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26 septembre 2013 4 26 /09 /septembre /2013 18:31

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"Trouble dans le genre" (le féminisme et la subversion de l'identité) de Judith Butler est considéré comme un ouvrage clé dans l'histoire du féminisme. Comme je m'y intéresse particulièrement depuis quelques temps, s'agissant d'un enjeu de libération particulièrement fructueux en terme de pensée et de débat fracassant (voir ici les articles sur Nancy Fraser, Françoise Héritier ou Virginie Despentes), je me suis dit que je ne pouvais pas passer à côté de ce livre qu'on considère comme un pilier des théories dites "queer".

 

C'est un livre de théorie aride, très difficile à lire (vraiment...). Il y a des passages très obscurs et extrêmement référencés, certains me sont restés à vrai dire terriblement opaques (particulièrement la partie critique sur Lacan). Et on se demande bien qui peut les comprendre tout à fait, en dehors de quelques universitaires éparpillés dans les campus mondiaux (ou alors je suis dur à la comprenette, ce qui est possible aussi).

 

Mais si ce que peux tirer de cette lecture est très compliqué à ramasser (on va quand même essayer on sait jamais), le livre a semé sur son chemin beaucoup de constats et d'analyses très intéressantes, parfois signifiés avec un art de la formule particulièrement heureux. Par exemple, le livre permet de comprendre, à mon sens, pourquoi la vision des drag queens dans un défilé pré estival nous tire un sourire plein de sympathie (je parle pour ceux qui ne souffrent pas d'homophobie flatulente bien entendu).

 

Sur le fond, je suis très partagé cependant. Mais la pensée de Butler me semble très ouverte, inhabituellement ouverte -et c'est même au fond le sens de la théorie queer que de prôner la plus grande ouverture possible - et il est difficile pour moi de sortir autrement de ces pages qu'avec de grands points d'interrogation, et un mélange d'attirance pour cette théorie et de scepticisme. J'balance quoi... Butler a eu l'air de balancer beaucoup aussi, dans ces bars de la côte Est où elle méditait tout cela en observant et participant. 

 

C'est aussi un livre américain étonnant, qui se fonde sur la relecture critique presque exclusive de .... français. Ce qu'on baptisera outre atlantique comme la "french theory" bien qu'elle n'ait aucune unité. Saussure, Beauvoir, Wittig, irigaray, Lacan, Kristeva, Foucault. Etonnante empreinte des penseurs de notre pays. Voila ce qu'il est capable de produire. Du génie universel. On l'oublie trop. 

 

Le point de départ de Judith Butler est qu'elle veut donner au féminisme une autre assise que celle d'une identité féminine introuvable. Si le genre est construit pense t-elle, le sexe ne l'est pas moins. Ce qui ne veut pas dire de nier le corps. Pour le féminisme, comme pour n'importe quel mouvement, la question du sujet politique est essentielle. Or, le féminisme d'après Butler est confronté à une difficulté : la notion de "femme", englobante, réïfiée, subsume des différences sociale, ethnique, culturelle... Elle nuit donc à la capacité à lutter ensemble. Les femmes n'ont elles en commun que leur oppression, ou y a t-il une "région" de l'humain spécifiquement féminine ?

 

Chez Butler il y a me semble t-il une pulsion libertaire essentielle, aspect qui me plaît ("rendre des jugements sur ce qui distingue le subversif du non subversif ne m'intéresse pas"). L'idée que si le pouvoir social nous constitue et que nous ne lui échappons pas, mais qu'il nous constitue en sujet et que cela est possibilité de subversion ininterrompue. Bref ce dépassement du conflit entre liberté et détermination qui me séduit tant chez Spinoza. Notre liberté c'est de changer le monde même si nous ne décidons pas de ce que nous sommes.

 

Butler a cette idée intéressante de partir de l'exception pour penser la règle. Ainsi observe t-elle le travesti. Il nous signifie une chose simple et essentielle  : chacun doit jouer son rôle. Et on ne devient jamais tout à fait cet homme ou cette femme que l'on cherche à être, ou que ça cherche à être en nous.

 

"Trouble dans le genre", en 1990, voulait prémunir les féministes d'idéaliser certaines expressions du genre féminin (ou masculin d'ailleurs). De pointer les expressions légitimes ou critiquables. Sinon le féminisme deviendrait un discours d'exclusion supplémentaire. 

 

Rien ne dit d'ailleurs qu'il n'y ait que deux genres possibles. Et qu'au genre correspond le sexe. Et d'ailleurs qu'est ce que le sexe ? C'est aussi une construction politique selon Butler et bien d'autres qu'elle cite. "En réalité peut-être le sexe est-il déjà un genre ?".

 

C'est là personnellement que je suis très sceptique. C'est la clé de voûte de la pensée de Butler. Que le genre, que le corps soient politiques, j'en suis d'accord, mais que le sexe (pas la sexualité, le sexe) soit une pure construction culturelle, j'ai du mal à le saisir. La différence binaire des sexes me semble un insurmonté. Malgré l'exemple de l'hermaphrodite Herculine qui fascinait Michel Foucault. Les arguments de Butler, obscurs sur ce point, ne m'ont pas convaincu. Mais je suis interrogatif.

 

Certaines féministes sont allées au delà de Beauvoir. Pour elle, la femme était l'Autre. Une exclue de l'universel préempté par l'Homme. Luce Irigaray va plus loin, en disant que le sexe féminin n'en est pas un. Pour la théoricienne et romancière Monique Wittig, la réduction binaire du sexe sert l'hétérosexualité obligatoire. Son abolition inaugurerait une nouvelle humanité. "Lesbienne" serait l'au delà des catégories de sexe. Devenir lesbienne serait la seule issue.

 

Mais dit Butler, si le sexe est toujours constitué par du pouvoir, comment imaginer la sexualité de l'"avant" patriarcat ? Une sexualité échappant au pouvoir. Le féminisme a fait parfois référence à une vision linéaire de l'Histoire, et à un avant (Françoise Héritier, on en a parlé dans ce blog n'y croit pas). Cet "avant le patriarcat" préfigurerait l'avenir libéré. Mais en le réïfiant autour d'une identité féminine, on en exclut ceux qui ne se retrouvent pas dans cette identité. On reproduit ainsi les schémas d'exclusion que le féminisme est censé combattre. Le féminisme de l'âge d'or est ainsi un "idéal étriqué". Il exclut et empêche l'unité des femmes hétérosexuelles et des homosexuelles, celles-ci renvoyant les autres à un produit du patriarcat ou à une difformité.

 

Le recours des féministes à la psychanalyse a favorisé cette idée de l'avant. L'hétérosexualité y est décrite comme un résultat du refoulement, par la culture, d'un "avant" naturel, potentiellement bisexuel. Julia Kristeva, radicalisant Lacan, va jusqu'à considérer l'homosexualité comme une psychose. 

 

L'observation des façons de vivre comme les "butch", les "fem", les drags, libère la perspective, introduit de la complexité dans les schémas féministes. Les cultures homosexuelles reproduisent la matrice hétérosexuelle. Elles fonctionnent comme une parodie de l'original, ce qui fait dire à Butler que l'original lui même est une parodie du pseudo état de nature. Les butch veulent que leurs boys soient des girls. Ces cultures montrent que le désir peut vivre par "juxtaposition dissonnante". Tout est possible donc, et ça doit le rester.

 

Le drag subvertit le genre et montre qu'il s'agit d'une "stylisation". Le genre est performatif. Il existe par des actes, chez le drag c'est une performance. Que dit le drag ? Il dit que son apparence externe est une femme mais que son corps est masculin, en même temps son apparence est masculine mais son essence est féminine. Le drag permet de saisir que l'idéal du genre ne peut jamais être atteint, il déstabilise le genre. Il révèle sa fragilité.

 

Il me semble pourtant qu'on pourrait aussi conclure le contraire : la référence permanente bien que modulable aux catégories de sexe pourrait aussi signifier que ces catégories sont inhérentes à l'humanité et qu'elle ne peut pas se définir en dehors d'elles même si leur historicité est patente.

 

En tout cas, si je sors avec une idée confortée de ce livre, et d'accord sur ce point avec Butler, c'est sur la nécessité pour penser de dépasser la scission stérile entre nature et culture. Ce qui est naturel est toujours culturel quand il s'agit d'humain, mais ce qui est culturel n'échappe pas à la nature. En cela je considère la parole de Judith Butler comme une parole amie.

 


 


 


 


 


 



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20 septembre 2013 5 20 /09 /septembre /2013 16:06

 

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" Pour la première fois dans l'Histoire on peut entendre la voix de tous"

 

Récemment j'ai écrit sur ce blog un artik' où j'exprime mon aversion pour le livre numérique ( Tout bien réfléchi, je dis " A bas le livre numérique " !)      . Alors que d'habitude, une cinquantaine de personnes accèdent à ce blog chaque jour, là c'est monté à 700... Ce qui en dit long sur la place de l'objet de consommation dans nos pulsions. Evidemment, j'ai eu droit aux adjectifs... C'est fort pratique les adjectifs, ça règle tout en un seul coup. "Passéiste", "anti moderne", et autres reproches du genre. Normal. Pas totalement infondé en plus. A l'âge moyen on regrette de devoir perdre ses repères, on aspire au confort.

 

Je vais ici commettre un éloge de l'essai de Michel Serres, "Petite poucette", à rebours de ce passéïsme supposé. La nostalgie n'est pas forcément (elle peut l'être certes), le refus de la nouveauté. C'est la nostalgie un point c'est tout. Et ce n'est pas parce qu'on stigmatise un élément en particulier dans la technologie qu'on veut retourner au moyen âge ou même qu'on ne décèle pas des perspectives porteuses dans les conditions technologiques qui dessinent un homme nouveau.

Nous devons bien considérer ce que signifie la technologie. Michel Serres est, à l'instar de la figure de Montaigne, ce voisin du sud ouest qu'il semble tant affectionner, un sain matérialiste. Il comprend que l'Homme est un être réel, campé dans le monde où il se fabrique lui-même en le travaillant. Ca tombe bien, c'est ma vision des choses.

 

Dans "Petite poucette", petit livre clair, écrit avec gourmandise, avec un beau talent littéraire, le philosophe ne se pose pas en juge. Il ne se prononce pas au fond sur le mieux ou le moins bien de l'époque. Il fait avec et essaie de comprendre en quoi notre organisation sociale est désuète au regard de nos conditions de vie. Il essaie ensuite de trouver comment nous pourrions nous adapter à la nouvelle configuration, sans encore en trouver les formules. Il accepte de voir le monde tel qu'il est pour essayer de trouver un chemin. il part du "réel pour aller à l'idéal" comme dit cette citation de Jaurès tant affectionnée par les notables dans les discours statuaires (alors que le réel, franchement, n'est pas toujours leur première passion).

 

Mais il ne dresse pas un tableau euphorique du monde nouveau, il n'essaie pas de restaurer le vieux discours scientiste et techno hystérique, venant de loin et que certains geeks reprennent pourtant en pensant qu'ils sont modernes. Serres n'est pas normatif bien que philosophe. Il est plutôt d'un stoïcisme à la Montaigne. Faisons avec notre monde, le nôtre, mais inventons justement. Ne croyons pas que la technologie charrie en elle-même ses propres solutions pour nous permettre de la maîtriser et de lui donner un sens. Rien ne sert de pleurer sur le passé, ou en tout cas pas là. Ailleurs sans doute. Dans la littérature, la poésie et l'art en général. Ou tout seul. Mais Serres n'est pas du genre à créer du faux débat entre les anciens et les modernes. Et si une époque lui rappelle la nôtre, c'est celle de "l'émergence", en Grêce, le siècle de Périclès. Comme quoi l'intérêt pour le passé est loin d'être ringard. C'est tout le contraire même !

