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31 mai 2019 5 31 /05 /mai /2019 19:32
Portrait du croyant en Quichotte – Le sentiment tragique de la vie – Miguel de Unamuno

 

Avant de parler de son livre essentiel, « Le sentiment tragique de la vie » (1902), de Miguel de Unamuno, il n’est pas inutile de rappeler l’épisode du fameux discours de Salamanque, son dernier, devant l’amphithéâtre envahi par les franquistes soulevés. Le philosophe, Recteur de l’Université a alors 73 ans. C’est un « existentialiste chrétien » dit-on. A ce titre, il est mis à l’index par les catholiques et par les anticléricaux. Au début, il eut des sympathies pour les factieux, car il était inquiet du radicalisme révolutionnaire, les destructions d’Eglise et les meurtres de prêtre, puis il vit les massacres fascistes, et s’en dégoûta, au point de leur tenir, face à face, le discours que voilà, parfaitement suicidaire, qui en dit long sur l’absence totale de corruption de la pensée dont il était capable. Un discours où refleurissent certains passages de son vieux livre de 1902), sur le sentiment tragique de la vie, comme son attachement à la figure de Don Quichotte. Hugh Thomas, un des historiens « classiques » de la guerre d’Espagne relate ainsi cet épisode, effarant :

« Il y avait là, le Docteur Pla y Deniel, évêque de Salamanque, et le général Millan Astray, le fondateur de la Légion Etrangère, qui était à l'époque un conseiller très écouté de Franco, même si à titre non officiel. Son bandeau noir sur l'oeil, son bras unique, ses doigts mutilés, faisaient de lui un héros du moment ; quant au fauteuil de la présidence, il était occupé par Unamuno, le recteur de l'Université. Cette réunion se tenait à moins d'une centaine de mètres du quartier général de Franco, installé depuis peu dans le palais épiscopal de Salamanque, sur l'invitation du prélat. La cérémonie d’ouverture fut suivie de discours (...). Au fond de l'amphithéâtre, quelqu'un lança la devise de la Légion Etrangère : Viva la Muerte ! Alors, Millan Astray cria son habituel mot d'ordre pour exciter la populace : "Espagne !". Un certain nombre de gens répondirent : "Une !". Il reprit : "Espagne !" "Grande !" fit en chœur l'assistance. Mais, quand Millan Astray poussa son dernier "Espagne !", ses gardes du corps hurlèrent "Libre !". Quelques phalangistes en chemises bleues firent le salut fasciste devant la photographie sépia de Franco, accrochée au dais au-dessus de l'estrade. Tous les yeux étaient maintenant fixés sur Unamuno, qui, ce n'était un mystère pour personne, haïssait Millan Astray, et qui se leva pour prononcer le discours de clôture. Il déclara : “Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire. Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En soixante-treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours fait un excellent ménage. Je serai bref. La vérité est davantage vraie quand elle se manifeste sans ornements et sans périphrases inutiles. Je souhaite faire un commentaire au discours pour lui donner un nom, du général Millan Astray, présent parmi nous. Laissons de côté l’injure personnelle d’une explosion d’invectives contre basques et catalans. Je suis né à Bilbao au milieu des bombardements de la seconde guerre carliste. Plus tard, j’ai épousé cette ville de Salamanque, tant aimée de moi, sans jamais oublier ma ville natale. L’évêque, qu’il le veuille ou non, est catalan, né à Barcelone. On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une guerre incivile. Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit d’abord de convaincre ; or, la haine qui ne fait pas toute sa place à la compassion est incapable de convaincre…On a parlé également des basques et des catalans en les traitant d’anti-Espagne ; eh bien, ils peuvent avec autant de raison dire la même chose de nous. Et voici monseigneur l’évêque, un catalan, pour vous apprendre la doctrine chrétienne que vous refusez de connaître, et moi, un Basque, j’ai passé ma vie à vous enseigner l’espagnol que vous ignorez. (Premières interruptions, « Viva la muerte ! » etc) Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme «A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort. Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide.Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi.Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme. Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je,sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité, ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan Astray voudrait créer une nouvelle Espagne – une création négative sans doute- qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre. (Nouvelles interruptions » A bas l’intelligence ! « etc.) Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit. »

Il y eut un long silence. Autour de la tribune, des légionnaires menaçants commencèrent à se resserrer autour de Millan Astray. Son garde du corps braqua son fusil-mitrailleur sur Unamuno. C'est alors que la femme de Franco, Dona Carmen, vint au-devant d'Unamuno et de Millan Astray, et pria le recteur de lui donner le bras, ce qu'il fit, et ensemble, ils se retirèrent discrètement. Ce devait cependant être l'ultime allocution publique d'Unamuno. (...) Le conseil de l'Université "demanda" et obtint sa révocation du rectorat. Unamuno mourut le coeur brisé, le dernier jour de 1936.

 

C’est dire que nous lisons un homme qui ne triche pas

A ma lecture, Unamuno m’apparaît comme un continuateur très doué de Blaise Pascal, essentiellement. Un redoutable adversaire de l’athéisme, car il s’y attaque avec de vrais arguments, et comme Pascal il ne commet pas l’erreur de nier le rôle de la raison dans la vie humaine (comprenant que cela est vain).   Dans « Le Sentiment tragique de la vie », Miguel de Unamuno continue me semble-t-il la réflexion des « pensées » (il ne le dit pas mais fait référence fugace à la grandeur de Pascal), à une autre époque. D’ailleurs l’auteur dit que son livre est un livre de tourment et de douleur, pour les mêmes raisons qui tourmentent les jansénistes pascaliens, à savoir leurs affres devant le silence de Dieu.

 

Qu’en est-il de la foi et de la raison ?  Voici le propos.

 

Le livre commence comme un livre écrit par un matérialiste authentique. C’est très étonnant, et en même temps pas du tout si l’on considère que Pascal était aussi un scientifique. D’où sans doute cette appellation d’existentialiste chrétien qu’on a appliquée à Unamuno. Il se place sous des auspices spinozistes et même nietzschéens, vitalistes.  L’humanisme est abstrait, il transforme l’Homme en idée.

 

Or, avant tout l’humain veut persévérer dans son être. Il veut vivre et ne veut pas mourir. Il ne supporte pas l’idée du néant, c’est pourquoi il veut être éternel, et c’est pourquoi il a besoin de la religion. Les idées religieuses apparaissent comme l’expression d’un désir vital inextinguible.

 

Et là, c’est carrément du Nietzsche mot pour mot, :

« Ce n’est pas nos idées qui nous font optimistes ou pessimistes, c’est notre optimisme ou notre pessimisme d’origine physiologique ou au besoin pathologique, l’un autant que l’autre, qui fait nos idées ». Le corps, la santé, la maladie, voila la source de l’esprit, des idées. Nous n’avons des opinions que pour justifier nos actes, ce n’est pas l’esprit qui les provoque. On ne s’attend pas à voir un discours chrétien après avoir lu cela. Et pourtant c’est ce qui va suivre !

L’auteur enfonce le clou. Kant ? Il a inventé l’impératif moral pour sauver l’idée de l’âme immortelle et d’origine divine. Il voulait survivre. ‘Tout le reste est un escamotage de professionnel de la philosophie.’  La raison, la philosophie, ne sont que les fruits du besoin de connaître pour vivre. Et La raison « doit sa genèse sans doute au langage », elle est donc un produit social.

 

Unamuno est du côté de Spinoza contre Descartes. « Je suis, donc je pense (…) Y-a-t-il par hasard une connaissance pure, sans sentiment, sans cette espèce de matérialité que lui prête le sentiment ? » D’où vient la religion ? Unamuno est croyant, mais il fait comme Pascal, il acte l’existence de la raison, les doutes légitimes que notre matérialité fait courir sur l’âme, par exemple, et les soucis qu’elle pose à la religion. Alors il s’efforce de résoudre l’équation.

 

Il y a d’abord cette faim de vie. De se perpétuer. Et elle veut conquérir, souhaite s’étendre à l’infini de l’espace et du temps. Mais il y a la mort, et « toute religion est issue historiquement du culte des morts, c’est-à-dire de l’immortalité. ». L’homme est « un animal garde-morts. Et de quoi les garde-t-il ainsi ? Contre quoi les protège-t-il, le pauvre ? La pauvre conscience fuit sa propre annihilation ».

 

Unamuno a bien raison de dire que le premier objet de la religion n’est pas de dominer, cela viendra après, c’est secondaire, et je suis d’accord avec lui, le premier objet est de conjurer une angoisse terrible (c’est pourquoi nous devons respect aux croyances à mon sens, elles rappellent notre humaine condition et sa difficulté). La science qui dit que rien ne se perd ne console pas de la mort. « Pauvre consolation ! Je n’ai cure ni de ma matière ni de ma force, puisqu’elles ne sont pas miennes tant que je ne suis pas moi-même mien, c’est-à-dire éternel. »

 

Unamuno revient sur un moment passionnant de l’histoire religieuse, la querelle entre Anathase et Arius. Le premier a vaincu, en imposant l’idée de l’essence divine de Jésus. Celui-ci ne pouvait plus devenir un simple Sage. Ce fut le concile de Nicée. L’Eglise érigea en dogme la résurrection par le Christ et le sacrement de l’Eucharistie, le corps du Christ étant le tramway pour l’immortalité.

 

Mais la Raison est là, nous avions besoin d’elle pour vivre. Et elle nous fourni pas la confirmation, bien au contraire, de l’immortalité. A la place, elle ne propose rien pour nous consoler.

 

« l’histoire tragique de la pensée humaine n’est au fond que celle d’une lutte entre la raison et la vie ».  Au contraire de Nietzsche Unamuno ne voit pas dans la religion, donc, une haine de la vie, mais le symptôme même de la vie qui veut absolument perdurer.

 

Cette angoisse, ce désespoir ne pas savoir, concerne même les athées. « Par désespoir on affirme, par désespoir on nie, par désespoir on s’abstient d’affirmer et de nier. Observez la plupart de nos athées, et vous verrez qu’ils le sont par rage, par rage de ne pouvoir croire qu’il y ait un Dieu. ». Ce n’est pas tout à fait faux, les athées conséquents sont parfaitement conscients du vide laissé par ce Dieu qu’ils pensent pure fiction.

 

Disposer de raison conduit le croyant à douter. Unamuno concède que ce qui le trouble le plus, c’est d’imaginer une vie après la mort, ce qui paraît un non-sens (personnellement je trouve en effet, que c’est un non-sens complet). « Car, même après avoir vaincu, par un effort puissant de foi, la raison qui nous dit et nous enseigne que l’âme n’est qu’une fonction du corps organisé, il nous reste à nous imaginer en quoi peut consister une vie immortelle et éternelle de l’âme. Alors les contradictions et les absurdités se multiplient ». Et oui…

 

Mais cela n’est pas suffisant à le désespérer totalement. Ou du moins, de ce désespoir qui est une étape, on peut d’après lui, se tirer. Par la foi. Et on va en venir aux sources existentialistes de la foi.

 

Mais d’abord Unamuno rappelle que nous procréons, ce qui nous permet d’approcher l’éternité. « Tout acte de génération consiste en ce qu’un être cesse, en tout ou en partie, d’être ce qu’il était, et se divise : c’est une mort partielle. Vivre, c’est se donner, se perpétuer ; se perpétuer et se donner, c’est mourir ». Unamuno est très conscient de la parenté de l’amour et de la mort. « Car ce que perpétuent les amants sur la terre, c’est la chair de douleur, c’est la douleur, c’est la mort ».

La douleur n’est pas un argument contre Dieu, bien au contraire. C’est la douleur qui nous fait savoir que l’on existe. « Quand on jouit on s’oublie soi-même ». C’est la douleur qui nous lie aux autres et au monde. « À entendre un cri de douleur de mon frère, ma propre douleur s’éveille et crie au fond de ma conscience ».

 

Une autre raison de créer la religion, en plus du sentiment d’immortalité dont nous avons besoin (ce qui pour Unamuno ne signifie pas que Dieu n’existe pas), et que « l’’amour personnifie tout ce qu’il aime (…) L’’Univers est aussi une Personne qui a une Conscience, Conscience qui à son tour souffre, compatit et aime, autrement dit est conscience ». Les premiers hommes ont tout personnifié autour d’eux, le monde était comme eux.

 

« Le divin ne fut donc pas d’emblée quelque chose d’objectif, mais le subjectif de la conscience projeté en dehors, la personnification du monde. Le concept de divinité surgit de son sentiment, et le sentiment de divinité n’est que le sentiment obscur et naissant de personnalité, tourné vers le dehors. » Nous avons là le cœur même de la pensée existentialiste chrétienne.

 

Pour Unamuno, et c’est là où je ne le suivrai pas « Le pouvoir de créer un Dieu à notre image et ressemblance, de personnifier l’Univers, signifie que nous portons Dieu en nous ». Il répond tout de suite aux objections, qu’il s’est longuement adressé à lui-même, dans ses propres réflexions angoissées

 « Mais à tout cela on me répondra qu’enseigner que la foi crée son objet c’est enseigner qu’un tel objet ne l’est que pour la foi ».

C’est ce que j’aurais objecté, oui, si j’avais levé le doigt dans l’amphithéâtre.

Mais la foi c’est un sentiment.

 

« Plus d’une fois dans ma vie je me sentis suspendu dans les transes au-dessus de l’abîme ; plus d’une fois je me suis trouvé dans des carrefours où je voyais s’ouvrir un faisceau de sentiers, acculé, si je choisissais l’un, à renoncer aux autres, car les chemins de la vie sont irréversibles ; et plus d’une fois dans ces moments uniques j’ai senti l’impulsion d’une force consciente, souveraine et amoureuse. Et alors s’ouvre le sentier du Seigneur. »

Personnellement je n’ai pas ressenti cette présence. Et à mon sens c’est parce qu’on ne m’y a pas conditionné.

 

Nous avons vu que la douleur nous révélait à nous-même, et l’angoisse nous révèlerait que nous avons une âme.

 

On en vient ainsi à la continuité pascalienne. C’est la foi qui conduit à Dieu, non la raison. La raison n’est que la justification du sentiment. C’est de croire qui ouvre la porte vers Dieu, et ce n’est pas Dieu qui vous ouvrira la porte en utilisant le chemin de la Raison.

 

Ce sentiment tragique, de déchirement entre raison et foi, cet acharnement à croire quand même, est pour Unamuno l’essence de l’âme espagnole. Et le symbole en est Don Quichotte.

 

« La philosophie m’apparaît dans l’âme de mon peuple comme l’expression d’une tragédie intime analogue à la tragédie de l’âme de Don Quichotte, comme l’expression d’une lutte entre le monde tel que nous le montre la raison de la science, et ce que nous voudrions qu’il fût selon ce que nous dit la foi de notre religion ».

 

On se moque du fou, le moderne se moque du croyant, l’Europe voit en l’Espagne de son temps un pays arriéré et inapte à la science, et le tragique a donc sa part de comique, comme le Quichotte.

 

« ce qu’il y a de plus grand en lui c’est d’avoir été raillé et vaincu, car c’est en étant vaincu qu’il triomphait ; il dominait le monde en lui donnant de quoi rire de lui. »

 

On voit ici pourquoi Unamuno ne pouvait pas aller avec les fascistes dévots. Pour Franco, c’était le rite, l’institution, qui comptaient. Le dogme. En lui-même. Bref l’ordre. Cosmique et social. La mort, quoi. Et on ne doit pas s’étonner du « viva la muerte » scandé par ses sbires et de son indifférence à tuer des centaines de milliers de républicains, après la fin de la guerre.

 

Unamuno lui, se confronte à la raison, et à sa sentimentalité religieuse et chrétienne, qu’il sait liée au besoin de croire qu’il n’y a pas de néant. Il ressent et veut croire que l’amour que l’on connaît sur terre, que la beauté, sont des signes de l’existence de Dieu. Si nous avons ces sentiments en nous, c’est lié pour lui à une résonance avec le cosmos, il y croit, s’il ne peut le démontrer logiquement. Pour lui comme pour Pascal, toutes les démonstrations logiques de l’existence de Dieu, comme celle de Descartes (Dieu est une idée parfaite, la conséquence étant parfaite, la cause doit être parfaite, donc Dieu existe en tant qu’être parfait), ne tiennent pas.

