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7 décembre 2014 7 07 /12 /décembre /2014 11:45

François Xavier Bellamy est Maire Adjoint, figure montante de l’UMP, et « philosophe » (c’est-à-dire qu’il a des diplômes… On est en France. En france on est "philosophe" quand on a un diplôme (agrégé, normalien) et qu'on publie. Alors on se dit "philosophe". En vérité, on écrit de la philosophie. D'ici à se prétendre philosophe...).

 

J’ai lu « Les déshérités », essai catastrophiste sur la prétendue disparition de toute transmission dans notre pays, qu’on nous dit comme l’acmé de la pensée de droite "républicaine" (vous vous demandez ce que ce terme signifie ? C'est un mantra. Censé apaiser. De la sophro). J’ai trouvé un poncif réactionnaire certes plus prudent et nuancé que les zemmoureries en cours, encore que donnant même dans le point Godwin (le rapprochement entre la méthode globale de lecture et les autodafés nazis, fallait oser, il l’a fait sinueusement…).

 

Tricherie sur l'objet

 

Cette énième variation déclinologue, qui avance sous les auspices du bon sens, machine à flatter les vieux militants UMP croisés dans les salles des fêtes (« ah c’était mieux avant »), pèche comme toujours par des escroqueries de préalable à la réflexion. La pensée insincère procède toujours par la désinvolture initiale : elle ne définit pas son objet avec rigueur, de manière à pouvoir dire ce qu’elle veut. Elle refuse d’affronter le débat en construisant de fausses évidences.

 

Ce garçon ira loin en politique !

 

Ainsi Bellamy procède de la même manière que tous les déclinologues, dont le plus talentueux reste tout de même Finkielkraut. Ils considèrent la société comme un homme qui avance sur un chemin temporel. Cet homme va bien, va mal, ou va mieux, ou plus mal. Mais on considère que c’est le même homme.

C’est là l’escroquerie.

 

Car la France rurale d’autrefois, la France industrielle d’antan, la France à quelques dizaines de milliers d’étudiants d’autrefois (ou même celle de mai 68 avec ses 200 000 étudiants), n’a rien à voir avec la nôtre. Ainsi les comparaisons n’ont aucun sens si on ne comprend pas qu’on ne parle plus du même objet. Prenons un exemple simple : oui on était super bon en latin il y a un siècle, mais il n’y avait pas le XXème siècle à apprendre en Histoire… Et avouons que ça nous occupe pas mal !

 

Comparaisons, pièges à cons pour revenir à ce « maudit » 68 ….

 

Sans doute certaines connaissances ont régressé, et c’est un souci parfois (ou d’autres fois non, par ailleurs). Mais Bellamy, comme les autres pleureuses passéistes ne voient que la colonne débit. L’apprentissage des langues étrangères par exemple, a décollé, même par rapport à ma génération de quadras, et ne parlons pas de nos parents. Mais ça ne les arrange pas de le voir. De même l’apprentissage de l’informatique, ça ne compte pas. Or, ça mobilise les élèves et le système d’enseignement. Le sport n'existait pas à l'école autrefois. Et il est heureux qu'on ne découvre plus à vingt ans que les enfants ne sont pas livrés par des cigognes.

 

Les problèmes il y en a. Mais les problèmes culturels avant tout, ça se déplace. Autrefois, il y avait peu d’étudiants, maintenant il y en a beaucoup. Mais on peut s’interroger sur le niveau général des étudiants. Sauf que l’échelle n’a rien à voir. On ne parle pas du tout du même monde.  Quand les étudiants n’étaient qu’une minorité issue des élites économiques françaises, sauf exception, alors certes ils étaient brillants. Mais ils n’étaient pas nombreux. Bellamy a-t-il pris le temps de recenser les brillants de nos générations ? Il y en a.

 

Pense t-on que la connaissance du monde ait reculé dans les classes populaires ? Certainement pas. La mondialisation, rouleau compresseur nous transformant en marchandise, a ceci de positif toutefois qu’elle nous permet d’entendre parler du monde entier (avec des effets pervers aussi, comme la paranoïa). Mais préférait-on la culture française qui croyait que le monde s’arrêtait à la liste des préfectures apprises par cœur ? L'ouverture d'esprit a progressé. Il est loin le temps d'OSS 117, et Monsieur Bellamy en garde la nostalgie.

 

On est moins bon en orthographe, certes (l'ortographe en elle-même n'a pas grand sens à mon humble avis, c'est la grammaire qui en a. Et le sens. Le sens ne dépend pas de deux "l" ou deux "t" non plus), mais sur beaucoup d’autres plans les connaissances se sont approfondies, ne serait-ce que parce que le savoir s’est déployé lui aussi. La physique n'a plus le même sens. Le monde d'aujourd'hui a tellement changé qu'il est compliqué, adolescent de se plonger d'abord dans Zola parce que ce n'est pas familier. Oui, et alors ? On peut procéder autrement, et c'est là que le débat devrait commencer.

 

Un pseudo mouvement uniforme

 

Bellamy en outre fait comme si son déclin était général, uniforme. Les inégalités n’existent pas. Tout le monde est peu ou prou en déclin. Ce qui est faux évidemment. La réalité est très hétérogène, voilà ce que l’honnêteté réclame. Alors que l’illettrisme guette ici, l’esprit de compétition qui fait qu’on gave les enfants de devoirs en CP guette là.  Nous assistons à une atomisation au sein de la massification, sans doute, avec des aspects très contradictoires.

 

Surtout Bellamy prend bien garde, pour préserver l’ordre social, de masquer les causes profondes des difficultés réelles de l’éducation contemporaine. Il les impute au pédagogisme, et à ses sources idéologiques. Si on peut toujours discuter des questions pédagogiques, et pas forcément d’ailleurs dans le sens de Monsieur Bellamy (pour ma part, ce que je reprocherais à l'école est d'essayer de scupter un être moyen plutôt que de cultiver les singularités), l’essai ignore ridiculement l’apparition des écrans qui a tout bouleversé, l’accélération du progrès technique au cours du siècle qui a suscité une crise de la culture, de la transmission

 

Le mot "consommation", qui est le vrai sujet, car la vraie concurrence à l'effort éducatif, par l'opium de l'immédiateté, n'est utilisé qu'une ou deux fois. On ne peut pas défendre le modèle capitaliste offensif et critiquer ses aspects culturels... Ca ne se ferait pas. Alors on s'en prend à la culture elle-même, et à ses pseudos dévoiements.

 

Quant à l’accès à l’information, oui il change la donne. Cela ne veut pas dire que la transmission soit obsolète, loin s’en faut, mais on ne peut plus la concevoir comme avant, cela c’est sûr. Lorsqu’un professeur a publié sur internet son cours, venir en amphi l’écouter le lire n’a que peu de sens. Monsieur Bellamy ne comprend pas cela ? Pour un philosophe ?

 

Comme toujours, toute réflexion a ses aspects positifs. Bellamy rappelle que l’éducation a une part de violence, de subi, qu’il faut accepter. C’est indéniable. Que l’expression à tout prix ne doive pas remplacer l’étude des acquis géniaux de l’humanité, je souscris. Que la perte du texte, du temps consacré aux longs textes, soit triste, j’en suis d’accord, moi qui aime plus que tout les livres, jusqu’à lire entièrement l’essai prévisible, démagogique (toutes les générations conservatrices ont trouvé en vieillissant que les jeunes étaient des crétins par rapport à eux. Le Maire adjoint flatte ses électeurs) et bourré de poncifs de Bellamy (qui écrit bien, reconnaissons lui cette qualité, allez).

 

Mais quelle outrance de penser qu’on n’apprend plus rien à l’école, qu’on ne fait plus d’Histoire (ma fille de 10 ans me parle de la Renaissance, de la Révolution à table, elle dévore les livres, elle fait du théâtre à l'école, et sa classe a réalisé un spectacle époustouflant autour de Joséphine Baker), que nos enfants seraient incultes à cause d’une école qui hait le savoir (mon fils savait compter jusqu’à cent en grande section de maternelle, ce dont j’étais bien incapable). Les évaluations sont légion, ce qui prouve bien qu'on apprend, et qu'on vérifie qu'on apprend.

 

Le débat sur l’école d’aujourd’hui, complexe, compte tenu de la diversité des élèves, du fait que les supports du savoir se sont multipliés, que l’école n’a plus du tout le contrôle sur la culture qu’elle avait autrefois (la télévision, la radio, internet sont là, petit détail que Bellamy n’a pas remarqué….), qu’elle ne peut pas promettre l’ascension sociale ou même l’intégration car les diplômés se retrouvent précaires et sous rémunérés, qu’elle devient hyper sélective dans un contexte de lutte à outrance pour les places à la sortie…. Ce débat mérite mieux que les caricatures déclinistes, qui font mine d’oublier les bases mêmes de la réflexion historique et sociologique : d’abord on se demande de quoi on parle. Et l’école d’aujourd’hui n’éduque pas le même enfant qu’autrefois. Le parent n’est plus le même. La société n’est plus la même. Aux enjeux d’aujourd’hui doivent s’appliquer nos efforts de critique, et non pas en référence au monde de Marcel Pagnol qui n’existe plus.

 

Nombrilisme lettré et anachronisme

 

Dans la méthode de pensée de Bellamy, on trouve aussi un élément caractéristique de la bourgeoisie cultivée : l’ethnocentrisme intellectuel. Ainsi j’ai failli rire tout seul en constatant qu’il bâtit son argumentaire sur « trois chocs » qui selon lui ont brisé la transmission…. Quels sont ils ? …. Descartes, Rousseau, et Bourdieu…

 

Descartes, avec son « je pense donc je suis », qui est une remise en cause de tout ce qu’on a appris est pour Bellamy le premier responsable du démantèlement de la culture. Rousseau poursuit avec son homme de nature qui serait perverti par l’éducation. Et Bourdieu, en dévoilant le caractère truqué de l’école, aurait culpabilisé tous les enseignants, pétrifiés derrière leur miroir renvoyant l’image d’un oppresseur chargé de reproduire les classes sociales.

 

Pour Bellamy, donc, ce sont les auteurs qui fabriquent le monde. Un postulat typique d’un professionnel de la pensée. Ce qui compte pour lui compte pour le monde entier. L’idée que le système d’éducation soit avant tout un système à analyser en cohérence avec le fonctionnement économique et social, lui passe par-dessus la tête.

 

De plus, quelle contradiction flagrante !!!! Si plus personne ne lit, plus personne ne s’intéresse au passé, comment se fait-il que Descartes, Rousseau, Bourdieu, soient si nocifs ? Leurs effets délétères auraient dû être dissous depuis longtemps dans la grande mare putride de l’ignorance.

 

Roland Barthes, et d’autres, en prennent pour leur grade…. Il y a vraiment de quoi se tordre….. Les gens qui lisent Barthes seraient donc convaincus de la nécessité d’abandonner toute culture…. Oui, c’est cela, oui… Les gens qui s’abrutissent devant Koh Lanta (le maire adjoint UMP philosophe n’a rien à dire contre TF1) ont dû être pervertis par Barthes, c’est évident…

 

Par ailleurs, Descartes et Rousseau ça date un peu…. Bellamy ne se demande pas un seul instant comment un pays a pu construire un  système éducatif après eux…. Alors qu’ils étaient beaucoup plus influents que maintenant, notez… On est donc en plein anachronisme historique. On dirait du Michel Onfray de droite.

 

Le déclin des déclinologues

 

Une telle offensive réactionnaire a de quoi effrayer. Remettre en cause Bourdieu, pour justifier les inégalités, c’est logique de la part d’un élu conservateur pour qui chacun mérite ce qu’il a un point c’est tout (ce qu’un Piketty fracasse avec son livre sur le capital, qui démontre que le passé compte plus que tout dans notre société). Mais remettre en cause Descartes et Rousseau, c’est autre chose… C’est la nostalgie maurassienne médiéviste. De l’époque où on disait : écoute, obéis, ne remets rien en cause, et tais toi. L’âge moderne nait avec le cartésianisme, l’audace d’utiliser sa raison. C’est pour le déclinologue, un scandale dont on ne se serait pas remis. Mieux valait la certitude obscure de l’âge médiéval. Les gens se tenaient bien. C’était beaucoup mieux.

 

Nous avons là un symptôme effrayant de l’évolution idéologique de la droite française.

 

Pour ma part, je pense qu’ils serait profitable à chacun de se plonger dans la logique cartésienne, de déguster les confessions de Rousseau et de méditer son programme éducatif sans doute insuffisant mais qui est une pièce indispensable de la réflexion sur l’éducation, qui ne consiste pas à répéter des prières dans une église. Et je ne saurais trop conseiller de lire Bourdieu, qui pour mon cas personnel, a été déterminant pour comprendre certaines violences sociales, d’autant plus efficaces qu’on en fait porter la responsabilité, par magie, à ceux qui les subissent.

 

Je préfère  en tous les cas ces auteurs, leurs limites, je préfère l’incertitude de l’époque, accepter que les solutions d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui, avec toute la tension supposée, que ce que nous propose Bellamy. C’est-à-dire rien. Des images d’Epinal. Sa deuxième partie s’appelle « refonder la transmission », mais il n’y a nulle refondation proposée. Il suffirait de revenir en arrière et de faire comme si rien n’avait changé. De se croire dans le monde du Petit Nicolas et des Choristes. Voilà, ce qu’est capable de proposer l’intellectuel montant de la bourgeoisie politique de notre pays.

 

On est loin de Peguy…. Comme quoi le fameux « déclin » frappe aussi les déclinistes.

C'était mieux avant jusqu'à la nausée (François Xavier Bellamy, "les déshérités")
C'était mieux avant jusqu'à la nausée (François Xavier Bellamy, "les déshérités")
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4 décembre 2014 4 04 /12 /décembre /2014 10:54

David Graeber se sent un peu seul parmi ses collègues anthropologues. Cette figure du mouvement occupy wall street, s'affirmant comme une voix qui compte dans la contestation mondiale, s'assume comme "anarchiste" (selon la traduction, qui a préféré ce mot à libertaire, à mon humble avis plus adapté). Il déplore ici que compte tenu du cousinage évident selon lui, entre les acquis de l'anthropologie et la pensée anarchiste, ses collègues ne lui emboitent pas le pas pour prétendre à un usage directement politique des trouvailles de leur exploration des sociétés humaines.

 

Le petit essai, "Pour une anthropologie anarchiste" approche aussi ce que peut être une anthropologie anarchiste (c'est à dire une conception de l'humain), et ce qu'est un anarchisme contemporain.

 

Les anarchistes sont souvent balancés entre deux poles : un humour décoiffant, une distance (qui va avec le refus des pouvoirs), et parfois une rage noire comme leur drapeau. Ainsi Léo Ferré, qui portait les deux en lui. Des textes drolissimes, et aussi une colère... lisez donc la lettre fielleuse qu'il envoya a André Breton pour acter leur rupture.

 

Graeber pour sa part se tient sur le versant lumineux. Il est léger s'il est brillant. Il ne se prend pas plus au sérieux que cela, et d'ailleurs refuse tout langage scolastique, comme forme de pouvoir là aussi. Rien de plus simple à lire que cet essai.