 

"Petite Poucette" est un essai important il me semble. Destiné à un large public, il effectue une percée par la clarté de ses intuitions. La définition la plus brillante de la crise, et nous avons tous le sentiment d'une crise généralisée, c'est celle devenue omniprésente (dans ce blog aussi) de Gramsci : elle survient quand l'ancien ne meurt pas et que le nouveau n'est pas encore né. En lisant Serres, on saisit mieux le sens de cette belle phrase. Car Serres en est convaincu : nous vivons une révolution immense, et cette révolution change l'humanité. Ainsi nous sentons nous impuissants. Les enseignants, les politiques, les militants, les citoyens, les responsables de tous poils, les parents. Nous le sommes car nous n'avons pas détruit nos outils obsolètes, qui ne fonctionnent plus.

 

Aussi, celui qui lira "petite poucette" pourra en prendre conscience : les pansements ne servent à rien à notre époque. Ils ne font au contraire que permettre à la gangrène du corps mondial de se développer. Qui croit "rénover" la démocratie avec des réformes partielles, évidemment louables, comme le non cumul ou la parité, etc... rate l'essentiel. Un monde est mort. Partout des masses humaines l'expriment, dans les rues brésiliennes ou turques, ou en allant voter avec leurs pieds. Ou par ce "brouhaha" que Michel Serres décrit dans les amphis. Ce n'est pas parce que les étudiants sont devenus crétins qu'ils bavassent, c'est que ce qui se déroule devant eux n'a plus grand sens. Le "magistral" est défunt. Ce n'est pas parce qu'ils ne croient pas au politique que les citoyens ne lisent plus les tracts, mais parce qu'ils saisissent l'incongruité du tract d'organisation. Et ce ne sont pas les séances somnifères de "participatif" qui y changent quoi que ce soit.

 

En refermant le livre, je me suis dit que nous perdions de vue une idée de bon sens : on ne sort d'une crise que par une révolution. Pourtant l'idée de révolution, paradoxalement, a reculé, alors que la crise s'est enkystée. Donc nous fonctionnons à l'envers. Le "réformisme" s'autoprolame moderne, alors qu'il n'a jamais été aussi ringard au fond. Parce que ceux qui dirigent ne peuvent pas imaginer que d'autres règles du jeu s'instaurent.

 

Qu'est ce qui a changé ? Qui est cette "petite poucette" ? C'est la nouvelle génération qui utilise ses pouces sur son téléphone portable. Elle ne vit plus dans le même Espace Temps, et donc plus dans la même Histoire. Les médias ont préempté l'enseignement des masses. 

 

Serres nous appelle à mesurer les immenses changements qui ont modifié l'humanité en trente ans. Tout a changé. Et d'abord ce que nous avons dans nos têtes. Les appartenances ont éclaté (même si Serres mésestime certains replis identitaires qui coexistent avec ce règne de la monade connectée). Avec les dépendances qu'elles supposaient. Mais quels liens pour s'y substituer ? Nous ne les avons pas inventés.

 

Le Savoir traditionnel est disloqué. L'Histoire du Savoir est son objectivation progressive : du sorcier au livre. Ce qui avait inspiré à Montaigne cette idée de l'éducation comme fabrication de "têtes bien faites et non bien pleines" car les livres étaient là pour nous aider à trouver le savoir à notre guise. Aujourd'hui il s'objective encore mais il se distribue à grande vitesse, il échappe à la concentration. C'est la notion de concentration qui est dissoute par l'époque.

 

Conséquence dantesque : les institutions qui fonctionnaient comme des concentrations de savoirs sont en crise.

 

"Je vois nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu'elles sont mortes depuis longtemps déjà".

 

Et tout le champ social est concerné.

 

Michel Serres voit dans ce mouvement la chance d'une nouvelle subjectivité plus inventive, libérée de certaines pesanteurs, tournant son génie vers la créativité. Souhaitons qu'il ait raison.

 

Mais pour le moment c'est la crise. Serres est frappé du comportement des étudiants. Le chahut s'est transporté à l'université. La raison en est que l'oralisation de l'écrit n'a plus de sens. Si l'enseinement en reste là, il n'apporte rien, on peut trouver tout cela ailleurs, facilement. L'"offre ponctuelle" de l'amphi n'est rien dans l'océan de savoir accessible. Et je me souviens de mon ennui, en effet, il y a déjà plus de quinze ans, dans ces amphis où l'on devait prendre en note ce que j'avais trouvé dans un livre tout seul. Et Internet n'était pas encore là ! Or, si "la salle est morte", on ne sait encore que construire des salles. Le modèle est en crise.

 

Mais sortons de la fac et regardons le monde... Ce sont les Décideurs qui sont affectés. Il n'y a plus de conducteur unique, il n'y a qu'une multiplicité d'acteurs, qui en savent long, souvent plus long que les "officiels". La fameuse réprésentation classique (même avec sa béquille en papier de "participatif") ne peut plus fonctionner. Elle reposait sur une vision hiérarchique du savoir. Le brouhaha est partout. Les gens discutent pendant que les élus discourrent, les enseignants bavardent pendant que le Proviseur parle, les gendarmes aussi. Aucune assemblée d'adulte n'est plus dsiciplinée. Pourquoi ? Parce que l'on sait que le vertical c'est fini. Que le monopole du savoir c'est fini. 

 

Serres a recours à une allégorie originale pour expliquer ce qui a changé. Il raconte l'histoire du grand magasin "le Bon marché", dont les rendements stagnaient. Le patron, Boucicaut eut une intuition, qui prévaut encore aujourd'hui dans le commerce : le classement c'est fini. On crée du désordre et de la rencontre. Ainsi Mme Michu venue acheter du parfum tombera sur le chemisier de ses rêves. Tel est désormais notre univers. 

 

Mais il va plus loin. On lui répondra que pour penser, on a besoin de concepts. Que ces concepts sont difficiles à former, à transmettre, qu'on doit les expliciter difficilement. Mais Serres n'a pas tellement peur de la mort des concepts, il pense que cela est certes révolutionnaire mais pas forcément fatal. Le concept est rassembleur, et sa mort peut déboucher, grâce à la capacité à visiter une infinité de cas grâce à la technologie, sur un savoir plus tourné vers le singulier, l'unique, le contingent. Le savoir change donc, mais s'appauvrit -il ? Ce n'est pas une affaire réglée.

 

Le travail, lui aussi, est disloqué. On s'ennuie dans l'immense division du travail, et on a besoin de moins en moins de travailleurs. Tel est notre monde. Et après l'industrie le tertaire y a plongé. "Petite Poucette" voudra changer tout cela.

 

Dans cette révolution, on pressent "une démocratie en formation qui,demain, s'imposera". 

 

Car la politique est elle aussi concentrée. Concentrée dans la bulle médiatique. Et elle ne vit plus au rythme de ce nouveau monde. Voila une source de décalage qui explique notre sentiment de vacuité politique. Serres aurait pu ajouter le décalage entre le cadre politique et la réalité de la mondialisation, ainsi que la déprise organisée du politique sur l'économie confiée aux marchés, mais là n'est pas son propos dans "Petite poucette".

 

Les réseaux sociaux préfigurent le nouveau qui ne se dessine pas encore. Jamais aucune organisation n'a rassemblé autant, presque toute l'humanité y est présente. Cela a un sens. Cela est l'avenir. Ce n'est pas un gadget mais un axe de reconstruction. C'est dans la multitude "connective" que bouillonne l'avenir de la politique. Ce sont ces liens qui préparent la nouvelle forme politique qui pourrait convenir à un "printemps occidental" auquel Michel Serres voue son espoir.

 

C'est "virtuel" disent les militants. Oui c'est virtuel. Mais la politique n'a vécu que de virtuel dans l'Histoire. Elle a prospéré sur des notions construites : le prolétariat, la Nation, l'Umma... Des abstractions rassembleuses. 

 

"Alors quoi ?", me dira t-on  Alors on ne sait pas justement. Si on savait c'est qu'on aurait à chercher dans le passé. Or ce n'est pas ce qui se joue. C'est l'inédit qui est devant nous. Pas la reprise de la devanture, pas de repeindre les murs, pas de changer les éléments de langage. Serres est dans cet opuscule un des premiers à percevoir ce décrochage aussi nettement, comme en témoigne cet extrait magnifique à mon sens :

 

" Comme prend la mayonnaise, ces monades solitaires s'organisent, lentement, une à une, pour former un nouveau corps, sans aucun rapport avec ces instutions solennelles et perdues. Quand cette lente constitution se retournera soudain, comme l'iceberg de tantôt, nous dirons ne pas avoir vu l'évènement se préparer".

 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


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21 juillet 2013 7 21 /07 /juillet /2013 12:38

tumblr_mgpv2wkEnz1qan19ko1_500.jpgPaul Valéry goûte les paradoxes. Dont celui d'expliquer souvent qu'une des caractéristiques de la modernité, c'est l'imprévu, alors qu'il ose lui-même prévoir, jouer à l'oracle. Avec grand succès.

 

" Regards sur le monde actuel et autres essais" regroupe des textes écrits principalement dans les années 30, d'une prescience remarquable. Valéry, styliste hors pair, de ceux qui savent que le style c'est la limpidité et la facilité de la rencontre avec le lecteur, a été un des esprits les plus lucides de son époque.

 

On est éblouis de l'intelligence de cet homme à sa lecture. Les pages qu'il consacre à la question philosophique de la liberté méritent leur place dans les meilleures jamais écrites sur ce sujet qui a occupé les Sages depuis l'apparition de la pensée. Il n'a pas toujours eu un courage à la hauteur de ses qualités intellectuelles, pour sûr, fricotant avec Vichy malgré un acte de courage pour saluer "le juif bergson" à l'Académie Française en pleine occupation.

Mais reste qu'un tel discernement est admirable, et même bluffant.

 

Valéry, c'est un regard inquiet sur la modernité et ses perspectives (le moins que l'on puisse dire c'est que ses craintes ont été validées), qui ne se confond pas avec un prurit conservateur ou réactionnaire mais procède d'une réflexion convaincante sur la culture et ses conditions de transmission et d'enrichissement. Lorsqu'il écrit ces pages, l'Europe est sortie de la première guerre, qui lui fait prendre conscience qu'une civilisation peut mourir. Et les années 30 ne sont pas là pour le rassurer. D'où une vision noire, impitoyable, de la politique. Difficile à contredire. Il réserve d'ailleurs ces réflexions à ceux qui "sont absents des partis", à ses yeux les seuls lecteurs valables.

 

On trouve beaucoup dans ces réflexions, et surtout du précurseur. Valéry esquisse par exemple une critique de la science historique qui annonce ses renouveaux et l'approche de la fameuse Ecole des Annales. Les insuffisances de l'Histoire ne sont pas un sujet d'école, mais bien un enjeu politique de première importance, car l'aliment de la politique est le souvenir, justement. Les mythes et les idoles. Or, les "lents phénomènes" essentiels (ceux que Braudel et Labrousse étudieront) restaient ignorés de l'Histoire inspirée du modèle chevaleresque. Il faut prendre l'Histoire très au sérieux, c'est qu'elle peut tout justifier car on y trouve ce qu'on veut. Mais l'Histoire change, sous le coup de l'ouverture du monde, la notion d'évènement qui se transforme et débouche désormais sur l'imprévu.

 

La grande affaire pour Valéry, c'est la mondialisation. Il en perçoit dès les années 30 les implications. "Rien ne se fera plus sans que le monde entier ne s'en mêle". On ne peut pas penser en politique avec les mythes du passé car les effets d'échelle ont considérablement joué. Surtout, "le temps du monde fini commence", les terres habitées ont été découvertes. Les humains vivent dans l'interdépendance à l'échelle mondiale. L'Histoire ne peut plus être celles de lignes parallèles. Et la politique doit intégrer cette solidarité de fait (notons qu'Edgar Morin, de nombreuses décennies plus tard, s'échine encore à expliquer cela sans écho).