 

Unamuno est très croyant, mais il l’est tragiquement, en sachant comme son Maître Pascal, que c’est un pari. Celui qui sait qu’il parie ne peut pas être totalitaire. Ce n’est que le dogmatique qui peut l’être, car il a effacé, justement, toute philosophie. Il n’y a pas de philosophie totalitaire (ce qui fait dire à certains qu’Heidegger n’est pas un philosophe mais un charlatan doté d’un « jargon de l’authenticité » (Adorno) ).

 

Unamuno, ce catholique social, était « social » parce qu’il se référait au christianisme sentimental du peuple. Celui que Pasolini, plus tard, aimera, ce qui explique par exemple son choix d’inclure les miracles dans son film sur l’Evangile selon Mathieu.

 

Ce sont, finalement, des hérétiques. Et les jansénistes furent d’ailleurs traités ainsi. Le Port-Royal de la musique baroque, triste, justement, de ce sentiment tragique dont parle Unamuno, fut entièrement rasé sur ordre d’un Roi, d’abord tenté par l’insolence (et protégeant Molière), puis, en vieillissant, cédant aux dogmatiques.

 

C’est admirable, intellectuellement, et sentimentalement. Mais c’est aussi le fruit d’une éducation, à laquelle on ne veut pas renoncer. Dire que la raison a tendance à démontrer que l’immortalité n’existe pas, c’est vrai (et Unamuno le constate). Dire que la raison ne saurait consoler, c’est plus contestable. A mon sens, ce qui est difficile surtout pour un athée, c’est de se consoler dans la vie, parce que rien ne lui offre de chemin sûr. Il est ainsi confronté au sentiment de vacuité, en permanence. Camus lui enjoint de donner son propre sens à sa vie, Sartre de s’engager. Mais ce n’est pas tellement évident. S’engager suppose de croire en un salut terrestre, ce que l’Histoire nous empêche d’envisager aisément. Par contre un athée peut tout à fait, par la raison, accepter la mort, contrairement à ce que dit Unamuno. Il peut considérer qu’une vie immortelle serait absolument insupportable, et sans aucun sens (puisque la vie consiste à repousser la mort), et d’un ennui intenable. Le cycle de la vie est ainsi une bonne chose, elle relance sans cesse un processus vital, qui se régénère, contre l’entropie.  Pour ma part, j’y ai mis du temps, mais je considère plutôt que la mort est une bonne solution inventée par la vie, pour nous épargner les affres de l’immortalité, et à la place, créer la succession, qui perpétue la vie. A mon sens, c’est la vie qui a trouvé ce moyen, et non Dieu qui l’a voulu. Car je ne crois pas en Dieu. Mais ce serait plus facile, pour vivre, certes, de croire en Dieu. Il justifie, il offre un code de la route. C’est pourquoi je ne ris jamais de la religion (parfois des religieux, dont certains le méritent, comme d’ailleurs bien des athées pavloviens), elle est une question très sensible et sérieuse, qui se doit respecter, ne serait-ce qu'en pensant aux angoisses primitives. On doit composer avec la vie, de toute manière.

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25 mai 2019 6 25 /05 /mai /2019 14:24
La figure du danseur, contre le moralisme chrétien et son libre-arbitre -KARMAN, court traité sur l’action, la faute et le geste- GIorgio Agamben

 

« C’est seulement la conscience de l’origine juridique, politique – et plus tard théologique – du vocabulaire des savoirs de l’Occident qui pourra permettre de libérer la pensée des liens et des signatures qui l’obligent à avancer presque aveuglément dans une unique – et sans doute malheureuse – direction. »

GIorgio Agamben

 

Pour entrer dans le vif du sujet, depuis ma vingtième année exactement, je ne crois pas au libre arbitre, d’un point de vue philosophique, ce qui m’a confirmé que les mots n’étaient pas forcément des choses (ce qui implique qu’on ne laisse pas notre destin au langage, comme le dit la citation ci-dessus d’Agamben). Je crois au déterminisme, au chaos des causes dissimulées derrière la fiction d’un Je souverain, détaché de ce qui le précède toujours, incalculable, le devenir. Il n’y a pas d’acte gratuit comme dans « Les caves du Vatican » de Gide, mais il n’y a pas non plus d’acte réellement « choisi » au sens où ce serait une entité indépendante qui choisirait librement (mais à partir de quoi, bon sang ?). Il suffit à mon sens de se regarder vivre au quotidien pour le reconnaître, à travers nos automatismes. Nos hésitations sont l’expression de conflits entre des causalités, dont celle de la faculté de juger, une cause comme une autre. Ça lutte, ça calcule, ça délibère en nous, entre des flux convergents ou antagonistes. La croyance en un libre arbitre est nécessairement liée à celle d’une âme unique, singulière, d’origine céleste, logée en nous, capable de se détacher des impulsions du corps, de l’inconscient, des instincts, du social…. J’ai une vision plus matérialiste de l’existence, qui précède l’esprit et le tue en mourant (sauf à travers les legs des œuvres et des souvenirs). Mes premières approches de Spinoza ont été très éclairantes à ce sujet, et il me semble que si on doit lire un seul livre de philosophie dans sa vie, c’est son Ethique (illisible pour qui n’aurait pas lu de philosophie avant d’ailleurs). Fut décisif aussi, un essai de Schopenhauer sur le libre arbitre, qui le « fracasse », à sa façon habituelle. Je me souviens surtout d’un moment important, des propos d un professeur de philosophie, qui en lettres sup nous avaient presque tous notés sèchement, car nous étions tombés dans le piège suivant en commentant un texte (de Camus ou de Dostoïevski je ne me souviens pas) qui nous avait, pour la plupart, conduit à conclure que sans l’idée de liberté interne, alors celle de responsabilité s’effaçait, et que la notion de justice humaine s’effondrerait. Que nenni nous explique le Prof, en prenant l’exemple du serpent qui vous mord. Il vous mord en tant que serpent déterminé, saisi dans un schéma de causalité. Ce n’est pas par choix souverain qu’il vous mord mais parce que c’est son rôle de serpent.

Il y a cette blague sur le scorpion qui demande à un buffle de lui faire traverser la rivière. Le buffle renâcle en disant « tu vas me piquer ». Le scorpion explique qu’il est rationnel, et qu’il ne veut pas se noyer lui non plus. Le buffle accepte, et au beau milieu de la traversée, le scorpion le pique. « Pourquoi ? » demande le buffle. « On ne se refait pas » répond le scorpion. Si un serpent ou un scorpion vous menace, nous n’allez pas lui imputer de faute morale, vous n’allez pas lui reprocher son choix, même s’il peut vous dégoûter, mais l’écraser pour vous protéger. Vous ne le laisserez pas vous mordre parce qu’il est déterminé en tant que serpent. La justice peut ainsi être fondée philosophiquement sur la protection de la société, sans avoir besoin de recourir à la fiction du libre arbitre, qu’elle utilise aujourd’hui, en tant qu’institution d’une société libérale où chacun est en responsabilité. On peut ainsi désigner des responsables, sans croire à la responsabilité sur le plan philosophique. Car c’est une nécessité de survie du social. Bien évidemment, cela nous pose une question : devrait-on alors, si notre droit était déterministe, continuer de différencier ceux qui agissent dans le discernement et les autres, renvoyés vers le psychiatrique ? On remarquera que ces derniers sont eux aussi enfermés pour défendre la société. Même si je crois que tout le monde est déterminé, le Sage comme le fol, je crois qu’il est nécessaire de reconnaître que le délire existe, et donc de pratiquer une distinction. De plus, le déterminisme est une philosophie, le libre arbitre est une philosophie. On ne sait pas, finalement, qui a raison (même si je pense que c’est Spinoza, Nietzsche, Freud, Marx, plutôt que Kant).

 

Pardon pour ce long préambule… J’ai vu que Giorgio Agamben, que je connais peu, s’est repenché sur la question de la culpabilité dans « Karman, court traité sur l'action, la faute et le geste », en revenant aux sources du droit romain, et au bouddhisme. C’était pour moi une question réglée, sur laquelle je construisais, mais j’ai eu la curiosité d’aller y voir.

C’est difficile à lire, car j’ai été trop paresseux pour apprendre le latin sérieusement et je n’ai pas appris le grec. Or le livre est truffé de réflexions sur l’étymologie latine et grecque. Mais j’y ai cependant trouvé mon chemin et retrouvé des clairières où mes autres lectures, et l’observation de mon propre comportement, quand j’étais plus jeune, m’avaient mené.

 

Agamben nous dit que ce qui est en cause dans un procès, c’est « la cause », « ce qui cause » le litige. On remarque la polysémie du mot « cause ». « Ce qui est “mis en cause” est par là même appelé à fournir des raisons. ». Donc l’Histoire des idées va notamment chercher cette fameuse cause.

 

Le concept de « faute » « a d’abord le sens général d’imputabilité et indique qu’un fait déterminé doit être ramené à la sphère juridique d’une personne, qui doit en supporter les conséquences. ». Que la faute soit volontaire ou commise par imprudence (« j’ai pas fait essssprès » disent les enfants). Le coupable est fautif. Il n’est pas nécessairement « la cause ».

 

Bien évidemment il faut en venir au Procès de Kafka. On peut l’interpréter de beaucoup de manières, mais l’une d’entre elles, juridico-philosophique, est que devant notre impuissance à isoler la cause, nous sommes toujours fautifs.

 

Néanmoins, dans les textes juridiques les plus anciens du droit romain, la notion de faute n’apparaît pas, il y a lien entre une action, et une conséquence, qui donne lieu à procès.

Ce n’est qu’ensuite que le droit va créer un lien entre action et faute, puis entre faute et nature du Sujet qui la commet. Ainsi naîtra le fautif, qui n’aura pas seulement commis une faute, mais on le sait bien dans notre manière de parler aujourd’hui est un délinquant, est un criminel, est un être antisocial. Sa faute le définit en tant que Sujet.

 

Carl Schmidt, ce juriste nazi à l’éducation catholique, tellement lu par les penseurs de la gauche radicale, tel  Mouffe, Laclau (pour sa vision de la politique comme distinction entre amis et ennemis), ou Agamben, affirme que le droit est obligé de considérer un « mal » auquel il s’oppose. Ce mal appartient à un processus interne au criminel, qui s’objective extérieurement. Si une balle tue un homme, ce n’est pas la propriété physique de la balle qui est en cause, mais l’intention de tirer sur l’homme. Sa « mauvaise volonté ». Pour en arriver à Schmidtt, il a fallu des controverses dans la pensée occidentale, que les catholiques ont fini par résoudre.

 

Pourtant le discours religieux lui-même concède sans l’assumer qu’il y a un souci dans cette notion de « faute », quand il utilise la notion de pêché. Pêcher signifie effectuer un « faux-pas », ce qui ne présuppose pas de notion de volonté.

 

Il fut un temps où la part de violence, et même de vengeance, contenue dans la loi était assumée. C’était la Loi du Talion. Cela avait le mérite de la franchise.

 

A travers l’évolution du droit romain, la sanction fut considérée comme une défense contre la virtualité de ne pas respecter la loi. Une défense de la Loi.  La loi précise ce que l’on risque si on se met « hors la loi ». Ainsi la Loi se protége, elle est d’une certaine façon inviolable. La loi se sanctifie. Cela est le produit d’un développement historique

 

Il n’existe pourtant aucun délit qui se définisse indépendamment de la sanction qui le suit. Donc Agamben considère que l’on ne se met pas « hors la loi », puisque la légalité est indissociable de la sanction. « Le droit consiste essentiellement dans la production d’une violence licite, c’est-à-dire dans une justification de la violence. »

 

Dans le droit romain, il y a toutefois l’idée que l’illégalité ne débouche pas nécessairement sur la sanction, mais sur l’ineffectivité de l’acte, sur le plan légal. L’acte n’est pas advenu, il est sans effet. C’était une autre voie pour le droit.

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On en vient au bouddhisme et au "crime".

Reprenons le fil : le crime est l’action sanctionnée, qui a été imputée. Mais d’où vient ce mot de « crime » ? Benveniste, le linguiste, rapproche « crime » du mot sanskri « Karman », qui signifie « action ». Une bonne action mûrit dans un bon fruit, une mauvaise dans un mauvais fruit.

 

« Selon les bouddhistes, le karman n’est pas l’action extérieure, matérielle, mais l’intention ou la volition qui détermine l’action même. Le fruit, quant à lui, est une conséquence pour ainsi dire automatique, involontaire de l’action consciente, éthiquement indifférente ». Le crime serait ainsi un passage à l’acte, mais la notion de faute n’apparaît pas.

 

C’est la théologie chrétienne qui a trouvé le concept de volonté libre pour donner un fondement éthique à la sanction de l’action. Cette notion de volonté n’est pas présente chez les grecs, d’après Jean-Pierre Vernant. L’helléniste « a attiré l’attention sur le fait que le concept moderne de volonté ne présuppose pas seulement une orientation de la personne vers l’action, mais implique une prééminence accordée au « sujet humain posé comme origine et cause productrice de tous les actes qui émanent de lui ». Ce qui explique que les animaux pouvaient être jugés, et même les objets, chez les grecs, qui n’avaient pas recours au concept de volonté.

 

Et ici, cette sublime phrase.

 

« À la prééminence accordée par les modernes à la volonté correspond dans le monde antique un primat de la puissance : l’homme n’est pas responsable de ses actes parce qu’il les a voulus, il en répond parce qu’il a pu les accomplir. »

 

Dans la vision tragique des grecs, la volonté n’a pas sa place.

 

C’est Aristote, polémiquant comme souvent avec ses prédécesseurs Platon et Socrate, pour lesquels on ne peut pas ne pas vouloir le Bien (et il est vrai que même les nazis parlaient du « bien », ils ne célébraient pas « le mal », disaient que leurs atrocités étaient tournées vers le Bien de l’humanité) qui va inaugurer une forme de volonté en parlant de la puissance comme puissance de de pas faire.

 

Pour les théologiens, Aristote est une référence qu’ils ne cesseront d’utiliser, jusqu’à d’ailleurs ce qu’elle se retourne contre eux (Avicenne le premier laïque est avant tout un relecteur d’Aristote).

 

Pour les pères de l’Église, il « s’agit en somme de transformer un être qui peut, comme l’est essentiellement l’homme antique, en un être qui veut, comme le sera le sujet chrétien »

 

Le terme « libre arbitre » (liberum arbitrium) surgit alors. Il est censé traduire les expressions grecques autexousion, « qui a pouvoir sur soi », et to eph’hemin, « ce qui dépend de nous ». Mais ils en détournent le contexte. Les grecs utilisaient ces expressions pour évoquer l’usage de la liberté politique dans la cité.  Les chrétiens vont utiliser la notion de libre arbitre de manière morale, et afin de préciser à quoi l’on doit imputer les actions.

 

Alexandre d’Aphrodise, chrétien, exégète d’Aristote, ferraille contre les stoïciens, contre leur idée de destin. Il leur oppose précisément « ce qui dépend de nous ». Et comme dans cette classe de jeunes étudiants où j’étais, que j’ai évoquée au début de cet article, il en vient à l’idée qu’il faut mauvaises actions à punir sinon les lois s’effondrent. Le destin est opposé à la responsabilité.

 

L’humanité a donc, entre le moment grec et le moment chrétien, évolué du « je peux », au « je veux » qui se mue en « je dois ».

 

Dans d’autres écrits, Agamben a théorisé la notion de « dispositif ». La volonté apparaît ainsi comme un dispositif. Elle permet de fixer la responsabilité des actions humaines. L’Homme est présenté comme quelqu’un qui se prononce face à l’opportunité d’une bonne ou une mauvaise action, se prononce par rapport au juste ou à l’injuste. Sont évacuées du champ de la compréhension des actions humaines, des manifestations telles que «  le désir, l’inclination, la ferveur, le goût, le caprice ». Tout procède de cette fameuse « volonté ».

 

Mais il y a un souci…. « Vouloir » est en soi un verbe vide. On ne peut pas que « vouloir ». On veut toujours quelque chose. La volonté en soi n’existe pas. Tout fonder sur un verbe vide pose tout de même problème.

 

Les chrétiens ont réalisé une séparation entre la puissance et l’acte. Ils ont aussi soumis la puissance à la volonté. La pensée grecque n’était pas morte quand les chrétiens ont commencé à répandre leur théologie. Et les grecs d’alors ne comprenaient pas cette idée de volonté. Pour eux, la notion d’acte gratuit de volonté, coupé d’une nécessité, d’une nature, était inconcevable. Cette coupure est chrétienne. Chez les chrétiens Dieu a voulu. Ce que les païens ne peuvent pas saisir.