 

En ouvrant le livre, j'ai craint de retomber sur l'énième débat, dépassé, entre l'homme bon à l'état de nature de Rousseau, et le loup pour l'homme de Hobbes. Point du tout. Graeber ne croit pas à un "homme bon" ni à son contraire, et explique avec une grande netteté que le monde social est nécessairement "tumulte", ne serait ce que parce que la condition humaine n'est pas évidente à porter. Mais il dit de suite une chose interessante : nous devrions nous réjouir du fait qu'il n'y ait pas eu de paradis perdu. Car l'histoire humaine nous montre en réalité la capacité immense de changement dont les sociétés sont capables, et comme il le dit "ça marche dans les deux sens". Tout est possible, voila ce qu'on doit se dire.

 

Les anthropologues et les anarchistes ont toujours entretenu un cousinage. Certains, rares, comme Pierre Clastres, ont assumé ce cousinage, qui repose d'abord sur une absence singulière de préjugé sur la manière dont les gens vivent, sur une articulation originale entre internationalisme et acceptation des libertés de vivre comme on a envie.

 

Mais généralement les anthropologues hésitent à porter leurs découvertes dans le débat social. C'est dommage pense Graeber. Certes, l'anarchisme est plus une éthique pratique, alors que le marxisme tend à être une méthode analytique, mais être libertaire se pense aussi. Et Graeber a raison de souligner que les intuitions libertaires sont très prégnantes aujourd'hui dans les mouvements sociaux qui secouent la planète. On y trouve les principales exigences libertaires : la démocratie jusqu'au bout, l'autonomie, l'idée que la politique ne passe pas forcément par la conquête du pouvoir, la démarche fédérale, un internationalisme radical, la méfiance envers la confiscation politique.

 

Peut-être que sans que ce soit nécessairement conscientisé, la pensée libertaire est aujourd'hui dominante dans les mouvements "altermondialistes" comme le marxisme était l'outil incontestable des mouvements soixante huitards, mais elle ne s'affirme pas comme telle, ce qui est d'ailleurs bien son genre, car elle veut échapper à tout enfermement, y compris doctrinal. D'ailleurs on peut sans doute voir dans ces évolutions idéologiques une continuité, doublée d'une redécouverte. En réalité Marx et Bakounine ont coexisté dans la Première Internationale, et ont eu des relations à certains moments fraternelles. Il y a toujours eu des ponts entre ces deux courants brouillés, jusqu'au sang. Et notre époque est sans doute en train de les réconcilier. Les uns utilisent la puissante capacité d'analyse du marxisme, dont les fondements permettent de penser le devenir du capitalisme mondialisé, les autres comprennent que le pouvoir est une question à aborder en tant que telle, comme d'ailleurs Marx le disait lui même (et même Lénine !) en parlant d'abolition de l'Etat. Les deux courants ont tous deux échoué, et savent aussi qu'ils faut penser de manière plus ouverte et labile.

 

L'anthropologie et l'anarchisme partagent une conviction : "l'étendue des possibilités humaines" est une réalité. La société n'est pas condamnée à fonctionner sur le principe du calcul égoïste. Une figure socialiste révolutionnaire, Marcel Mauss (qui ne se disait pas libertaire, pour lui ce courant étant identifié à georges Sorel, théoricien ultra blanquiste), a une place clé dans cette conception du monde. Dans son "essai sur le don", Mauss a affirmé la chose suivante : l'argent n'a pas succédé au troc. Avant le marché l'humanité se comprenait comme une société du don. L'économie était enchâssée dans le social (Graeber aurait aussi pu parler de Karl Polanyi et de sa "grande transformation"), contenue dans le social. Les relations l'emportaient sur le calcul, et beaucoup de sociétés ont pu fonctionner en essayant d'éviter la constitution d'inégalités, et la cristallisation du pouvoir. L'éthique est, dans certaines sociétés, en haut de la pyramide des normes. Cela n'a rien d'humainement impossible, puisque des formes historiques sont décelables, partout sur la planète, et en toute époque.

 

L'anthropologie montre que le contre pouvoir n'a pas été une réaction au pouvoir. Mais que le souci d'éviter le pouvoir peut être au centre du fonctionnement social. Ainsi dans certaines sociétés observées, le rôle de la chefferie est tellement ingrat que personne ne peut avoir envie de le conserver trop longtemps.

 

Pour empêcher le pouvoir nombre de sociétés ont fonctionné sur le principe du consensus, qui a aussi cours dans notre vie sociale assez banalement. On se réunit, on cherche un consensus. Si on le trouve tout va bien, sinon ceux qui ne sont pas d'accord peuvent considérer que ce n'est pas si grave et laisser faire, ou bien bloquer le processus si la décision remet en cause le lien. On voit cela tous les jours. Le principe majoritaire donnant tout pouvoir à une majorité, est issu d'une vision militaire, née dans la société des citoyens en armes d'Athènes. Elle visait à fixer les rapports de forces et à montrer à la minorité ce qui lui arriverait si elle n'obtempérait pas au souhait de la majorité. Ce n'est pas l'essence de la démocratie, c'est une procédure, qui a un sens.

 

Il y a d'autres moyens de penser le fonctionnement social, et l'anthropologie les connait et doit les mettre à disposition du monde. Certes Graeber reconnait avec humour (et sens de l'absurde), qu'il ne sait pas répondre à la question : qu'est ce qu'un Etat Nation anarchiste ? Puisque la question est un noeud de contradictions. Il nous suggère donc de décaler la pensée, de faire un pas de côté, et de nous demander en quoi l'histoire de l'Etat a été naturalisée, en quoi elle nous laisse penser que le pouvoir cristallisé, issu au départ d'une logique de spoliation et de pillage, est une fatalité naturelle, liée à la nature humaine. Or l'anthropologie montre la diversité des pratiques sociales, bien que tout ce qui ne ressemble pas à l'Etat typique occidental soit méprisé, laissé dans l'obscurité, sauf quand ces sociétés, tumultueuses elles aussi (et non pas à idéaliser), versent dans des moments d'intenses crises. Alors nous nous interessons aux sauvages et nous déplorons leur arriération.

 

Nous sommes hypnotisés par l'Etat et par le pouvoir, et tout ce qui va avec (par exemple l'idée que les partis existants sont des essences, qu'ils ne disparaitront jamais, qu'ils incarnent une sorte de politique incontournable, consolidée à jamais). Nous pensons que le changement social passe par sa conquête. Or qui a prouvé cela ? Au contraire (voir James C Scott, à propos de la "Zomia" sud asiatique, dans ce blog, dont les travaux sont un écho historique parfaitement cohérent avec les éléments théoriques ici proposés par Graeber), la révolution peut, non seulement ne pas être considérée comme "une chose", un moment, une rupture politique localisée dans le temps et l'espace), mais comme un processus, doublé d'une logique de "fuite". La fuite ne concerne pas que les exilés fiscaux bourgeois. Elle est aussi un moyen de lutte pour les offensés.

 

Sortir du jeu, c'est échapper. Cela peut commencer en éteignant la télé, en ignorant les scènes sordides qu'on nous sert pour nous laisser croire que c'est là l'essentiel en jeu, en entrant dans cette librairie où personne chez mes copains ne va parce que c'est un truc d'intello et que dans les talk shows on se moque des intellos.

 

A vrai dire, ce qu'on appelle l'indifférence politique est bien souvent tout sauf de l'indifférence, c'est une forme de rébellion. Graeber n'évoque pas forcément ces logiques de décrochage d'abord mentales. Il parle plutot de ces paysans qui s'arrangent entre eux et font semblant d'obéir aux impulsions des autorités. Mais dans notre société occidentale, fuir c'est sans doute d'abord fuir le spectale, retrouver un cheminement autonome de pensée. Ne pas aller où l'on nous dit. Ou les pouvoirs nous disent. Même les micro pouvoirs. Même les pouvoirs au sein des organisations dites "alternatives".

 

Faire la révolution ce peut être échapper au pouvoir, passer sous ses fourches, le contourner, par toutes sortes de subterfuges individuels et collectifs. Je pense par exemple à ces fonctionnaires qui viennent écouter poliment les voeux de leurs élus a Noel, mangent les petits fours, puis continuent à faire ce qu'ils font, à savoir se débrouiller à défendre l'intérêt des publics, sans se préoccuper trop du manège politique et des mots vides qu'ils ont à peine écoutés, vu qu'ils les ont entendus mille fois. Etre révolutionnaire, ça peut être de se dire "mouais, cause toujours".

 

Ne pas jouer le jeu, recomposer les relations sociales autrement, sans entrer dans les circuits imposés par le pouvoir. Et même faire semblant de se préoccuper d'un pouvoir qui n'a plus cours ("aller signer des papiers de temps en temps pour faire plaisir" plutôt que de protester auprès de gens qu'on peut simplement ignorer). Ainsi Graeber est burlesque quand il voit le monde politique comme un théâtre qui ne nous concernerait plus (on y est presque), transformé en scène guignolesque (on y est presque), alors que l'essentiel se passerait ailleurs. Nous n'aurons peut être même pas besoin de nous révolter contre cette scène, mais nous pourrons la regarder en riant (Paul Lafargue imagine d'ailleurs cela dans "le droit à la paresse").

 

Fuir, c'est d'abord le courage de penser. Et Graeber en donne d'ailleurs des exemples lui-même, par sa manière "décomplexée" (clin d'oeil), d'aborder les enjeux contemporains. Ainsi nous dit il, il n'y a pas de fatalité à ce que des personnes soient condamnées à de sales boulots. Pourquoi ? Parce que si l'on décidait que ces sales boulots soient partagés (par exemple nous ferions tous éboueurs une fois par mois), alors les élites décideraient en urgence d'alléger les tâches concernées, de les valoriser et de centrer la recherche sur leur automatisation... Autre exemple de cette manière de libérer le regard : il faut réclamer l'ouverture des frontières car elle règlerait en quelques années le problème des inégalités mondiales : si tous les gens des pays pauvres peuvent venir chez les riches, ceux ci trouveront vie le moyen de les persuader de rester chez eux en améliorant leurs conditions d'existence. En disant cela, on démontre ou est le problème. Le souci c'est que l'inégalité a un sens, et une utilité pour certains. Le problème c'est eux, pas les règles de séjour.

 

Il n'y a pas d'homme bon naturellement. Mais le pouvoir n'a rien de naturel non plus. Le jeu est ouvert en réalité, et c'est ce que l'anthropologie apprend. La profonde historicité de l'humanité. Un autre monde est possible, parce que les mondes évoluent et prennent des sens différents. C'est ainsi. Et il n'y a pas de raison que cela change. En regardant le monde autrement, en décentrant notre regard, en allant voir là ou le doigt officiel ne désigne pas, par exemple dans les pratiques libertaires qui sont partout autour de nous mais que nous ne considérons pas comme "politiques" parce qu'on nous a dit que la politique c'est l'élection et le plateau télé qui suit, et pas ce qui réunit les gens, nous pouvons trouver les motifs d'espérer un monde plus démocratique, plus fraternel. Plus respectueux de notre besoin de liberté, consubstantiel à notre qualité d'être humain unique, vivant en société.

 

Retrouver les trésors politiques enfouis (" Pour une anthropologie anarchiste", David Graeber)
Retrouver les trésors politiques enfouis (" Pour une anthropologie anarchiste", David Graeber)
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20 mai 2014 2 20 /05 /mai /2014 23:35

Je l'ai déjà noté je crois dans ce blog : l'édition "critique" a muté, depuis 2008, de manière frappante. Auparavant elle se concentrait sur la critique, justement, de la pensée dominante, des évolutions du monde et des choix politiques. Depuis quelque temps, elle s'attaque à l'avenir. Elle donne la parole aux intellectuels qui s'attachent à parler d'autres lendemains. Ces intellectuels sentent que plus grand monde ne pense que tutto va bene, et que certains mirages se sont dissipés, dont celui du réformisme tranquille, pépère.

 

Aussi, devant un certain sentiment d'urgence et de démoralisation aussi, on doit  trouver des raisons d'espoir, de convergence et d'action, et pas seulement des occasions de souligner le noir d'un tableau qui parle de lui-même. Ils s'y essaient donc, avec plus ou moins de bonheur. Et l'on retrouve logiquement de nouvelles polémiques entre ces penseurs, qui comme autrefois, bataillent sur ce qu'il est possible d'imaginer, comme aux âges d'or de l'utopie. Cet effort prométhéen pour essayer de sortir du monde tel qu'il est, me paraît fascinant, en dehors même des contenus plus ou moins intéressants ; certains -il faut bien le dire -recyclant de vieilles lunes, assaisonnées différemment aux sauces du langage.

 

La difficulté de ces pensées est d'être utopique sans être utopique. La démarche utopique a en effet tellement montré ses apories, depuis très longtemps. Imaginer des sociétés clés en main ne suffit pas, car on se brise les dents sur la culture des individus, simplement. Alors on est tenté de s'isoler en micro communautés qui finissent par découvrir leur absence d'autonomie à tous égards, ou à imposer l'utopie par la violence meurtrière.

 

Aussi ces penseurs s'efforçeront de trouver les formules permettant d'imaginer l'inédit dans ce qu'il peut surgir du "mouvement réel" des sociétés (Marx), sans prétendre revenir à une sorte de législation historique, ni prétendre changer l'humain en ce qu'il a de plus profond par une intervention volontariste.

 

Un livre, une somme considérable, comme "Commun, essai sur la révolution au XXIeme siècle", rassemble peu d'idées nouvelles en réalité, et revisite en les articulant des chemins déjà ouverts ailleurs. Mais les superbes éditions de "La découverte" auraient-elles édité ce gros pavé décidé à théoriser a révolution il y a quelques années ? On peut en douter. Car il n'aurait pas été écrit.

 

Le "commun' est devenu un principe politique de plus en plus mobilisé au sein des mouvements qui contestent le néolibéralisme. Pierre Dardot et Christian Laval essaient de définir le contenu possible de cette idée, en s'opposant à certaines de ses conceptions.

 

Il est très important de le définir, car il apparait désormais à beaucoup que la propriété n'est plus ce droit naturel magnifique menacé par le commun, mais au contraire une source de menace sur la survie même de l'humanité. Au nom de quoi unir les forces de la civilisation ?

 

Défendre le commun face aux nouvelles enclosures ?

 

Cette idée de "commun" fait souvent référence, de manière défensive, aux "commons", soit ces terres qui lors de la phase de construction du capitalisme, ont été l'objet des enclosures. C'est ce grand mouvement de clôture qui a entre autres permis de jeter dans les manufactures des centaines de milliers de gens qui vivaient de l'élevage extensif, devenus ainsi des prolétaires séparés de leur outil de production. Aujourd'hui, le néolibéralisme serait une nouvelle vague d'enclosures. On redécouvre ainsi l'idée de "biens communs".

 

Un texte fondateur de l'alter mondialisme est "reclaiming the commons" de Naomi Klein écrit en 2001.  Le texte s'oppose à la privatisation du monde. Le terme "commun'" est proposé comme permettant une "chaine d'équivalence" entre tous ceux qui s'opposent à cette logique d'appropriation privée. Aux yeux de Klein il s'agit d'opérer le lien entre la lutte locale et celle contre les évolutions mondiales les plus abstraites, ainsi accessibles à la raison des citoyens du monde.

 

Le capital imposerait ainsi de nouvelles enclosures, dans l'énergie, dans le domaine intellectuel (brevetabilité du vivant). Une rupture a ainsi été l'accord de la cour suprème américaine pour breveter une bactérie et faire sauter la barrière entre découverte et invention. Le capitalisme a ainsi transformé des savoirs indigènes en brevets, instaurant sa domination sur des peuples et les endettant. Monsanto s'est proclamé, selon la grande combattante indienne Vandana Shiva, "le Dieu de la vie".