Déjà, "aucun raisonnement économique n'est possible. Les experts se trompent". Le politicien ressemble au spéculateur (quelle prophétie ! Puisque de nos jours la politique se fait dans les agences de notation :

 

"La nouvelle politique est à l'ancienne ce que les brefs calculs d'un agioteur, les mouvements nerveux de la spéculation dans l'enceinte du marché, ses oscillations brusques, ses retournements, ses profits, et ses pertes instables sont à l'antique économie du père de famille (...) les profondes pensées d'un Machiavel ou d'un Richelieu auraient aujourd'hui la consistance et la valeur d'un "tuyau de bourse""....

Prophétique, n'est-il pas ?

 

Valéry propose une série de remarques sur l'Europe et surtout sur la France, qui résonnent aujourd'hui dans les études d'un Emmanuel Todd. L'Europe est décrite comme une série de "chroniques parallèles" et d'"hypothèses implicites et d'entités mal définies". La France comme le pays par excellence de la diversité et du mélange, d'où justement son appétence pour l'universel.

 

Valéry a déjà compris ce qui nous arrive aujourd'hui, avec la redistribution de la production capitaliste à l'échelle mondiale, la logique du dumping, les transferts de technologie

 

" Considérez un peu ce qu'il adviendra de l'Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d'Essen, de Manchester ou de Roubaix (....) en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par la population qui est la plus sobre". 

 

Valéry voit dès après la première guerre mondiale l'Europe renoncer à sa place dans le monde : elle "aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine". A ce moment là, les européens se pensent encore le centre de l'univers.

 

Les progrès de la technologie lui paraissent incommensurables à l'avenir. Et il s'inquiète, comme nous, de la possibilité de conserver les "prétentions du Moi" dans un monde où les pouvoirs pourront se doter de puissantes influences sur les consciences

 

La technologie risque de donner plus de main mise à la politique, et c'est cela la grande menace. Ce que le seul charisme a fait est déjà terrifiant. Or, la politique est pernicieuse en soi aux yeux de Valéry : "le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de l'ordre d'importance des questions et de l'ordre d'urgence. Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien être. Ce qui est d'avenir par l'immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond et lent par ce qui est excitant. Tout ce qui est de la politique pratique est nécessairement superficiel". Comment lui donner tort, malheureusement ? Car la politique c'est ce dont nous avons besoin pour résoudre ce que nous ne pouvons pas aborder individuellement. Et cela concerne une grande partie de nos existences, ainsi damnées.

 

La politique, alliée à la modernité, menacent la liberté de l'esprit. Mais qu'est ce que la liberté ? Ici Valéry écrit des pages splendides, plongeant au coeur du grand débat entre libre arbitre et déterminisme, avec des vertus de clarté magnifiques. Valéry sait que cette question abstraite est en réalité très politique, car elle pose indirectement celle de la responsabilité.

 

Le déterministe a raison, évidemment. Mais le problème est qu'il ne pourrait expliquer les choses qu'en sachant tout des causes. Or c'est impossible. Ainsi la liberté parvient à s'en tirer dans le débat.

 

Valéry nous propose une solution percutante, qui me paraît géniale dans sa faculté de synthèse :

 

"Ici paraît le noeud même de ces questions. Il réside dans ce petit mot "se". Se contraindre. Comment peut-on se contraindre ? Mon sentiment, s'il m'arrivait de pousser à l'extrême l'analyse de cette affaire, serait de chercher à éliminer la notion, ou la notation trop simple : "moi". Le Moi n'est relativement précis qu'en tant qu'il est une notation d'usage externe (...) mes idées me viennent je ne sais comment (...) Moi lutte avec Moi (...) la notation Moi ne désigne rien de déterminé que dans la circonstance (...) Finalement ego se réduit à quoi que ce soit". 

Rimbaud disait quelque chose d'approchant avec son "Je est un autre". Et il n'est pas neutre que Valéry soit un poète, à l'écoute de ses mystères intérieurs.

 

On peut définir la liberté comme le fait de se libérer de la contrainte, mais en gardant à l'esprit que la liberté a besoin de la contrainte, elle ne s'imagine pas sans elle. La liberté est libération par essence.

 

La modernité promet la liberté, or elle est surtout porteuse de contraintes dont il devient impossible de s'affranchir. La publicité, pour Valéry, est le pire des maux, déjà dans les années 30. La liberté a besoin de retrait. Ne le ressentons nous pas, descendants de Valéry, qui vivons dans la stimulation permanente, la vitesse, la falsification de tout, la confusion entre le pire accessoire et l'essentiel ?

 

Le danger de la dictature provient de la confusion, de l'indécision, de l'imprécision. Alors naît la tentation de tout concentrer. Ce danger nous guette quand le politique montre son impéritie. C'est bien le cas aujourd'hui. Et l'acceptation de la dictature des marchés n'est elle pas aussi le résultat de l'impuissance politique ? S'il y a un QG supposé rationnel quelque part, alors tant mieux peut-on se risquer à penser.

 

Les pages consacrées à la France sont très belles et profondes. La France c'est avant tout le contraste. Sur tous les plans. Une diversité géographique, une ouverture, un mélange incomparable de populations étant venues se mêler. La France c'est la cohabitation des extrêmes et l'essai permanent de leur synthèse. D'où ce sentiment de vivre au pays des paradoxes, dans cette Nation conservatrice et révolutionnaire. D'où ce particularisme de se sentir universels.

 

La France est l'histoire de sa constante création. Elle est ainsi liée à son territoire (on n'imagine pas la France ailleurs) car il est ce creuset de création incessante. En lequel des courants humains se sont rencontrés, refondus, apaisés et contrecarrés. C'est pourquoi l'expression de l'unité nationale a chez nous toujours pris autant de grandiloquence, avec Jeanne d'Arc ou De Gaulle. Le slogan préféré sera toujours celui de la "France unie". Paris a dans ce processus un rôle fondamental. 

 

Qu'est ce que la langue française ? Une langue où les consonnes sont adoucies, où les voyelles sont subtiles et nombreuses; une langue qui ne chante pas. Une langue tempérée. Elle est à l'image de la complexité de l'"alliage national". Elle est le résultat de concessions mutuelles.

 

Il y a donc une culture nationale. Et ici on croirait lire Emmanuel Todd à propos des échecs de l'Europe, dus à l'ignorance des caractères nationaux, et notamment des différences entre France et Allemagne

 

"Il est clair qu'un peuple essentiellement hétérogène et qui vit de l'unité de ses différences internes, ne pourrait, sans s'altérer profondément, adopter le mode d'existence uniforme et entièrement discipliné qui convient aux nations dont le rendement industriel et la satisfaction standardisée sont des conditions ou des idéaux conformes à leur nature. Le contraste et même les contradictions sont presque essentiels à la France".

 

Les tenants du "modèle allemand" submergeant l'Europe ont soixante dix ans de retard sur Paul Valéry.

 

J'ai été surpris de trouver chez Valéry le Symboliste des accents très matérialistes, marxistes même. Sa France ressemble étrangement à celle... De Jean Ferrat ! C'est ainsi que pour lui la culture procède d'abord "des rapports directs des hommes avec les choses", c'est à dire du "pouvoir de transformation". Le travail est la source. "Nous supposons des milliards d'heures de labeurs spécialisés (...) ceux là sont les véritables fondateurs,; et non seulement fondateurs de la cité visible, mais encore ils ont fait son esprit".

 

L'évolution du travail, et pour Valéry c'est le moment d'explosion du taylorisme, met en cause la qualité des hommes de demain. Tout "métier" engage en nous une "éthique et une esthétique". Le métier fabrique des philosophes. Il élève à la compréhension de soi-même et du monde. Mais le métier est rabaissé par l'industrie et le salariat au travail. A la quantité. 

 

"Le travail est un moyen de vivre, et rien de plus. L'oeuvre est une raison de plus".

 

Ici on voit comment un certain conservatisme (venu du romantisme), celui de Valéry, rejoint de manière intéressante, comme dans le maître ouvrage "la grande transformation" de Karl Polanyi, ou chez Orwell, un progressisme anticapitaliste. Valéry va jusqu'à opérer la liaison entre la rationnalité industrielle et l'élan des dictatures à son époque. Le même fantasme d'élimination de l'inutile, du non productif, le même culte de l'efficacité y règnent.

 

Mais le principal écueil de la modernité pour l'auteur, c'est le rapport dégradé au passé, complètement chamboulé. Ce qui fut cru ne veut plus dire grand chose dans un monde où les changements s'accélèrent.  De plus, tous les fantasmes des hommes sont rendus possibles ou envisageables par la science : "le fabuleux est dans le commerce". Valéry craint que les hommes n'en viennent à ignorer le passé, et même à ne rien reconnaître dans l'Histoire. Une crainte malheureusement fondée. 

 

"Le fait nouveau tend à prendre toute l'importance". Ce que l'évolution de l'art a tout à fait illustré.

 

La modernité nous sollicite sans cesse, nous bombarde d'informations, de sons, d'images. Nous devons absorber beaucoup plus que nos ancêtres. Mille fois plus. "Nous vivons au jour le jour" et en cela nous nous rapprochons plutôt de la préhistoire. Nous savons que la prévision est plus que malaisée. Nous ne pouvons plus nous fier à la reproduction du même. Or nous avons toujours le besoin de prévoir. Nous sommes anxieux. Nos institutions sont conçues pour la longue durée, et sont bousculées par le changement.

 

Valéry craint la disparition de l'écriture, anticipe l'apparition de l'audiovisuel de masse, des nouvelles technologies de la communication. Or la pensée a besoin de l'écriture. Celle-ci ne peut pas être remplacée par l'oral. Le rythme de la philosophie suppose justement une absence de rythme. Elle repose sur "des temps inégaux, des retours et des détours". La pensée est en danger, avalée dans l'évolution du Temps humain. La description et sa dimension sensible est en péril. Qui là aussi, donnerait tort à Valéry ? Pas moi... Incapable de rédiger la moindre description convaincante.


La mondialisation cependant nous offre la possibilité de repartir à la rencontre de l'Autre, de cet "orient" dont Valéry assume qu'il s'agit pour lui d'une rêverie entretenue. Ainsi alors que la décolonisation n'a pas commencé, Valéry demande que l'on considère l'enrichissement réciproque des cultures. C'est cela qui peut nous préserver, européens, de la sécheresse de nos sensations sous le feu de la modernité.

 

Nos islamophobes frémiraient devant ces lignes sur l'art arabe : 

"L'imagination déductive la plus déliée, accordant merveilleusement la rigueur mathématique à celle des préceptes de l'Islam, qui proscrivent religieusement la recherche de la ressemblance des êtres dans l'ordre plastique, invente l'Arabesque. J'aime cette défense. Elle élimine de l'art l'idôlatrie, le trompe l'oeil, l'anecdote, la crédulité, la simulation de la nature et de la vie, tout ce qui n'est pas pur, qui n'est point l'acte générateur (...) L'Artiste de l'Arabesque, placé devant le vide du mur ou la nudité du panneau, sommé de créer, empêché de recourir au souvenir des choses, couvre cet espace libre, ce désert, d'une végétation formelle qui ne ressemble à rien (...) Il lui incombe au contraire d'APPELER QUELQUE CHOSE... Je l'envie...".

 

Valéry pense qu'à l'ère moderne on entre dans l'avenir à reculons. Mais lui a su le regarder en face. On ne l'a point écouté. Ou si peu, pour l'admirer, mais pas pour en tirer quelque  leçon.

Ecoutons donc un peu nos grands esprits. Prenons ce temps là.

 


 


 


 


 


 


 

 

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23 juin 2013 7 23 /06 /juin /2013 21:52

tumblr_m9k6vzqybz1qb155to1_500.jpgVoici un petit bijou de sagesse, d'intelligence exprimée dans la simplicité (et donc dans la fraternité), de sincérité - jusqu'à la confession-.