 

Il s’ensuit que l’homme, comme on le sait, est lui aussi pourvu par Dieu d’une volonté libre. On en vient à cette absurdité chrétienne : l’homme est « celui qui veut fait l’expérience de pouvoir ne pas vouloir ». L’Homme peut s’opposer à sa puissance, par sa volonté. Cette phrase n’a aucun sens, elle utilise deux fois le verbe pouvoir.

Le pouvoir est donc censé s’annuler par lui-même ?

Kant, ce théologien déguisé, selon Schopenhauer dira : « On doit pouvoir vouloir ».

Ainsi l’occident s’est enfermé dans une compréhension de l’acte comme fruit de cette fameuse volonté hypothétique, et mal définie. Mais... qui a l'avantage politique de bien circonscrire la faute. Les faits divers ne sont alors que des faits divers, ils ne provoquent pas une immense remise en cause du monde qui mène jusqu'à eux. Si le petit Gregory meurt, c'est parce qu'il y a un coupable à localiser, fautif, mais qui s'intéresse à l'affaire voit que c'est toute une anthropologie, toute une région, toute une Histoire, qui conduit au passage à l'acte. Et cela, c'est dangereux, certainement, de le considérer.

 

Nous en arrivons aux finalités. La volonté est bien justifiée par des fins, sinon elle est absurde. Or, chez les épicuriens par exemple la notion de finalité n’est pas nécessaire. Ce qui est né engendre son usage, dans « de la nature » de Lucrèce. Les chrétiens vont encore utiliser Aristote, le finaliste, qui présente le Bien comme fin suprême. Dieu est ainsi le souverain bien et il est la source de toute finalité.

 

Mais il est temps de revenir à Bouddha. Pour sa part, il ne propose pas de lien entre l’action, la volonté, l’imputation à un sujet.  L’action est comme une roue, et « si ceci est, alors cela est ».

Le rapport du Soi avec ses actions n’engage pas moralité ou immoralité, ni ne discerne moyen et fin. On peut le comprendre en se référant à la danse. La fin est l’acte même. Il n’y a pas de résultat à la fin. On peut même dire que dans le geste, il n’y a pas de fin en soi. Il n’y a ni fin ni moyens tournés vers une fin. Il y a peut-être un pur moyen.

On en revient à la puissance grecque :

« la danse est la parfaite exhibition de la pure puissance du corps humain, de même on dirait que, dans le geste, chaque membre, une fois libéré de sa relation fonctionnelle à une fin – organique ou sociale –, peut pour la première fois explorer, sonder, et montrer sans jamais les épuiser toutes les possibilités dont il est capable. »

 

La danse nous donne l’idée d’une conception de l’agir humain où l’on n’impute pas à une volonté une culpabilité.  Les actions sont des gestes, qui échappent à la compréhension par les fins et moyens et donc auquel le jugement ne peut s’appliquer. L’agir humain est ainsi appréhendé dans son mystère propre. Ce qui nous éloigne des simplifications de la morale influencée par des siècles de christianisme.

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10 mai 2019 5 10 /05 /mai /2019 17:49
Verra t-on un jour danser la liberté avec l’égalité ? – La liberté d’être libre – un inédit d’Hannah Arendt

 

C’est un petit évènement dans le petit monde qui lit de la philosophie, plutôt que d’apprendre à parler en public ou à coder. Et il tombe à point, particulièrement en pleine crise des Gilets Jaunes en France, et alors que le printemps arabe rebondit en Algérie, que des poussées néo républicaines se font sentir en Haïti par exemple (dont on ne parle jamais dans notre pays, ce qui est stupéfiant). On vient donc de retrouver, et de publier très vite en France, deux ans après l’exhumation, un texte jusqu’ici inconnu d’Hannah Arendt, sur la liberté et la révolution. Texte, écrit au moment de l’effervescence révolutionnaire des années soixante, qui vient compléter son grand travail sur les révolutions française et américaine comparées. Il me semble qu’il en reprend les idées principales et les présente de manière peut-être plus incisive, en une centaine de pages, avec un pas de plus dans la clarté. « La liberté d’être libre » (titre donné à ce texte qui n’en avait pas) se place d’emblée sous l’idée aristotélicienne. Est libre celui qui d’abord s’est libéré de l’emprise du besoin.

« cette passion pour la liberté en soi s’éveilla chez des hommes ayant des loisirs, ces hommes de lettres qui n’avaient pas de maître et n’étaient pas toujours occupés à gagner leur vie. En d’autres termes, ils jouissaient des privilèges des citoyens athéniens et romains, sans prendre part aux affaires de l’État qui avaient tant accaparé les hommes libres de l’Antiquité. »

 

Les années soixante marquent le retour de ces guerres révolutionnaires, où la guerre précède la révolution, où elle a le sens de révolution, comme ce fut le cas dans la guerre américaine contre les anglais. Il en est ainsi de la litanie des guerres de décolonisation.  Or, Arendt y découvre que la révolution de son présent, comme celles du passé, ne se déroule qu’au nom suprême de la liberté.

Le terme de révolution n’est pas fortuit. Il s’agit d’un retour sur soi, de la référence à une mauvaise évolution que l’on doit rectifier. Le sens de révolution, par l’inédit, ne surgit, d’après Arendt, que lorsque les révolutions ont transgressé des principes essentiels de l’ancien régime. Alors elles prennent conscience de leur caractère unique (je pense à St Just disant « le bonheur est une idée neuve en Europe »). Pour ce qui concerne la liberté, il en est de même. Au départ, la révolution conçoit la liberté comme un processus de négativité : contester l’oppression, revenir aux droits « naturels » qui ont été bafoués. Puis la liberté va prendre, dans une deuxième séquence révolutionnaire un sens plus grand, celui de la liberté de décider, de s’emparer des choses publiques.

« ce qui s’est réellement passé à la fin du XVIIIe siècle, c’est qu’une tentative de restauration et de récupération d’anciens droits et privilèges a abouti à son exact opposé : un processus de développement ouvrant les portes d’un avenir qui allait résister à toutes les tentatives ultérieures d’agir ou de penser dans les termes d’un mouvement circulaire ou de retour. »

 

C’est pourquoi assez vite, dans ces révolutions, s’opposent des partisans d’une conservation de régime avec l’attribution de droits, étendus dans leur universalité, et les « républicains », qui veulent créer un autre régime, sur de nouveaux principes, comprenant une idée plus profonde de la liberté.  En France c’est la fuite à Varennes qui donne l’avantage aux seconds, car « Monsieur Véto » devient indéfendable.

Ce qui prépare, dans le monde des idées, les révolutions, c’est la passion de la Chose Publique. En France elle fût restreinte aux salons, aux lectures, aux relations épistolaires, en Amérique sous domination anglaise, elle se développa dans les assemblées locales, les « tea parties » dont on détournera honteusement le sens, à notre époque. Et des deux côtés de l’océan les plus cultivés se tournèrent vers Rome et Athènes à la recherche d’un âge de référence, assombri.

 

Ces hommes avaient aussi le désir d’exceller, d’être reconnus par leurs pairs. Arendt propose une idée originale selon laquelle le tyran se moque bien d’exceller, puisqu’il n’a rien à prouver. Les démocrates, oui. C’est leur vertu et leur vice d’ambition. Pour se mesurer, il faut partir de la même ligne de départ. C’est pourquoi même au Moyen Age existaient les tournois.

 

La différence entre les deux révolutions, américaine et française, et cela Arendt l’avait déjà écrit, c’est la relative égalité qui régnait alors entre américains sur le plan social au 18ème siècle, en dehors de l’esclavage, dans une situation comparable à celle d’Athènes, donc. En France, la situation était très polarisée entre la grande misère générale, les disettes, et une toute petite élite économique. Or, être libre demande d’être délivré du besoin. L’Amérique était le nouveau monde, la terre d’immigration par excellence, des pionniers, accueillante, où l’on pouvait aller travailler durement, mais vivre.

 

Donc, le peuple des pauvres entra sur la scène politique en France, alors qu’il était dans les champs de coton aux Etats-Unis. Alors que les américains, délivrés de la tyrannie, se mirent à délibérer d’amendements, les français eurent pour tâche, rapidement, de répondre au cri du peuple, qui entrait dans l’Histoire. Ce n’est que plus tard, en 1848, et c’est Marx qui le clarifie, que l’on saisit alors l’enjeu. La révolution sociale prenait tout de suite le relais de la révolution politique, mais pour Marx les conditions n’en étaient pas mûres, d’où le drame de Robespierre.

 

Depuis 1791, il devient possible pour certains, de se référer à « la liberté », sans se formaliser du fait qu’elle n’est accessible qu’aux privilégiés. Mais il devient aussi nécessaire, pour certains – Robespierre et St Just en furent – de considérer que les demandes du peuple guidaient la révolution, et renvoyaient au second plan la question de la liberté politique. Et cela dura. Lénine en fut l’héritier, et d’autres. Arendt note leur similitude avec la pensée des despotes éclairés, pour lesquels l’essentiel était de bien s’occuper de leur peuple. La bonne forme de gouvernement était celle de la satisfaction des besoins populaires.

 

Il est à souligner qu’Arendt ne juge pas, elle décrit des processus politiques impérieux, inévitables, inscrits dans la réalité des sociétés dont elle parle. Le torrent révolutionnaire du peuple miséreux en France, comme en Russie, était un fait. Certes elle idéalise, depuis ce pays où elle est réfugiée et où elle est protégée de l’antisémitisme, et peut s’exprimer librement, la révolution américaine, qu’elle voit triompher (non sans critique, s’opposant à la bêtise de l’intervention en Baie des Cochons, justement au nom de sa compréhension de ce qu’est une révolution), alors qu’elle appuie sur les échecs de la Révolution Française, dont elle oublie la capacité de résistance, de renaissance, et par exemple, la survie du principe républicain au cours même de la Première Guerre Mondiale alors que le nord du pays était occupé depuis quatre ans. Elle sous-estime à mon sens la violence de la société américaine, pas seulement dans l’esclavage, qu’elle place au cœur de sa réflexion, mais à l’égard de la classe ouvrière (voir ce livre incroyable, « Histoire populaire des Etats-Unis », d’Howard Zinn), des Indiens, et des autres peuples (ce pays est constamment en guerre), comme elle nie sa violence interne et les luttes sociales sanglantes qu’Emma Goldman aurait pu lui raconter.

 

Mais l’obsession non déclarée d’Arendt… Au fond, c’est Rosa Luxembourg. Son aînée, juive, allemande. Arendt épousa un spartakiste. Elle écrit un long texte sur elle, dans « vies politiques », et revint plusieurs fois sur la forme des conseils ouvriers comme la réalisation véritable de la démocratie. Elle se réjouit de Mai 68 et de ses prétentions à refonder le politique. Rosa Luxembourg a tout de suite compris ce qu’il se passait avec les décisions de Lénine, et s’y confronta, dans une polémique respectueuse entre géants. Et Arendt remonte le cours, essaie de comprendre comment on en est arrivé là. Elle ne confond pas, elle non plus, Lénine et Staline. Lénine s’empêtre, comme Robespierre, et se rend compte d’ailleurs, qu’il s’empêtre.

 

« C’est là le fond de notre espoir : pouvoir tirer les leçons des révolutions déformées tout en restant attachés à leur indéniable grandeur, et aussi aux promesses qu’elles contiennent. »

 

On ne peut pas éviter les révolutions, pense Arendt. Elle ne les voit pas, tel Malaparte dans sa « technique du coup d’Etat », qui décrit stupidement la Révolution russe, comme une conspiration mais comme l’aboutissement d’un processus historique profond, qui mite les fondations du régime politique. Un régime s’effondre, d’abord. Et crée une vacance de pouvoir. Alors on s’y engouffre. Elle plaide pour la Sagesse, en ces moments révolutionnaires, pour la Sagesse appuyée sur l’Histoire des échecs du passé. Le temps des effondrements nous est promis. Aussi lire Hannah Arendt est plus que jamais indispensable. Chaque naissance, dit-elle, à l’encontre de son Maître Heidegger qui ne pensait que par l’attraction de la mort, nous donne une nouvelle chance.

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30 avril 2019 2 30 /04 /avril /2019 00:39
Heidegger, un infâme nazi (disons-le une fois pour toutes) Partie 2

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(Partie 2 de l'article, voir partie 1 article précédent sur le blog)

(...) Un cœur de pensée national socialiste (la critique de Karl Lowith)

 

C’est un ancien de ses étudiants qui le dit : « Les implications politiques immédiates, c’est-à-dire nationales-socialistes, de la notion heideggérienne de l’Existence, si elles semblent être dépassées par les événements, possèdent cependant une histoire et une portée qui vont bien au-delà de la personne de Heidegger et au-delà de la situation de l’Allemagne entre les deux guerres » avertit Karl Lowith en 1946. Comme quoi, il n’était pas besoin d’attendre des révélations récentes de manuscrits cachés.

 

La philosophie de Heidegger a en effet, de prime abord, quelque chose d’impressionnant, on ne peut le nier. C’est l’« essai d’une « ontologie fondamentale, c’est-à dire d’une analyse de l’être ayant pour fondement l’existence temporelle, notre Dasein (Être-là) à la fois historique et tout entier lié aux instants particuliers ».

Le projet est ainsi d’écraser, tout simplement toute l’histoire de la métaphysique, de Platon à Nietzsche, et d’en revenir à une pensée de l’Etre, pure.

… Mais les SS aussi, étaient impressionnants.

 

Donc chez Heidegger, l’existentialiste : exister n’est lié qu’à exister, le pur fait de l’Exister. L’existence constitue l’essence du Dasein (Être là). Telle est la pensée de l’Etre proposée. Il n’y a pas une essence supérieure, et une existence. L’existence est l’essence. La mort de la métaphysique est décrétée.

Alors quoi ? Alors la vie est livrée à elle-même. Et elle veut vivre. Donc s’affronter au péril de la mort, du néant, et s’éprouver dans le combat. Chez Sartre, pour qui l’existence, aussi, précède l’essence, ce sera dans l’engagement. Avec une tentative d’articuler marxisme et philosophie de l’existence.

 

Le travail de fond de Jean Pierre  et Emmanuel Faye sur l’introduction du nazisme en philosophie

 

En France c’est Jean Pierre et Emmanuel Faye qui ces dernières années ont travaillé inlassablement, dans plusieurs livres (« L’introduction du nazisme dans la philosophie » d'Emmanuel, ou « Le piège : la philosophie heideggérienne et le national-socialisme » de Jean-Pierre) à dévoiler, jusqu’au bout, le nazisme fondamental, actif et philosophique de MH, ver empoisonné dans la philosophie. Ils  travaillent eux aussi sur le texte, en plus que sur la biographie, et montrent la cohérence de la pensée avec le comportement pro nazi de l’universitaire. Emmanuel exhume notamment un texte de… 1949 (MH a été interdit d’enseigner jusqu’en 1951), assez effarant.

 

« Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués. Ils deviennent les pièces de réserve d’un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés discrètement dans les camps d’anéantissement. Et sans cela – des millions périssent aujourd’hui en Chine. Mourir cependant signifie porter à bout la mort dans son essence. Pouvoir mourir signifie avoir la possibilité de cette démarche. Nous le pouvons seulement si notre essence aime l’essence de la mort. Mais au milieu des morts innombrables l’essence de la mort demeure méconnaissable. La mort n’est ni le néant vide, ni seulement le passage d’un état à un autre. La mort appartient au Dasein (Être-là) de l’homme qui survient à partir de l’essence de l’être. Ainsi abrite-t-elle l’essence de l’être. La mort est l’abri le plus haut de la vérité de l’être, l’abri qui abrite en lui le caractère caché de l’essence de l’être et rassemble le sauvetage de son essence. C’est pourquoi l’homme peut mourir si et seulement si l’être lui-même approprie l’essence de l’homme dans l’essence de l’être à partir de la vérité de son essence. La mort est l’abri de l’être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce mot. »

 

Que lit-on ici, à travers cette forêt bavarde ? On y voit à la fois, me semble-t-il, toute la sournoiserie du personnage, une audace obscène aussi, à écrire cela après la libération des camps d’extermination (et une confiance dans la naïveté de ses lecteurs, ou dans le nazisme maintenu de nombre d’entre eux en Allemagne). Mais encore une fidélité aux « idées » nationales socialistes (en définitive ni nationales, ni socialistes, mais morbides). On a pu qualifier MH d’  « Hitler en chaire », ici ça se confirme. Le texte évoque les camps d’extermination, indubitablement. Déjà par un euphémisme… On passe de six millions à des centaines de milliers. L’équivalence du projet nazi avec la situation chinoise est effectuée, pour relativiser, ce qui sera toujours au cœur des stratégies négationnistes.