 

Cette nouvelle vague d'enclosures est une violence, comme celle décrite par Marx et Polanyi. Rosa Luxembourg, ou David Harvey aujourd'hui montrent en quoi le capital ne fait pas que clôturer mais vient déposséder toujours plus, à travers l'impérialisme, ou l'approfondissement local de la dépossession qui passe par la marchandisation de tout. Le système a besoin de contrer la suraccumulation du capital par la libération d'actifs. Les grandes opportunités récentes ont été l'ouverture de la Chine, la mise sur le marché de la Russie et du bloc de l'Est, puis les offensives de privatisation dans le monde.

 

A cette dépossession s'ajoute une logique de subordination de tout le fonctionnement social à la reproduction du capital. C'est cela, le néolibéralisme : aligner la reproduction de la société et la reproduction du capital.

 

Le commun ce n'est pas un bien ou une essence, c'est agir en commun

 

Avant de nous embarquer dans une immense réflexion historique, juridique, philosophique sur cette notion de "commun", Dardot et Laval disent tout de suite que s'il s'agit de la réduire à celle de biens communs conçus comme des réserves d'indiens, (la banquise par exemple), c'est une illusion de vouloir sanctuariser quoi que ce soit dans un monde capitaliste qui impose partout sa loi. Tout sera miné par la logique du profit pour le profit, si le commun est limité à un sauvetage d'espèces en voie de disparition,  l'isolation de domaines inaccessibles à la main de l'Homme, ce qui est illusoire.

 

Le commun ne peut être compris que comme une norme sociale nouvelle qui vient contester en son coeur celle de la propriété qui asservit le monde.

 

Ces auteurs matérialistes restent fidèles à l'idée de l'activité humaine sur le monde comme fondatrice. Ils proposent de voir le commun non pas comme une essence qui affecterait certains biens ("un patrimoine naturel de l'humanité"), ni comme l'enjeu d'un prophétisme (les mutations du monde accoucheraient presque naturellement du commun), mais comme un principe politique. C'est le fruit d'une réciprocité liée à l'exercice partagé de responsabilités publiques.

 

Le commun est ainsi une rédécouvert extensive, généralisée,  de l'idée démocratique athénienne, et les auteurs trouvent sa source chez Aristote en particulier. Le commun est une pratique, un droit, une "praxis instituante".

 

A ceux qui objectent de suite que l'on nous refile tout simplement le communisme et rien de plus nouveau, Dardot et Laval répondent d'emblée que cette réflexion sur le commun procède justement d'une critique approfondie de ce qu'ont été les expériences dites communistes. Ils écrivent ici une chose que l'on ne saurait jamais trop approuver :

 

" Il n'y aura de nouvelle pensée de l'avenir possible que si l'on consent à réexaminer ce qu'il en a été des grandes formes du communisme".

 

Une des premières formes proposées a été l'idéal platonicien d'homologie entre la communauté politique et la communauté de corps et d'âme individuelle. Un modèle moral donc, qui court aussi dans l'histoire du christianisme et de ses hérésies. Puis vint le communisme de l'association des producteurs, avec la révolution industrielle, celui de St Simon, Proudhon puis Marx. Le socialisme scientitifique marque une rupture en déduisant du développement historique la venue nécessaire du communisme.

 

Dardot et Laval sont des auteurs qui se réclament explicitement de Marx, et cela les conduit, justement, à pointer ce que Marx a pu louper. La faille de l'historicisme marxiste, c'est son analogie entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste. Lorsque la bourgeoisie renverse l'ancien régime, elle a déja développé des rapports de production bourgeois. Où sont les rapports socialistes dans le monde actuel ? (il me semble que Dardot et Laval oublient que l'objet de la sécurité sociale c'était dans l'esprit des socialistes de 1945 de créer cela, ce qui a échoué, sans doute sous le coup de la bureaucratisation du social). Marx a pensé que le capitalisme construisait lui-même du commun en socialisant la production, ce en quoi il s'est trompé. Cette idée de la nécessaire avancée du capitalisme accouchant nécessairement du commun, a conduit les communistes en russie et en chine à développer à marche forcée. L'administration du développement a tué la politique.

 

Or, le commun est politique. Dardot et Laval rappellent ainsi un mot d'ordre des conseils ouvriers hongrois de 1956 : "pas d'exécution sans part égale de tous dans la décision". Le communisme réel n'a pas créé le commun, il l'a plutôt détruit.

 

Il s'agit donc de repenser le commun. Qui ne se confond pas avec le public. Elinor Estrom, prix nobel 2009, peut y contribuer, elle qui a montré qu'entre propriétés publique et privée, il existe une catégorie possible du commun. Il s'agit d'un travail d'institution de la coopération qui échappe au commandement extérieur et au marché. Et qui évite les écueils des "passagers clandestins" (ceux qui profitent des dynamiques sans y apporter leur contribution) et la passivité des guichets. Ils reposent sur des liens denses et des normes claires de réciprocité.

 

L'illusion techniciste du communisme informationnel

 

Un champ privilégié du commun est évidemment la société de la connaissance. De nouveaux communs s'y sont développés à partir de l'idée de biens qui sont non rivaux mais se cumulent pour le bénéfice de tous (la recherche).

 

Ainsi sont citées des expériences telles que Wikipédia, linux, ou le copyleft.  On ne restreint pas l'utilisation d'un logiciel libre, on s'organise pour le laisser libre. Ces logiques s'étendent à l'autoproduction, avec les imprimantes 3 D (le mouvement "maker"). Surgit ici l'idée d'un communisme informationnel qui viendrait contaminer positivement toute l'économie.

 

Dardot et Laval incitent cependant à voir que ce n'est pas "la connaissance" qui en elle même produit le commun. Ce sont des choix d'institution. On peut aussi faire des choix contraires dans ce domaine. L'idée de la neutralité du net par exemple, a été un choix, mais il aurait pu être autre. Le commun est une affaire d'institution, de pratique instituante de règles de coopération et de réciprocité. Amazon de son côté utilise la coopération pour maximiser son profit, en faisant coopérer le client à la vente des livres, organisant des pseudos communautés de clients (finalement semblables aux soirées tupperwear).

 

D'autres théoriciens du commun comme Antonio Negri et Michael Negri comptent aussi sur un commun vu comme produit du développement du capitalisme de la connaissance.

 

Les auteurs y voient un retour étonnant à Proudhon. Celui-ci en effet voyait dans le travail une "force collective" autonome. Le capitalisme consistait donc pour lui en un "vol", "une erreur de compte". Une vision que Marx a balayée en montrant que l'organisation du travail était mise en place par le capitalisme pour en extraire la plus value, et en montrant la cohérence profonde du salariat dans ce mode de production. C'est donc le coeur des rapports de production qu'il faut mettre en cause, et aucun pas de côté du salariat ne pourra en exonérer.

 

Or, Negri et Hardt pensent que l'activité économique moderne crée d'infinies relations de communication, crée du commun. En réalité les "multitudes" de salariés de ce monde de communication et de connaissance sont autonomes du capital, déjà. Le communisme est déja là, et le capitalisme tombera comme un fruit mort. La création de valeur ne vient plus du capital fixe mais de la somme des connaissances interconnectées. Le capitalisme ne serait plus qu'une rente. Le "vol" proudhonien donc. Une expropriation de la coopération. Qui pourra se passer de lui.

 

Pour les auteurs, on est ici face à une illusion techniciste. Impasse est faite sur le caractère encore très taylorien du travail ("les process"), sur la domination de l'entreprise sur le salarié cognitif y compris dans sa subjectivité et son intimité, sur la capacité de l'argent à modeler les psychologies pour se les soumettre.

 

Dardot et Laval nous renvoient à tous les apports de la psychologie du travail. Cette idée d'un travail tertaire émancipé est une illusion. Au contraire, des sphères épargnées par les logiques de la valeur d'échange ont été conquises par les logiques d'évaluation issues de l'industrie privée. Les comportements privés et les désirs ont été assujettis. L'idée d'une sortie naturelle de ces multitudes éduquées du capitalisme est un retour à un certain messiannisme marxiste, retouché par St Simon et Proudhon et repeint aux références high tech.

 

Un droit du commun

 

Le commun doit donc être institué, il ne sortira pas naturellement du capitalisme tardif. Dans l'Histoire du droit, on peut trouver des traditions fécondes pour imaginer cet avenir.

 

Marx a évoqué le droit germanique qui comportait une propriété non étatique, mais non privée. La propriété privée conçue comme naturelle, depuis Thomas d'Aquin, Calvin puis Locke, ensuite justifiée par l'utilitarisme d'un Bentham, ne résume pas la philosophie du droit. Le droit romain lui-même comportait la notion de droit d'usage. Au delà de la propriété publique, au delà de l'appropriation privée. Marx, dans son étude sur le "vol de bois" a parlé de ce droit de ceux qui travaillent le domaine. Cette vieille idée a survécu dans le slogan (étrangement oublié par les auteurs) :

 

"La terre appartient à ceux qui la travaillent".

 

L'époque doit créer, selon les auteurs, de nouveaux droits d'usage. Une norme sociale d'inappropriabilité.

 

De nouvelles formes politiques, où s'incarne le commun

 

Une question est : peut on créer de l'institution sans recourir à la souveraineté, à l'autorité ? Dans "De la révolution" (chroniqué dans ce blog), Arendt parle de l'idée de constitution et regrette qu'on ait oublié que cela signifie se constituer, et non gouverner. Elle voit dans les clubs révolutionnaires parisiens puis dans les conseils ouvriers allemands (Rosa Luxembourg accompagnera toujours Arendt dans sa réflexion) des moments qui ont matérialisé cette idée là de la constitution politique de la société.

 

L'avenir est donc à la jonction de l'idée de constitution et de mutualité (le commun conçu comme réciprocité). Une constitution mutuelle de la nation. L'idée fédérative en somme, appliquée aussi bien à la sphère économique qu'à la politique. En somme revenir à cette démocratie des conseils, surgie à plusieurs reprises lors du XX eme siècle et réprimée. En Russie, en Allemagne, en Hongrie deux fois, en Italie, en Espagne. Cette possibilité d'une politique qui ne reposerait plus sur la séparation entre le politique et le social, mais qui la transcenderait.

 

 

On retrouve ici les idées initiales du mouvement socialiste. Trouvées chez Proudhon, qui imagine une double fédération de communes et dans la vie industrielle. Mais Marx ne s'en est pas éloigné, lui qui a vu dans la commune "la dictature réalisée du prolétariat" et a développé cette idée selon laquelle le prolétariat ne peut pas gérer la machine étatique en l'état, mais la détruire et créer ses propres institutions.

 

 

Il s'agit donc d'institutionnaliser politiquement la société. Et de converger vers cette norme du commun comme nouvelle norme dominante, partout. Le commun est un principe politique qui demande que des domaines soient inappropriables et relèvent de notre action commune. Que la propriété soit d'ailleurs privée publique ou collective, ou dissoute.

 

L'entreprise doit devenir l'entreprise commune. Elle n'existe d'ailleurs pas juridiquement aujourd'hui : ce qui existe est la Société. Mais l'entreprise en tant que déploiement collectif de compétences qui crée la valeur, n'existe pas.

 

Reste à imaginer comment ne pas seulement s'en remettre aux SCOP, aux coopératives, aux associations qui conservent une fonctionnement autre que formel ? Elles ne parviennent pas, seules, à inverser la logique du monde. Et elles ont du mal à protéger leur fonctionnement propre dans un environnement sauvage. Comment porter le commun au coeur du fonctionnement du monde ? On peut imaginer alors beaucoup de processus, comme d'imposer un bicamérisme de gestion dans les entreprises, qui serait comme le début du processus qui a eu lieu politiquement en angleterre, la chambre des lords devenant peu  peu très secondaire. Dans le même temps les services publics eux mêmes doivent devenir des communs, ce qu'ils ne sont pas. Des expériences fructueuses ont eu lieu, autour de l'eau par exemple, en Italie.

 

C'est un livre extrêmement instructif. Parfois tombant dans l'érudition, à travers de longs développements dont l'utilité se discute (notamment quand on aborde le droit romain). Son défaut ce me semble est de sombrer dans l'utopie en revenant à la description de fonctionnements déjà exposés il y a deux cents ans,  à mettre en place, sans plus s'interroger sur les conditions, en dehors de l'idéologie des militants qui les prônent, qui permettraient d'espérer une telle évolution du monde social. Pour des marxistes c'est assez surprenant. Les exemples sollicités par la démonstration sont assez rares, et à cet égard on ne sort pas grandement optimistes sur les chances de réussite de ce grand projet du commun.

 

 

Les auteurs touchent une idée fondamentale quand ils parlent du dépassement de la séparation du politique et du social. Il semble en effet que le modèle de la démocratie représentative, de la politique comme activité propre, séparée, soit en train de mourir historiquement. Les auteurs effleurent le sujet, et auraient pu se demander pourquoi cette crise est là, ils ne le font pas, se contentant de noter l'impuissance organisée du politique face au marché. C'est dommage. Car beaucoup y réflechissent dans des styles différents. Michel Serres ou Bruno Trentin (cité d'ailleurs) par exemple.

 

 

Dans leur introduction les auteurs rappellent la phrase de Louis XV, "après moi le déluge". C'est peut-être le déluge qui forcera l'humanité en proie au fatalisme et aux opiums marchands, à se poser la question d'un monde non plus guidé par l'égoisme mais par la coopération et le partage. Ou pas.

 

 

 

 

Le commun, nouvel horizon historique (Pierre Dardot, Christian Laval, " Commun, essai sur la révolution au XXIème siècle"
Le commun, nouvel horizon historique (Pierre Dardot, Christian Laval, " Commun, essai sur la révolution au XXIème siècle"
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14 mars 2014 5 14 /03 /mars /2014 23:43

pictures-22b.jpg Dans mon article précédent, je disais que l'édition se mettait à reparler de l'après capitalisme, et on va le confirmer ici.

 

La chute du socialisme réel a d'abord assommé la pensée critique, dans un premier temps occupée à s'autoflageller (expulser marx devenait l'urgence). Puis devant les dégâts du néolibéralisme l'heure de la déconstruction a sonné. On parlait cependant de critique du libéralisme, et utiliser le mot même de capitalisme était s'autodésigner comme hurluberlu. Enfin la crise de 2008 est arrivée. Les experts de la banque natixis eux mêmes la qualifient comme une crise "marxiste typique de suraccumulation du capital" dans leurs notes internes. La critique a donc franchi un pas de plus, en parlant de lendemains au système de production dominant. Certains jugeant la chute inéluctable, d'autres souhaitable.

 

 

 

Les  "Adieux au capitalisme" de Jérôme Baschet, personnage qui partage son temps entre l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et l'enseignement populaire au Chiapas se risque à parler carrément de l'après capitalisme. Tout en prenant ses distances, de précaution (y parvient il ? Ca se discute) avec le socialisme utopique du 19eme siècle qui proposait des modèles de société sur plan, avec le succès que l'on sait.

 

Comme dans la plupart de ces livres anticapitalistes, il propose une analyse très convaincante du présent, mais quand il s'agit du lendemain, on dirait qu'il a prêté sa plume à un pote bien moins doué.

 

Ce contraste décevant entre l'analyse et les propositions est le symptôme de la difficulté de la gauche à s'imaginer un avenir, pétrifiée par l'échec du communisme dans ses différentes variantes et revenue des rêves icariens.