 

Dans un petit essai, "Un paradigme" (excellentes éditions Allia), dont le titre ("un" et pas "le") souligne aussi l'humilité, la volonté de recherche et de partage sans sectarisme, le sinologue Jean-François Billeter nous dit en quelque sorte "où il en est" en matière philosophique. Où sa vie et sa réflexion intime, à partir de ses observations les plus directes, l'ont conduit. Et il nous propose ainsi son propre paradigme, sa propre manière d'envisager le monde et l'humain et ainsi de développer ses pensées, qui ont besoin d'un angle de vue pour pénétrer l'objet.

 

Billeter rencontre Spinoza et la pensée taoïste sur ce chemin. Mais ils les rencontre vraiment, c'est à dire qu'il vient à eux à partir de son observation, de la pensée de sa propre expérience du monde, la plus radicale dans son exigence. Car Billeter essaie de penser. De se confronter au réel à travers sa disposition à la raison. De jeter un regard dépouillé au départ de tout préjugé ou prérequis culturel, sur les choses et sur soi-même au milieu des choses. En cela il rappelle un Descartes ou justement ce Spinoza qu'il va rencontrer (Spinoza, le spectre souriant qui hante ce blog, et qui bien sûr n'est pas étranger à la découverte de l'essai dont on parle...).

 

C'est une contribution parmi beaucoup d'autres, permettant d'avancer, car sortant de certains carcans enracinés dans notre langage, dans notre tradition philosophique dominante (ou qui du moins domine la pensée dominante), basée sur la scission entre le corps et l'esprit, entre la nature et la culture. Cette dissociation étant aux yeux de Billeter (et j'en suis d'accord !) mutilante.

 

L'auteur remarque d'abord, tout simplement, chacun peut immédiatement en faire l'expérience, sans recours aux grands textes (mais quel délice de retrouver tout le goût de son expérience quand on les lit !), que les idées nous viennent sans qu'on le décide. Elles viennent d'où ? De notre corps. Elles adviennent. En particulier quand nous faisons le vide, quand notre corps est un "vide actif". Les idées viennent alors à notre conscience. Ce n'est pas notre conscience qui forge les idées. Elle les recueille.

 

On appelera ainsi "corps" l'activité humaine. Y compris cette production des idées. Billeter propose (très spinoziste) de définir le corps comme une activité. 

 

En nous il y a de l'activité, une part consciente, une part non consciente. Qu'est ce que le sommeil, sinon une activité non consciente ? 

 

Voici dont que par cette simple manière de considérer les choses, nous avons déjà dépassé l'opposition stérile (celui qui somatise le sait spontanément ce me semble) entre l'esprit et le corps. Et donc aussi, par extension, entre le naturel et le culturel.

 

Allons plus loin.... Ce dualisme entre l'esprit et le corps nous conduit à distinguer l'intention et l'acte. A soumettre ce dernier à la première notion. Et pourtant... Imaginez-vous en train de servir au Tennis.... Pouvez-vous vraiment distinguer les deux notions ? Non.... L'intention est contenue dans tout le geste, dans son déroulement. Pourquoi donc ? Parce que c'est un geste appris. 

 

Le geste du tennisman, qu'il réalise automatiquement, où l'intention se confond avec l'agir, est le résultat d'un apprentissage patient (on n'apprend pas en une seconde à servir au tennis), mais c'est vrai pour tant de nos gestes qui nous semblent naturels.... Comme manger avec des couverts (regardons nos enfants, et nous voyons que ce n'est pas naturel. Mais ce n'est pas conscient non plus pour nous, nous n'avons pas besoin de poser une intention pour le faire. Donc pas besoin du contrôle d'un "je" décideur pour agir...).

 

Qu'est ce qu'un geste ? C'est ainsi quelque chose de très important, qui peut justement nous servir de paradigme général pour comprendre l'humain. C'est une "intégration".

 

Pour accomplir un geste, on intègre peu à peu des composantes. Un écrivain apprend à tenir un stylo, puis à écrire, puis des codes, puis... Un style.... Le niveau le plus subtil donc de l'intégration.

 

Et plus nous sommes engagés dans ces processus d'intégration, plus nous sommes conscients de ce que nous réalisons. Nous en sommes les spectateurs avisés (d'où le fait à mon avis qu'il faut nécessairement de bons joueurs pour faire de bon entraîneurs....).

 

Parler par exemple. C'est une magnifique intégration, c'est la mise en musique d'énormément de dimensions, qui nous semblent naturelles. Or nous devons les apprendre, à commencer par l'usage de plusieurs muscles simultanément pour parvenir à prononcer. La parole humaine montre ainsi que la nature et la culture ne s'opposent pas. Ce qui nous paraît naturel relève de la culture, et réciproquement

 

(Voici une clé du matérialisme philosophique... L'esprit et le corps ne sont pas séparés, ils sont des expressions différentes d'une même personnalité).

 

Revenons aux idées qui nous viennent sans qu'on le décide. Elles réalisent aussi une intégration. Et elles ont besoin pour subsister d'une enveloppe : le mot. Celui ci-leur confère une stabilité, et il renvoie à des expériences sensibles. Les mots créent les choses, donc, et ils nous permettent de vivre dans un monde partagé entre nous, de choses. 

 

Attention : on touche ici à un point essentiel, qui soulèverait d'enthousiasme un Philip K Dick : le monde et la réalité ce n'est pas la même chose. La réalité peut comporter tant de mondes singuliers, puisque le monde est ce dans quoi nous vivons, dessiné par le langage, alors que la réalité va au delà de ce monde. Elle l'englobe et la dépasse.

 

D'où on tirera déjà une leçon politique : les mondes sont pluriels. Et ils peuvent ainsi s'opposer, s'affronter, pour faire prévaloir leur vision de la réalité. La guerre humaine est ainsi possible.

 

On peut ainsi saisir ce que la paix humaine suppose. Elle suppose la philosophie chers amis... Puisqu'elle requiert que les humains soient conscients de tout ce que nous venons de dire : les mots font les choses et celles-ci ne s'imposent pas d'elles-mêmes, il peut y avoir une pluralité, notre imagination peut produire des mondes nouveaux....

 

Voila comment on peut entendre cette phrase mystérieuse du grand penseur chinois Tchouang Tseu, quand il dit :

 

" le Sage se range sur ce qui advient".

 

En bref il n'est pas dogmatique.  Notre ami chinois l'a compris en 280 avant J.C.... Ce que les adeptes des "manifs pour tous" de 2013 n'ont pas encore saisi...

 

On peut s'essayer à retrouver en nous cette capacité à créer un monde à partir du langage. Billeter lui, s'asseoit au café. Il essaie de considérer les choses en elles-mêmes, de laisser partir le langage. Peu à peu les mots des voisins de table deviennent une sorte de "fourmillement". 

 

La contemplation de la peinture aussi, relève de cette expérience. Sans doute cela explique, me paraît-il, pourquoi les "modernes" impressionnistes ont été si dérangeants, en suscitant le malaise. L'ordre du monde vacillait. La peinture moderne dit explicitement que le regard crée le monde.

 

Nous parvenons ainsi avec Billeter à une deuxième leçon politique : savoir prendre sa distance avec le langage, avec sa capacité immense : c'est indispensable. Le langage qui pense être le moyen de la Vérité, c'est le totalitarisme. C'est le langage d'Hitler quand il scande ses trois mots fêtiches qui épuisent la réalité, brutalisent le monde. 

 

" Le langage nous donne le pouvoir de créer au sein de la réalité des mondes à notre mesure. C'est folie de croire qu'il peut épuiser ou embrasser la réalité.  Dans ces formes douces, cette folie mène aux maux communs que sont l'enflure du discours, la dérive verbale, les raisonnements sans fin. Quand cette folie se fait dogmatique et veut imposer sa loi, elle est mortifère".

Méfions nous du charisme, donc.

 

A quoi sert donc cette intégration dont nous avons parlé ? Cette activité. Elle crée de la puissance. Le geste se produit, on n'a pas besoin de le décider. Il émane du corps (l'activité) sans besoin de donner un "rôle directeur" à la conscience. Pourquoi l'humain serait-il le seul à échapper au principe de la causalité ? Celui qui effectue un pas l'a t-il décidé dans un sanctuaire ? Non... Le pas émane de "réminiscences" associées à un besoin de faire ce pas, de calcul intégré sur la possibilité de réaliser ce pas. Et c'est le corps qui en décide. Une série de causes entremêlées, impossibles à dénouer. 

 

Evidemment, on rétorque : "et la liberté dis donc, qu'en fais tu ?".

Eh bien, c'est que justement, la liberté n'a pas disparu. Elle change de contenu...

... Car il n'est pas question de nier le sentiment de liberté que nous ressentons quand nous agissons. Oui, nous nous sentons libres parfois. Mais alors, comment pouvons nous être libres dans un monde de déterminisme absolu ?

 

C'est justement que la liberté peut être vue comme celle d'une puissance agissante. Mon acte est libre dans la mesure où il ne dépend que de moi, en tant que puissance agissante. En tant que corps (activité intégrée). Pas besoin d'une liberté interne coupée du corps, coupée de la causalité, pour être libre. Etre libre c'est se réaliser. Réaliser ses potentialités. 

 

Spinoza, que cite ici Billeter (sans dire qu'il lui pique l'expression, c'est pas bien...) dit que nous sommes libres quand nous sommes "cause efficiente". Quand nous produisons du nouveau.

 

Donc l'Homme est bien libre. Il n'est pas libre car il échapperait à la loi de la causalité, mais dans la mesure où il peut produire, par le génie de son activité intégratrice, du nouveau. Ne pas éternellement reproduire le même.

 

Liberté et nécessité sont soeurs siamoises. Quand un homme voit quelqu'un qui se noie et plonge pour le sauver : il accomplit librement la nécessité qui l'a poussé à agir. Il n'a pas le temps de délibérer devant on ne sait quelles instances. 

 

Mais.... C'est à retenir : pour produire du nouveau, pour être libre, il faut laisser faire le corps. Il faut qu'il s'exprime. Il ne faut pas le brimer. Il ne faut pas le réprimer. Coucou Sigmund. Notre conscience étant une réverbération, nous devons saisir qu'il se passe toujours beaucoup plus de choses dans le corps que dans notre conscience. Nous pouvons donc partir à la recherche de ce que dit le corps.  Spinoza disait pour sa part qu'on ne sait pas ce que peut le corps. Il recèle des possibilités inconnues. Ce nouveau qui surgit de nous.

 

Nous évoluons ainsi à travers des "régimes d'activité" successifs. La concentration est un effort pour passer d'un régime à l'autre. 

 

Comment Billeter en est arrivé à ce paradigme ? En analysant sa propre souffrance. En la comprenant comme une puissance d'agir devenue absente. En découvrant que certaines émotions, du fait de son éducation, étaient restées enfouies dans son corps et se taisaient devant sa conscience mais parlaient à travers la dépression. La souffrance provient d'un conflit en soi, de forces qui luttent en nous. Qui ne trouvent pas d'issue. L'issue que trouve le corps est ainsi de réduire l'activité. L'issue, c'est de réduire la tension entre les forces. Elles restent souterraines, et ceci explique que nous ressentons parfois des décalages apparents entre l'apparence de la cause des maux et l'ampleur des maux.

 

Ce nouveau, cet inédit qui surgit en nous, de notre corps, ce qui ne peut se prévoir, c'est une manière de retrouver la transcendance dont parlent les religions. Mais délestée de sa cause surnaturelle, extérieure à nous-même, et donc utilisée comme outil d'oppression. C'est elle que recherchaient les surréalistes aussi.

 

L'acteur du monde humain est donc la "personne", en qui l'activité est intégratrice et créatrice. La personne est singulière, la personne aspire à la liberté, la personne est historique (le fruit d'une Histoire personnelle et collective). La personne, élément fondamental, est "inconnaissable". Elle est donc imprévisible. On ne peut pas l'objectiver vraiment.

Elle échappe...