Mais surtout, il y a cette distinction entre mourir, et être simplement « liquidé ». Deux catégories. Deux populations différentes. La mort suppose des conditions, qui ne sont pas réservées à tous, manifestement. Celui qui meurt, véritablement, est sans doute, à ma lecture de ce texte, le combattant, qui va vers la mort, conscient, poitrail en avant, Cet homme est bien un « être pour la mort », comme on nous l’a appris en terminale (sans nous dire ce que ça recouvrait !). La mort est ce qui peut donner un sens à la vie de l’homme, peut le conduire à dépasser le nihilisme, c’est-à-dire le refus de la vie. Aimer la vie, ce serait donc aimer aller au- devant de la mort, aller au-devant de son destin sachant comme le dit une devise dans la série Game of Thrones (permettez-moi cette touche « pop philosophique »), que « ce qui est mort ne peut mourir ». Nous avons là le credo militariste le plus pur, entendu des tranchées de la première guerre à celles de Berlin assiégée. On reconnait aussi la parenté avec le « viva la muerte » des franquistes.

Il y a une grosse différence, me semble t-il, entre une attitude qui vient philosophiquement accepter la mort, juger qu’elle est préférable à l’immortalité, et donc est indissociable de la vie, et un appel à  la fuite en avant vers le meurtre de masse, présenté de manière inouïe comme « poème du monde ». On croit cauchemarder, mais non. Au passage notons que MH a toujours recours à la fois au langage obscur du philosophe, qui rend intelligent celui qui croit le comprendre (et le flatte donc le conquiert, avec une goutte d’élévation, au-dessus de la morale plate, des contingences humaines), et à des formules « artisanes » très volkisch, semblant tirées de son observation des nids d’oiseau (l’abri). Il n’hésite pas à se vautrer, par ailleurs, dans la tautologie verbeuse : « Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels » (les autres ne sont rien). Tiens donc. Au passage nous avons la dénonciation de la technique, qui pourrait tenter des gens de gauche mais révèle une haine de la modernité, un fantasme d’un âge d’or allemand. Mais ce n’est pas la technique qui tenait les fusils au-dessus des fosses de la shoah par balles.

Ailleurs, MH écrit que « L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement ». Toujours la même dénonciation technique, qui innocente politiquement. Un SS est donc un employé de l’agroalimentaire, rien de plus. Ce genre de comparaison relativiste encore une fois, que l’on retrouve chez certains vegans aujourd’hui, d’où une vraie filiation entre l’écologie radicale antispéciste et le nazisme à mon sens, met donc à équivalence les victimes de l’holocauste et le blé fauché par une moissonneuse.

 

Il y a donc une continuité nazie chez cet homme. En mai 1933 (il n’a pas le courage des précurseurs…) il adhère au parti nazi, pour lequel il votait auparavant. Voici quelques extraits significatifs de son discours d’accession au poste de Recteur de l’Université de Fribourg, salué par toutes les publications nazies : « L’université allemande est pour nous cette école supérieure, qui partant de la Science, et à travers la Science, formes les guides et les gardiens du destin du peuple allemand, par l’éducation et la discipline. » Son essence est « la volonté d’une mission spirituelle et historique de notre peuple, en tant que peuple se sachant lui-même dans son Etat ». Il appelle à « placer la science » sous « la puissance » de l’existence historique du peuple allemand, son « existence spirituelle et raciale ». Il faut « regagner la grandeur du commencement ». La liberté universitaire doit être bannie, car elle était « inauthentique ». La vraie liberté, c’est « le service du travail » (ce qui nous rappelle l’enseigne sur la porte d’Auschwitz, « le travail rend libre ») et se tenir prêt à un « engagement jusqu’à la mort » dans le service militaire.  Il finit son discours par le très sincère : « toute grandeur est dans l’assaut ».

Un peu plus tard à Heidelberg, il s’exprime devant les étudiants, et affirme que leur rôle est de « combattre avec les forces du nouveau Reich ». Il évoque « une race dure ». Dans un « appel aux étudiants », il écrit qu’Hitler est « lui seul, la réalité allemande d’aujourd’hui et de demain, et sa loi ». Dans un appel aux allemands, il évoque une « auto-responsabilité raciste » nécessaire, et de « volonté une de donner son existence totale à l’Etat ». Si nous n’avons pas là la glorification, dès le début du règne nazi, du totalitarisme guerrier et raciste, qu’avons-nous à comprendre ?

 

Malgré son travail de délateur (infect), la création par ses soins d’un office de la pureté raciale dans l’université, Heidegger aura vite des petits ennuis avec les nazis, dont il reste membre jusqu’en 45 tout de même… Mais c’est par zèle qu’il agace. Ce recteur qui autorise les duels au sabre héroïques… Voudra interdire les associations catholiques d’étudiant comme le furent les juives. Il était temps pour lui de retrouver les sources païennes de l’esprit allemand. Mais Hitler était en train de négocier un concordat avec le Pape. Or le totalitarisme n’aime pas le zélé, qui est toujours un incontrôlé. Il perdra son rôle de Recteur mais restera fidèle au nazisme, jusqu’au bout de son existence, toujours aussi chafouin quand ce sera nécessaire. Les nazis ne lui en voudront pas tant que cela, puisqu’ils lui donneront une place dans la bibliographie officielle du parti, à côté d’Hitler et de Goebbels.

 Dans son dernier entretien à un journal, il dit douter de la démocratie, et n’hésite pas à dire que les nazis auraient pu proposer une réponse au règne de la technique, mais que leur pensée était trop « indigente » pour cela… Ils n’étaient pas assez radicaux, sans doute.

 

En 1935, lors d’un séminaire, il parle de la « décadence », qu’il relie à l’oubli de l’Etre, à la tombée hors de l’Etre. L’oubli de l’Etre (ce que je comprends : l’évidence de l’identité allemande, le sens de la vie qui se trouve dans la mort pour que le peuple vive), conduit à se perdre dans l’Etant (les choses de la vie), voilà le nihilisme qu’il faut combattre. La décadence a commencé quand le rationnel a remplacé le mythe. Quand on a abandonné Homère, et ses récits sur l’héroïsme d’Achille. Bref avec le « logos » (Platon, Aristote).

Il y a une idée de « chute » chez Heidegger, comme chez tous les réactionnaires. Faye évoque d’ailleurs une filiation revendiquée des premiers nazis avec les premières scissions chrétiennes, la gnose, le néo platonisme. Il y a là tout un milieu incertain qui articule l’idée de « chute » en ce moment (ou de l’Etre à l’Etant), et … la détestation du Dieu Juif, que Marcion, scissionniste chrétien de la première heure, ultra paulinien (au sens où il veut radicaliser la rupture entre chrétiens et juifs, séparer les deux Dieux ( voir « les origines du christianisme », ce formidable documentaire de Mordillat et Prieur). Les antisémites du début du XXème siècle vont aller chercher là des références.

 

Chez Heidegger, le rationalisme est l’ennemi. D’où son inclination pour la poésie comme vecteur de la seule pensée possible. Toute la philosophie rationaliste et ce qui en découle est à jeter aux orties, ou à brûler, comme le font ses élèves dans les autodafés. Dans tous ses écrits, la vie doit subordonner la raison, la mettre au pas. C’est ici qu’il se croit en continuité avec Nietzsche qui vomissait par avance l’idée d’un Etat fort et toute notion d’antisémitisme.

Le nazisme balaie l’usage de la raison, revient au mythe, de la race arienne, en passant par les chevaliers teutoniques. C’est pourquoi Heidegger y voit le grand tournant historique. Il se trouve des excuses en 45 en expliquant avoir saisi une occasion pour créer « une renaissance spirituelle de l’intérieur ». Un beau succès !

Plus profondément, le rationalisme serait un nihilisme, car il oublie l’Etre, ne s’intéresse qu’à l’Etant (nos misérables existences, étudiées par la science médicale, la psychologie, les sciences sociales), et donc transforme l’Etre en néant… Alors vivre, mourir, ça n’a plus aucune signification, par oubli de l’Etre. Les SS eux, sur le front russe, savent pourquoi ils vivent et meurent…

Mais c’est donc toute métaphysique qui est nihilisme. Car la métaphysique part de l’Etant pour interroger l’Etre.  La métaphysique s’embourbe dans l’Etant, alors qu’il s’agit d’en venir à une pensée pure de l’Etre (une non pensée, à mon sens). Mais tant que l’Homme est un être de raison… Il est condamné à la métaphysique, et au malheur, à l’angoisse. Alors, que faudrait-il en conclure ? Il faudrait peut-être juste se contenter d’Etre, d’obéir, de se conformer à son « identité » comme on le dit aujourd’hui. De réconcilier la civilisation et l’Etre.  Heidegger est un précurseur d’un communautarisme ultra, attaché à la terre. Quand je pense à Heidegger, je pense au fanatisme Hutu, qui finalement, était une pensée de l’Etre. A quoi aura mené Heidegger, qui appelait, ésotériquement, à « entrer dans la clairière de l’être » ? A légitimer au nom de la philosophie – l’amour de la Sagesse – l’entrée des SS dans les villages pour y semer la mort. Voilà le bilan.

 

Pour conclure, cette discussion pourrait paraître scolastique. Mais non ! Que voit-on aujourd’hui ? La critique de la modernité peut émaner d’horizons très différents, voire antagonistes. Il convient donc de se méfier de la dénonciation, superficielle de la modernité. Elle est comme le miel. Elle attire. Mais pour le meilleur et pour le pire. Il y a un malentendu constant sur les critiques de la modernité, du « progrès ». Le débat désordonné autour de l’œuvre d’un Michel Houellebecq en témoigne, par exemple. Mais on peut revenir aussi à Heidegger et Arendt. Emmanuel Faye, qui a bienheureusement dévoilé le nazisme fondamental du philosophe de la forêt noire, a tenté, ensuite, sans doute face à la violence des contradicteurs, de traquer du nazi dans toute trace de Heidegger. Jusqu’à écrire un livre sur une prétendue complicité entre Hannah Arendt, combattante antifasciste, traquée par les nazis, et dont la philosophie atteint à des sommets de dignité humaine à mon sens, et son Maître et amant de jeunesse. L’argumentaire est tiré par les cheveux, confond les signifiants et les contenus… Qu’Hannah Arendt ait eu du mal à aller jusqu’au bout d’une critique de Heidegger, bien qu’elle opposât l’idée de l’être pour la vie, de la renaissance par la natalité, à celle de l’être pour la mort, c’est sans doute vrai. Elle a laissé cette mission à d’autres, comme son ex-mari Gunther Anders (que l’on a qualifié pourtant aussi d’encore trop heideggérien, au vu de son pessimisme anti technique). Mais enfin comment oublier l’immense travail effectué de sa part pour dévoiler les ressorts du totalitarisme, et pour travailler à une idée contemporaine de la liberté et de l’égalité ? Mais il est vrai que Arendt propose aussi une critique serrée de la modernité (condition de l’homme moderne, Crise de la culture), admirée par des réactionnaires comme Finkielkraut. La catégorie des « anti modernes », ne rassemble pas. Les rassembler sous une même catégorie est une manœuvre permettant de ne pas poser les questions véritables posées par la modernité. Jean-Claude Michéa n’a rien à voir avec un fasciste. Refuser le monde tel qu’il va ne garantit de rien. Méfions-nous des mages et des rebelles. Creusons bien.

 

(Sources utilisées : L’ontologie politique de Martin Heidegger, de Pierre Bourdieu, Le piège : la philosophie heideggérienne et le national-socialisme » de Jean-Pierre Faye, , Les implications politiques de la philosophie de l'existence chez Heidegger de Karl Löwith (long article), L’imposture Heidegger de Max Vincent (long article), Hannah Arendt, film de Margarette Von Trotta, Les origines du christianisme, de Mordillat et Prieur, série de documentaires, La condition humaine, La crise de la culture, de Hannah Arendt, Nous, fils d’Eichmann, de Gunther Anders)

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30 avril 2019 2 30 /04 /avril /2019 00:28
Heidegger, un infâme nazi (disons-le une fois pour toutes) Partie 1

« Flamme, annonce-nous, éclaire-nous, montre-nous le chemin où il n’y a plus de retour »

Martin Heidegger, discours lors d’un autodafé, 1933.

 

 Promenez-vous dans une librairie au rayon philo. Vous y verrez des livres qui confirment la complicité nazie de Heidegger, ou le défendent, plus rarement – sa défense est passée par plusieurs subterfuges :

-séparer le « politique » du philosophique, comme pour imperméabiliser sa pensée éthérée de l’« Être » par rapport à ses soutiens prétendument carriéristes ou inconséquents au nazisme.

-Ou encore le qualifier de lâche et d’ambitieux (certes) – pourquoi pas de nigaud ?... C’est l’explication qu’il sert à Hannah Arendt quand il la revoit après-guerre, où il lui explique, tel un petit garçon pris les doigts dans la confiture, n’être pas doué en politique. Pauvre homme.

-Le travail de censure des fans de Martin H., par la traduction ou carrément le « chuintage » de passages.

Il n’empêche que beaucoup de professeurs ont été et sont heideggériens, que ce « philosophe nazi » (et non grand philosophe et nazi ordinaire comme le dit Alain Badiou) a une forte influence sur la pensée, particulièrement en France (par exemple la notion de « déconstruction » lui est empruntée par Derrida, très influent aux Etats-Unis), qu’il n’est pas abordé comme un penseur nazi, même si plus personne ne met en doute sa compromission réelle avec le système nazi, ce qui est devenu tâche impossible, encore plus depuis la parution des « Cahiers noirs » où il se déchaîne.

C’est un mystère pour moi de voir qu’un homme comme René Char, résistant émérite, par exemple, a été ami avec ce type après-guerre, ce qui démontre sa grande perversité et sa souplesse reptilienne. Il m’arrive d’entendre parler d’Heidegger, à l’occasion, par exemple dans une émission sur la psychanalyse (un courant très minoritaire s’inspira de lui), et on ne rappelle pas la familiarité de sa philosophie avec le totalitarisme à croix gammée. Elle n’a rien d’un dérapage, d’un égarement. Il est plus que temps d’en finir avec le mythe Heidegger et de dire franchement de quoi il s’agit : d’un habillage discursif opaque permettant au nazisme de travailler la philosophie de l’intérieur. Quand Hitler accède au pouvoir, Heidegger dit clairement sa pensée : « nous nous sommes éloignés de l’idolâtrie d’une pensée privée de sol et de puissance ». D’une pensée contaminée par les juifs errants, donc… « Nous voyons la fin de la philosophie qui la sert » (la pensée des lumières, universaliste, et son héritage socialiste, à briser). Il s’agira donc de « ne pas se fermer à la Terreur de ce qui se déchaîne ». Il sera servi.

Pour un philosophe inquiet de la technique, ne pas avoir vu que le nazisme allait emporter – c’était son programme explicite – le monde dans la guerre, et donc provoquer un nouveau bond technique (dont l’arme atomique), c’est fort dommage. D’autant plus qu’il se permettra, après-guerre, de parler de l’atome comme un symptôme, encore une fois, de l’« oubli de l’être ».

 

Bourdieu : le portrait d’Heidegger en petit bourgeois nazi, suradapté à son milieu

 

 Pourtant, dès 1975, un sociologue, par n’importe lequel, Pierre Bourdieu, plutôt que de se livrer à des polémiques d’archiviste, analysa les textes de ce Recteur d’université nommé en célébrant Hitler alors que nombre de ses disciples et collègues avaient été obligés de s’exiler. Bourdieu démontre en quoi la pensée de l’auteur de « Être et temps », inclinait vers le nazisme, dissimulée derrière des brumes ésotériques fascinantes pour certains professeurs de philosophie (comme si l’obscur cachait nécessairement la vérité, ou « distinguait » une élite, pour reprendre une catégorie bourdieusienne). Adorno, un philosophe pour lequel j’ai beaucoup d’admiration, avait auparavant approfondi l’analyse du langage heideggérien comme moyen de manipulation. Il le décrit comme « Jargon de l’authenticité », mélange de vocabulaire populeux, censé exprimer l’esprit de la profonde Allemagne, et de registres verbeux censés seulement ouverts aux philosophes lecteurs de grec ancien. Une forme très particulière du charlatanisme nazi.