 

Surtout, ce qui est très difficile à surmonter, c'est de proposer une autre société, tout en ne figeant pas, donc de concilier démocratie et alternative au delà des adjectifs. Tous les penseurs anticapitalistes butent sur cette contradiction. Si je propose trop précisément, je borne la liberté de construire le monde, si j'en reste aux principes mon alternative ressemble à un catalogue de bonnes intentions, pas assez convaincant pour quitter un monde qui bien que décevant est au moins réel.

 

"Nous sommes englués dans la réalité" dit l'auteur. Et c'est bien le souci. Mais l'ignorer c'est se condamner à la marge et à l'échec programmé.

 

Bien que plus radical que les auteurs de "la grande bifurcation" (Duménil/Levy) précédemment chroniqué, Baschet ne croit cependant pas, contrairement à eux, à la certitude de l'effondrement du capitalisme. Il peut survivre, au prix de souffrances et de destructions, car il nous a déjà étonné par sa capacité à muter, à tout transformer en marchandise pour continuer à avancer.

 

Mais il reste que sa nature destructrice est établie : à l'égard des relations sociales, de la planète, de l'intimité psychologique aussi. Donc le dépassement, incertain, est nécessaire. Si une chose devait nous persuader, ce serait le sentiment d'"absurdité" que nous ressentons devant le gâchis capitaliste.

 

La crise de 2008 est la première crise globale du capitalisme mondialisé. Les remèdes pour en sortir ont initié d'autres crises : celles des Etats et du surendettement. Alors que les prochaines bulles spéculatives meutrières sont en train de gonfler. La suraccumulation du capital devient intenable.  La productivité concerne plus les moyens de production que les produits, et le système ne parvient plus à se relancer par des vagues de consommation.

 

Bientôt on n'aura plus besoin que d'un cinquième de la population pour assurer la production mondiale. La vieille contradiction entre production et consommation est avivée, le capitalisme créant des "inutiles" censés consommer ce qu'ils n'ont pas. Le travail reste la valeur centrale alors qu'il n'y en a plus...

 

Certaines innovations, comme internet, sont porteuses (à travers la possible gratuité) de bombes incendiaires pour le mode de production.

 

Comme beaucoup d'autres auteurs, Baschet considère la phase néolibérale comme une étape tout à fait particulière de l'histoire capitaliste. Le formatage de toutes les conduites sociales par la logique économique la caractérise.  Le système recourt de plus en plus à un mode d'intégration négatif, par la peur d'être hors course. Les humains subissent une "compression temporelle" dévastatrice psychiquement. L'abondance engendre le manque. Mais surtout, chacun est désormais invité à se concevoir comme une monade-entreprise.

 

Le compromis keynésien (social démocrate dirait-on) n'a plus aucune base. Il n'y a plus d'Etat puissant, plus de cadre national cohérent, plus de possibilité de relance par la consommation.

 

L'auteur estime que lutter contre la résignation en dessinant le monde de demain  est désormais la tâche urgente. On doit montrer que d'autres possibilités existent. Pour lui le Chiapas est le meilleur exemple, par les formes d'auto gouvernement développées. Il en détaille les modalités, et c'est tout à fait intéressant. Les habitants ont pris soin d'empêcher la concentration et la monopolisation du pouvoir.

 

...Mais enfin, ces principes du socialisme libertaire sont connus, et n'ont rien de bien nouveau. On peut saluer les habitants du Chiapas pour les faire vivre, et d'ailleurs Baschet à l'honnêteté de dire que ce n'est pas aisé tous les jours, ce qu'on veut bien croire. De plus, le Chiapas n'est pas l'Eure et Loire.

 

Puis Baschet essaie d'imaginer la transposition des leçons mexicaines au monde entier, en commençant avec des tas de précautions qu'il ne respectera pas ... (ne pas imaginer le monde parfait à la place des autres, partir du réel, être concret...).

 

C'est beau, cohérent, et lumineux. Un peu trop, même. Pour y croire. De temps en temps, on sourit, devant la naïveté de Monsieur le Professeur de l'EHESS.... Qui explique que dans la société post capitaliste nous pourrons compter pour sûr de sûr sur l'élimination des coûts de police et d'armée...    Il imagine aussi de vastes assemblées où l'on déciderait si on continue à produire tel ou tel produit... Bonjour les cachets d'aspirine...  

 

Comment de tels esprits analytiques, brillants, en viennent-ils à de telles affabulations ? Mystère. L'ivresse théorique, je ne vois que ça...

On apprend peu, car à peu près tout est connu depuis la première internationale ouvrière dans ce qui est proposé, mis à part la décroissance. Mais on retrouve en plus toute l'utopie post 68 dans des propositions jargonnantes, ultra radicales, allant de l'abstraction la plus vague au détail le plus technique. Ainsi l'auteur calcule combien de temps nous devrons travailler au terme d'un long cheminement savant...

 

Les questions sérieuses sont évitées : comment remplacer le marché ? Est-il nécessairement remplaçable et se confond t-il avec le capitalisme ? Quelle efficacité productive dans un système post capitaliste ?

 

Comment pouvons-nous parvenir dans cet eldorado sobre, solidaire, épicurien, souriant ? Ce n'est pas un coup d'Etat qui le permettra, tout le monde le sait.

Mais alors que faire ?

 

On doit d'abord commencer dès à présent à "libérer des espaces" du capitalisme. Ce sont des bases de départ.

 

Cette idée n'est pas nouvelle... Au fond elle est celle du gradualisme socialiste, qui s'est par exemple incarné dans le socialisme municipal, ou dans la sécurité sociale. Rien de bien nouveau sous le soleil.

Mais allez, cessons de râler, c'est important de le rappeler.

 

Nous pouvons aussi utiliser notre pouvoir de consommateur pour affronter le capitalisme. Soit individuellement, soit collectivement. Cela, c'est connu. Et c'est difficile, car nos intérêts de consommateur et de citoyen éclairé sont parfois discordants, comme nos représentations.

 

Nous pouvons lutter sur le terrain de la culture, pour créer des "contre subjectivités". Personnellement, je trouve que c'est plus qu'essentiel. Dans un monde dominé par le spectacle.

 

Chemin faisant, l'auteur note tout de même (ce qui a été reproché à juste titre aux socialistes utopiques) que le retrait du monde capitaliste ne conduit qu'à l'impasse, puisqu'on est inévitablement rattrapé.

 

Il convient donc surtout de "se préparer", en commençant à se désintoxiquer de la marchandise. Le système va dans le mur, et la "terre mère" va lui répliquer sèchement (l'influence indienne...). La crise écologique sera sans doute décisive dans l'incapacité du capitalisme à garder la maitrise des populations. Nous devrons être prêts, en tant qu'individus autonomes, à prendre le pouvoir partout et à ne plus le laisser confisquer par quelque oligarchie. Ce temps risque fort de venir (en cela, je suis assez d'accord avec l'auteur). Chacun le perçoit un peu, comme le montre l'effondrement de la croyance dans le progrès.

 

C'est un essai remarquablement écrit. Brillant dans sa présentation synthétique des apories du système économique actuel, et des dynamiques d'auto destruction qu'il porte. Mais beaucoup moins convaincant dans sa partie utopique adolescente, naïve parfois, à la fois insuffisante et trop avancée. Une réflexion sur ce qui a raté dans les expériences du passé aurait peut-être aidé l'auteur à échapper à l'ornière utopique. Il reste que l'on ne peut que partager son obstination à ne pas retomber dans les confiscations politiques des expériences révolutionnaires.

 

On peut en retenir deux excellents mots d'ordre :

-libérer ce qui peut être libéré dès maintenant,

- et se préparer.

Deux bons conseils.

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8 mars 2014 6 08 /03 /mars /2014 20:16

wallstreet.jpg Comment ne pas sombrer dans le désespoir politique et imaginer une issue ?

 

 

Le grand mérite de l'essai de Gérard Duménil et de Dominique Lévy, "La grande bifurcation, en finir avec le néolibéralisme" est de sortir de la critique, râbachée, du néolibéralisme, qui a suffisamment prouvé sa toxicité (ou alors il faut vivre sur mars) pour essayer de commencer à éclaircir l'horizon des possibles.

 

Dans cet essai on ne parle pas de la société à venir, mais de la stratégie pour y parvenir, et des points d'appui dont tous ceux qui voient que le modèle économique actuel est une promesse d'abîme ont absolument besoin. Pour y croire. Pour ne pas se tromper. Pour ne pas bader ceux qui leur racontent des sornettes.

 

 

Pour les auteurs, la phrase inaugurale du manifeste de 1848 écrit par Marx est toujours valable : l'histoire des sociétés peut en définitive se résumer à l'histoire de la lutte des classes. C'est à partir de cet outil de compréhension de la dynamique du monde qu'ils essaient d'imaginer les voies de dégagement du néolibéralisme.

 

 

Celui-ci apparait à la fois triomphant et fragile comme jamais. Les réseaux de solidarité que les libéraux s'évertuent à détruire tiennent encore partiellement, mais la pression s'intensifie pour les liquider. Il suffit de voir le déchainement par exemple du patronat français ces derniers temps, qui réclame tout, encore tout, encore plus que tout, pour s'en convaincre. Les champs d'expansion du profit peuvent encore s'élargir, les charges (c'est à dire nous) se réduire.

 

En Europe deux fissures très larges ont été ouvertes par le désir d'accumulation du capital, avec les réformes Schroeder qui ont entamé l'Etat social allemand et que l'on nous présente désormais comme le viatique européen obligatoire. Pour citer le superbe essai, prophétique, de Naomi Klein, "la stratégie du choc" a été testée en Europe, ce qu'on pensait impossible. Ce qui se déroule en Grèce et en Espagne nous aurait paru délirant il y a peu. Et pourtant c'est notre temps. Les sociétés européennes subissent une pression des agences de notation, un pilonnage médiatique, pour entrer dans la danse morbide. à leur tour. Il n'y a plus de "tabou". Ni le travail pour la vieillesse, ni la santé chacun pour soi, ni le travail forcé pour subvenir au miminum vital. Qu'est ce qu'une société sans tabou ? Une barbarie.

 

 

Mais les mécanismes autrefois dévoilés, qui ont conduit le capitalisme à des crises, parfois majeures, sont toujours là. Si le capitalisme a su les surmonter, pour des tas de raisons, il doit toujours se les coltiner.

 

 

Parmi ces contradictions, dont certaines sont récurrentes (les crises de sous consommation), il y en a une centrale, que Marx soulignait et qu'un Joseph Schumpeter avait aussi flairée. Le capitalisme socialise la production lui-même. La production repose sur une interdépendance de plus en plus large, une division du travail à immense échelle, les entreprises se possèdent entre elles, constituent d'immenses agrégations. Et cela fait inévitablement apparaitre le caractère désuet de la possession de tout cela par quelques uns, alors que la richesse est produite par l'association de tous, dans le travail.

 

 

Qu'est ce que cette propriété prédatrice apporte ? Rien. Elle est parasitaire et improductive. Et hautement toxique par ce qu'elle impose aux économies humaines : le court termisme suicidaire, le gâchis immense des ressources, des productions, des talents, l'ignorance des besoins humains et de l'environnement, l'ignorance des nécessités de la vie collective. 

 

   

Cette contradiction entre la production sociale et son appropriation privée n'a pas disparue, elle est indépassable dans le capitalisme, elle est à l'oeuvre dans la mondialisation approfondie.  

 

 

Surtout elle est mortelle pour le mode de production capitaliste. Duménil et Levy en sont persuadés : le capitalisme n'est pas la fin de l'Histoire, il n'en est qu'une phase. Et dans cette phase là, le néolibéralisme de notre époque n'est qu'une étape.

 

 

L'originalité de l'essai est d'insister sur le rôle historique des cadres, qui sont la solution trouvée par le capital pour assurer l'organisation immense de cette production sociale.

 

 

En s'organisant, le capitalisme a du avoir recours aux cadres. Du point de vue des auteurs, il s'agit d'un élément fondamental à prendre en compte, pour enrichir le marxisme. Car les cadres constituent bien à leurs yeux une classe. Une classe non seulement nombreuse, mais qui par sa place a les clés de l'avenir.

 

Bien entendu, comme toute classe, elle est divisée en fractions. Par exemple les cadres privés et publics constituent des fractions, elles-mêmes divisibles.

 

 

Nous nous retrouvons donc dans une société tripolaire. Composée de trois grandes classes : les capitalistes, les cadres, les employés-ouvriers. Le sort des sociétés dépend de la configuration des alliances entre elles. Le néolibéralisme est une configuration reposant sur l'alliance dominante entre les capitalistes (la finance) et les cadres, sous direction de la finance.

 

La configuration précédente, celle née du new deal, du front populaire, puis de l'après-guerre dans le contexte de la guerre froide, était bien différente. Elle était un compromis général, dans lequel les cadres avaient un rôle très important, particulièrement les cadres publics. Ce compromis a été détruit parce que les conditions n'étaient plus là : la rentabilité du capital n'était plus opérée simultanément avec la croissance des salaires et le maintien de la protection sociale, du fait d'une stagnation de la productivité du travail. Les relances keynésiennes, dans ce moment là, n'ont produit que de l'inflation. Aussi, la finance est elle passée à l'offensive générale, profitant de l'explosion du système de Bretton woods (pouvant ainsi spéculer sur les monnaies fluctuantes), des opportunités de la mondialisation, et de la fin de la guerre froide (élément politique sous estimé par nos auteurs).

 

 

Mais les cadres pullulent et comme toute créature ils peuvent échapper à leur créateur. Ils ont un rôle très important dans l'organisation de la production. Les capitalistes ont tout fait pour se les subordonner, et ils ont passé évidemment une alliance ferme avec les cadres financiers.   Cependant, rien n'interdit de penser que les cadres puissent aspirer eux aussi à devenir la classe dominante.  Dans le cadre capitaliste ou non. 

 

 

On voit donc que rien n'est fatal. La seule alliance impossible est celle entre les capitalistes et les employés-ouvriers par dessus la tête des cadres. On l'imagine mal. Mais ce qui importe, c'est que les cadres puissent basculer d'une alliance à l'autre. Ils peuvent être dominants dans deux types d'alliance. Ils peuvent aussi être alliés à la classe ouvrière et dominés par celle-ci, mais la classe ouvrière est en mauvaise posture politique, atomisée, privée de modes d'expression politique, mise en concurrence. L'alliance entre capitalistes et cadres est allée jusqu'à transformer la démocratie en "démocratie des classes supérieures", les classes populaires ne se retrouvant plus dans le jeu politique et s'en remettant au vote sanction ou à l'abstention, devant un théâtre qu'ils savent réservés aux puissants. Le pouvoir a même été transféré dans des structures permanentes, abritées des élections, telle la BCE, le FMI, les traités, qui consolident l'alliance entre capitalistes et fractions supérieures des cadres (notamment financiers).

 

Les employés et ouvriers, bref "la gauche" sociale, doivent donc se préoccuper des cadres. La question posée au mouvement ouvrier, alors que les tendances managériales du capitalisme sont très puissantes et que les entreprises ne sont plus depuis longtemps dirigées par un patron proprio en haut de forme, doit chercher à briser l'alliance entre la finance et les cadres, à l'affaiblir tout au moins, et à séparer autant que possible ces deux classes aujourd'hui associées.

Les cadres doivent être poussés à s'allier sur leur gauche.

 

 

Cela signifie d'abord évidemment, de se pencher sur les fractions de cadres qui peuvent être le plus sensibles aux thèmes antilibéraux. Tous ceux dont le travail souffre du néolibéralisme. Les chercheurs, les cadres publics qui ont l'intérêt général en tête, les cadres précarisés... Et je pense ici que c'est en partie le cas, quand on voit le vote des grandes zones urbaines à gauche.

