépendances de fait, dont on parlait. John Dewey, philosophe "pragmatique" américain évoque une "expansion socialisée de l'intelligence" (ce qui participe à me rendre étrange le concept de "populisme de gauche", de Mouffe et Laclau).

 

L'idée d'égalité est donc au centre du socialisme dans la mesure ou elle est la conséquence de cette société organisée ou l'interdépendance des individus est maîtrisée, par la voie de l'association et de la coopération. Qui ne peuvent se concrétiser qu'entre égaux. Et s'étendre à tous les domaines de la vie sociale, dont l'économie au premier chef, précisément là où le libéralisme la chasse.

 

Le socialisme porte ainsi l'exigence de la démocratie des égaux, sans restriction. On sait que ce débat sur la démocratie et la liberté, sur leur suspension nécessaire ou pas, a agité l'Histoire du socialisme. La tradition qui considère que la démocratie est la substance même du socialisme, parce que traduction indispensable du principe égalitaire, s'est notamment manifestée de manière radicale dans les expériences conseillistes saluées par Hannah Arendt dans son livre sur les révolutions américaine et française. Une tradition qui s'exprime pleinement dans les mouvements les plus récents d'occupations de villes. 

 

Ce qui est mort ?

 

Mais si le socialisme a échoué, malgré certaines victoires intermédiaires, on ne peut en rester à dire que l'interdépendance appelle sa victoire. L'auteur analyse la tentative du penseur de premier plan qu'est Axel Honneth pour cerner les erreurs du socialisme passé.

Ces erreurs seraient les suivantes ;

- mépris de la démocratie dans la sphère politique

- la longue ignorance des autres formes de domination que l'économique.

- l'idée d'un sujet révolutionnaire "naturel", déjà présent dans la société capitaliste. Le prolétariat.

- le déterminisme historique, l'idée d'un moment de maturité inéluctable ou se produira le basculement. 

 

Pour l'auteur, si ces constats sont souvent justes, la disparition de toute référence à des groupes sociaux porteurs peut-être pas "naturels" mais propices à l'idée socialiste, réduit le socialisme à une pure morale détachée du social. L'erreur des socialistes, et de Marx lui-même à certains égards, serait non pas d'identifier ces groupes sociaux, mais de les considérer comme "donnés" d'avance. Marx lui-même se corrigera en distinguant la classe en soi de la classe pour soi, consciente d'elle-même dans la société, de ses possibilités historiques, de ses responsabilités.

 

Contrairement à ce qui est souvent avancé, on ne "manque pas de candidats" de nos jours pour contester la logique capitaliste qui porte atteinte à une diversité de groupes sociaux. Le sujet n'est donc pas introuvable. Il l'est moins que lorsque le manifeste du parti communiste fut écrit, et que la classe ouvrière était une minorité, encore, dans le monde occidental. Fischback oublie cependant de pointer les divisions existantes au sein de cette immense masse d'individus potentiellement mobilisables par les idées socialistes.

 

Pour l'auteur, si le socialisme participe, en termes gramsciens, d'une "hégémonie" à bâtir, unifiant des luttes différentes, il a sa spécificité, qui est de s'ancrer dans l'expérience économique et de contester à partir de là les principes d'organisation à partir du prétendu libre marché.

 

De l'économie, rebâtir la société

 

Ce qui me parait très juste, c'est l'idée que le socialisme n'est pas, contrairement à une confusion souvent entretenue (par exemple dans la réception du best seller intitulé "l'horreur économique", titre qui n'a rien de socialiste justement) volonté d'écarter l'économie. Au contraire c'est l'idée qu'en partant de l'égalité au coeur même de l'économie on entraîne les autres sphères de l'existence. Cette confusion est le signe que les libéraux sont parvenus à faire un amalgame entre le concept d'économie et le concept de marché. Ce que souhaite domestiquer le socialisme, c'est le marché. Ils ne souhaitent en aucune façon, bien au contraire, marginaliser l'économie, mais l'investir pleinement. Le socialisme est synonyme d'économie pleinement politique.