Bourdieu parle bien – c’est son titre - de « l’ontologie politique de Martin Heidegger ». Par ontologie, il faut entendre réflexion sur la nature humaine au sens le plus épuré, sur l’Etre même, mais on ne peut pas séparer l’ontologie de sa dimension politique, puisque l’homme… Est un animal politique. Donc, couper Heidegger en deux, le Maître et l’adhérent du parti hitlérien n’a pas de sens. La pensée de MH est « politique de bout en bout ».

Selon Bourdieu, MH masquait (à peine) son nazisme sous une montagne de rhétorique de son cru, donnant une noblesse philosophique à des convictions de brute fasciste, qu’il put ensuite assumer. Tout un courant « de gauche » se laissera même duper, voyant dans la dénonciation de l’aliénation technique effectuée par MH une parenté avec Marx (or chez Marx l’aliénation procède des rapports de production, chez Heidegger, les classes n’ont pas à être abolies, mais doivent s’unir pour assumer le destin de la race). Pourquoi Heidegger procède ainsi ? Parce qu’il partage ces idées racistes-nationalistes, celles des corps-francs qui assassinent Rosa Luxembourg, fomentent des putschs. Mais en même temps il ne veut pas être marginalisé dans « le champ » propre de la philosophie, où il est devenu « quelqu’un ».  « On ne peut attendre du philosophe qu’il parle crûment le langage cru du politique » écrit Bourdieu, et Heidegger s’y conforme en inventant un langage abscons. Il s’inspire de Junger, de Spengler, de Mein Kampf, mais retraduit les impulsions en langage ésotérique, propre à assurer son prestige dans le monde universitaire.

J’ai trouvé Bourdieu brillant quand il décrit le contexte dans lequel s’affirme la pensée de MH, marqué par l’angoisse d’un déracinement, sous la République de Weimar. C’est le moment où des jeunes, pas forcément des préfascistes d’ailleurs, partent à la montagne, aspirent à retrouver la nature, et comme en France, se mettent à critiquer « la raison » (après tout c’est bien le propos du surréalisme, d’extrême gauche, en France, avec une toute autre orientation). La raison avait en effet mené à la boucherie. Parmi ces courants, Bourdieu parle d’un certain esprit « Volkisch », qu’on pourrait traduire, imparfaitement, comme « populiste », mais avec une empreinte plus romantique, plus mystique et nostalgique. On retrouve nombre de ces thématiques chez Spengler : la modernité haïe, le machinisme considéré comme déchéance, la mythification de la vie à la campagne, la valorisation de l’animalité (et du coup la négation de la spécificité humaine)… Un certain discours écologique. C’est ainsi un courant conservateur révolutionnaire qui naît, tenté par « une fuite en avant ». Une vision qui puise dans un retour aux sources mythologiques allemandes afin de nourrir une volonté de puissance d’un délire paradoxalement futuriste, comme le sera le nazisme. Hitler se décrira comme le révolutionnaire le plus conservateur du monde.

En tant que philosophe et professeur universitaire, MH voit se développer avec amertume un surplus d’intellectuels, dans cette Allemagne, qui menace l’élite dont il se réclame, et d’un autre côté il s’inquiète de ce que la technique, la science, laisseront de sa discipline. La science… Quelle impureté. En tant qu’assistant de Husserl, le novateur, il dispose de la possibilité d’incarner une pensée à la fois conservatrice et révolutionnaire et de l’imposer dans l’université.  Ce petit bourgeois d’origine, qui cultive son côté terroir, marqué d’après les témoins par un esprit de sérieux et un manque d’humour (et dire qu’on ose l’affilier à Nietzsche) voue une morgue tenace aux aristocrates universitaires néo kantiens, « libéraux ». Il se sent, lui, « authentique ». C’est pourquoi, notamment, il voit dans les juifs la figure de l’errant déraciné, ennemi par excellence. Le juif incarne à ses yeux l’oubli de l’Etre, par son cosmopolitisme. MH se consacre à une tâche nationaliste révolutionnaire dans son domaine : refuser la subordination de la philosophie à la science. Il « rétablit le privilège de l’Intuition et de l’Esthétisme ». La Raison, voila l’ennemi. « Connaître c’est primitivement intuitionner ». (SUITE DANS PARTIE 2)

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26 avril 2019 5 26 /04 /avril /2019 13:45
Jusqu’à lui les philosophes n’avaient fait que philosopher-Pourquoi nous sommes nietzschéens (Réflexions faites) – Dorian Astor (Dir.)

 

Quand j’étais étudiant en lettres supérieures, il y a fort longtemps, je m’efforçais d’accéder à Nietzsche. Et cela ne m’a jamais quitté. Il est impossible d’être nietzschéen je crois, excepté certains héros, rares. Mais sentir la foudre de sa vérité, parfois, c’est tout à fait envisageable à son lecteur.

« Aucun lecteur de Nietzsche, par métier ou par loisir, ne devrait donc pouvoir se dispenser d’un certain ton élégiaque, au sens spécifié par Deleuze : « ceci est trop grand pour moi » » (Dorian Astor)

J’avais vu, en 1991 donc, que des professeurs plutôt médiatiques, avaient pondu un « pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ». Je m’étais épargné le pensum, ayant déjà lu l’infâme « La pensée 68 » de Ferry et Renault à la plage -infâme parce que plein de bassesse qui ne mérite pas d’être mêlée à la philosophie-, et m’attendant à trouver à peu près les mêmes clichés libéraux « humanistes » de l’époque. Juste quand s’effondrait l’URSS. Ils étaient déchaînés, voulaient en finir avec tout ce qui relevait d’une pensée du soupçon, à propos de l’âme, de la morale, de l’ordre, du langage.

J’ai constaté qu’une entreprise éditoriale avait décidé, tellement plus tard, il y a deux ans, c’est un peu étonnant, de répondre, avec un « Pourquoi nous sommes nietzschéens », sous la Direction de Dorian Astor. M’y voilà. Les contributeurs se demandent donc s’ils « sont » nietzschéens, et comment, développant leur propre rapport de pensée intime au philosophe. Je n’aurai pas cette prétention. Juste celle de me nourrir de son esprit.

Qu’est-ce que qui me nourrit, chez lui, chez qui j’ai trouvé, comme d’autres témoins de l’essai dont je parle, tant d’esprit latin et français, alors qu’on le présentait comme un archétype de l’âpreté allemande, avec son « surhomme » ? D’abord, chez cet homme sans esprit de système, qui ressemble tant à un Diderot, un Montaigne (qu’il aimait) cette idée matérialiste, déjà émise par Spinoza, selon laquelle tout est biographie. L’idée exsude du corps, elle n’est pas fixée derrière les nuages. 

Tous les jours, les pensées de Nietzsche me sautent aux yeux : ce ne sont pas les gens qui proclament des idées, mais les idées qui parlent des hommes (ce qui rend l’opinion si fragile), et ceci Nietzche le dit, mieux que quiconque.

C’est un constat dur à accepter, car il vous conduit à voir la « discussion » pour ce qu’elle est. Un théâtre. « Quelle quantité de vérité un esprit supporte-t-il, quelle quantité de vérité risque-t-il ?» (Ecce Homo). Si peu.

 

Si on ne se raconte pas de fadaise, on parvient du moins à devenir ce que l’on est. Et ici, Nietzsche m’a fait comprendre l’espoir freudien. « Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison. Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi. Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains. Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi (…) Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi. Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » (Zarathoustra).

J’ai compris, aussi, que je pouvais penser, parce que j’étais, et non le contraire, mais aussi parce que Dieu était mort. Sans cela, je n’aurais pas eu de pensée angoissante. Comme l’écrit Michel Surya, un de ces nietzschéens affirmés, il fallait donc que « la mort en finisse avec tout ce qui se donne sans fin » pour que nous puissions enfin penser.

Je retrouve aussi cette idée, tragique, à laquelle je tiens beaucoup, selon laquelle vouloir réformer l’Homme par la Raison, comme Socrate, comme la biopolitique aujourd’hui, est une folie. Que nier la vie pour ce qu’elle est au nom de principes abstraits, c’est fou et dangereux. Car la vie, malade, s’exprime tout de même. On doit éviter de pathologiser la vie, surtout. Légiférer contre la prostitution, par exemple, c'est la rendre plus terrible encore. 

J’y reconnais, moi qui ne suis pas artiste, la supériorité de l’art sur la raison. Je le vois encore avec l’incendie de Notre Dame.  Je me reconnais dans ce que Monique Dixaut appelle son « anthropologie sans illusion ». Zarathoustra affirmait : « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté ». Qui pourrait le nier, devant la Syrie, le Yemen, et litanies d’horreurs de cet « Humain, trop humain » ? Depuis ma lecture de Nietzsche je n’ai plus jamais utilisé le mot humanisme. J’ai toujours vu Marx et Nietzsche se répondre, quand ce dernier parlait de l’homme, comme un « pont », et Marx de « préhistoire humaine ».

Il y a aussi chez lui, comme chez d’autres que j’admire, la souveraineté de la pensée, au sens où la pensée n’a pas de devoir moral. La pensée doit s’imposer, quel que soit le dérangement qu’elle apporte. Tant pis pour nous si nos pensées nous mènent à l’abîme. A rompre, à marcher seul. A souffrir. Comme le souligne Miguel Morey, les aphorismes ne sont pas fortuits, comme forme d’écriture. Tout est là, sans triche. De la part d’un philosophe qui demande qu’on ne le prenne surtout pas comme professeur. Qui nous secoue, nous prend par les épaules et nous enjoint juste de quitter le « Troupeau ». Rester mobile, garder l’esprit mobile, ne pas se stériliser dans la croyance, avoir « cinq cents convictions au dessous-de soi » (L’antéchrist)

Il est exigeant de le lire, et il nous en avertit lui-même. M’avez-vous-donc compris ? dit-il.  Son génie est non pas de prétendre à la vérité, mais de parler violemment de la vérité comme un problème. « Selon Nietzsche, vérité et concept sont les restes oublieux des métaphores dont ils sont issus » (Frédéric Neyrat). Malaise. Et j’y accède. Non, la vérité n’est pas relative. Elle est. Mais elle ne peut être regardée que depuis un balcon particulier. Ce que les avancées de la science n’ont cessé de confirmer. « Toute nouvelle vérité apparaîtra à son tour comme une erreur car la vie n’a pas toujours besoin des mêmes erreurs » (Monique Dixsaut)

Et de cela, dit le philosophe, nous ne devrions pas nous lamenter, mais en être heureux. Car c’est cette incertitude qui rend le Savoir Gai. Il nous est loisible de rire, et de danser.

Comment ne pas voir ce nihilisme qu’il affrontait, la haine de la vie, la non-acceptation de la vie, de la tragédie de la vie, dans toute notre époque ? Bernard Stiegler le voit dans le transhumanisme par exemple. Moi je le vois chez les vegans ou le néo puritanisme « progressiste ». Qui ne voit l’obsession contemporaine de la culpabilité, et du ressentiment ? Cet acharnement à produire des hommes moyens plutôt que des êtres tragiques. Et c’est ainsi que j’ai compris sa proposition, dénoncée à contresens comme fasciste, de protéger les forts contre les faibles. Les exceptions, les singuliers, contre la massification. Le fort, c’est cet homme qui reste les bras croisés alors que tous lèvent le bras devant Hitler. Le faible, c’est Goebells. Le fort c’est Jean Moulin, qui refuse comme Préfet de se mettre à genoux, alors qu’on torture, une première fois, tandis que ses collègues accumulent du pouvoir en se mettant au service de l’occupant. Le faible, c’est l’avorton, obligé de se donner à une cause fanatique et haineuse, pour oublier ce qu’il est, retourner sa honte d’être contre le monde entier. Hitler était un peintre raté, un architecte raté. Ces gens étaient des faibles et c’est de leur faiblesse que vient le désastre. Des masses aussi, se laissant violer, et conduire à la boucherie.

Quoi de plus urgent que de protéger l’exception, oui, alors que comme le dit Stiegler, les algorithmes nous remodèlent ? Nous ramènent à la moyenne. Les écoles veulent bâtir de la moyenne, toujours. Les grandes écoles produisent des mainates, du conformisme. Alors que nous avons besoin d’intempestif.

« est nietzschéen quiconque considère que vivre n’engage aucune position quant à l’être ou quant au devenir (…) mais seulement quant à la création en tant qu’elle fait assaut contre ce qui est, c’est-à-dire donné comme déjà là ».

 

 

Moi aussi, j’ai trouvé des principes éthiques… étrangement, dans Nietzsche. Des repères quant à ma propre liberté aussi. La liberté c’est de ne pas rougir. C’est bien difficile, mais tellement vrai. Atteindre à la liberté d’autrui, c’est d’abord le condamner à la honte. Je ne suis pas libre. Mais je sais de quoi je devrais pouvoir me libérer. Comme Avital Ronnel, j’ai été frappé par le discours de Nietzsche sur l’amitié. Face aux chrétiens, il dit ironiquement qu’il s’agit de préférer son lointain à son prochain. Mais quoi de plus vrai aujourd’hui ? Alors que prévaut le narcissisme des petites différences, le choléra identitaire, l’esprit de troupeau, et que pour sauver ce monde nous devrions considérer comme le dit Deleuze qu’il commence très loin, là-bas. Sur le cercle arctique ou en amazonie.

 

La vérité de la vie n’est que dans la création. « C’est seulement nous qui avons créé le monde qui intéresse l’homme » (Le Gai Savoir)

Et dans la difficulté, dans la souffrance, nous pouvons nous tourner vers lui, qui a souffert. Que nous conseille-t-il ? De dire oui, quoi qu’il en soit.

 

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10 avril 2019 3 10 /04 /avril /2019 16:48
L'infini solutionne l'illimité - La pesanteur et la grâce - Simone Weil

"La pesanteur et la grâce" de Simone Weil est un livre mystique. Christique, car l'on ne saurait dire chrétien à l'égard de cette libertaire foncière, dégoûtée par toute forme d'institutionnalisation. On dit que des papes la lisaient en cachette. C'était une hérétique. Et d'ailleurs sa pensée a de nombreuses accointances avec les hérésies d'antan, qui comme elle, exprimaient une révolte sociale (des cathares à Thomas Münzer). Simone Weil dit, dans "L'enracinement", je crois, son admiration pour la civilisation occitane médiévale, et ce n'est pas par hasard. Nombre d'hérésies jalonnant l'histoire du catholicisme sont des persistances de la gnose, c'est à dire d'une branche du manichéisme, que l'on trouve aussi chez Platon. Le bien là haut, le mal bas. L'âme divine, le corps maudit. Ce corps que Simone Weil automutilait, maltraitait par l'anorexie et les privations, voire la saleté (si l'on en croit sa description sous les traits à la fois fascinants et dégoûtants de "Lazare" dans "Le bleu du ciel" de Bataille). Le monde, dans lequel elle se bat, est tout de même le monde de la chute. La chute dans le corps, qui brise l'harmonie. Réunir pesanteur et grâce dans le titre, pour certainement les opposer bien que les deux soient de ce monde, n'est pas neutre. Le Jésus de Simone Weil s'est égaré en Perse, sans doute entre sa naissance et ses trente deux ans, ou en Grèce. Il y a connu d'autres influences que l'Ancien Testament, le livre des siens.

L'Humain est un être déchiré.

"La grande douleur de l'homme, qui commence dès l'enfance et se poursuit jusqu'à la mort, c'est que regarder et manger sont deux opérations différentes. La béatitude éternelle est un état où regarder c'est manger". 

Ceci étant il eut été possible, qui sait, de voir un Lacan souscrire à cette affirmation voyant dans cette dualité celle entre signifiant et signifié.

 

Ce livre est écrit comme un cahier de fulgurances, un journal de bord spirituel, délié. Le génie particulier de Weil y éclate, à travers des "bonds" inédits dans la pensée. Le talent est facile à suivre, il rassemble, il rend perceptible et clair ce que nous subodorons tout de même, par contre le génie est un saut, parfois il se précède lui-même, comme une intuition. On n'est jamais sûr que le génie soit certain de la clairière où il a mis les pieds. Ainsi de Rimbaud quand au milieu d'une lettre il dit "Je est un autre" et qu'il ouvre la voie à la grande interrogation du siècle à venir.