 

 

La finance a intensifié sa concentration sous dominance anglo saxonne, elle a pris le pouvoir profondément sur l'économie américaine. Elle ne dirige pas la Chine où le politique est encore aux commandes. En Europe, la différence entre finance et sphère réelle est encore de mise, et c'est un point d'appui à utiliser pour repousser les financiers. Malheureusement, c'est la France qui s'est jetée dans les bras de la finance, beaucoup plus que les allemands qui ont donné la priorité à l'industrie par des investissements à l'Est. Notre pays est devenu une base de départ pour l'expansion financière dans toute l'Europe, particulièrement vers le sud avec les dégâts qu'on a mesurés lors de la crise de 2008, dont le capitalisme n'a résolu aucune cause, et dont il sort avec les mêmes maux, la finance absorbant tout ce qu'elle peut, au sein de cette immense bulle qui ne peut qu'éclater.

 

 

Ebranler le pouvoir de la finance, tel est donc le chemin pour sortir les classes populaires de l'asphyxie.

 

Bien évidemment, les mesures anti finance (pas besoin de les reciter, on les connait déjà, elles sont écrites partout : de la taxe tobin à la séparation des activités bancaires, en passant par la renaissance d'une politique monétaire pour que cesse le chantâge sur les Etats) donneront lieu à une répression. Elles se traduiront par des attaques des marchés et des fuites de capitaux. Mais c'est la solution pour revenir à une économie financée autrement, par la propriété réciproque entre entreprises. La prise de contrôle publique des organismes financiers est un impératif.

 

 

C'est en libérant toute la société de l'emprise de la finance, que peut se consolider une alliance de classes nouvelles, renversant celle qui a cours. Que peut en gagner la classe des cadres ? Elle peut en retirer le rôle de classe dominante nouvelle, ce qui n'est pas rien. Mais elle ne le fera pas spontanément : elle devra éprouver la force d'attraction des classes populaires organisées, qui devront aussi tirer parti des déconvenues de certaines fractions cadristes dans le modèle néolibéral.

 

 

Qu'en conclure en termes politiques pour le mouvement ouvrier ? Cette partie de la réflexion est faible dans l'essai. Les auteurs imaginent un scenario d'abord national, ce qui me parait en effet cohérent. La voie d'une alternative politique européenne immédiate parait hors de portée, pour toute une série de raisons. La dérive oligarchique de la démocratie est encore plus prégnante à large échelle. Si un gouvernement européen franchit les lignes rouges tracées par la finance, que se passera t-il ? On ne le sait pas. Quand on ne sait pas, on se comporte différemment parfois, selon que l'on ait tout à gagner ou tout à perdre. Ces éléments seront déterminants bien entendu.

 

 

Mais comment intégrer ces apports stratégiques dans la lutte politique ? Si on veut y procéder, cela signifie que la gauche antilibérale doive réflechir à qui elle s'adresse. Décrocher les cadres du néolibéralisme suppose de leur parler, de trouver les moyens de rassembler autour de cette nouvelle alliance de substitution. Loin sans doute du folklore de la gauche radicale. Pour y parvenir, il faudrait sans doute qu'elle se refonde entièrement. Et ça ce n'est pas gagné...

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 février 2014 3 26 /02 /février /2014 18:49

homosfhar.jpgVoila un beau pamphlet ! Qui enfin exprime mes sentiments après le débat sur le mariage pour tous. C'est confortant parfois, de se sentir un peu moins isolé dans ses convictions. C'est mon cas au sortir de la lecture d'"Adieu les rebelles !" de Marie Josèphe Bonnet.

 

 

J'aurais certes du mal à endosser son point de vue de féministe lesbienne (étant un homme hétéro, désolé...), parfois acrimonieuse (trop parfois, quand elle exprime son aversion pour la caricature de la féminité opérée par les drag queens). MJ Bonnet a une dent contre les militants gays qui selon elle marginalisent les femmes du mouvement LGBT. Je pense aussi qu'il est possible que mme Bonnet ait des conceptions sur l'ontologie féminine qui me déplairaient, mais elles ne sont pas abordées dans cet essai, on ne fait que les subodorer. Il est possible qu'elle s'inscrive dans un essentialisme féminin que je ne saurais partager une seconde. Je le perçois quand elle dit que si le désir d'enfant est naturel pour la femme, comme aspiration à l'expérience de la grossesse, il n'est que construit socialement pour l'homme. Sans doute les enjeux sont différents puisque l'un porte l'enfant, mais le désir d'enfant masculin n'est pas que le fruit d'une injonction sociale. Il me parait d'abord proprement existentiel. Il a trait à la condition humaine, à la conscience de la finitude humaine, ce qui est le commun des hommes et des femmes : vouloir surmonter la mort en transmettant.

 

 

Mais pour ce qu'elle développe dans ce livre, tout me va bien. Une charge contre l'embourgeoisement des milieux de la défunte contre- culture (Pierre Bergé, sans doute le porte parole homosexuel le plus influent, est à cet égard une caricature vivante, quand il considère que louer ses bras ou son ventre, c'est la même chose. Et évidemment il s'identifie à celui qui loue, pas à celui qui est loué), contre leur ralliement au consumérisme mercantile, contre le désir de conformisme qu'expriment désormais les revendications des porte paroles homosexuels.

 

(en écrivant cela, je sais que je risque évidemment l'accusation d'homophobie. Je ne suis pas homophobe un instant, je le précise. J'ai manifesté pour le pacs, et même pour le mariage, par solidarité anti réactionnaire, même si le mot d'ordre ne me sied point. )

 

 

Ces logiques de conversion aux valeurs néolibérales ont culminé avec le débat sur le mariage, et se prolongent avec les sujets de la Procréation Médicalement Assistée, dont elle pense, ce que je considère comme tout à fait lucide, qu'elle débouchera quasi automatiquement sur la Gestation Pour Autrui (au nom de l'égalité devant la loi que revendiqueront les gays face à la PMA pour les femmes).

 

Bref, si la PMA est élargie au delà des couples dont la santé ne permet pas de procréer, nous allons tout droit vers un nouveau prolétariat reproductif.

 

 

 

Le mariage pour tous a été voté. Dont acte.

J'ai manifesté pour ce droit (je le répète pour les lecteurs de mauvaise foi) au nom de l'égalité des droits, et pour dire non aux homophobes. Moi qui considère le mariage comme une vieillerie d'inspiration réactionnaire (le fait de se délester de son nom, d'être conduit par son papa à l'autel...) moi qui suis non marié, vis en "union libre", et peut constater que plus personne ne s'interesse aux célibataires, aux couples non mariés ou pacsés. Et que de nos droits à nous qui ne voulons pas mêler l'amour à la loi, on s'en fout (à commencer sur le plan fiscal). Hors du marché matrimonial, point de salut donc.

 

 

 

Maintenant que cela est réglé, nous pouvons nous expliquer entre dits progressistes...  Entre libéraux libertaires (mais libertaires en réalité normalisés), et progressistes pour le dire tout net. Nous le devons absolument, les enjeux étant immenses, pour la suite. C'est pourquoi j'aurais préféré que plutôt que de renoncer à sa loi pour la famille face aux agitations crypto fascistes, le gouvernement engage un débat approfondi, permettant de tout considérer courageusement.

 

 

Mme Bonnet, est comme moi, et comme sans doute beaucoup de gens de gauche qui ont serré les dents par solidarité contre l'ordre moral, éberlué du fait que le mariage, ce dispositif de domination millénaire, soit devenu le nec plus ultra de mouvements qui se sont dressés pour la liberté.

 

 

Les mouvements féministe et homosexuel des années 70 n'auraient jamais revendiqué le droit au mariage, ils prétendaient au contraire le briser.

 

Qu'est ce qui s'est passé ? Comment en est on arrivé là ?

 

 

L'auteur insiste sur les conséquences de l'épidémie du sida qui a contraint le mouvement gay à s'institutionnaliser et à brisé la transmission idéologique entre deux générations d'homosexuels, ce qui est une thèse convaincante.

 

 

Elle évoque juste en filigrane une autre cause : la prise de pouvoir, dans tout le mouvement progressiste, de fractions bourgeoises, ou petites bourgeoises, pour qui les valeurs patrimoniales sont centrales. En somme l'idéal désormais c'est de disposer d'un papier protégeant des richesses accumulées, et donnant accès à l'emprunt. Voila où en sont ceux qui voulaient révolutionner tout, tout de suite.

 

 

Parallèlement à cette prise de pouvoir, c'est tout le triomphe de la pensée libérale qui s'exprime dans la valeur mariage, dans l'idée du contrat en particulier, qui est le coeur même de l'idéologie de marché, et à travers les revendications ultra consuméristes d'un "droit à l'enfant" (se substituant au droit DE l'enfant qui organisait les politiques de l'enfance. Point que l'auteur oublie en route), puis de la PMA et de la GPA.

 

 

Car nous, gens de gauche (oui je suis de gauche, personne n'est parfait), avons tendance à frétiller quand nous entendons la revendication d'un droit. Nous oublions souvent que c'est un droit qui implique parfois des obligations pour autrui, des annexions, des conséquences sur d'autres, parfois pas encore nés. Nous oublions que le droit du consommateur est désormais le principe central de l'Europe libérale, et qu'il justifie bien des régressions, comme la déréliction des services publics noyés dans la concurrence et donnant lieu hypocritement à des monopoles privés.

 

 

Nous ne voyons pas, trop omnubilés par une culture politique marquée par la lutte démocratique contre l'absolutisme, ce que le "droit à" peut avoir de despotique infantile, d'irresponsable envers autrui ou les générations futures. Le droit peut être infâmement égoïste.

 

 

L'égalité des droits passerait donc par le couple, et non pas l'individu... ??? Voila le récif où échoue la pensée progressiste, larguant cet acquis essentiel des Lumières.

 

La République serait chargée de fournir du sacré, du symbolique, à la place des Eglises, ce qui est là aussi une confusion effarante (c'est avec cet argument du symbolique qu'on a jugé le PACS insuffisant).

 

 

On peut vraiment s'interroger sur ce désir de normalité invétérée qui anime des gens à qui on reproche d'être déviants. N'est-ce pas céder justement à ce discours ?

 

 

L'amour se voit donc réduit à un "parchemin" comme disait Brassens dont le motif central est de protéger des biens. De se prémunir par avance ? Quelle froideur, quel esprit de calcul.. Le mariage est non seulement l'emprise du social sur l'amour, mais aussi le fruit d'une pensée du contrat d'assurance entre deux homo economicus. C'est encore un procédé qui est censé protéger le plus faible économiquement dans le couple, soit un dispositif qui appartient historiquement au patriarcat, à un monde nécessairement inégalitaire.

 

Que les progressistes brandissent ce symbole sur des calicots, et considèrent que c'est une bataille qui vaut de s'écharper pendant des mois dans une société en crise, laisse au mieux sceptique, au pire furieux.

 

 

Penser que ce droit règlera la question de l'exclusion des homosexuels est de plus une illusion. Le droit est froid. Le droit, comme le souligne MJ Bonnet n'est pas de la reconnaissance réelle, la reconnaissance relève de la subjectivité. On peut avoir des droits et être haï. Et j'ajoute même qu'on peut être haï parce qu'on a des droits. L'acceptation de la différence, par la voie de l'uniformisation par le droit, peut laisser dubitatif. L'égalité des droits n'a pas fait reculer le racisme. Et le mariage ne supprimera pas l'homophobie. Cette "reconnaissance" est largement illusoire. Se ruer sur le mariage ne protègera les homosexuels de pas grand chose.

 

 

Le mouvement homosexuel a été révolutionnaire. Sa séparation d'avec le mouvement féministe est pour MJ Bonnet le début d'une dérive. Elle reproche au mouvement gay d'avoir marginalisé les lesbiennes. Et on ne peut que lui donner raison sur la très forte visibilité des gays dans l'espace public, alors que les lesbiennes restent invisibles. Malgré des coming out médiatiques. l'épidémie du sida a massivement frappé les gays. lls se sont mobilisés pour la survie, ont obtenu de la reconnaissance heureusement. Mais les lesbiennes n'ont pas connu la même dynamique. Cette montée en puissance des gays dans l'espace public les a conduit selon Mme Bonnet, ce sur quoi je n'ai pas d'avis éclairé personnellement, a "parler au nom de la communauté" et à ignorer le point de vue des lesbiennes. Or d'après elle, les lesbiennes féministes n'auraient pas fait du mariage la première revendication, par détestation de ce symbole patriarcal. Ca se discute sans doute.

 

 

En tout cas, l'institutionnalisation du mouvement gay est un fait. Elle est issue de l'histoire héroïque contre le sida, mais elle nous livre un mouvement qui ne revendique plus que du droit, du juridique.

 

 

Mais si on s'en tient au mariage, rien n'est à déplorer au fond, mis à part le symptôme idéologique. Le problème important est que la stratégie du mouvement LGBT est de lier mariage, PMA, GPA, dans une logique commune d'extension du droit. Un droit sans limite en définitive. Un droit pour le droit. Un droit qui ne s'embarasse de rien.

 

 

La maternité comme un droit, libéré même du biologique, c'est encore un retournement... Alors que le féminisme justement revendiquait le droit à ne pas se marier, et à ne pas faire d'enfants. Aujourd'hui, il faut à tout prix faire des enfants pour être "normal", et il faut à tout prix que l'Etat organise les conditions de l'accès à l'enfant, par l'autorisation de toutes les pratiques nécessaires.

 

 

Or, quel est le dispositif idéologique qui sous tend la PMA et la GPA ? Il s'agit de contrats. De dons de sperme ou d'ovocytes ou de location d'utérus. Il s'agit de produire un enfant. Il s'agit de le couper volontairement, sans lui demander son avis, de sa généalogie. L'enfant est donc ici non pas une fin en lui même, irréductible, mais une chose. Le droit à l'enfant, c'est faire grammaticalement de l'enfant une chose, un objet, qui appartient à un consommateur.

 

 

Le consommateur, tout enivré de son droit à être parent, dans un déni de paternité pour la PMA, de maternité pour la GPA, se fiche de savoir quelles sont les conséquences psychiques pour l'enfant de l'absence de généalogie.

 

Or, comment ignorer les souffrances des nés sous X, leur revendication d'accès à leur origine ? Comme ignorer que les cabinets des psychiatres sont pleins d'humains à qui on a caché ou qui ont été privés de leur généalogie ?

 

D'un côté, le désir d'adultes, qui n'ont été victimes d'aucune injustice, mais du hasard de leur orientation sexuelle ; de l'autre la programmation de la souffrance pour des futurs nés qui n'ont pas leur avis à dire, dont on préempte la santé psychique. Cette préemption n'est pas admissible à mon avis, je partage le point de vue de l'auteur.

 

 

MJ Bonnet évoque rapidement la question eugénique. Mais elle aurait pu dire que le droit à l'enfant peut rapidement, sous la pression du marché, se transformer en droit à l'enfant... Que l'on veut. Et d'ailleurs ce désir est déjà là dans la PMA, dans la mesure où elle procède d'une appréciation de l'adoption comme solution insuffisante pour faire face à la stérilité. MJ Bonnet souligne que certains proposent déjà des diagnostics préimplantatoires avant insémination, pour sélectionner les gênes. Autre risque que le marché peut solvabiliser : la PMA "de confort" : pour ne pas grossir, pour ne pas interrompre sa carrière (solution qu'un employeur saura rappeler). A partir où une demande économique s'exprime, le marché la juge légitime, il propose sa satisfaction, et il fabrique aussi des millions de pauvres disposés à fournir sperme, ovocytes et utérus.