 

Ce paradigme de l'intégration nous conduit aussi à considérer autrement le temps. Il n'est plus cette somme de points reliant le passé, le présent, l'avenir. Mais il devient façonné par notre activité, qui introduit sans cesse du changement. Le présent est une synthèse de nos anticipations et des faits passés. Le temps est remuant, et la qualité du présent dépend de notre activité.

 

L'auteur nous propose donc un paradigme. Pour ma part il me séduit, et c'est celui que j'utilisais avant de le lire, ayant fréquenté les matérialistes. Mais en quoi ce paradigme est-il séduisant, au delà du plaisir de comprendre ?

 

L'idée d'un déterminisme compatible avec la liberté nous incite à nous tourner vers le monde, à y identifier les causalités. Il rend ainsi le monde plus passionnant. Il fonde par exemple la passion sociologique, économique, psychologique.

 

L'idée d'une liberté suspendue en l'air rend le monde sans grand intérêt. Ceux qui y adhèrent d'ailleurs, raillent souvent ceux qui "expliquent et excusent". Ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre leur rétorquait Spinoza.

 

L'idée du libre arbitre est aussi liée, c'est moins évident mais Billeter met le doigt dessus, à l'illusion de l'abstention possible. Si je choisis hors de toute contrainte, alors je peux faire des non choix. Un déterministe pour sa part sait qu'il est une cause dans le monde, comme il est une conséquence. 

 

Tout cela peut paraître vain. Mais songeons y : nous vivons indéniablement dans le marasme politique. Et comment peut-on en sortir ? En se posant la question politique par excellence : qu'est ce que l'humanité ? De quelle organisation politique avons-nous besoin ? On voit donc que rien n'est moins vain que les questions que nous avons abordées avec la déclaration philosophique de notre sinologue. 

 

Beaucoup de penseurs radicaux, comme Antonio Negri, Etienne Balibar, Gilles Deleuze, ont prêté attention au déterminisme joyeux d'un Spinoza, qu'ils lurent parfois en parallèle avec Machiavel, penseur politique attentif s'il en fut à la pluralité des puissances agissantes.

 

Ces penseurs avaient saisi qu'en elle-même, l'idée de la singularité des sujets causés et causants, de leur interaction permanente, de leur nécessité de se réaliser... En elle-même cette idée contient celle d'une démocratie radicale. 


 


 

 

 


 


 


 


 


 


 

 

 

 

 

 

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14 juin 2013 5 14 /06 /juin /2013 13:26

Nick-Nolte-and-Thandie-Ne-001.jpg Misère de l'édition des essais en France, où le public lecteur reste coupé d'une partie importante du débat mondial (à moins de lire l'anglais facilement, donc d'être quelqu'un dont le métier est de lire...). L'essai d'Hannah Arendt sur les révolutions française et américaine, livre majeur souvent cité, n'était tout simplement plus disponible en France depuis plusieurs années. J'avais lu des analyses au sujet de ce "De la révolution" et essayais vainement de me le procurer. Il ressort aujourd'hui en Folio Essais, et tant mieux.

 

Celle qui est à mon sens la plus grande femme philosophe (en tout cas depuis Hypathie), figure de premier rang de la philosophie politique, est toujours difficile à suivre, même si cet ouvrage, ample et où elle prend son temps de développer ses idées, est assez accessible. Ce qui rend l'auteure relativement difficile, c'est justement le fait qu'elle est une philosophe au plein sens du terme. Ce n'est pas une essayiste ou une faiseuse de dissertations, mais une auteure assez puissante pour créer, inventer une pensée. Et de ce fait elle est capable d'échapper à toute école, de sortir des rangs, de n'être l'épigone d'aucune pensée ni d'aucun langage préformaté ni code.

Elle "fait" du Arendt quoi... Et cela requiert de nous l'effort de la découverte, de la rencontre de l'inédit, de la compréhension de ce qui n'est pas acclimaté.

 

Ce livre parle ainsi des deux grandes révolutions de l'âge moderne, la française et l'américaine, d'une manière totalement unique. Si Arendt connaît tous les historiens, les penseurs qui se sont référés aux révolutions, elle puise en eux mais ce n'est jamais leur disciple ou même leur continuatrice. Elle est ainsi capable d'utiliser le meilleur de leurs oeuvres comme ingrédient. Cette conquête de la liberté dans l'effort de pensée, c'est ce qui reste le plus impressionnant chez Hannah Arendt et le vrai motif de mon admiration (c'est ce qui explique que chacun essaie aussi d'accaparer la légitimité de sa pensée).

 

La liberté, c'est le thème majeur de toute l'oeuvre de la philosophe. Et ici elle apparaît comme un concept différent de la libération. La Révolution se pose comme une libération qui ne parvient pas à déboucher sur la liberté. Tel est son drame, encore insurmonté. Si Arendt écrit pendant la guerre froide, on pourra lire utilement son livre au regard des révolutions récentes et en particulier du printemps arabe.

 

Ce que veut nous dire Arendt, qui a tant médité Aristote, c'est que la liberté est politique. Alors que notre époque la considère justement comme ce qui n'est pas politique, ce qui reste sur le bas côté de la politique. Arendt se réfère à la notion antique des hommes libres car ils sont sur la scène de la politique. Ils participent aux affaires de la Polis. Cette idée là, d'après elle, a pu être au coeur de la révolution américaine pour un certain nombre de raisons, et ainsi cette révolution là mérite d'être redécouverte. La révolution française pour sa part, a été hantée par la nécessité du bonheur, cette "idée neuve en Europe" selon St Just. Les droits n'y étaient pas garants de la participation politique, mais un programme à accomplir, pour permettre à la multitude d'accéder au bonheur. 

 

L'idée d'un cours nouveau pour l'Histoire naît avec ces deux révolutions, qui émancipent la culture de l'idée d'un cycle répétitif et fatal pour la placer face à l'avenir au sort inconnu. C'est la révolution qui accouche de la philosophie de l'Histoire (incarnée par Hegel). Mais cette idée n'est pas présente au début de la révolution. Les révolutionnaires, et le terme  "révolution" (tour sur soi-même) le dit, étaient plutôt porteurs de l'idée d'une restauration. Celle de leurs libertés volées, par les anglais, ou par un Ancien Régime corrompu. Mais le cours des révolutions a bifurqué. Alors que les révoltes médiévales cherchaient à chasser le tyran, les révolutions ne sont pas des révoltes comme Louis XVI se l'entendit dire dans sa chambre de la part de Liancourt. Elles bouleversent l'ordre politique mais aussi, pour ce qui concerne les deux grandes révolutions, la conception même du temps. Robespierre en a conscience quand il dit que depuis deux siècles, "tout a changé dans l'ordre physique, et tout doit changer dans l'ordre moral et politique".

 

Autre nouveauté radicale : ces révolutions font de la liberté et de l'égalité des attributs naturels de l'Homme. Ce n'était pas le cas des républiques antiques pour lesquelles l'égalité était l'isonomie, soit un attribut donné par la cité. Ce n'est que politiquement que les citoyens devenaient égaux. Devenus droits naturels, la liberté et l'égalité se comportent comme des tigres.

 

Pour la première fois, la multitude entre sur la scène de l'Histoire. Sur cette scène qui était réservé aux seuls hommes "libres" , c'est à dire affranchis de la nécessité. Et c'est sur ce point, celle de l'importance cruciale de la question sociale dans la révolution, que les sorts des deux révolutions se séparent.

 

La pauvreté, c'est le "diktat de la nécessité". Les nécessiteux, qui n'étaient pas libres, déferlèrent sur la révolution française et en déterminèrent le cours. Jusqu'à faire dire à Robespierre que "le superflu seul peut être reconnu comme propriété privée". La révolution glissa de la recherche des voies de la liberté à la quête du bonheur du peuple. Le drame de la révolution française, et Robespierre le dit dans son dernier discours, c'est de ne "pas avoir su trouver le moment de fonder la liberté"...

 

... Et ce drame a eu de lourdes conséquences, car Marx, qui reprend ensuite le flambeau (pas d'équivalent pour la révolution américaine) constate que sans résoudre la question sociale, la liberté n'est pas possible. L'abondance devient alors le primat révolutionnaire. Lénine, l'héritier de 93, a cette phrase si connue pour définir sa révolution : "les soviets plus l'électricité". Il y associe en une image simple le lien indéfectible entre la liberté et le bien-être, mais ce n'est pas ce qu'il met en place. Car il se convainc au fond, comme ses prédecesseurs, que son pays ne pourra pas sortir de la misère par la voie de la liberté. Le drame se rejoue. Les soviets sont sacrifiés au parti, et l'URSS se transforme en quelques décennies d'un pays arriéré à une nation capable d'écraser les forces allemandes puis d'envoyer des astronautes dans l'espace, au prix d'horreurs incommensurables.

 

Les révolutionnaires des 19eme et 20eme ont lu tout ce qu'ils vivaient au prisme du déroulement de la grande révolution française, et ont pensé que ce schéma s'imposait de lui-même, comme nécessité historique, qu'ils devaient se positionner par rapport à lui. Ce sont "les dupes de l'Histoire" dit Arendt, conduits dans les mêmes impasses.

 

L'amérique de l'époque était toute autre. Les pauvres y étaient pauvres mais pas miséreux. Les européens qui y voyageaient étaient étonnés par le sentiment d'égalité qui y régnait et par la prospérité. Tout cela masquait évidemment... la réalité massive de l'esclavage. L'esclavage externalisait la question sociale. Elle la rendait invisible, elle la privait d'un rôle politique. Tout comme la démocratie antique se fondait aussi sur l'esclavage (de manière étonnante Arendt ne le rappelle pas).

 

Ainsi, les révolutionnaires français furent guidés par "la compassion". On a tendance à voir dans les Lumières le règne de la raison.... Pourtant il y a Rousseau, et son "âme déchirée", entre sa bonté originelle et la corruption sociale. Le peuple devint la référence de révolutionnaires passionnés et entraînés par la tempête révolutionnaire, par le mouvement de ces "puissances de la terre" que sont les pauvres pour St Just.  La notion de "volonté générale" incarna le peuple un et indivisible. Cette unité se réalisa face à l'agression étrangère, mais aussi à l"intérieur, dans la lutte de l'intérêt général contre l'égoisme privé. La fameuse "vertu" robespierriste, c'est l'oubli de soi. 

 

La compassion pour le peuple, pour sa souffrance, en vint chez Robespierre à éteindre la capacité à "établir des liens avec les individus dans leur singularité". Ainsi Robespierre fait tuer Desmoulins, son ami le plus proche, Danton, et d'autres. Cela n'a rien à voir avec le crime stalinien. Cela est un combat contre soi que mène Robespierre, qui voit l'océan de souffrance autour de lui et il l'oppose viscéralement à l'intérêt privé. C'est l'"infinitude" des sentiments qui finit par rendre Robespierre et les siens insensibles à la réalité des individus. Drame qui se rejouera (il n'y a qu'à lire "leur morale et la nôtre" de Trotsky);


La compassion, pour les raisons que l'on a vues, et en particulier l'esclavage de masse, n'a pas de rôle dans la révolution américaine. Les pères fondateurs sont influencés par l'idée philosophique, moderne, de l'équilibre entre raison et passion, De plus, les américains sont les fils en rupture d'une monarchie parlementaire anglaise. Contrairement aux français qui affrontent une monarchie absolue, théâtre d'une corruption incarnée par la cour de Versailles. En France, il faut fracasser l'égoïsme pour retrouver l'homme naturel de Rousseau, qui paraît s'incarner dans ce peuple qui déborde des rues ; en amérique il faut organiser un gouvernement qui respecte les libertés des uns et des autres.

 

La Déclaration des droits de l'homme française est ainsi la source du pouvoir politique, et son programme à réaliser. La déclaration américaine vise à contrôler le pouvoir poltique, à le freiner. Deux logiques bien différentes. Montesquieu hante la révolution américaine, alors que Rousseau est la figure de la française.