Je ne suis pas croyant. Je suis athée. Ce qui n'est pas destin aisé (mais qui a dit qu'il fallait choisir la voie aisée, ou qu'on le pouvait, même, aussi aisément, qu'il suffirait de le vouloir pour s'arranger ?). Mais l'intérêt pour le mystique va bien au delà des croyants. C'est un intérêt, une attraction, pour la dualité du plein et du vide. La psychanalyse, peut-être, dirait qu'en naissant, puis en accédant au langage, nous sommes tous confrontés à la question mystique.

Ma lecture de "La pesanteur et la grâce" sera donc très personnelle, elle laissera de côté, même si tout est lié dans sa pensée, qui n'est pourtant pas systémique, le rapport que l'on peut entretenir à Dieu, la nature ou l'essence de Dieu. Pour moi, il n'y a de Dieu que comme métaphore de ce qui ne peut se formuler, à savoir notre ignorance de la Vérité, sans doute éternelle, car la science ne repoussera peut-être que ses propres frontières, comme l'accès au désir recrée des objets de désir.  Par ailleurs on peut rester admiratif devant une pensée qui n'est pas sienne, mais dont l'intelligence resplendit.

"La pesanteur et la grâce" est aussi un livre de sagesse, connecté à d'autres sagesses que celle du Christ. A cet égard c'est un livre, parfois déconcertant par son abstraction, à la fois légère et élevée, mais qui a intéressé et intéressera toutes sortes de gens.

Ce n'est pas un livre de philosophie construit, ni une suite d'aphorismes, c'est une sorte de suite spirituelle. Je parlerai donc des phrases qui m'ont arrêté, à vrai dire, net.

 

Le travail humanise

"La grandeur de l'homme est toujours de recréer sa vie. Recréer ce qui lui est donné. Forger cela même qu'il subit. Par le travail, il produit sa propre existence naturelle. Par la science, il recrée l'univers au moyen de symboles. Par l'art il recrée l'alliance entre son corps et son âme".

Simone Weil, qui connaît plus que quiconque la souffrance au travail, l'ayant volontairement vécue, est de ceux qui considèrent que l'humanisation est indissociable du travail, comme Hegel ou Marx. C'est peut-être une damnation, car elle parle de forger ce que l'homme "subit", la matière. Le travail hétéronome, taylorien, aliène, elle l'a saisi dans sa chair en usine : 

"comme la pensée collective ne peut exister comme pensée, elle passe dans les choses (signes, machines...). D'où ce paradoxe : c'est la chose qui pense et l'homme qui est réduit à l'état de chose".

Mais c'est le travail qui produit la nature humaine, "sa propre existence naturelle". Précédant les grandes affirmations de l'anthropologie, Simone Weil, à rebours du christianisme, semble ici matérialiste. La nature de l'homme c'est la culture (et d'abord la sculpture des outils).  Elle, qui semble si gnostique, salue ici le corps, avec cette belle vision de l'art comme le lien entre l'âme et le corps. Formule très juste. Songeons à la danse, qui est la forme donnée à notre imagination projetée dans l'espace, ou à la musique qui procède de même avec le temps.  Simone Weil n'en est pas pour autant une matérialiste, car c'est parce qu'elle est créature, livrée à l'existence, que l'humanité doit se ressaisir de l'univers par ces moyens de la culture.

Etonnante synthèse personnelle entre la gnose christique et platonicienne, et les lectures de Marx. Si quelqu'un "recrée", c'est bien elle. Normalienne, philosophe, qui voit dans la culture la source de toute humanité. Il s'agit de recréer ce qui est "donné", c'est-il dire par Dieu, mais aussi par les générations qui nous précèdent. Comme Arendt ("la crise de la culture"), avec qui elle partage décidément beaucoup, elle voit la nouveauté comme indissociable de la transmission. Si l'on réveillait Weil, sans doute irait-elle polémiquer avec les partisans du revenu universel en leur expliquant leur irresponsabilité ontologique.

"

Le problème c'est le pouvoir, pas le prendre

"Y a-t-il toujours identité entre ce qu'on aime et ce qu'on hait ? Ce qu'on hait, éprouve-t-on toujours le besoin de l'aimer sous une autre forme, et inversement ? L'illusion constante de la Révolution consiste à croire que les victimes de la force étant innocentes des violences qui se produisent, si on leur met en main la force, elles la manieront justement. Mais sauf les âmes qui sont assez proches de la sainteté, les victimes sont souillées par la force comme les bourreaux. Le mal qui est à la poignée du glaive est transmis à la pointe."

Ici pointent la lucidité et la part de désespoir politiques de la militante Weil. La phrase illustre la blessure ouverte chez elle, comme chez d'autres, par la glaciation soviétique stalinienne. La grande lueur à l'Est est rouge, de sang. Une domination en remplace une autre. Eduquée à l'autorité, les anciens dominés deviennent les dominants, comme dans "La ferme des animaux" d'Orwell (de sa même famille politique, communiste oppositionnelle, et aussi parti en Espagne). La Révolution devient alors une simple roue qui tourne sur elle-même, déchirant tout sur son passage, et ne semant que des regrets et des illusions perdues. Quelle leçon pour aujourd'hui que de lire cette phrase si juste, selon laquelle la place de "victime", si revendiquée, objet de concurrence constant, est garante de quelque vertu ! Le souci, c'est le pouvoir, l'éternel pouvoir, et pas qui le détient. Le souci, c'est de protéger contre le pouvoir, et non de contribuer à sa force. La Boétie plutôt que Rousseau. On ne peut pas compter sur les esprits exceptionnels, sur la variable de "la vertu" robespierriste, il faut compter au contraire avec la faiblesse humaine. C'est cette faiblesse qui pousse à dominer. Weil parlerait ainsi comme ce qui lui semble le plus opposé (de prime abord), Nietzsche, pour qui ce sont les faibles les plus dangereux. Lui qui voyait les "avortons" comme capables uniquement de "fanatisme" en guise de courage.

 

Placer et dompter le désir, l'enjeu de la sagesse

"Le désir est mauvais et mensonger, mais pourtant sans le désir on ne rechercherait pas le véritable absolu, le véritable illimité. Il faut être passé par là. Malheur des êtres à qui la fatigue ôte cette énergie supplémentaire qui est la source du désir. Malheur aussi de ceux que le désir aveugle. Il faut accrocher son désir à l'axe des pôles."

Bien évidemment, pour cette gnostique, le désir est un piège. Elle n'aime pas la civilisation romaine, qui pour elle représente l'Etat et la force, mais elle rejoint ici les stoïciens romains. La liquidation du désir est la voie contre le malheur. Pourtant, elle raffine. Le désir n'est pas là par hasard. Il est le début du chemin. Car si l'on ne se porte pas au dehors de soi, on ne peut entrer en communion avec le Royaume de Dieu. Le désir est l'infantile de la foi, en somme. Simone Weil a croisé des dépressifs, que son père Médecin soignait, elle sait que la perte du désir est la perte de la possibilité de croire, tout simplement. Pour croire il faut être en vie.

Et puis cette phrase... Sublime : "il faut accrocher son désir à l'axe des pôles". Comment comprendre cette métaphore ? L'axe des pôles est ce qui est. Ce qui ne saurait bouger. Ce qui est certain. Il faut donc désirer ce qui est. Conclusion de toutes les sagesses. Les stoïciens disaient cela, quand ils pointaient la nécessité de ne se s'inquiéter que de ce qui relève de notre propre pouvoir. C'est le regard que l'on porte sur les choses qui crée le malheur et non les choses elles-mêmes. Ma situation peut changer du tout au tout et je peux rester malheureux si je continue à désirer ce qui n'est pas là. Si je regarde ma condition en considérant ce qu'elle contient, potentiellement, de créatif, alors j'échappe au malheur un tant soit peu. 

 

Mais elle va plus loin (le désir, finalement, la tracasse).

"Les amants ne peuvent pas être un ni Narcisse être deux. Don Juan, Narcisse. Parce que désirer quelque chose est impossible, il faut désirer le rien. Notre vie est impossibilité, absurdité. Chaque chose que nous voulons est contradictoire avec les conditions ou les conséquences qui y sont attachées, chaque affirmation que nous posons implique l'affirmation contraire, tous nos sentiments sont mélangés à leurs contraires. C'est que nous sommes contradiction, étant des créatures,"

Désirer ce qui est, n'est qu'une étape vers l'ataraxie. Il n'y a pas d'issue dans le désir, avons-nous dit, il repousse ce qu'il désire.  Ce que nous désirons, par exemple ne pas travailler, nous conduit à l'ennui si nous l'obtenons, et alors nous ne songerons plus qu'à retravailler. Le célibat nous conduira au désir intenable de vivre avec quelqu'un d'autre, et alors nous regretterons les libertés de la solitude. Cela doit donc laisser indifférent, et l'on doit désirer ce qui est, ou rien, au sens de "rien d'autre" que l'Etre. Ces constats se sagesse, Weil les relie à sa foi, à la chute, à la perte de la béatitude primordiale (Dieu pour elle, ou pour les athées, la vie intra utérine).

La béatitude n'est donc possible que dans l'oubli de soi. 

"La joie parfaite exclut le sentiment même de joie, car dans l'âme emplie par l'objet, nul coin n'est disponible pour dire « je ». 

D'où cette attirance indéniable pour la mort (l'Infini introuvable ici-bas, sauf "celui à portée des caniches", l'érotisme, comme le disait Céline) que toute la vie de Simone Weil atteste (elle meurt de sainteté sacrificielle, de privations). Cette joie rappelle tout de même celle des hérétiques cathares se jetant dans le bûcher de l'inquisition en chantant, quittant l'enveloppe maudite du corps.

La solution au désir, illimité, c'est donc de basculer vers la connaissance de l'Infini, la foi. " Seul l'Infini limite l'illimité". La mort éteint le désir, l'extinction du désir signifie la mort.

 

La sagesse est dans la continuité avec le monde

"Que l'univers entier soit pour moi, par rapport à mon corps, ce qu'est le bâton d'un aveugle par rapport à sa main. Il n'a réellement plus sa sensibilité dans sa main, mais au bout du bâton. Il y faut un apprentissage. Restreindre son amour au sujet pur et l'étendre à tout l'univers, c'est la même chose. Changer le rapport entre soi et le monde comme, par l'apprentissage, l'ouvrier change le rapport entre soi et l'outil. Blessure : c'est le métier qui rentre dans le corps. Que toute souffrance fasse rentrer l'univers dans le corps."

Mais elle n'oublie pas le corps, encore une fois. L'âme et le corps, elle ne les unifie pas, comme les matérialistes, mais elle les harmonise. Le risque du malheur, c'est de se couper de la totalité. Par la spiritualité, ou par le corps. C'est ainsi que le travail manuel est noble, car il lie à la matière, au monde, c'est ainsi qu'on en revient à la place centrale du travail, bien que damné.  Le malheur c'est la coupure. La machine, qui pense à ma place. La matière est emplie de spiritualité, comme dans un jardin zen (ou de sens pour les athées, le sens d'Etre là). Nous voyons comme cela fait écho, dans le passé, à tout ce que nous savons aujourd'hui sur les méfaits sur l'humain de son divorce avec les éléments naturels, de la séparation entre le manuel et l'intellectuel (nombre d'intellectuels quittant leur métier pour aller vers l'intelligence manuelle et retrouver un lien avec le monde, sans lequel ils s'enfermaient dans un vertige sans fin, derrière une vitre opaque). C'est un exercice dit-elle, comme les professeurs de méditation le disent.

 

Penser humblement mais radicalement

"Il n'y a rien de plus proche de la véritable humilité que l'intelligence. Il est impossible d'être fier de son intelligence au moment où on l'exerce réellement. Et quand on l'exerce on n'y est pas attaché. Car on sait que, deviendrait-on idiot l'instant suivant, et pour le reste de sa vie, la vérité continue à être".

Ici c'est l'amour grec qui parle. La sagesse socratique. La porte ouverte par le génie, c'est l'humilité. Weil croit à l'accès à la vérité, par la foi, l'amour, comme Pascal. Tout au moins à des contacts avec la Vérité (que l'on quitte ensuite, et qui reste, de toute éternité). Mais c'est aussi une philosophe, et elle aime l'intelligence. C'est dans ce débat que Pascal, aussi, a du trouver sa place, utilisant la raison mais plaçant la foi au dessus pour aller vers la vérité. Platon croyait à la vérité des Idées éternelles et voyait la sagesse comme la conscience de sa part d'ignorance philosophique. Alors l'humilité est de rigueur, et on ne les imagine pas, ces adeptes de "la" vérité, sourire en coin comme Montaigne le sceptique. Paradoxalement le sceptique, ou le relativiste absolu, comme Nietzsche, sont peu enclins à la modestie alors qu'ils décrètent d'emblée que la vérité n'est pas le sujet. Nietzsche surtout.

Au passage, Weil affirme la radicalité de l'acte de pensée. Celui-ci ne saurait transiger avec rien, et surtout pas avec l'ego. Il faut penser contre soi si cela est nécessaire. La vérité est préférable à la vie, dit-elle ailleurs. Et toute sa vie, elle pensera contre elle, contre les siens. Contre la bourgeoisie, contre les catholiques, contre les assassinats de catholiques par ses camarades en Espagne, contre les communistes en refusant de s'aveugler. La "fierté", qui peut aussi s'entendre comme l'orgueil, le corporatisme, le confort d'être bien avec Soi, ne l'empêchera jamais de penser. L'acte de penser est une forme de béatitude qui donc, évacue le "je". On est loin du "je pense donc je suis" de Descartes. C'est plutôt, je pense donc je suis dans le monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 22:51
Jusqu'au néant - Le choc Simone Weil - Jacques Julliard

« Il faudra un jour faire une histoire du monde vue du point de vue des migraineux : hypertrophie du monde intérieur, hyper-lucidité, fulgurances, abattement, vœux d'anéantissement. »

Jacques Julliard

 

Il y a bien des manières de se confronter à l’absolu. Dont celle, singulière est extrême de Simone Weil. Je me ré intéresse à elle en ce moment (même si je la fréquente depuis pas mal d’années, goutte à goutte) car en Bataille et sa compagne Colette Peignot, qui travaillèrent avec elle, j’ai trouvé son miroir inversé. J’explore donc, en me tournant de part et d’autre. Et je ne sais où ça me mènera encore.

Jacques Julliard, ce personnage tantôt républicain moisi, tantôt ouvriériste germanopratin, tantôt deuxième gauche putréfiée, sur lequel j’ai des sentiments très mitigés (tellement il oscille, et semble sans colonne vertébrale autre que de vouloir continuer à parler, certes avec une grande culture, qui n’a rien de surfaite), a écrit un petit livre dans une collection de pamphlets, qui est … un anti-pamphlet. Il y dit l’ouragan qu’a été la lecture de Simone Weil pour lui. D’où le titre choisi,  « Le choc Simone Weil » . C’est un très bel essai, qui me réconcilie avec lui. Homme honorable. Malgré tout. Sincère. On peut être sincère et tout à fait agaçant, surtout quand on est désorienté.

 

Voici une libertaire, sans conteste, militante effrénée depuis toute jeune, qui croit en l’enracinement nourricier dans une culture (voir « L’enracinement », ce livre de contribution stupéfiant à la reconstruction de la France, écrit avant de mourir à Londres, auprès de la France Libre), qui cherche Dieu et dit le rencontrer, mais certainement pas celui des juifs (on l’a même traitée bêtement… D’antisémite tellement elle n’appréciait pas l’Ancien Testament (une religion de la force, de l’obéissance et non de l’amour, à son avis), comme elle détestait Rome qu’elle différenciait radicalement de l’esprit grec). Rome, c’était la force de l’Etat, la source du mal.  Weil a été qualifiée de gnostique, ou de « Marcionite » (une hérésie du début du christianisme qui radicalisait la rupture avec le judaïsme). La Rome papale n’attire pas non plus ses éloges, sa fusion avec l’Empire Romain l’a condamnée à devenir une bureaucratie dominatrice. A force de liberté de pensée Weil ne pouvait qu’être singulière et seule. Elle ne pouvait qu’éprouver la discontinuité avec autrui. Le mysticisme est alors un appel.

 

On retrouve chez elle les deux conditions des plus grands : « La première, c'est son inflexible volonté de mettre en toutes circonstances sa vie en adéquation avec sa pensée. La seconde, dans l'exercice de cette pensée, c'est le refus absolu de reculer devant les conséquences d'une vérité, quelles que puissent être ces conséquences. »

 

Soit ce que l'on ne rencontre quasiment jamais dans sa vie. Déjà quand on croise quelqu'un qui tend vers cela, c'est exceptionnel.