 

 

Quant à la GPA, qui découle de la PMA, considérée comme le premier pas lesbien, qui permettra ensuite aux gays de confier à une mère le soin de leur fabriquer un enfant, est-il besoin d'en décrire le caractère anti éthique ? Une grossesse, est-ce un détail dans une vie ? Est- ce sans conséquence ? Sait-on ce que la séparation de son enfant entraine, au delà du "contrat" ? Comment en est on arrivé à considérer les femmes comme des choses ? C'est bien le marché, qui vise à coloniser toute la vie humaine, qui étend infiniment le règne de la marchandise.

 

 

La liberté comme intégrité invincible, la liberté comme celle de consommer et d'accumuler des droits individuels. Deux conceptions. Qui doivent s'affronter clairement. Il faut aller au fond de ce débat, car à travers la bioéthique c'est le devenir de l'humain qui se joue, rien de moins 

 

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23 janvier 2014 4 23 /01 /janvier /2014 16:29

 

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Intellectuel africain mondialement reconnu, Achille M’bembé signe avec sa « Critique de la raison nègre » un essai qui m’a plu sur le fond par son courage à affronter les versants contradictoires d’un drame gigantesque, même s’il me parait surtout synthétiser des prises de position, au sein des mouvements noirs et des débats africains, qui sont désormais largement connues (sinon partagées).

 

 A vrai dire, pour qui s’intéresse de près à ces questions, l’essai n’apporte pas d’éclairage absolument nouveau, même si l’auteur a l’originalité de puiser largement dans la veine psychanalytique pour étayer son propos. D’où d’ailleurs un retour franc à l’admirable Frantz Fanon pour qui la libération du peuple était une cure, et la cure une préparation à la libération.

 

L’essai, riche, hétéroclite, pèche par des passages quelquefois trop denses, et donc des thèmes survolés poétiquement, qu’on aurait aimé voir étayés. La verve littéraire talentueuse de M’bembé s’y exprime, parfois trop, cédant à la facilité de la formule de trop, ou de la formule furtive qui s’envole, laissant le lecteur dans l’attente, frustrée.

Trop en dire c’est peu dire.

 

L’auteur s’attaque à l’éternelle question du tiraillement, pour les opprimés quels qu’ils soient, entre la solution particulariste et l’affirmation d’une fusion dans l’universel. Son choix, dépassant le concept de « Négritude » d’Aimé Césaire, indispensable mais nécessairement temporaire, est celui de l’Homme noir, « homme parmi les hommes » comme n’importe quel homme.

 

Pourquoi revenir sur le sujet ? Parce que dit M’bembé, nous vivons un « devenir nègre du monde ». Le néo libéralisme universalise la condition nègre en créant partout de l’humanité superflue, séparée de l’humanité qui compte, mais aussi en marquant les corps, les soumettant à la pression, les disciplinant comme on a pu le faire avec les esclaves. Relire l’expérience des peuples noirs, c’est donc comprendre aussi un présent plus universel. La situation des noirs est une leçon pour tous. Et à travers l’exploration du monde, le noir comprend mieux ce qu’il lui est arrivé.

 

Le « nègre » est d’abord la désignation d’un stigmate ultra violent et on n’en est pas sorti. C’est celui qu’on ne voit pas, celui qu’on désigne quand on ne veut pas comprendre. On connaît tous l’horreur de la désignation méprisante de « l’aut’ nègre là… », le caractère de stupidité satisfaite du raciste, content d’être caricatural et ignorant, en souriant.

 

Le nègre a été intimidé, marqué dans son corps et par le langage du dominant. A la stupeur de l’acte initial violent succède un gouvernement par la violence. Le colonialisme est nécro politique. Le nègre est :

 

« celui dont la vie est faite de débris calcinés ».

 

La « raison nègre » qu’il s’agit de critiquer est ainsi double. Elle est un complexe psycho onirique. Elle articule la vision du Négre par le Blanc et la vision du Négre par le Nègre, conflictuelles mais en réalité reliées. Cette raison nègre s’est affirmée avec l’âge moderne, le capitalisme en sa phase d’énorme expansion initiale qui a fait du noir un homme matériau, un homme monnaie, dont l’exploitation a été tout à fait essentielle dans l’essor économique qui commence après la Renaissance. Cette raison nègre prend sens dans un système de races étanches, fortement affirmé, d’abord par l’esclavage, ensuite par le colonialisme. Ces races sont dans la logique de l’enclos, qui est une technique de gouvernement toujours de mise, d’abord dans les plantations esclavagistes puis à travers le mythe de la frontière. Derrière la clôture de l’Afrique, il n’y a plus de droit, il n’y a que la force. On ne vole la terre à personne, on la prend c’est tout. Les lois de la civilisation ne s’appliquent pas outre mer. Comme si l’Afrique était un état de nature, où vit un homme resté à l’état sauvage d’ailleurs.

 

Quand un Président de la République français dit en Afrique que l'homme africain n'est pas entré dans l'Histoire... On voit que cet inconscient colonial est toujours là.

 

La dépossession, l’aliénation, telles sont les conditions de la condition nègre. La dépossession de son passé d’abord, avant qu'on le dépossède de tout, mais en premier lieu d’une Histoire dont il ne reste pour beaucoup que des fragments éparpillés. Or, pour exister, l’écriture de l’Histoire est fondamentale. Le chemin vers la réappropriation est dur pour celui qui a été assigné à une image vile et inférieure par le raciste.

 

L’appel à la race est alors pour l’homme noir une solution pour sortir du sentiment de perte lié à la prédation esclavagiste puis impériale. Chez Césaire, l’exaltation du nègre est le moyen, à travers les œuvres culturelles, de produire une communauté libre et souveraine. Césaire vise l’universalité, mais la négritude reste tournée vers le passé, vers la perte, qui reste au cœur de l’identité.

 

Longtemps, les « amis des noirs » ont eux aussi maintenu la négritude dans l’altérité, même valorisée. Cette altérité, même « miraculeuse » pour citer un recueil de Césaire est toujours tributaire de la division de l’humanité en races.

 

Ainsi l’admiration des avant-gardes artistiques pour la culture censée « prélogique » du noir, l’enferme dans le rôle d’une sorte d’enfance rigolote de l’humanité. Cette ambivalence rejaillit fortement chez une figure exotique comme Joséphine Baker, adulée à Paris. Les « beautés noires » fascinant les peintres étaient considérées comme à disposition de l’homme blanc. L’auteur développe d’ailleurs toute une réflexion sur la dimension érotique du racisme, sur les fantasmes autour des hommes noirs « sauvages », exprimés sous la forme d’un désir de castration de ces hommes qui soulignent les doutes sexuels des occidentaux. Les pratiques du KKK étaient explicites en ce domaine.

 

La pensée de la gauche républicaine a tellement été enfermée elle-même dans ce paradigme de la division des races, qui a pris une forme systématique dans la phase nationaliste qui court de la moitié du 19eme siècle à la deuxième guerre mondiale. M’bembé cite des paroles étonnantes de Blum et Jaurès sur la mission civilisatrice de la France, qui suppose la croyance ferme dans l’inégalité des races.

 

Ainsi Léon Blum : « nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues à un même degré de culture ».

 

Et Jaurès de prétendre que « là où la France est établie, on l’aime ».

 

Mais c’est tout un système d’éducation raciste qui est développé en Europe, impliquant la muséographie, l’ethnologie, les clichés véhiculés par la presse, l'exotisme. Les nations se consolident par le sentiment de supériorité, et la France, par exemple, humiliée par Bismarck, trouvera dans les colonies le moyen de raffermir le sentiment national.

 

Les mouvements d’émancipation dans leur ensemble ont été largement tributaires de cette logique de séparation est d’essentialisation, ce qu’on trouve fortement dans le séparatisme noir d’un Marcus Garvey. Elles ont pu saluer « le génie propre de l’Afrique ». Des historiens africains ont été chargées d’aller chercher des racines fameuses dans l’Egypte ancienne. Le panafricanisme est une pensée basée sur le lien entre territoire et identité, entre race et milieu géographique. Sans doute une étape nécessaire de reconstruction de l'homme noir en morceaux. Mais pas un horizon.

 

Pour l’auteur, il est nécessaire de sortir de ce destin de victime, dont le passé glorieux aurait été soumis, comme l’avenir le sera, à des fatalités extérieures. L’obsession du passé est psychiquement « un appétit pour la mort » dit il sévèrement.

 

En versant dans l’affirmation d’une essence noire et ou africaine on se lie en réalité au discours du colon ou de l’esclavagiste. On entre dans sa logique.

 

« L’afrique n’existe qu’à partir de la bibliothèque coloniale ».

 

Au cœur de la difficulté à se libérer du discours du colon, il y a selon l’auteur un « petit secret » inavouable. Celui du désir.

 

Car les hommes noirs ont été domptés par la violence, mais aussi par leur désir. Amadoués avec des objets, qui ont fait écho à la notion de fétiche. Les peuples africains ont participé de la vente d’esclaves, attirés et fascinés par la marchandise. Et d’ailleurs l’explosion anti coloniale a aussi pour cause une frustration de ne pas accéder à la marchandise que monopolise le colon.

 

L’Histoire, le travail de vérité, la littérature, le cinéma oublie l’auteur, doivent pouvoir libérer les noirs de ce petit secret aussi.

 

Il est désormais temps de sortir de la race, ce qu’un Nelson Mandela a illustré le plus magnifiquement possible. De quitter le ressentiment et se tourner, disait Césaire, « vers une plus large fraternité ». Cela signifie aussi de se créer une nouvelle intériorité pour les noirs et de faire reculer le racisme par tous les fronts, ce qui est le plus difficile. Fanon pensait que la violence devait conduire à cette étape à travers une « montée en humanité » consistant à rompre avec la domination, se retrouver d’égal à égal dans le combat, puis dans un monde commun, pour devenir enfin homme parmi les hommes et rien d’autre. Nègre est le nom donné par le maître, le but n’est pas de le mythifier, le but est de s’en débarrasser.

 

La liberté, ce ne peut pas être reproduire, ressasser. La liberté, c’est inventer. Et la liberté a pour horizon le monde entier. Le « Tout Monde » d’Edouard Glissant.

 

 

 

 

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 22:38

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" Ce n'est pas la social démocratie qui conquiert les villes et l'Etat, c'est l'Etat qui conquiert le Parti, et je ne vois pas comment cela pourrait constituer un danger pour la société bourgeoise"

 

Max Weber, 1903

 

 

 

J'ai lu que Guy Bedos se sentait "politiquement orphelin". Par là il signifie qu'il ne se reconnait pas dans la dite offre politique. Ce sentiment est largement partagé, singulièrement chez les gens qui se sentent "de gauche". Partout dans le monde, en tout cas en occident.

 

 

 

Pourquoi donc ? Il y a deux grandes sortes d'explication face à l'incapacité de la gauche, non seulement à proposer une autre voie, mais même à ne pas sombrer dans les ornières néo libérales. Soit on dit " ils sont tous décevants ". Donc tous pourris. Pourquoi pas ? Mais si l'on dit ça on se condamne à un pessimisme infini. Toute politique dégénèrera en trahison. Pas très tentant.

 

 

L'autre explication possible est de se demander si ce n'est pas la politique qui est en crise. Si ce n'est pas la conception même de la politique qui doit être reconsidérée. Il s'agit, comme nous le propose Rouletabille dans "Le Mystère de la chambre jaune", d'aborder les choses "par le bon bout de la raison".

 

 

 

C'est dans cette voie que nous conduit le livre important de Bruno Trentin, écrit à la fin des années 90, "La cité du travail : le fordisme et la gauche". Il nous appelle à revenir à la valeur travail. Non pas cette caricature cynique dont parlait Nicolas Sarkozy, énième resucée de la morale expiatoire de l'effort, culpabilisante et arme de discipline. Mais bien l'idée, fondatrice du socialisme, selon laquelle le travail c'est la richesse, le créateur de valeur. Et que son exploitation est la source des difficultés de notre monde.

 

(Toute personne qui s'intéresse de près aux idées politiques, ce qui est mon cas depuis la pré adolescence, sait que de tous petits détails peuvent revêtir une importance révolutionnaire. Les majorités nouvelles proviennent des hérésies. C'est un peu comme ça que j'en suis arrivé à m'intéresser au livre de Bruno Trentin. Il se trouve que son père était un personnage très intéressant de la résistance toulousaine (la résistance toulousaine a une histoire passionnante, et a compté des figures très marquantes comme Jean Pierre Vernant, Edgar Morin). Un antifasciste italien, prof de droit, ayant transformé sa librairie en QG des réseaux de résistance locaux. Avec quelques amis socialistes orientés à gauche (dont j'ai connu au moins deux descendants, dont un ami cher décédé. Le monde est petit), ils fondèrent un groupe baptisé 'Libérer et fédérer", très intéressant, d'ou fut issu si je ne m'abuse le premier Maire de Toulouse à la libération, Raymond Badiou... père d'Alain Badiou, philosophe qui aujourd'hui revitalise, dans le débat mondial, l''hypothèse communiste. Silvio Trentin, dont un boulevard toulousain porte le nom, est rentré en Italie et son fils, Bruno, qui résista dès l'adolescence, devint un grand dirigeant politique et syndical de la gauche italienne, et un théoricien de premier ordre. Sa pensée s'inscrit dans la filiation de son père, très clairement. Celle d'un socialisme démocratique de gauche, voulant articuler justice et liberté.

On ne sait jamais ce que l'on sème, dans le domaine des idées. On cause inutilement dans une librairie clandestine, et puis ça suit un chemin. Par l'Italie jusqu'à ma bibliothèque en tout cas. D'où la nécessité de penser avec sérieux.)

 

Pour Bruno Trentin, si la gauche est dans l'impasse, si elle semble si passive, c'est qu'elle n'a pas su interpréter les changements profonds de la société, et d'abord de l'organisation de la production. Un grand tournant a eu lieu dans les années 70 : le système fordiste tayloriste, celui de la grande production industrielle fondé sur la spécialisation et la division scientifique du travail, sur la séparation entre la conception (blouse blanche de l'ingénieur) et l'exécution (l'ouvrier de masse, et son geste répétitif), a péréclité. La gauche avait cherché à s'accorder à ce monde né dans les usines Ford. Avec certes des difficultés. Mais elle n'a pas su en sortir et elle se marginalise et perd progressivement sa substance. Depuis que Bruno Trentin a écrit ce livre, les constats n'ont fait que devenir plus saillants.

 

Pour retrouver un rôle majeur dans le monde, la gauche doit réfléchir à une cadre de pensée et d'action post tayloriste, mais aussi plus largement repenser la politique sur un modèle d'après Taylor. Aujourd'hui, le travailleur marchandise n'est plus marchandise qui pense mais qui doit penser. On attend non pas qu'il exécute mais qu'il "résolve des problèmes". C'est une révolution. Beaucoup devient possible, beaucoup devient intenable. Le monde du travail aurait pu en tirer des avantages, de l'autonomie en particulier. Ca n'a pas été largement le cas, car on a mis en place de nouveaux dispositifs de subordination des travailleurs. Le taylorisme est certes condamné, mais il peut tarder à mourir, entrainant toute la société dans sa crise.