 

Le socialisme ne sépare pas le social de l'économie, ni l'économie du politique. C'est en ceci qu'il s'oppose frontalement, aussi, au libéralisme, qui, on le voit aujourd'hui avec la construction européenne, "naturalise" l'économie, la constitutionnalise, la dépolitise. Le socialisme porte le fer d'abord, dans l'économie. On ne peut pas être socialiste et dire que l'économie est l'économie, qu'il n'y a qu'une "bonne" et une "mauvaise" politique économique. L'économie est politique, parce qu'elle entraîne la politique. Ceci est aussi vrai chez les penseurs du socialisme dit utopique que chez Marx ou chez les sociologues socialistes. 

 

Plus profondément encore, et là le socialisme recèle des dimensions qui prennent sens en ces temps de crise de la représentation politique, du parlementarisme, de la sphère politique, des partis (l'auteur néglige des développements autour de cette idée essentielle), les premiers socialistes affirment que la politique est appelée à se relocaliser dans le fonctionnement social et économique.

 

Les vues socialistes décrivent une société des producteurs. Qui ne dissocie plus la production de la société de sa vie politique, qui n'est plus séparée.  Karl Marx, à qui on a reproché la responsabilité d'avoir engendré des Etats totalitaires, a particulièrement insisté sur l'idée de dépérissement de l'Etat en tant qu'entité séparée de la société. Cette vision abolissant le caractère distinct de "la politique"me semble s'exprimer à travers les revendications de jurys populaires, de tirage au sort, de systèmes de démocratie directe, et à travers le renouveau historique de l'économie coopérative; Elle est donc au coeur des débats contemporains, sans qu'on le sache, souvent.

 

L'auteur rappelle que Michel Foucault a montré que la société civile fut une invention du libéralisme. Elle permit de concilier la création de l'homo economicus avec le pouvoir royal. Pour Foucault, le socialisme ne propose pas de forme spécifique de gouvernement. Il utilise ce qui existe déjà. L'auteur ne le suit pas. A cette séparation historique entre Etat et société, le socialisme a proposé une alternative qui est le principe d'association. Malgré les difficultés à le concevoir, on peut en tout cas retenir que ce qui a été inventé historiquement peut aussi disparaître au profit d'autres formes politiques.

 

L'animal politique au travail en rapport avec ses semblables

 

Si la pensée socialiste relocalise la politique dans le fonctionnement de la société, abolissant le fossé entre Etat et société, entre civil et politique, elle part de l'idée ancienne, aristotélicienne selon laquelle l'Homme est un animal politique. Il est appelé à s'associer et à coopérer. Ce qui est très différent de la simple constitution d'un troupeau.  Cet animal politique agit dans le monde, avec les autres, et à travers le travail il se façonne en tant qu'humain.

 

Le socialisme postule à partir de là que "la raison est sociale" et que le social est rationnel. Le caractère social de l'humanité est rationnel, ce n'est pas une idée morale. C'est l'expression de la raison même, qui s'enracine elle-même dans le social.  Ce type d'expression hegelienne n'est pas fortuit. Le penseur de "la phénoménologie de l'esprit" a fortement influencé Marx qui a du souligner la phrase suivante : 

 

" L'individu singulier, dans son travail singulier, accomplit sans en avoir conscience déjà un travail universel"

 

John Dewey affirme ainsi que l'intelligence est "socialement engendrée". Nous sommes les continuateurs du travail de civilisation de nos prédécesseurs. Ainsi, on débouche logiquement sur la revendication socialiste de partage du savoir, de refus de sa monopolisation par une classe.

 

C'est en particulier par le travail que l'on agit avec l'autre, que l'on prend donc conscience d'autrui pleinement, comme condition de la construction de notre propre individualité. On voit ainsi comme le chômage de masse peut être destructeur pour l'idée socialiste, en brisant cette conscience des rapports sociaux, en réduisant les liens à du "relationnel". A mon avis de lecteur, les thuriféraires du revenu universel devraient méditer sur cette importance du travail humain.

 

"L'expérience que chacun fait de lui-même comme dépendant des autres et de l'ensemble de la société est aussi l'expérience par laquelle il s'éprouve, en tant qu'individu, comme indispensable - indispensable aux autres autant qu'ils lui sont indispensables".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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