 

La question qui reste posée est donc : est-il possible d'éviter l'échec quand une révolution éclate dans une société où la pauvreté l'emporte ? "La libération de la nécessité, en raison de son urgence, prendra toujours le pas sur la construction de la liberté". 

 

Le problème chez Arendt, pour le synthétiser, c'est que la nécessité (la pauvreté) vient dans la révolution envahir le politique, soit le seul lieu pour elle où la liberté est vraiment réalisable. Car la liberté est politique. 

 

Les américains, avant la révolution, tiennent des assemblées. Ils connaissent le "bonheur public" de participer. En France sous l'ancien régime cela n'existe pas. Dans la révolution, c'est le déferlement populaire qui s'exprime et pousse la révolution.

 

Ainsi les américains, eu égard aux conditions de leur révolution, ont pu apprécier les apports de Montesquieu sur la liberté. John Adams disait : "le pouvoir doit être opposé au pouvoir, la puissance à la puissance, l'intérêt à l'intérêt, de même que la raison doit l'être à la raison, l'éloquence à l'éloquence, et la passion à la passion". De telles idées sont absentes du tumulte révolutionnaire français, guidé par la notion de volonté générale.

 

La volonté générale est nécessaire en France car elle remplace l'absolu de la monarchie. Jean Bodin avait théorisé la souveraineté nationale; et la révolution doit substituer au Roi un autre absolu. La nation souveraine. Il faut comprendre qu'en balayant l'ancien régime, la révolution a balayé la structure politique du pays. Ce n'est pas le cas en Amérique. 

 

L'amérique s'est bâtie sur des pactes, depuis celui passé dans le May Flower. On convient de tenter l'aventure du nouveau monde ensemble et on passe un pacte qui représente un engagement mutuel. C'est dans ce fil que se situe la révolution américaine. En France, le peuple déïfié déferle et devient la source de la loi et du pouvoir. Les américains n'auraient pas pu écrire cet article de la DDHC : "la loi est l'expression de la volonté générale".

 

La révolution américaine, malheureusement, n'a pas été méditée en Europe, ni même en Amérique . Cette existence d'une révolution qui n'éclate pas mais qui procède d'une délibération, de la raison, de la réunion volontaire des citoyens, est infiniment précieuse. L'Amérique elle-même a perdu la mémoire de sa révolution, ce qui explique en partie son aveuglement à l'égard des processus révolutionnaires dans le monde, qu'elle contribua tellement à écraser.

 

Alors que doit-on en conclure ? 

La tradition révolutionnaire doit résoudre le problème de la conciliation de la nouveauté dans l'Histoire avec la stabilité. Et ainsi de la participation du peuple à l'action, qui dépasse son déferlement ou sa passivité.

 

Jefferson a essayé de penser cela, avec un projet de districts qui ressemblent aux différents conseils qui surgiront des révolutions et seront ensuite écrasés par des partis uniques (ou par le SPD en Allemagne en 1919). Jefferson était préoccupé par les moyens de faire survivre l'esprit révolutionnaire après la révolution. Il pensait même que la constitution devait être révisée périodiquement, il croyait au devoir d'insurrection aussi. L'arbre de la démocratie devait etre rafraîchi pour ne pas mourir.

 

La révolution française a connu ce processus, ces germes d'une nouvelle forme de gouvernement (de gouvernement, pas de "consultation") à travers les 48 sections de la commune parisienne, les clubs et sociétés populaires. L'écho en sera la grande commune de Paris qui impressionna tant Marx, puis plus tard les soviets de 1905 et 1917, les conseils hongrois à deux reprises. Robespierre y était attaché en bon rousseauiste méfiant envers la démocratie représentative... Puis il les affaiblit en les noyautant comme les autres fractions parlementaires, et ensuite en voulant y subsituer le parti unique jacobin. Faisant cela, Robespierre redonna le pouvoir aux factions parlementaires, et quand il fut minoritaire dans l'assemblée le peuple resta indifférent à son sort.

 

Sans le mot d'ordre "tout le pouvoir aux soviets", organes constituants qui resteraient permanents Lénine n'aurait pas pris le pouvoir. Puis il transforma les soviets en monopoles du parti communiste, dès 1919. Rosa Luxembourg fut tout de suite lucide sur la signification de ces évolutions ( Etoiles dans le ciel de minuit de l'Histoire ("vies politiques", Hannah Arendt) .

 

A chaque fois que ces conseils, dans lesquels Arendt distingue la vraie et seule élite du peuple, ont surgi, ils ont été écrasés par les partis, ces organes qui selon Arendt, très sévères avec eux, réduisent le pouvoir du peuple en monopolisant les désignations des représentants, et en transformant le régime en dictature ou bien en oligarchie.

 

Arendt regrette que Marx, pourtant marqué par la commune de Paris, ait pu négliger la question de l'organisation de l'Etat, bref la politique, au profit de l'étude de la dynamique économique débouchant sur le socialisme. Comment ne pas lui donner raison ? 

 

Tout en nous aidant à comprendre les échecs du passé révolutionnaire, Arendt ne souhaite pas abandonner leurs "trésors". Elle nous appelle au contraire à inventer, pour sauver l'idée démocratique et l"idéal de liberté, de nouvelles synthèses. Les leçons croisées des révolutions française et américaine, et des lectures de Rousseau et de Montesquieu, les expériences de Jefferson, John Adams, Marx et Lénine, Robespierre et Sieyès soulèvent des questions communes, qui se posent encore et toujours. On doit essayer d'y répondre pour trouver une issue entre Terreur et oligarchie, entre dictature explicitement politique et dictature de l'indifférence consumériste

 


 

 


 


 


 


 


 

 


 


 


 


 

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24 avril 2013 3 24 /04 /avril /2013 15:38

portaitdehannaharendt.jpg Lire Hannah Arendt est difficile et suppose des préalables, comme aborder la moto suppose de savoir faire du vélo. On ne le niera pas. J'ai souvent essayé et beaucoup échoué, mais à chaque fois je saisis qu'il y a dans cette oeuvre une percée. Alors je persiste.

 

En écrivant "Vies politiques" (qui alterne entre des passages obscurs et d'autres très accessibles, plus littéraires que d'habitude, où Arendt démontre un talent psychologique et un don d'écrivain), elle a sans doute songé à ces "vies illustres" de Plutarque qui édifièrent d'anciennes générations. Sans ces biographies d'Alexandre ou Alcibiade, Napoléon n'aurait sans doute pas écumé l'Europe et empli ses terres de sang. Les textes sont des barils de dynamite. Mais Arendt ne nous parle pas de héros. Elle parle de lueurs en de "sombres temps", principalement (hormis Lessing qui vécut au 18eme en Allemagne) des gens qu'elle a connus personnellement (même si elle ne l'évoque pas forcément) et qui par leur souci politique ont justifié quelque espoir en l'humanité. Des gens très différents. Certains m'étaient inconnus, d'autres sont dans mon panthéon intime, certains sont devenus mythiques pendant leur vie ou après et d'autres sont oubliés.

 

La notion de "vie politique" est pour Arendt toute singulière. N'imaginons pas la vie d'un militant, ou celle d'une personnalité politique (bien que ceux là peuvent aussi être concernés). Pour Arendt, le mot de politique est saisi au sens où les grecs le comprenaient. Aussi par vie politique, à mon humble avis, on doit comprendre vie d'un individu conscient de sa présence et de sa responsabilité parmi les siens, dans la cité. Vie consciente parmi les humains

 

Et c'est bien de ces personnages dont nous parle Arendt. Ceux qui en de sombres temps, lorsqu'il était "minuit dans le siècle" (Victor Serge), ont gardé le souci d'éclairer la cité avant tout. Comment ? Simplement en s'efforçant d'être humain parfois. Il s'agit donc d'illuminations dans l'obscurité, d'une lumière "vacillante et faible", incarnée dans des individus plus que dans des concepts ou des théories. Ces individus auraient sans doute pu produire cette lumière dans n'importe quelle circonstance. Arendt en est rassurée et on peut la comprendre, car ce qu'un seul peut illustrer démontre la possibilité de la grand route.

 

Etre humain en de sombres temps, c'est ne pas renoncer à la vie de la pensée. A vivre pleinement dans la pensée. Comme Lessing qui n'"a jamais fait la paix avec le monde dans lequel il vivait". C'est ne pas abdiquer la liberté de penser contre la sécurité que la tyrannie propose. 

 

"On pourrait dire que l'humanité vivante d'un homme décline dans la mesure où il renonce à la pensée, et se fie aux résultats, aux vérités reconnues ou même méconnues, les utilisant comme une monnaie pour s'acquitter de toutes les expériences".

 

Les "vies politiques" racontées et analysées par Arendt avec admiration mais aussi sévérité et ambivalence (et même une certaine irrésolution pudique quand il s'agit d'Heidegger), ont souvent partie liée avec la compassion. Ce sentiment dont Rousseau disait qu'il caractérisait plus l'humain que la raison.

 

Pour Arendt, la fraternité dans les temps obscurs concerne au plus haut point les groupes de persécutés (elle en fit l'expérience lors de son errance en France fuyant les tueurs nazis -voir la belle biographie que lui consacra Laure Adler). Mais cette chaleur s'exprime au dehors et touche des individus en dehors du groupe. Avec pessimisme, Arendt note que l'humanité incandescente des humiliés ne survit pas à la période de l'humiliation : "politiquement elle est absolument non pertinente".  La philosophe exprime ici sans doute son amertume sur Israël, pays avec lequel elle entretint les rapports des plus complexes. 

 

Arendt elle même explique qu'à la question "qui êtes vous" ? elle a longtemps répondu "une femme juive". Car la persécution supposait la solidarité. 

 

Elle dit alors quelque chose de très important, qui devrait faire méditer nos amis laïques les plus offensifs, risquant de glisser dans la stigmatisation de catégories :

 

" dans les temps de diffamation et de persécution : on ne peut se défendre que dans les termes de l'attaque"....

 

Cette remarque me semble tout à fait éclairante pour notre temps. L'offensive compréhensible contre le communautarisme, le repli, l'identitaire, lorsqu'elle prend une forme inappropriée, trop ciblée, directe, ne fait qu'enflammer ce qu'elle dénonce. Les provocations anti religieuses fonctionnent comme de l'essence sur un foyer. Chaque charge contre les dérives de l'Islam, vient nourrir ces dérives, de manière évidente. Mais jamais cela ne sert de leçon. Les dénonciateurs sont satisfaits de leurs imprécations unilatérales, ne songeant jamais qu'ils s'adressent à des êtres pensants et animés d'affects, sans songer à leurs réactions. 

 

La fraternité ou la compassion, ce sont des notions politiques chez Arendt, comme chez les grecs. La fraternité suppose le dialogue, qui fonde le monde humain. Celui-ci n'est pas humain parce que fabriqué par l'homme mais parce que discuté par l'homme.

C'est ce qui est admirable chez un Lessing, au regard d'Arendt. Jamais Lessing n'aurait sacrifié une amitié à un désaccord théorique. Il avait un sens élevé de cette "philia" qui est au coeur de l'idée de Cité. L'humanité pour cet amateur de polémique était liée à un parler incessant. 

 

Un moment fascinant de ce livre (et je le concède un motif premier de son achat par mes soins) est le chapitre consacré à Rosa Luxembourg, avec lequel d'ailleurs je ne suis pas forcément d'accord sur nombre de points. Mais cette rencontre théorique entre les deux grandes femmes allemandes (et juives, belle revanche) de leur siècle est fascinante. Arendt n'est pas marxiste même si elle a toujours été entourée de marxistes. Arendt est irréductible. Mais elle dresse ici un éloge brillant de Rosa Luxembourg, qui ferait rougir de honte un social démocrate allemand. Elle rappelle d'ailleurs que le gouvernement de la RFA a honteusement légalisé les meurtres de Karl et Rosa, ce que même la République de Weimar bâtie sur ces assassinats n'a pas osé.  