 

La gauche n'a pas compris ces processus. Elle s'en est remis par exemple à l"idée de la "fin du travail", à considérer que c'était la fin de la classe ouvrière et donc du travail (confondant l'ouvrier et le travailleur). Le syndicalisme a répondu en se mettant sur la défensive, ne parvenant pas à grand chose, sinon à défendre des bastions de plus en plus considérés comme privilégiés au milieu d'océans de travailleurs flexibilisés. La gauche a en définitive oublié le travail lui-même, s'en remettant un moment à la réduction du temps de travail, c'est à dire à l"idée que la liberté est à l'égard du travail et non au sein du travail à libérer.

 

 

Dans la période tayloriste, la gauche s'était fixée sur l'idée de la redistribution. Par les augmentations de salaire et la protection sociale. Malgré les immenses bienfaits de cette logique, il reste que cela a été conçu comme une compensation. L'avoir a compensé l'être au travail, le salaire a été le prix de la productivité. La subordination du salarié s'est "payée" comptant. Alors que la démocratie restait à la porte des usines, la classe ouvrière entrait doucement dans le monde de la consommation. Ce donnant donnant date d'ailleurs de Bismarck (qui crée la sécurité sociale au moment ou il interdit les syndicats et le parti socialiste). Aujourd'hui en crise financière, la protection sociale, restée un système de "solidarité occulte", inaccessible aux travailleurs, illisible et froid, ne fait plus l'unanimité dans le monde des travailleurs. Les expériences de nationalisation, pour leur part, n'ont pas débouché sur le questionnement de la vie au travail.

 

 

On parvient ainsi à ce qui a été congruent avec le monde tayloriste : la séparation entre le politique et l'économique (l'économique étant simplement considéré comme un terrain d'éducation des masses, et non comme le terrain ou la classe pouvait se libérer). Entre le politique et le social. L'Etat redistributeur a été chargé de conduire la transformation de la société. Cette vision de l'Etat comme lieu de la politique, correspond à celle du taylorisme où le travailleur exécute et n'est pas payé pour penser. On a remis à l'Etat, à conquérir, la responsabilité de créer les conditions qui permettront ensuite à la classe ouvrière de s'émanciper. Cela n'était pas joué au début de l'histoire du mouvement ouvrier, où l'Etat n'était pas le lieu stratégique, mais la "superstructure".

 

 

Ce modèle politique est mort. La société a changé, mais pas la conception de la politique. Elle sonne donc dans le vide, elle parait décalée, elle est même souvent ridicule. On ne l'écoute plus. Perdant le contact, la politique se replie sur elle même, devient un jeu fermé. La conquête du pouvoir d'Etat devient une fin et non un moyen, la gauche s'identifie à l'Etat, à sa gouvernabilité, elle est digérée par l'institutionnel. La gauche devient au final bureaucratique (pays de l'Est) ou hyper gestionnaire (la social démocratie).

 

 

L'idée de la "délégation" au Parti des intérêts du peuple, est fondamentalement taylorienne. Comme l'idée de "la grande politique". Et en constatant cela, Trentin en vient à reconsidérer, logiquement, les importances respectives de la justice sociale et de la liberté dans le projet de la gauche. La politique tayloriste insiste sur la redistribution par l'appareil d'Etat, la politique post fordiste insiste sur la libération du travailleur, sur la remise en cause du pouvoir du capital sur le travailleur. Retour au travail.

 

 

La gauche était tombée dans la fascination du fordisme. Aussi bien Lénine que Gramsci avaient considéré que l'organisation scientifique du travail était une étape de l'Histoire. Une étape vers le socialisme. Gramsci, jeune, avait considéré que la grande usine donnait au travailleur l'idée de son identité d'unité prolétaire. Trotsky expliquait que le fait qu'un Directeur, après la défaite de l'opposition ouvrière au sein du parti bolchévik, à la tête des usines, plutot qu'un conseil ouvrier, serait un élément neutre. La rationalité fordiste avait conquis les esprits révolutionnaires. Il appartenait aux ouvriers russes de se subsituer au "capital déserteur" pour moderniser la production et organiser scientifiquement les lieux de travail, puis la société. Lénine souhaitait une société organisée comme "La Poste" ou "les chemins de fer". La libération du travailleur ne viendrait qu'après. Et donc le travailleur déléguait au parti le pouvoir, en attendant. Il ne le reprendra jamais. La social démocratie cédera aux mêmes sirènes, à travers le "planisme" par exemple. L'Etat rationnel est le levier du socialisme, il est l'ingénieur de la transformation. Il "régule", il "maîtrise" l'anarchie des marchés. 

 

Ainsi, Henri de Man, "ce n'est pas à travers la révolution que l'on peut arriver au pouvoir, mais à travers le pouvoir que l'on peut arriver à la révolution".

 

 

Avec le taylorisme, se met en place à gauche une vision du politique où la politique a la primauté, où elle est une activité en surplomb, professionnelle, bureaucratisée, fondée sur l'existence de dirigeants et de militants. L'économique et le social sont des zones d'aliénation, mais on ne saurait qu'y éduquer à la politique, seule voie pour obtenir le changement au sein de l'appareil d'Etat qui ensuite viendra libérer le travailleur.

 

En fonçant dans cette voie, la gauche s'est autrefois fourvoyée, mais le fait est qu'elle persiste alors que le fordisme est mort, ou devenu minoritaire, ou en tout cas n'occupe plus la place centrale d'autrefois. D'où son érosion et sa fossilisation.

 

Il a cependant existé d'autres voies dans la gauche. Elle n'a pas été univoque, comme Marx d'ailleurs. Si Marx parle de la paupérisation, de la plus value, il définit aussi, et peut être avant tout, le rapport capital travail comme une logique d'aliénation qui dépossède le travailleur salarié de son outil de travail et de sa manière de travailler. Marx ne cessera de parler d'un travailleur réconcilié avec lui-même à travers la communauté du travail.

 

Trentin nous promène ainsi dans cette gauche qui insistera, comme Rosa Luxembourg sur la libération du travailleur lui-même. Luxembourg fait de la grève de masse l'arme politique fatale, car c'est déjà la transformation en marche. Elle définit la révolution comme la libération de la classe ouvrière qui se met en mouvement et assume toutes les tâches de direction sociale, de l'usine au gouvernement. Karl Korsch parle pour sa part d'"Etat social de droit", d'autodétermination des conditions de travail, de démocratie industrielle. Cette vision du socialisme comme autolibération de la classe ouvrière se retrouve dans l'austro marxisme, dans le socialisme anglais dit de la "Guilde" qui aura une grande influence dans les entreprises anglaises au début du XX eme siècle, et verra les ouvriers exiger de discuter de tout et reprendre le contrôle de leur travail. Tous ces penseurs, toutes ces expériences, sont convaincus de cette idée exprimée ainsi par Karl Polanyi : "l'Etat n'exprime pas l'essence de la société".

 

En France, Simone Weil est la digne représentante de ce fil rouge de la gauche. En allant vivre au sein de l'usine taylorienne, elle en ramène la conviction selon laquelle l'organisation du travail "dépersonnalisé" fondée sur la différence entre conception et exécution ne peut pas déboucher sur le progrès. Il faut la subvertir directement, donc. Sinon, la condition ouvrière ouvrira, en cas de victoire politique de la gauche, sur la confiscation bureaucratique du pouvoir.

 

La fin du fordisme ouvre la voie à la possible autonomie du travailleur, mais la gauche ne s'y est pas engouffrée. Elle n'a pas saisi non plus la nécessité de revenir au travail, de reposer la question de la liberté du travail, de remobiliser les travailleurs autour de cet objectif, de les réunifier autour de ce projet (au contraire elle explique que les classes n'existent pas et elle donne dans la division salariés/chômeur comme le blairisme). Les ailes critiques, quant à elles, abandonnent le travail, et s'en remettent à un revenu de citoyenneté qui ne remettra pas en cause l'aliénation. Ces ailes fuient le terrain de la domination pour aller chercher de l'air frais ailleurs, mais l'essence de la domination n'est plus questionnée.

 

La gauche s'est donc identifiée à la gestion étatique. Elle est dépossédée de ses sources et ne comprend pas pourquoi. C'est toute la politique qu'elle doit repenser.

 

Les grecs avaient encore une fois tout compris. Aristote disait que le citoyen, l'homme libre, était celui qui était délivré de la nécessité. La cité des citoyens libre était donc distinguée de la sphère du privé, ou l'esclavage avait cours. La séparation entre l'économique et le politique est une vieille ficelle, donc. Les élites grecques savaient où elles allaient.

 

Bruno Trentin en appelle à revisiter la seconde tradition progressiste, celle de la démocratie du travail. De ceux qui bâtissent la cité et la font fonctionner. Ils ne sont plus des exécutants et ne peuvent plus l'être dans l'ordre politique. Du social doit désormais émaner la politique si la gauche veut retrouver son sens. Telle est la direction d'une démocratie de notre temps.

 

Jaurès disait que de la République doit naitre la République sociale, on pourra lui rétorquer en s'appuyant sur les analyses de Trentin que cent ans plus tard de la République sociale doit naitre la République.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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21 novembre 2013 4 21 /11 /novembre /2013 23:25

1016879_574436122598322_1391855546_n.jpgAntonio Munoz Molina a commis, avec son "Tout ce qu'on croyait solide", un pamphlet superbe, où son style efficace, son sens de l'anecdote et de la description sont placés au service d'une charge courageuse contre son propre pays qui est plongé dans une grave difficulté sociale.

 

Qui aime bien châtie bien et Molina l'illustre, aussi bien pour l'Espagne que pour son camp de toujours : la gauche. Elle a dirigé longtemps le pays durant les trente et quelques années de démocratie post franquiste, était au pouvoir dans la phase montante vers l'explosion de la bulle financière et immobilière. Et Molina ne l'épargne pas, bien au contraire, il souligne ses responsabilités en ce qu'elle a failli à sa mission et renié ses principes dans l'action.

 

 

L'essai de Molina est placé sous les auspices de Georges Orwell, ce qui me va parfaitement bien. Le même sens de la vérité quoi qu'il en coûte, y compris voire surtout aux dépends des siens. La conscience vive des dérives de la politique et de ses subterfuges formels (le langage, l'esthétique). Et aussi ce côté conservateur anarchiste qui conduit Molina à s'avancer sur le terrain de la "responsabilité", de la vertu citoyenne, du civisme : par exemple il revient plusieurs fois sur le non respect de la quiétude d'autrui dans les villes espagnoles, sur les comportements malpropres des citadins, il salue le travail patient plutôt que les comportements fumeux.

 

 

Oui, la finance mondialisée est responsable de la chute espagnole. Mais Molina ne s'y étend pas vraiment, c'est un fait entendu et dépeint dans une myriade de livres.  Molina apporte sa pierre, la sienne, la plus désagréable pour ses concitoyens sans doute parce qu'elle roule sur leurs pieds. Mais nécessaire. Loin de toute posture de victime, cherchant à l'extérieur la cause des maux espagnols, il se consacre à établir un constat courageux : la crise ibérique est aussi le résultat d'une logique endogène au pays, qui s'est porté à la rencontre du modèle spéculatif et en a apprécié les délices dans un aveuglement général.

 

La spéculation n'est pas une pure technique, elle est un fait social total en réalité. Ce que nous montre Molina, c'est comment l'Espagne bascule dans ce modèle spéculatif (les terrains se sont valorisés de 500 % entre 97 et 2007) et en quoi ce mouvement trouve ses sources dans l'histoire de la démocratie post franquiste. Une société qui a fini par ressembler à un consommateur de cocaïne. Jusqu'à l'overdose.

 

 

" A une économie spéculative, correspond inévitablement une conscience délirante".

 

 

Molina revient, à travers ses souvenirs et la relecture des journaux, sur ces années 2006-2007 d'avant crise financière, qui paraissent si lontaines tellement la rupture a été brutale, et il en reste supéfait. Un symptôme de l'aveuglement de ces années là fut l'obsession des deux camps politiques pour le passé. On ne parla que de 1931 et 1936 dans ces années, chacun défendant sa propre mémoire, dans une sorte de "sordide affinité" pour ignorer les enjeux du présent et de l'avenir. La croissance était là, on en profitait sans compter, on accumulait les plus values financières en essayant de croire à ce que ça ne finisse jamais. Le passé servait d'exutoire. Il était comme "une tulle qui empeche de voir la réalité immédiate".

 

L'Espagne d'hier s'est réfugiée dans un passé en partie mythifié et pratique (l'héroïsme comme héritage, sans risque), celle d'aujourd"hui a peur des lendemains.

 

 

Le rapport au temps des espagnols a donc changé, d'autant plus que les pythies sont mortes. Les augures sont décrédibilisées. Molina nous gratifie de portraits brillants de ces prophètes économiques, tels Alan Greenspan ou Rodrigo Rato qui promettaient monts et merveilles à l'Espagne juste avant la crise. Il nous décrit leurs méthodes pour avoir l'air à la fois sages, énigmatiques, fixant la ligne d'horizon qu'ils prétendent lire. Les faux prophètes ne doivent plus être écoutés. Molina nous explique leurs techniques d'intimidation, les tours de verres des institutions bancaires étant du même acabit que les temples assyriens : impressionner pour asseoir l'autorité, telle est leur mission.

 

 

 

Si la bulle s'est constituée, et si ça éclate, c'est que l'on a créé cette bulle. Pour Molina, la source en est l'insuffisance de la démocratie espagnole. En arrivant au pouvoir les démocrates en avaient assez de la bureaucratie en lambeaux de Franco. Ils plaidèrent ainsi pour le politique aux postes de commande. En soi cela n'était pas un problème...

 

 

...Ce qui l'a été c'est que contrairement à ce qui s'est passé en France, l'Espagne n'a pas mis en place une fonction publique stable, neutre, tournée vers le long terme. Donc les services publics, politisés, conformistes à l'égard des élus, où ont pullulé les promotions injustifiées, n'ont pas contrebalancé, bien au contraire, la frénésie dépensière, et inutilement dépensière surtout, de leurs édiles. Molina a été longtemps fonctionnaire et décrit des épisodes tout à fait parlants.

 

 

 

La bonne utilisation de l'argent public n'a pas été un critère, et l'argent, qui semblait couler à flot pour l'infini, à surtout servi à financer des "simulacres" : un torrent de festivités (les plus connues sont les JO et l'exposition universelle, mais tout le pays s'est jeté dans une ivresse festive).

 

 

Ces simulacres, ces châteaux "vides en Espagne" singeaient la puissance, mettaient en scène la fierté nationaliste des communautés autonomes, au service des seigneuries politiques. La communication sans objet a dominé l'action publique, et on a rivalisé de manifestations somptuaires, de caprices de représentation (les exemples sont nombreux, comme cette manie d'aller faire des démonstrations inutiles et coûteuses à new york). La fête, encore la fête, célébratrice du peuple local, et mise en scène de l'homme politique proche du peuple. Telle fut la préoccupation de l'Espagne.

 

 

 

Molina reproche à la gauche son ralliement à l'effervescence nationaliste. Elle a signifié que l'on se souciait d'être plutôt que de faire, de se glorifier d'un passé fantasmé, de chercher les responsabilités  des maux à l'extérieur. Tout un contexte idéologique et culturel qui a justifié et aggravé l'impotence publique, le goût des démonstrations, y compris religieuses, coûteuses et improductives.

 

 

 

Abrités de la critique, car qui critique un édile de gauche est un rallié à l'ennemi, et se coupe de son pays natal incarné par le cacique, les responsables politiques ont souvent dérapé, emprunté pour rembourser l'emprunt, cherché pour leurs territoires tous les signes extérieurs de richesse plutôt que la dépense utile à long terme (le golf en ville, un must), ouvert les zones immobilières aux spéculateurs et bétonneurs, détruisant l'esthétique, l'environnement, et s'enrichissant personnellement au passage pour un nombre non négligeable.