 

A tel point qu’elle a développé une sorte d’anorexie … politique, selon l’expression de Julliard. Elle ne supportait pas de manger plus que ceux qui n’avaient rien à manger. Elle en est morte, de s’identifier aux français occupés par les nazis, face aux pénuries. Longtemps avant les « établis » maoïste, on sait qu’elle a voulu vivre la vie paysanne puis ouvrière, malgré son absence totale de dispositions et de santé. Mais il lui était impossible d’être une socialiste révolutionnaire abstraite. Simone Weil fut une Sainte rouge, mais qui ne parut jamais vraiment sereine, toujours révoltée, toujours en lutte, trop occupée à penser et écrire. Les Saints ne se comportent pas ainsi ce me semble. Ils sont extatiques à un moment. Non ? Je ne connais pas assez bien les Saints, toutefois.

 

Son aspiration égalitaire universelle la rapproche de Jésus. Elle est là, son Eglise.  Elle y loge son socialisme libertaire radical, qui résonne parfaitement avec le mot d’ordre de la Première internationale : l’émancipation des prolétaires viendra d’eux-mêmes, de personne d’autre.

 

Et puis la vérité, qui vaut mieux que la vie. Ce qu’elle partage avec d’autres, comme Bataille et Peignot. Pourquoi cet attachement à la vérité ? Parce que sans doute, pour ces gens, il y a quelque part un soleil. Et que l’on doit s’aligner avec lui. Les Idées de Platon, la fin de l’Histoire de Hegel, Dieu, la mort. Je ne sais pas. La vérité, c’est l’unité. Jusqu’à l’aspiration à la néantisation.

 

Julliard note pertinemment cette phrase. « Je suis convaincue que le malheur d'une part, d'autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l'existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel »

, cette phrase de Simone Weil aurait pu être écrite, sans doute, par Colette Peignot, son amie démonique.

 

Personnellement, je ne suis pas comme ça, même si nous avons tous un souci avec l’absolu, plus ou moins. Mais j’admire cette radicalité tout de même. Je ne suis pas de cette époque, non plus. Depuis lors nous avons de bonnes raisons de regarder de biais la vérité.  Ainsi, si Simone va sur les fronts, c’est pour affronter la vérité. Elle va à l’usine, non pour donner des leçons à la sortie, mais pour être capable de parler vrai avec les ouvriers et des ouvriers. Quand elle se rend en Espagne, qu’on lui retire à grand peine un fusil pour qu’elle ne se tue pas elle-même par mégarde, myope comme une taupe, elle en ramène la honte des crimes républicains, pendant qu’à l’autre bout de la pensée politique, un autre homme digne, Bernanos, chrétien de droite avec lequel elle correspond, en fait de même pour les franquistes. Elle rappelle Hannah Arendt, parfois, qu’elle a dû frôler, voire croiser, dans l’exil d’Hannah en France, réellement, quand elle donne tout à la liberté de penser la « fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale ». Comment entrerait-elle alors dans le cœur de l’Eglise ? L’exigence de vérité la portait, au point de s’avouer, quand Hitler envahit Prague, les erreurs « criminelles » de son propre pacifisme. Il arrive de se tromper, mais il arrive moins de le concéder.

 

Tous ceux qui l’ont croisée, étaient ébouriffés, comme ceux qui la lisent.  Bataille décrit son dégoût devant sa négligence et ses airs de « corbeau », loin de tout érotisme, mais avoue sa fascination.  Sa lucidité politique éclate, quand elle décrit, avec ses amis de la gauche socialiste « non communiste » mais révolutionnaire (tout un courant qui va des anarchistes aux oppositions de gauche en scission avec les PC, du POUM espagnol à la gauche de la SFIO, au SAP allemand, courant où se situe Orwell aussi), la menace du pouvoir pour le pouvoir. Il ne suffit pas d’abolir les rapports de production théoriques pour que le pouvoir des uns sur les autres disparaisse. Weil, grande philosophe et ouvrière, en avait une idée précise, confirmée par le corps. L’aliénation machiniste, elle l’avait connue.  Elle a l’occasion de le dire face à face à Trotski, puisque pendant un temps celui-ci est réfugié chez les parents de Simone. Drôle de rencontre (je me souviens d’un écrit où le Vieux exprime son scepticisme sur « la mystique » comme alliée possible de ses camarades français). Pour elle, comme pour d’autres ensuite, l’URSS n’était pas un Etat ouvrier dégénéré aux bases saines, à sauver, mais déjà un capitalisme d’Etat. « La complète subordination de l'ouvrier à l'entreprise et à ceux qui la dirigent (…) repose sur la structure de l'usine et non sur le régime de la propriété ». La domination du bureaucrate est foncièrement liée à la domination du Directeur d’Etat dans l’usine, ce que Lénine et Trotski, admiratifs du taylorisme, ne voyaient pas.

Contrairement à Trotski, qui ne voulut jamais se renier (sauf quand il écrit sa fameuse plate-forme culturelle avec Breton et biffe une phrase, en prévoyant « aucune sorte de licence » en art), elle ne s'aveugle pas, cherche une nouvelle voie, tirant les leçons profondes du présent. Ce sont les voies d’une articulation égalitaire entre l’individu le plus libre et le collectif non livré à la manipulation ou au déchirement de la concurrence. C’est le chemin du syndicalisme révolutionnaire d’inspiration libertaire qu’elle emprunte, et elle complète l’édifice par sa note sur la suppression des partis, machines folles à fabriquer de la bêtise collective et à survivre pour elle-même. Quoi de plus contemporain ?

 

Simone Weil aurait évidemment passionné Nietzsche. Par ce dégoût de tout ce qui pouvait relever du corps ou du sexe (elle était vierge), malgré l’engagement de la chair dans l’action. Il aurait décelé en elle une passion pour la mort, et c’est bien ce à quoi elle aspirait. La mort résonnait en elle avec la joie, inévitablement. C’est pour cela sans doute, qu’elle n’avait pas peur. Et en même temps, c’est ainsi qu’on vit intensément comme elle vécut, aussi.  Elle n’avait pas peur, mais elle aspirait à la paix du monde. Elle a théorisé dans "L'enracinement" (voir chronique dans ce blog) la différence entre deux manières d’être pacifiste, l’une par la trouille, l’autre par le dégoût. C’est le dégoût qui la séparait du culte de la force. C’est au nom de ce dégoût qu’elle demanda aux gaullistes, dans ses écrits, de décoloniser, en avance sur tout le monde.

Un personnage unique, qui défriche, à partir de très fortes tensions qu’elle tient ensemble. Une chrétienne sans Eglise (« plus christique que chrétienne » dit Julliard), comme Pascal le fut, avec la même manière d’écrire, par impulsions et absence d’esprit de système clos. Une révolutionnaire sans Parti, critique, et au front en même temps. Une intellectuelle aux mains ensanglantées par le travail, qui défend la « spiritualité du travail ». Une marxiste mystique, puritaine, anti autoritaire, qui animait une revue avec des débauchés nietzschéens (« critique sociale »). C’est sans doute qu’elle avait entrevu une part de vérité, et se débattait en contorsionniste pour la saisir. Elle est de la troupe des funambules. Les vrais, les inimitables. Ceux qui ne peuvent être pris comme modèles, Julliard a raison de parler de la famille de Rimbaud, et même de Nietzsche, avec lesquels elle semblait tellement éloignés. Si loin, si proche

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14 mars 2019 4 14 /03 /mars /2019 22:57
Georges Bataille, les Gilets Jaunes, et les fascismes - La structure psychologique du fascisme - Georges Bataille

En 1933, Georges Bataille participait à une revue d'ultra gauche, où il fréquentait notamment Simone Weil. Celle-ci se demandait à haute voix comment elle pouvait côtoyer quelqu'un d'aussi différent qu'elle. C'était un débauché, jusqu'au bout, pis que ce que l'on peut imaginer, et un adepte de l'irrationnel, face à une chrétienne morale qui voulait convaincre le monde de se doter d'un fonctionnement raisonnable.  Mais voila, ils détestaient tous deux le capitalisme et travaillèrent ensemble dans cette revue qui comptait dans le milieu de gauche de l'époque : "Critique sociale". Il y a quelque chose de romanesque à les imaginer ensemble. Ceci étant, ils partageaient, l'un et l'autre, l'anti chrétien et la chrétienne, le goût du sacré et la conscience de son rôle pour l'humanité.

Bataille, bibliothécaire absentéiste, consacrait son temps libre à des activités intellectuelles et politiques, et à la débauche, donc. Il publiait peu. Mais il donna à la revue un long texte sur la "La structure psychologique du fascisme", très original, et qui reste une référence par sa profondeur. Il est bien difficile à lire, Bataille écrivant singulièrement de surcroît. Ce texte est facile à trouver en ligne dans son intégralité, il compte une vingtaine de pages, un peu plus, il est édité aussi chez "Lignes".  Il mérite qu'on le relise, même si l'Histoire ne se répète jamais, mais bégaie. Si elle ne se répète jamais, l'être humain lui, démontre certaines constantes. A l'heure des périls, ce texte, que j'ai eu envie de lire en parcourant la biographie de Bataille (dont je parlerai une autre fois, donc), peut être utile.

J'ai lu un certain nombre d'interprétations, psychologiques ou pas, du fascisme, celles de Daniel Guérin, de Wilhem Reich, d'Arendt et d'autres. Ce qui m'intéresse dans ce texte (dans Bataille, c'est encore autre chose, il est passionnant à de multiples égards), c'est qu'il voit dans la démocratie libérale même, et son action d'"homogénéisation", le fruit pourri qui va engendrer le monstre. Et cela peut, aujourd'hui, nous intéresser au plus haut point.

 

Dialectique de l'hétérogène et de l'homogène

 

Bataille a recours à deux concepts, dont j'ignore, je le concède, la généalogie : l'homogène et l'hétérogèneMais dans la manière dont on les utilise, on subodore l'influence de la pensée de Hegel, qui le subjuguait. Même si je ne sais pas si c'était déjà le cas à l'époque.

L'homogène social, c'est disons, ce qu'aujourd'hui nous appelons le monde inséré.  C'est donc la production. La classe ouvrière, en régime capitaliste, a une place particulière dans cet homogène social. Elle relève certes de l'homogène, en tant que force de travail, dans la production. Mais en dehors de la production, elle relève de l'hétérogène. 

Car l'hétérogène est tout ce qui est repoussant et repoussé. On le voit avec les Gilets Jaunes. Un Gilet Jaune, sur sa chaîne de production, est une fonction qui ne pose pas souci. Par contre, en dehors, sur un rond-point, il est de ce monde qui dégoûte profondément les dominants, suscitant des réactions de haine qu'on pensait réservées au passé (leur QI, leur violence supposée, leur fascisme congénital, leur ignorance, leur détestation de l'écologie supposée). C'est bien qu'ils ont transgressé des règles importantes et suscité une peur chez ceux qui ont intérêt à ce que le monde tel qu'il va, dure le plus possible (ce qui paraît une chimère, comme l'était la continuité à l'époque de Bataille, mais bon). 

 

L'hétérogène, donc, rassemble tout ce qui n'est pas utile au fonctionnement du capitalisme. C'est très varié. Du chômeur au fou, jusqu'à l'érotomane. Les déchets aussi. Et d'ailleurs les gens hétérogènes sont appelés, comme on le sait, des déchets. Mais aussi tout ce qui est irrécupérable par le marché. Bataille ne vivait pas dans une société de consommation, il pensait ainsi que la fête était hétérogène. Aujourd'hui, une fête hétérogène est une rave party improvisée dans un bois sans autorisation, non sponsorisée, et où l'Adjoint au Maire n'a pas pu passer un deal avec les organisateurs pour que son cousin fournisse l'alcool.

 

Le chef, surgi de l'hétérogène pour apporter une nouvelle homogénéité

 

Bataille souligne que le leader fasciste vient de l'hétérogène. Il est considéré comme un sale type par la bourgeoisie, qui veut en faire son jouet. On pourrait en effet longuement parler des CV des nazis : des anciens souteneurs, des paumés, des ratés, dont Hitler lui-même, artiste et architecte avorté, qui a connu la misère (voir la biographie incroyable d'Hitler par Ian Kershaw que j'ai dévorée hypnotiquement, et qui s'arrête sur le profil de nombreux de ses collaborateurs). Mais par un certain nombre de subterfuges, son hétérogénéité va magnétiser, et s'avérer divine. Dans l'extrême droite contemporaine, il en est de même. La difficulté que connaissent ces forces à trouver des cadres quand ils s'emparent de positions est patente. Ce sont des marginaux manipulés par des rentiers. 

 

La classe dominante essaie de maintenir l'équilibre et la continuité de la société homogène, qui bien entendu, sur ses marges (l'exclusion dit-on aujourd'hui) côtoie l'hétérogène. Le parlementarisme libéral mène ce travail de régulation, et en même temps l'Etat use de la répression contre l'hétérogène, sous différentes formes. Il faudrait, pour la classe dominante, que cela dure toujours, que chacun accepte son rôle fonctionnel. Mais voila, il y a le risque de rupture de l'homogène.  Une partie de la population qui était tenue dans l'homogène dérive vers l'hétérogène. C'est alors que le fascisme surgit pour s'adresser à elle.

 

Le leader fasciste, qui pourtant vient de l'hétérogène, et n'a que violences pour le fonctionnement de la société homogène pourrie, va entreprendre de re fabriquer de l'homogène, avec d'autres façons que le démocratisme libéral. On connaît les instruments : le charisme, le culte du chef, l'idée de l'unité, qui n'est pas celle d'une société sans classes, mais d'une société d'union des classes sous l'égide du chef, ou encore une geste héroïque aux antipodes du vieux régime croulant que les gens avaient fui pour se rapprocher des hétérogènes.  Le fascisme est inédit dans l'histoire des dominations tyranniques.

"Le pouvoir fasciste est caractérisé en premier lieu par le fait que sa fondation est a la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée."

Un point clef est le ciment du peuple "relié", d'une fermeté d'acier, qui n'est possible que par l'opposition violente à l'Autre. La société libérale était conflictuelle mais admettait la différence dans le conflit, et l'hétérogène, stigmatisé. Pour les fascistes, c'est l'Un contre l'Autre. Le fascisme c'est donc nécessairement le racisme, la guerre. Bataille insiste sur l'aspect religieux, souvent négligé, dans l'affaire, et qui nous rapproche des courants totalitaires contemporains : "le chef en tant que tel n'est en fait que l' émanation d 'un principe qui n' est autre que l' existence glorieuse d' une patrie portée a la valeur d'une force divine" (ça fonctionne avec l'Etat Islamique).

 

Comment on fabrique des bouchers sans remords

 

Bataille, alors que les plus grandes atrocités nazies ne sont pas encore là, malgré la répression féroce en Allemagne, explique par avance les mécanismes, encore jugés mystérieux aujourd'hui, de la participation des petites gens au pire, activement, de la nuit de cristal au plan d'extermination industrialisé :

D'abord, l'effacement de l'individu, enrôlé dans les défilés et les milices.

"Des êtres humains incorporés dans une armée ne sont que des éléments niés, niés avec une sorte de rage (de sadisme) manifeste dans le ton de chaque commandement, niés dans la parade, par l'uniforme et par la régularité géométrique accomplie des mouvements cadencés. Le chef en tant qu'il est impératif est !'incarnation de cette négation violente."

Ensuite le rôle du chef, qui endosse tout, supprime pensée et responsabilité.

"Sa nature intime, la nature de sa gloire se constitue dans un acte impératif annulant la populace infâme (qui constitue l'armée) en tant que telle (de la même façon qu'il annule la boucherie en tant que telle)."

Le passage à l'acte, sur mot d'ordre de Mussolini pour les expéditions punitives, ou de Goebbels avec la bénédiction d'Hitler (le pavé dans la vitrine du commerçant juif) est un moment essentiel. Il en est de même dans l'Etat Islamique. 

"toute action sociale affirmée prend nécessairement la forme psychologique unifiée de la souveraineté, toute forme inférieure, toute ignominie, étant par définition socialement passive, se transforme en son contraire par le simple fait du passage a 1' action. Une boucherie, en tant que résultat inerte, est ignoble, mais la valeur hétérogène ignoble ainsi établie, se déplaçant sur 1'action sociale qui 1' a déterminée, devient noble (action de tuer et noblesse ont été associées par des liens historiques indéfectibles): il suffit que l''action s'affirme effectivement comme telle, assume librement le caractère impératif qui la constitue. Précisément cette opération - le fait d' assumer en toute liberté le caractère impératif de 1' action - est le propre du chef".