 

Rosa Luxembourg se disait faite pour garder les oies. Elle n'était pas Lénine, elle aurait pu aller travailler dans un laboratoire scientifique ou n'importe quelle autre lieu de travail compliqué. C'est le sentiment d'injustice et lui seul qui l'a poussée vers l'action politique qu'elle n'a jamais séparé un instant de la pensée. 

 

Arendt reconnait que sa théorie sur l'impérialisme et l'accumulation du capital était prophétique. Elle y expliquait la tendance du capitalisme à surmonter ses contradictions en occupant toute la planète et en l'épuisant, alors l'écroulement se profilerait. Nous vivons une époque qui semble confirmer ce que Rosa Luxembourg écrivait. 

 

Rosa Luxembourg était d'une telle intégrité intellectuelle qu'elle traduisit elle même devant un congrès socialistes les piques efficaces que Jaurès adressa à ses théories, y mettant y compris l'éloquence. 

 

C'est dans le groupe polonais des juifs socialistes que naquit un esprit de solidarité qui jamais ne se démentit. Cette fraternité marqua à jamais ses membres, jusqu'à rendre Rosa aveugle lorsqu'elle nie le phénomène national, étendant cette idée de la fraternité (Arendt remarque toutefois que la guerre a donné raison à Rosa sur sa crainte du nationalisme).

 

Le drame de Rosa a été d'être fraternelle justement. Elle a cru à son parti, lorsqu'elle fut chargée de mener la lutte contre le révisionnisme de Berstein et la rupture avec le marxisme. Elle remporta le combat, mais elle s'illusionna sur les raisons de la victoire : en réalité l'orthodoxie du parti n'était pas sincère, elle ne reflétait qu'un conservatisme et une volonté de rester cloîtré dans cette contre société qu'était devenu le parti socialiste allemand avec toutes ses institutions. On se proclamait révolutionnaire mais on pensait que ça n'arriverait pas en réalité. Lorsque les choses sont devenues sérieuses (la guerre obligeant à choisir entre le système et la rupture), ce décor s'écroula.... Rosa frôla le suicide mais devint alors le personnage grandiose que l'on sait.

 

D'après Arendt, si Berstein le réformiste partageait au fond avec l'appareil du parti une répulsion pour la révolution, il était proche de Rosa Luxembourg en ce qu'il était sincère intellectuellement. Et il est vrai, Arendt ne le dit pas mais je m'en souviens, que face aux trahisons scandaleuses du Parti au moment de l'écroulement de l'Empire, Berstein et les spartakistes se sont à un certain moment rejoints sur les mêmes analyses et le souci de loyauté à l'égard de la classe ouvrière en tout cas.

 

RL fut la première préoccupée, avec quelle prescience, sur les risques immenses d'une révolution déformée. Et on doit se souvenir, comme le fait Arendt, du soin que prirent les staliniens (jamais Lénine et Trotsky malgré les désaccords) à marginaliser sa pensée. 

 

Hannah Arendt sait débusquer les lumières là ou elle sont sans préjugé. C'est ainsi qu'elle dresse le portrait plein de louanges du pape Jean XXIII, ce pape surprise, qu'on avait élu comme un chef de transition, et qui bouleversa l'Eglise. Justement parce que personne ne l'attendait.

 

Arendt admire chez lui le sens de la cohérence simple : Jean XXIII est Pape, et il est un catholique sincère. Il ne se pose guère plus de questions et s'efforce de mettre en accord sa croyance et ses actes. Avant qu'il soit pape, il était de la même veine. En 1941, alors qu'il officie en Turquie, il est convoqué par les allemands qui lui demandent d'intercéder pour que l'invasion de l'URSS soit soutenue par le Vatican. Il répond très directement, alors que l'extermination n'est qu'à ses débuts : "Et que dirai je des millions de juifs que vos compatriotes sont en train d'assassiner en Pologne et en Allemagne ?".  

 

D'autres vies lumineuses s'expriment par la pensée. Karl Jaspers  pensait que les questions politiques étaient trop sérieuses pour être laissées aux politiciens et sa philosophie était celle d'un homme inviolable soucieux de politique avant tout. Un homme seul et politique

 

Jaspers a vu dans la mondialisation un danger. D'abord parce qu'un Etat mondial ne serait pas la réalisation ultime de la politique, mais bien sa fin. La politique passe par la pluralité, la diversité, les "limitations réciproques" entre forces et donc nations ou ensemble de nations (filiation de Montesquieu).  Mais aussi parce que Jaspers a vite identifié la communication mondiale comme un changement fondamental, rassemblant tous les pays dans un même présent, sans qu'aucun avenir commun ne soit garanti contrairement à ce qu'Hegel ou Kant avaient pensé. Au même moment ou le village devient monde, les armes de destruction massive permettent de le détruire entièrement. La solidarité mondiale est d'abord puissance de négation. 

 

La réponse doit être une "communication illimitée" entre les citoyens du monde, et avec tout ce qui a été pensé, c'est à dire avec la culture. Penser est une pratique des hommes entre eux. Penser fait appel à la raison que tout homme possède et à son souci existentiel. 

 

La condition humaine existe parce qu'aux alentours de - 500 avant JC un même phénomène a émergé partout, avec les figures de Bouddha, de Confucius, de Lao Tseu, des prophètes, de Zoroastre, d'Homère, des tragédiens et philosophes grecs. L'Homme a séparé la pensée du mythe, s'est mis à réfléchir sur la globalité en tant que globalité, sur la pensée en tant que pensée. Il a inventé la condition humaine.  Le Sage est apparu. Les évènements ont pris sens dans une Histoire qui a été dotée de sens. C'est bien la pensée philosophique qui peut aujourd'hui comme hier consolider la condition humaine.

 

Le livre comporte des portraits émouvants de figures plus ou moins connues. Tel Gurian, né juif russe, devenu auteur catholique allemand, qu'a connu Arendt, et dont je n'avais jamais entendu parler. Arendt dresse le portrait touchant d'un homme "complètement étranger au monde des choses", maladroit, comme si les objets "objectaient" à l'humanité du monde et se dressaient entre les humains. Gurian dévorait tout ce qui concernait les affaires humaines avec une "sublime indifférence" pour tout élément physique. Comme pour se venger d'une existence où l'âme était enfermée dans un corps, lui-même évoluant parmi des choses mortes. Un inadapté donc, infimiment vulnérable et élevé. Pour ce genre de personnes, agir même est problématique, car cela entraîne la dégradation inévitable de la grandeur humaine. Ce Gurian était provocateur car il ne supportait pas les barrières que les conventions dressaient entre les âmes. Et comme la plupart des figures décrites, il avait une passion pour les opprimés. 

 

Autre figure touchante : Karen Blixen, qui devint écrivain tardivement pour donner un sens à sa tragédie africaine, démontrant ce dont est capable la parole humaine.

 

Deux personnages occupent une grande place dans la réflexion de la philosophe : deux amis, Bertold Brecht et Walter Benjamin. Deux marxistes.

 

Le portrait de Brecht est très contrasté, impitoyable et admiratif. Impitoyable parce qu'admiratif, car comme Arendt le dit : "ce qui est permis à un boeuf n'est pas permis à Jupiter" et les dons immenses de Brecht rendent ses fautes insupportables.

 

Ce qui peut arriver de pire à un poète dit Arendt c'est de perdre son don, et c'est ce qui malheureusement arriva à Brecht lorsqu'il décida d'aller vivre à Berlin Est. Il y alla parce qu'on lui proposait de pouvoir travailler avec des moyens, et donc finalement ce fut un motif que toujours il repoussa (l'art pour l'art) qui le décida. Jamais il ne put y écrire un poème ou une pièce dignes de son talent. La liberté est la bougie du poète. Sali par ses odes à Staline, Brecht finit mal une vie marquée par une absence d'apitoiement pour soi même, une empathie constante et magnifique pour les pauvres, les réprouvés, les sans noms, empathie qu'il illustre par sa manière de tourner la poésie en chant populaire

 

C'est après l'exil d'Allemagne qu'il commence à parler en stalinien, continuant à assimiler l'hitlérisme au capitalisme, contre toute raison. Il gâche son talent. Il ferme les yeux sur les procès de moscou, les trahisons staliniennes en Espagne qui touchent certains de ses amis. 

 

Comment l'expliquer ? Arendt pense que comme un Robespierre, Brecht est victime de sa propre tendance à la compassion, qu'il convertit en dureté abstraite. Brecht a été ambulancier pendant la grande guerre, il n'a pas réagi comme un Céline. Il a toujours voulu être aux côtés des dominés, et a voulu ardemment être un homme ordinaire. Sincèrement. Il n'a pas versé dans le nihilisme : pour lui la mort de Dieu devait être reçue comme une bonne nouvelle, jubilatoire, parce que signifiant la mort de l'Enfer aussi. 

 

Au final, Brecht est à plaindre : "la réalité l'écrasa". 

 

Son ami Walter Benjamin, un proche d'Hannah, était très différent. D'après elle, ce fut "le marxiste le plus singulier jamais produit par le mouvement". Un être d'une malchance incroyable. Lorsqu'il se suicide, à la frontière franco espagnole, le geste étant déclenché par l'épuisement et le refoulement à la frontière, le hasard fait que le passage a été impossible ce seul jour. La veille ou le lendemain, Benjamin serait passé en Espagne. Et toute sa vie il se fourra dans les pires des situations. 

 

Cet inclassable, de ce fait condamné à la gloire posthume, était méconnu, impublié, écrivant dans des formats impubliables, choisissant les voies conduisant à l'impasse. Mais ceux qui le connaissaient ne doutaient pas de son génie aujourd'hui reconnu. Benjamin est aujourd'hui sans doute un des penseurs les plus cités en philosophie, en science politique, en théorie de l'art. 

 

Il aurait détesté être un homme utile. Il était homme de lettres, indéfinissable. Ecrivant par citations et fragments. Son marxisme était unique : métaphorique et centré sur la superstructure. Ce qui l'attirait dans le marxisme, c'est la puissance recelée dans le poème "correspondances" de Baudelaire : le pouvoir de relier des phénomènes entre eux. 

 

La figure de Benjamin est d'après Arendt une sécularisation de l'homme d'étude de la Torah. Il n'aurait pas pu envisager autre chose que de lire et d'écrire, et d'accumuler une montagne de livres, confisqués par les nazis (ce qui le démoralisa au plus haut point). Bibliomane, Benjamin était collectionneur, fasciné par les petits objets, comme un enfant qui n'a pas encore assimilé l'objet à une marchandise mais qui le considère comme tel.

 

Benjamin, dont le cousinage avec Kafka est frappant, n'a jamais choisi entre le sionisme et le marxisme. Car au fond il savait qu'aucun absolu ne l'attendait. Il ne pouvait croire en aucune tradition, et n'aurait pas non plus admis que Moscou soit une nouvelle jerusalem. Il aurait pu faire sienne la phrase de Kafka : "Mon peuple, à supposer que j'en ai un".

 

Le paradis de Benjamin c'était Paris. Cette ville où s'incarnait la figure du flâneur qui l'a beaucoup occupé, à travers ses écrits sur les fameux "passages" sur les boulevards (dont parle aussi longuement Aragon dans "le paysan de paris" et que vivant à Paris il y a dix ans je m'empressais de découvir intégralement). Une ville ou le piéton est roi. Alors que dans d'autres paysages urbains on peut marcher sans croiser personne, ici tout le monde croise tout le monde, et Paris est ainsi la ville prisée des réfugiés comme des bohémiens. 

 

Voici donc ces "vies politiques", ces vies avec la pensée, sans concession au fond, qu'Hannah Arendt nous décrit pleine d'admiration sans cacher ses réserves. Elle est de leur trempe.