 

 

La démocratie espagnole, encore asséchée par l'Eglise (Molina aurait pu ajouter la monarchie), finalement, n'a pas atteint ses objectifs. Elle est restée procédurière mais ne repose pas sur une quelconque hégémonie du modèle citoyen. Ce modèle est bousculé aussi bien par l'identitaire nationaliste qui stérilise les territoires en les soumettant à des chefs incontrôlés, que par le sectarisme hérité de la période franquiste, et dans lequel on se complait.

 

 

Maintenant il faut réagir.

Molina constate que le milieu politique n'a pas tiré les leçons ardentes. Il saigne le social mais continue à financer les dépenses de mise en scène.

 

Que faire face à l'effondrement du pays, si faussement prospère il y a peu, si malade aujourd'hui ? La solution passe par la démocratie, enfin. L'émergence du citoyen surtout.

 

Il devra être lucide, enfin lucide, cesser de se mentir.

 

 "Il ne nous reste pas d'autre solution que de nous acharner à voir les choses comme elles sont".

 

Un esprit critique aigu, voila la première arme du citoyen.

 

 

Les citoyens doivent agir individuellement et collectivement pour transformer l'Espagne. Cela signifie que comme le disait Albert Camus, cité par Molina, "chacun fasse son travail". Partout, chacun à sa place, on doit résister aux reliquats de la culture spéculative, impliquant le je m'en foutisme, la légèreté, l'irresponsabilité envers le présent et l'avenir. Partout.

 

 

 

Ensuite, l'Espagne a besoin de l'équivalent du mouvement des droits civiques, un mouvement puissant, patient, serein, réclamant la démocratisation du pays à tous les niveaux, le contrôle de la politique par la loi, et la renaissance d'un service public sans lequel la société s'atomise et dépérit.

 

 

Ca vous rappelle en partie un ailleurs de l'Espagne ?

C'est normal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 juillet 2013 6 13 /07 /juillet /2013 21:36

ronald.JPG Bon, autant le dire de suite, "Le socialisme gourmand" de Paul Ariès, ce n'est pas un grand livre mais une intervention au passage, une contribution. Ca se lit vite, très vite, comme on boit un demi en terrasse, la pensée y est légère comme un crépuscule de juin sur Cordes sur Ciel alors qu'on boit un blanc liquoreux en compagnie de jeunes femmes en robes fleuries (c'est rien, j'avais juste envie de faire une comparaison homérique).


C'est assez verbeux et ça "délaye" méchamment. L'adjectif tient souvent lieu d'argument. Par exemple, vous rajoutez "buissonnier" à socialisme, ça fait "socialisme buissonnier" et tout de suite les hédonistes se pâment et tout le monde est content. Bon.

A d'autres moments, la foultitude de détails historiques tient lieu de preuve. Ainsi si on décline toute l'histoire des coopératives, c'est bien qu'elles sont fécondes. Eh oui. 


L'auteur s'envivre de sa facilité d'écriture. Il pourrait écrire des livres à la chaine, et d'ailleurs c'est ce qui semble l'occuper. Le sens de la formule est il ce qui manque à la gauche ? On en doute. Or Ariès est de ceux qui pensent que les mots résolvent beaucoup de problèmes. Ainsi il peut passer beaucoup de temps à se demander si l'oxymore "abondance frugale" est un mot d'ordre valable pour la gauche. Ecrivons des textes, multiplions les trouvailles sémantiques, et nous changerons le monde car au commencement était le verbe. J'ai envie de dire "bof". C'est après tout c'est ce que prétend la communication politique et rien de plus


Mais cependant, malgré ces défauts, dont un peu de "moi je" quand même (moi Paulo j'ai fait une revue avec des copains, c'est l'avenir etc, etc...), c'est un essai qui reste intéressant à lire si on pense que la gauche est quand même en état de coma idéologique (difficile à nier, sauf à être de mauvaise foi flagrante) et qu'on est de ceux qui espèrent tout de même un retour de flamme. Paul Ariès a de belles intuitions et sur le fond je ne trouve pas grand chose à contester en réalité. Je pense qu'il est dans le vrai, notamment à travers ses illusions perdues et ses deuils.

(Ariès n'aborde pas dans ce livre, ou si peu, son grand thème de la décroissance (j'ai d'ailleurs appris dans ce livre qu'il a existé un débat entre décroissants de gauche et de droite qui ont à un moment partagé des débats. J'avoue, je ne le savais pas). Et pour moi ça a facilité la lecture, car dans un autre de ses ouvrages j'aurais sans doute trouvé plus de motifs de colère. La décroissance me semble un thème en réalité sans aucun sens. Car sans création, il me semble qu'on ne peut ni transformer l'existant radicalement, ni donner de perspective aux êtres humains, ni créer les conditions d'une réparation de notre planète qui est mal engagée et réclamera des leviers herculéens. Ariès se réfère sans cesse, citant Orwell (il revient fort) à la sagesse du peuple, mais un des invariants de la culture populaire, c'est l'idée qu'on doive travailler et produire. Qu'on n'a rien sans rien. Il me semble que c'est difficile de retrouver ce peuple perdu si on oublie cela. Même si le droit à la paresse est une merveilleuse revendication. Mais la paresse est la récompense du travailleur, pas du Jean foutre. Que font les retraités ? Ils cultivent leur jardin.)

 

Ariès était un peu désespéré par la gauche. Et comment lui donner tort ? Pas besoin d'épiloguer. Et puis le souffle sud américain lui a redonné l'espoir, même s'il dit avec raison qu'il n'est pas question de se recréer des mythes. Les révolutions arabes ont encore attisé ce regain d'optimisme. Il est vrai que l'on pouvait penser, en orwellien justement, que la révolution était devenue impossible. Nous avons la réponse : elle est possible.

 

"Quelque chose se cherche" écrit Ariès avant le tumulte revigoré en Egypte, la tempête brésilienne, le tremblement sérieux en Turquie. Et il faudrait être bien étroit, idéologiquement provincial, pour ne pas saisir que cette chaîne d'évènements exprime un phénomène profond, de dimension mondiale. On cherche, on ne veut pas couler cette recherche dans les moules anciens et vermoulus, on sait d'instinct que les vieux outils sont défunts. On veut faire, on ne veut plus confier sa destinée aux porteurs du verbe. On ne veut plus s'en remettre aux autroproclamés. 

 

Une idée simple est en train de creuser son sillon : la crise multiforme est de nature politique. Elle est une crise d'organisation de la société, elle est le résultat de choix opérés ou non réalisés. Elle n'est pas fatale. Ce n'est pas une crise malthusienne, ou il n'y aurait pas assez pour tout le monde, mais une crise de répartition. Des ressources et du pouvoir. Le slogan "nous sommes les 99 %" est à ces égards très parlant.

 

Paul Ariès demande que l'on entende ce que disent ces mouvements de masse considérables. Ils disent que le pouvoir tel qu'on l'a entendu n'est pas le vrai pouvoir. Quand on s'en est saisi ça n'a d'ailleurs rien changé, et souvent la situation a empiré. Le pouvoir est disséminé. Il ne cite que peu Gramsci, mais je le ferai moi : la société est une lutte dans des tranchées. Les tranchées sont partout creusées dans le champ. Envahir le prétendu QG, qui ne contrôle pas grand chose, et qui est en réalité imprenable (mais ce dernier point il ne l'aborde pas, c'est dommage), ça ne sert pas à grand chose. Ca ne résout rien en tout cas. La première responsabilité d'un pouvoir de gauche, c'est de créer les conditions de contre pouvoirs. Ce que le premier gouvernement Mitterrand essaya d'ailleurs, avec les lois auroux, les radios libres... 

 

Donc, la solution selon Ariès, c'est sortir du jeu que le système impose. Citant Immanuel Wallerstein, il dit une chose intéressante (qu'il ne développe pas, c'est son défaut aussi, il assène, et puis hop... On passe à une autre considération) : le bloc de l'Est a péréclité parce qu'il est entré en concurrence avec l'adversaire sur son terrain. Il a accepté la course.

 

Il s'agit donc de ne plus jouer un jeu perdu d'avance, sur le terrain bâti par l'adversaire. La gauche doit faire "sécession". Et partout. Car en entrant dans le monde de l'adversaire, on finit par lui ressembler. En acceptant la société de consommation, on en a avalé le poison. On réfléchit dans les termes et on ressent dans les tripes de l'adversaire.  Là, Ariès est très convaincant. J'accepte de le suivre.

 

La gauche doit d'abord être joyeuse. Refuser les passions tristes (encore un qui adore Spinoza ! C'est le philosophe de l'époque pour ceux qui veulent changer les choses). La négativité, la haine, le ressentiment, l'envie. C'est ainsi qu'elle pourra offrir une autre issue. Mouais... Alors là on se dit "ce type nous refile encore l'idée des repas de quartier en guise de révolution"... Oui il y a de cela... Mais en même temps l'aspect intéressant de ce socialisme du "bien vivre", c'est qu'il prétend qu'on ne peut pas changer le monde avec des moyens, des comportements, des attitudes, qui construisent un monde gris et mortifère. Un curé rouge est aussi effrayant qu'un curé noir en somme. Et il est vrai que l'on a du mal à s'imaginer dans le monde merveilleux de Nathalie Arthaud.

 

La gauche doit donc sortir du jeu. Et d'abord du jeu consumériste. La consommation est la cible. Elle est le lit du malheur humain, créatrice de désirs sans fin, de frustration sans fin, de poursuite de chimères qui s'éloignent aussi vite qu'on les poursuit. Le capitalisme fonctionne sur le malheur de l'Homme. "On ne parvient au final qu'à racheter sa capacité à désirer à nouveau". La névrose est tellement avancée que nous finissons par trouver la générosité suspecte, nous ne pouvons plus imaginer la possibilité sincère du don.

 

Ainsi Paul Ariès désespère de ces comités d'entreprises qui au lieu de proposer d'autres désirs que ceux du capital, s'inscrivent totalement dans sa logique. La gauche est devenue à maints égards le "porte voix de la marchandise". Elle devrait ne plus parler de pouvoir d'achat mais de pouvoir de vivre, pour commencer à subvertir l'édifice.

 

Mais Ariès note que l'effritement des classes moyennes ("la démoyennisation") est en train de menacer ce système consumériste. Dans la jeunesse nombreux sont ceux qui ne veulent pas jouer le jeu, qui préfèrent ne pas gagner beaucoup mais vivre autrement. Ils ressemblent au personnage de Melville, Bartleby, qui dit toujours "je préfèrerais ne pas".( Le drame humain tout entier dans un incident de bureau)

D'un point de vue matérialiste qu'Ariès ne renie pas un instant, les conditions se préparent pour cette sécession souhaitée. Rupture qui doit substituer à la centralité de la marchandise celle des liens sociaux multipliés. 

 

Autre idée intéressante : le capitalisme ne fabrique pas des crétins. Il a besoin d'intelligence. Il est cognitif. Mais il fabrique des angoissés, et il atrophie notre sensibilité, nos sens. S'il nous déshumanise c'est à travers notre perception appauvrie. Notre aliénation manuelle aussi. Les guerres sont devenues un spectacle banal, auquel on s'est habitué. L'homme capitaliste est froid. La gauche ne rompt pas avec ce modèle, et ne propose que de la "survie augmentée". Elle doit proposer une autre vie possible, rien de moins.

 

Ainsi ne pas penser dans les termes de l'adversaire, c'est par exemple cesser de penser l'exclusion comme un accident. Alors que c'est la variable nécessaire du capitalisme. Et donc cesser de réfléchir uniquement en termes de réinsertion qui n'arrivera jamais (je pense qu'il faut comprendre cela au sens général, macro social, pas individuel). Donc la question devient différente : doit-on continuer à pressurer les exclus pour les faire entrer dans un système qui veut de l'exclusion, ou doit on imaginer de nouvelles formes de vie préfigurant la société de demain ? Admettons qu'alors que les restos du coeur ont été créés dans les années 80 et le RMI aussi, la question mérite d'être posée.

 

La gauche ne doit plus être indifférente aux contre cultures, ne pas les regarder avec mépris (ou les rabaisser au statut d'adjuvant socio culturel). La contre culture est un outil déterminant d'indépendance de la classe, ou du groupe dominé. ( Le jazz, une lecture politique ("Free jazz, black power")). La grande victoire du capital c'est d'avoir collé au peuple la honte du populaire. J'ajouterais que la gauche est d'ailleurs tombée dans le piège, utilisant des termes péjoratifs pour parler du peuple.... Les défavorisés, les plus faibles.... Extériorité coupable et suicidaire. On est allé jusqu'à signifier au peuple que les grandes oeuvres ne le concernent pas (et on continue à mon avis, quand on explique qu'il faut arrêter la philo en terminale par exemple), que c'est une affaire de bourgeois. Les couches populaires ne vont plus au théâtre. Or, (et ici Ariès me rappelle Pasolini et ses lucioles), avant la consommation il n'y avait pas le vide, il y avait les cultures populaires. Il est faux de penser que la vie c'est la consommation ou rien.

 

Comme beaucoup d'autres auteurs, Ariès propose de remettre en avant la notion de "commun". Les biens communs. Le commun n'a pas vocation à rester sur le seul terrain du partage informatique. Il doit repartir à l'assaut de la société.

 

La gauche doit manier l'art de la guerre, pratiquer la fuite, l'esquive, elle doit être là ou on ne l'attend pas. Ainsi Ariès demande que l'on propose de nouveaux concepts juridiques, comme la justice du climat, pour subvertir le système.

 

Emporté par son élan, Ariès nous appelle à l'amour, à l'amitié, à la poésie, à l'amour libre même. Bon... John Lennon l'a dit en quelques minutes avec plus de talent.  Il suffirait de s'aimer et tout irait mieux. Vivre la fête, réhabiliter le plaisir des sens, d'être ensemble, admirer les belles choses, militer en rigolant et en prenant du plaisir plutôt qu'en se flagellant. Tout cela est bel et bon, j'y souscris et plus encore. On aura envie de répondre que celui qui est subordonné à la machine broyeuse qui l'avale tous les matins n'a pas tellement de possibilités de s'échapper. Mais il est vrai que les outils censés l'émanciper n'ont pas tenu leurs promesses non plus. Ils ont même participé à l'enchainer un peu plus à sa machine.

 

Donc Ariès a raison, aimons nous que diable ! Mais gardons quand même un oeil sur tout le reste, on ne sait jamais, ça peut servir.

 

Ariès a cependant le mérite de remettre le doigt sur des moments de l'histoire de la gauche qui montrent que procéder autrement est possible, a été tangible en tout cas. Il rappelle la belle expérience du socialisme municipal, dont le bilan a été tout de même très riche, et continue d'être ce que la gauche apporte sans doute de plus intéressant (ce qu'Ariès ne semble pas voir). Il regrette les promesses oubliées du syndicalisme à bases multiples, des comités d'entreprises, du mouvement coopératif, des expériences de démocratie directe. Il tire de leurs vieux cartons les plus beaux aspects du socialisme utopique français, qui malgré ses insuffisances et son immaturité osait penser la vie autrement, sans déchiqueter l'humain, mais en le considérant dans son ensemble, avec l'audace de sortir des conditions posées par l'adversaire qui constituent autant de pièges dissolvants.

 

 

 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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