Ainsi, un raid d'assassins sur un village yezidi fut comparé par Daesh à une chevauchée des nobles "cavaliers de l'Islam".

 

La volonté d'homogénéiser est socialement pathogène

 

Ce qui a permis le fascisme donc, c'est le faux consensus démocratique. L'homogénéité de façade, que l'on a essayé vainement de colmater. Lorsque les leaders fascistes ont avancé, il était trop tard. L'homogène n'existait plus.  Ceci ressemble terriblement à notre temps. On nous explique que la violence sociale n'existe pas, il n'existe que de la violence de manifestation ou de fait divers. On nous parle de "nos valeurs", de "la citoyenneté", alors que des masses de gens se détachent en réalité de la société homogène, et... Votent pour l'extrême droite. Sans que l'on en tire quelque conséquence.

 

Bataille, pour sa part, en tire la conclusion suivante : la société doit regarder en face l'hétérogène. En produisant une fausse homogénéité qui s'oppose aux hétérogènes, elle produit de la pathologie politique hautement mortifère. C'est cela, le nietzschéisme de gauche d'un Georges Bataille. Le désordre est préférable à un ordre faussement équitable, qui provoque une folie de l'ordre (le djihadiste ou le néo nazi). 

 

L'analyse du fascisme, chez Bataille prend place dans une pensée plus large évidemment. Le capitalisme n'est pas simplement en cause parce qu'il finance les menées fascistes, explication superficielle, mais parce qu'il propose un modèle prétendument homogène, qui ne l'est pas, et montre du doigt les hétérogènes. Il est un monstre froid, qui demande à chacun de trouver sa fonction dans l'espace homogène. Cet espace est clivé. Il y a le possédant, l'ouvrier. Les relations sont marquées, comme l'ont dit d'autres, par la glaciation marchande. Bataille a beaucoup appris de l'anthropologie et a été vivement impressionné par l'économie du don, par les dépenses somptuaires, le potlatch.  Il écrit aussi pour "Critique sociale " un article sur la notion de dépense, qui restera un concept central dans sa pensée. Or, le bourgeois ne dépense pas, il n'utilise pas sa richesse à faire société, mais à un schéma d'accumulation, de réinvestissement ou de spéculation, puis d'accumulation, luttant absurdement contre la suraccumulation du capital. 

C'est donc à une réhabilitation de l'inutile, de l'hétérogène, mais aussi de tout ce qui n'est pas fonctionnel, tout ce qui crée d'autres rapports humains en dehors de la fonctionnalité, que nous appelle Bataille (qui lui-même dépensait son argent dans les bordels et le jeu, sans songer au lendemain, ce que personne n'est tenu d'imiter parce qu'il lit Bataille et le trouve intéressant). Cette réhabilitation de l'inutile contre le fonctionnel est une véritable forme de vie antifasciste. Quand on sort les calicots, superficiellement, entre deux tours électoraux, c'est bien trop tard. C'est déjà joué anthropologiquement. Il est à craindre que Bataille n'ait pas été très écouté, malgré ce que nous savons du fascisme réel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 février 2019 4 28 /02 /février /2019 17:27
Lire Adorno est un pari faustien –  Adorno, langage et réification – Guillaume Moutot

Si le fait même de penser, ne peut s’exonérer de la réification, à travers la soumission du langage humain, forme dans laquelle se coule toute pensée, aux exigences de la performance capitaliste (« il faut te vendre »), puisque je suis une marchandise dans un monde totalement façonné comme une marchandise, la philosophie devrait alors…. Se taire.  C’est de ce même constat, paradoxal, et quelque peu terrifiant (comme la phrase de Wittgenstein selon laquelle ce qu’on ne peut dire, on doit le taire, sur l’impuissance du langage), que part le petit livre, sans souci pédagogique (attention, les profs de philosophie parlent aux profs de philosophie, et c’est toujours un peu agaçant), de Gilles Moutot sur « Adorno, langage et réification ».

 

Je l’ai lu, parce que depuis que je lis ces penseurs critiques comme Adorno, c’est une question que je me pose. Comment continuent-ils, alors qu’ils utilisent une matière, le langage, qu’ils savent contaminée ? Et comment, nous lecteurs, qui le savons, continuons de lire ? Le pessimisme de Marcuse, par exemple est terrible, il décrit la société de consommation comme d’un surplomb intégral. Il juge à la fin que seule la philosophie peut créer des percées. Pasolini, loin d’eux, mais si près intellectuellement, parle d’un nouveau fascisme de supermarché pire que l’ancien. Certains lecteurs de la pensée critique, deviendront par pessimisme absolu, des jusqu’aux boutistes suicidaires, comme l’intellectuelle de la Fraction Armée Rouge, Ulriche Meinhof, car seul l’électrochoc pouvait selon ces lecteurs ranimer quelque peu la conscience. On décrit les années soixante et soixante-dix comme celles de l’optimisme, mais non. Debord, lui, ne cesse de saboter son mouvement situationniste, comme s’il n’y croyait pas, mais tenait juste à l’intégrité de la théorie, et se noie sa vie entière dans l’alcool.

 

Théodor Adorno est-il le dernier grand génie lucide, forcément pessimiste, porté par cette terre ? Il y a des raisons de le penser. Et donc, une hésitation faustienne à le lire. En effet, on lit pour accéder à des bribes de vérité, et forcément, d’espoir, et pas pour que l’on nous annonce que tout est fini. Faut-il considérer que l’on a perdu ? Doit-on alors se taire ? Le parcours d’Adorno peut nous aider à y réfléchir.

 

Pour moi l’Ecole philosophique « critique » de Francfort dont il fut le virtuose prend en charge une mission toute particulière. Cette école se fonde sur une seule idée de départ. Elle trouve, chez Marx, le jeune mais aussi dans « Le Capital »), une idée, qu’elle reprend, via la médiation du travail difficile d’accès effectué par Gorgy Lukacs, dans « Histoire et conscience de classe ». C’est l’idée de l’aliénation, liée aux autres concepts de « fétichisme de la marchandise » et de « réification ». Cette idée explique pourquoi il est si difficile, malgré les désastres du capitalisme, les guerres qu’il provoque, les souffrances et les humiliations, de consolider un prolétariat révolutionnaire capable de mener à bien la Révolution.

 

Les gens de Francfort, qui s’exileront aux Etats-Unis face au nazisme, développent cette idée, et constatent que justement, la réification (jusqu’à Axel Hoenneth aujourd’hui), s’approfondit avec le temps. Une étape importante pour la propagation de leurs idées est ce livre de Marcuse, « L’homme unidimensionnel », lu par les milieux de la gauche « extra parlementaire » dans les années soixante. Le situationnisme aussi, reprendra le concept de réification, pour édifier la théorie de société du spectacle. Des mots changent, les sociologies de ces gens n’ont rien de semblable, ni leur éthique, ni leurs comportements, mais les analyses sont très proches.

 

Le capitalisme, en transformant tout en marchandise, rend impossible une autre critique que superficielle, puisque toujours exprimée d’un point de vue acceptant le règne de la marchandise, pensée contenue dans des marchandises et se soumettant à la règle marchande, la reflétant et l’exprimant. Les relations sociales sont assimilées à des relations marchandes, chacun se voyant (dans un speed dating ou un entretien d’embauche) comme marchandise.  La fête de l'Huma est une fête révolutionnaire où l'on va consommer, pour pas cher, des concerts d'entrepreneurs culturels. Comment alors, les gens se battraient pour le remplacement de la valeur d’échange, par la valeur d’usage, alors qu’ils se considèrent eux-mêmes à travers la valeur d’échange, qu'ils vivent en référence aux valeurs d'échange, leur univers réel, certes critiqué, mais par des mots ?

 

La source de cette idée est chez Marx, dans ce simple constat selon lequel les hommes n’ont plus de relation directes entre hommes véritables. Un homme est pour utiliser une formule contemporaine, un possible « Equivalent Temps Plein ».

 

« Un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps » (Marx, Misère de la philosophie). Et c’est pourquoi nous disons si souvent, quand un collègue s’en va, que « nul n’est irremplaçable ». Les relations humaines, comme la conception que l’homme a de lui-même, et de la vie sociale, sont colonisées par la marchandise. Exemple : on parle d’« offre politique » et non plus d’idées. Houellebecq a connu le succès en parlant d’ « extension du domaine de la lutte », en montrant par une fiction que l’amour, le sexe, était totalement intégrés au libre marché.

 

A mon avis, pour comprendre les blocages de notre présent, l’apathie devant un monde qui brûle sous nos pieds, mais que nous prenons en photo pour nourrir Instagram, rester Bankable, et en même temps passifs, la clé est là, dans cette transformation de tout en marchandise, y compris les liens, les représentations, la subjectivité, la contestation (le commerce des t shirt du Che est florissant). C’est aussi ce piège que Pasolini, pour lequel j’ai une passion, et qui parlait un tout autre langage, bien à lui, me semble avoir identifié, sans que je ne sache s’il connaissait l’Ecole de Francfort (malgré mes lectures je ne l’ai jamais confirmé, je pense qu’il avait lu Lucaks, tout de même, ce qui était incontournable pour un intellectuel marxiste). Il parle d’un pouvoir d’une emprise terrible, sans besoin de matraques, mais simplement d’images, de publicité, de fabrication de désirs matériels qui menottent les individus au système qui les exploite. Nous ne pouvons pas détester la machine à désir, même si nous savons qu’elle utilise des gens sous-payés, qu’elle les intoxique. Cette machine nous tient par tous les bouts. Nous détestons les grévistes parce qu’ils bloquent la route qui nous mène à notre loisir payant de consommateur. Notre droit de consommateur borne notre droit de travailleur. Il nous renvoie à notre égoïsme implacablement. Mon voisin est un concurrent. Mon voisin est quelqu'un à qui je me compare en fonction des critères du monde marchand. Mes amours ne peuvent pas s'exonérer de considérations de classe et se déroulent dans un cadre endogame socialement.

 

Autre élément qui interroge sur la portée du pessimisme de ces constatations, Adorno et son ami Horkheimer, à un moment, se mettent sérieusement à douter de l’utilité de la Raison, ou en tout cas de son usage positif, en montrant en quoi Les Lumières ont ouvert une boîte de Pandore pour le pire. Ce qui était l’apanage de la pensée contre révolutionnaire post 89. En étudiant Sade, ils montrent que le Marquis avait compris que la raison, en liquidant la religion, n’ouvrait la voie qu’au calcul. Les orgies sadiennes s’essaient à toutes les formes de rationalité et de classifications (voir le beau livre de Barthes, « Sade, Fourier, Loyola ») et l’on revient, tenez, au Pasolini de « Salo » qui adapte Sade pour montrer la nature véritable de la bourgeoisie fascisante.

 

Auschwitz est pour Adorno, comme pour beaucoup de penseurs et d’artistes, un redoutable obstacle. Il y voit, terriblement, la réalisation absolue du programme de la réification, justement. Car ceux qu’on tue là-bas, ce sont des « exemplaires ». C’est la réification marchande qui a permis cela. Auschwitz dérègle cependant son rapport à la pensée, influencée par Hegel. Car de ce moment, de cette négativité, ne peut rien naître. Le cercle est fermé, comme le camp. La vision de l’Histoire d’Adorno, hégéliano marxiste, se brise là. Le prolétariat n’a pas rempli sa tâche d’agent historique, et qui plus est, la dynamique de la Raison dans l’Histoire s’arrête à la ligne des barbelés dont plus rien ne ressort. Il y a cette phrase définitive d’Adorno, souvent citée selon laquelle on ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz. Ici il vise précisément la trahison du langage, qui a mené là et dont il faudrait alors se méfier. Goebells ; lui-même, avait expliqué que la réussite du nazisme tenait à son action sur le langage. Un langage soigneusement standardisé.

 

Adorno dans « minima moralia » (un programme minimal de survie donc…) écrit sous forme de fragments, Horkheimer, lui, cesse d’écrire… Ils cessent de penser la totalité, en rupture avec leur vocation marxiste, semble-t-il. Cela avait commencé avant-guerre, dans la conscience des échecs révolutionnaires.

 

La première précaution que les gens de Francfort avaient prise, c’était le travail collectif, pour justement ne pas sombrer dans l’aliénation propre à la division du travail intellectuel.  Mais ils vont buter sur un obstacle, puisque la rationalité capitaliste a tout envahi, jusqu’au langage :

 

« Comment être encore « critique » lorsqu’on a reconnu que la « domination » s’enveloppe dans la langue même comme, selon l’expression de Deleuze, dans un « manteau réactif ?» dit l’auteur de l’essai, et Adorno de son côté :

 

« Aussi peut-on bien se vouloir le tenant d’un discours « progressiste »  puisqu’on ne peut « jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue » .

 

En effet, il est difficile de ne pas juger pessimiste une pensée d'Adorno pour laquelle l’écoute de la musique, elle-même, est biaisée par le fait qu’avant même qu’elle soit écoutée, elle est une marchandise adressée à une autre marchandise, l’auditeur, ce qui entraîne une « régression de l’écoute ». Il anticipe ainsi le Bourdieu de « La distinction », qui sera aussi taxé de pessimiste. Ces pensées trouvent racine chez Marx pour qui le sol n’a plus aucune signification pour le propriétaire de la terre, sinon celle de la rente qu’elle rapporte. La valeur d’échange a écrasé la valeur d’usage.

 

Les membres de l’Ecole de Francfort ont été marqués, comme Arendt (qui les détestaient), par leur fréquentation de Walter Benjamin. Et quand ils analysent l’industrie culturelle comme extension de la logique de l’aliénation à toute l’existence, colonisée par la marchandisation, ils ont les fameux écrits de « Benji » sur l’art à l’âge de la reproductibilité technique en tête. Pour ceux qui ne connaissent pas ces lignes importantes sur l’art au XXeme siècle Benjamin considère que l’aura des œuvres se transforme, puisqu’elles ne sont plus des pièces uniques, mais des reproductions à fort tirage. Benjamin voyait avec optimisme révolutionnaire cette évolution, l’art s’ouvrant aux masses, qui en était séparées. L’art, et notamment le cinéma, deviennent des outils révolutionnaires, à travers le partage d’un regard qui n’est plus simplement celui organisé par la vie réglée par la bourgeoisie.

Adorno, cependant, ne partage pas cet optimisme. Il voit dans la montée en puissance de l’industrie culturelle une « surproduction du sens ». Le cinéma contient le tragique dans des « séquences » séparées de la réalité et de la totalité, et démine les antagonismes sociaux. « Transposées au cinéma, les situations qui accablent constamment le spectateur dans la vie quotidienne le rassurent en lui promettant, on ne sait comment, qu’il continuera son petit bonhomme de chemin ». Les mots, les choses, les images, deviennent interchangeables. Ce qui est une œuvre gigantesque de dépolitisation.

Si tout est aplani, ainsi, tout est déréalisé, alors comment la pensée critique politique peut-elle se faire entendre, avoir la moindre chance d’être saillante ?

Adorno se consacra à décrire la colonisation du langage. Il en voulut à la psychanalyse en reprenant la critique nietzschéenne du « Moi », cette fiction, de le recréer, et ainsi de défendre un mythe bourgeois. « Parce que notre langue use de « substantifs », avançait Nietzsche, nous croyons à la « substance ». Le travailleur qui va mal, est ainsi un névrosé, le souci, c’est son « Moi ». Le Moi est une fiction, disait déjà Spinoza. Mais il ne savait pas que c’était une fiction bourgeoise, destinée à faire porter la responsabilité des échecs au « Moi » (la philosophie, aujourd’hui, du Ministre Castaner, quand il parle des chômeurs).

 

La seule respiration entrevue est une « anarchie sémantique » dans l’art. Qui préserve le langage de la réification en préservant le sens de son emprise en amont. « l’art met en œuvre cette « bonne » imitation, qui consiste à tenter une configuration de ce qui dans les choses excède ce à quoi nous avons coutume de les identifier » selon l’essayiste.

Quant aux écrits, ils doivent échapper à la réification, eux aussi, rester en partie irrécupérables, comme des œuvres de Kafka.

Pour le reste, vous voyez vous-même comment vous vous en sortez.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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