 

Il y a ce dernier chapitre, bien étrange, sur Martin Heidegger, son ancien amant et maître. Ce rallié au nazisme. Elle n'y parle pas de leur relation. Elle explique en quoi une génération a vu en Heidegger une grande lumière, ayant le sentiment de retrouver non pas un énième commentateur de la philosophie, mais un penseur dépassant enfin la vieille métaphysique. Elle n'élude pas le "problème" Heidegger, mais curieusement l'aborde laconiquement. Comme si l'explication ne nous concernait pas vraiment, mais restait à régler entre elle et lui, ou ne nous regardait pas tout à fait. Elle s'en tient à dire que lorsque le grand philosophe, de premier plan dans l'histoire humaine, se mêle des affaires du siècle, il ne peut que se rallier à l'absolutisme totalitaire. C'est ce que réclame la force de sa pensée. C'est là, selon Arendt, la vraie faute d'Heidegger. Le reste, elle le garde pour elle. Et pour lui. Quel dommage.

 

 

 



 

 


 


 


 

 

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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 08:58


 image003-242fe Je causais récemment avec un de mes proches de Pascal, et j'ai remis la main sur l'édition jaunie des "Pensées" que ma maman annota au lycée. Je l'ai relue en deux soirées. Je ne vais pas vous infliger une analyse systématique de ce classique ; ce dont je n'ai ni envie, ni la compétence, ni les titres pour y prétendre. Et en outre ce ne serait d'aucune utilité, tellement on en trouve de brillantes.

 

Dans l'esprit de ce blog, je vais vous parler du lecteur que je suis, plongé dans Pascal. Puisque le but de ce blog est de donner corps si peu que ce soit à une fraternité de lecteurs.


Pour moi qui suis clairement ancré dans la tradition matérialiste (grossièrement : l'existence précède l'essence), qui va d'Epicure jusqu'à Diderot en passant par Spinoza, déboulant jusqu'à Marx ; Pascal est un champion admirable de l'autre camp (l'autre géant, Platon, ayant préparé la phase chrétienne de l'idéalisme). C'est à mon sens (je m'avance un peu mais tant pis c'est mon blog, je dis ce que je veux.... Na) le dernier grand défenseur de la vision chrétienne du monde. Il y aura encore ensuite de gigantesques idéalistes, comme Kant et Hegel, mais le dernier opposant au matérialisme qui essaie de sauver la forme directement chrétienne de l'idéalisme philosophique, c'est Pascal. Non au sens où c'est le dernier à essayer, mais au sens où ses arguments sont définitifs. C'est ce caractère indépassable en son genre qui est très impressionnant chez un auteur du 17eme siècle. Il anticipe les réponses que ses adversaires peuvent lui apporter des siècles plus tard.

Ce qui est admirable aussi, c'est son audace. Il sait que sa vision chrétienne du monde a subi les assauts les plus violents de la Raison depuis la Renaissance : ceux de Descartes (dont il comprend que les références à Dieu ne sont qu'une "chiquenaude" de départ à sa pensée...) ou de Montaigne : l'ennemi désigné.

Eh bien que fait-il ? Il enfile les gants de ses adversaires : ceux de la Raison, pour venir les affronter sur leur propre terrain.

Mais il me semble que décidant cela, Pascal commet une erreur (inévitable et fatale) et le sait au fond, d'où sans doute une tristesse qui coule de ses lignes. En utilisant la raison, la logique, il consacre leur règne. Pascal le matheux célèbre la puissance de la raison, et celle-ci continuera son chemin... renvoyant la foi et le surtout le dogme à des places subalternes. Devant un tel Don Quichotte mélancolique de la pensée, comment ne pas être admiratif ?


Pascal écrit "Les pensées", cette apologie du christianisme, terrifié qu'il est par l'influence du scepticisme de Montaigne sur son entourage, au sortir du siècle atroce des guerres de religion. Il s'attache donc à nous convaincre de la "misère de l'homme sans Dieu".

La pensée de l'homme et impuissante face à l'infini "dont le centre est partout". Il s'agirait donc de l'admettre, considérant que "c'est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu". Renonçons à notre arrogance, nous ne sommes pas au niveau.... On ne pourra jamais comprendre le monde selon Pascal, seul "l'auteur de ces merveilles les comprend"...

... Pourtant on a bien progressé pourrait-on lui rétorquer. Et il nous répondrait alors du tac au tac que cela n'a pas abouti. Nous lui indiquerions que nous sommes tout de même parvenus à nombre de vérités partielles, qui nous ont permis de nous approprier le monde (le transformer n'est donc pas l'apanage de ce Dieu omnipotent). En quoi l'immensité de l'univers est elle une preuve de Dieu ? Dieu ne s'impose pas mais apparait plutôt comme un anthropomorphisme commode pour résoudre facilement cette question de l'infini, et Pascal le sait bien, tellement qu'il nous propose son fameux "pari".


Il n'empêche que Pascal est précieux pour réfléchir sur les limites de la pensée, préfigurant les plus modernes des réflexions sur les sciences sociales par exemple : "impossible de connaître les parties sans connaître le tout", "le tout sans connaître les parties".

De manière étonnante, sa pensée à certains instants fait écho à celle des matérialistes, car Pascal sait qu'il ne peut plus penser comme un médiéval. Il doit intégrer ce qui s'est écrit depuis et qui a bouleversé le monde. Ainsi Pascal donne t-il par exemple dans le déterminisme causaliste : l'homme "a rapport à tout ce qu'il connaît", "toutes choses sont causées et causantes". A aucun moment Pascal ne parle de liberté. Si son Dieu est éloigné de notre connaissance, il ne s'est pas retranché on ne sait où nous laissant à notre liberté. Il est partout. Ce n'est pas "incompatible avec Spinoza" me disait l'interlocuteur qui déclencha ma relecture. En effet.


 Cependant Pascal se sépare radicalement du matérialisme en ce qu'il oppose l'esprit et le corps, l'esprit étant supérieur au corps.  Il acte cette séparation d'un argument d'autorité teinté de sophisme (il y recourt fréquemment, c'est son défaut) : "si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout
connaître". Et pourquoi donc Môssieur ? En cela, Pascal sera laminé par la science.

Si on ne peut pas penser l'infini, la pensée est notre grandeur cependant. L'homme est ce "roseau pensant" si fragile, mais toujours supérieur au reste de l'univers car il est seul capable de penser. Ce Pascal est décidément toujours ambivalent : la pensée est arrogance et dignité ensemble.


 Pascal est un génie mélancolique qui a déjà compris que la raison à l'offensive doute déjà d'elle-même au 17eme siècle, et il essaie donc d'en profiter. "Elle n'a pu penser rien de ferme". C'est contestable Môssieur, et ça se confirmera...


 Pascal craint avant tout que la peur de Dieu ne s'étiole, et c'est en cela qu'il combat le scepticisme et l'épicurisme de Montaigne.

Ce qui est troublant et ambivalent dans "les pensées", c'est ce mélange entre l'obscurantisme proposé comme viatique, et une ludicité très moderne : "la vraie morale se moque de la morale", "il est rare que les géomètres soient fins et les fins soient géomètres" (idée très contemporaine de la diversité des intelligences). Dans ce même registre très moderne : le constat selon lequel l'éloquence n'est pas que technique mais psychologie avant tout. Ou encore une plaidoirie pour "l'honnête homme" qui sait "un peu de tout" contre les spécialisations : la méthode d'Edgar Morin, et l'humanisme de la Renaissance....


L'obscurantisme est pourtant loué. Il y a par exemple cette phrase qu'Umberto Eco aurait pu placer en exergue du "Nom de la Rose" : "tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne, mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a pas qui soit plus à craindre que la comédie". Le rire vient contredire la crainte de Dieu... Et ce n'est pas acceptable. C'est ce qui conduisait l'assassin d'Eco a empoisonner les lecteurs de la "comédie" d'Aristote. Pour Pascal, la superstition et l'erreur peuvent être utiles, car elles empêchent l'esprit de vagabonder et de chercher à imiter Dieu... Ainsi croire aux effets de la Lune est-il une bonne chose pour le peuple, ce qui limite ses divagations rationnelles possibles...

La peur de Dieu est utile : "la fausse crainte vient du doute. La bonne crainte porte à l'espérance".


Le divertissement est certes dangereux, mais il est lié à la condition humaine malheureuse et à l'éloignement de Dieu, qui est un fait que Pascal ne conteste pas. Il y a cette phrase dont Giono a fait un beau roman : "un roi sans divertissement est un homme plein de misère"("Un roi sans divertissement", ou comment on se joue du lecteur pour son plus grand plaisir  ). Nous sommes condamnés à fuir dans l'occupationnel, il n'y a donc pas de véritable finalité sérieuse des actions humaines, qui ne sont qu'un moyen d'oublier et de ne pas sombrer dans le désespoir.  Nous nous passionnons donc pour des choses ridicules et vaines : "le nez de cléopâtre : s'il eut été plus court, toute la face de la terre en eut été changée". Nous ne sommes jamais dans le présent, nous espérons de vivre. Nous fuyons vers l'avenir ou le passé. L'Epicurisme ou le stoïcisme ne servent de rien, seule la foi est l'issue : "le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous, il est en Dieu, et hors et dans nous".


 On peut accéder d'une certaine manière à Dieu en dépit de son éloignement : par la coutume, la grâce, mais aussi la raison. La religion n'est pas contraire à la raison, si celle-ci considère que Dieu lui-même dans les écritures est décrit comme inaccessible : "Deus absconditus". Dieu est infiniment incompréhensible, car il n'a "ni parties ni bornes". C'est donc son incompréhension même qui le rend compréhensible à la raison...

En réalité, et c'est là le coup de force que tente Pascal, sa grande originalité : la raison la plus exigeante doit conduire à penser qu'il y a un Dieu. Le scepticisme n'est pas possible raisonnablement, il est une attitude absolument déplorable, et Pascal s'acharne à le démontrer.


Pascal balaie d'un revers de main la critique de l'incompréhension du surnaturel. L'eucharistie est-elle impossible ? Bien entendu que non, car si Dieu existe,
alors tout est envisageable. Et en cela on ne peut que difficilement le contredire. S'il y a surnaturel, alors le surnaturel est possible...
Dieu est certes largement inaccessible, mais nous ne pouvons pas nous contenter de scepticisme : on doit parier. On est forcé à le faire.

Et là, Pascal fonde la théorie des jeux, et devient hyper rationnel pour justifier la foi. Il nous dit que la seule attitude rationnelle est de parier pour Dieu : si nous gagnons, nous gagnons tout, c'est à dire "les biens éternels" que nous apporte Dieu. Si on parie en Dieu et qu'on perd, on ne perd rien... Par contre si on parie contre Dieu et que Dieu existe, alors on perd tout... Donc le pari est vite réglé.

L'objection des athées selon laquelle en choisissant Dieu on choisit aussi la possibilité de l'enfer est écartée d'une pichenette : car vaut mieux l'espérance
d'être sauvé que la certitude de la damnation si Dieu existe...


 Mais Pascal le dit et le redit : la raison ne suffit pas. Celui qui ne ressent pas d'inspiration n'est pas un vrai enfant de Dieu. "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas". En cela notre philosophe est chafouin, car il a surtout insisté sur la démarche logique du pari... pour ensuite saluer la foi par le sentiment. Il essaie de naviguer sur un canal bien étroit : "deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison".


 Pascal tente de dessiner le modèle d'une raison soumise par avance : "soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme". C'est ici qu'il échoue. Car la raison ne peut pas se soumettre. Pascal lui propose donc des "preuves" discutables : la morale, les miracles, les prophéties, les figures de la chrétienté. Ici encore il a recours au sophisme : "il y  a de vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux, et qu'il n'y a en a de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais".


Il y a évidemment dans la vision chrétienne du monde de Pascal une incompatibilité avec la démocratie. La chrétienté ne peut être qu'autorité incontestable (l'entêtement contre le mariage pour tous en est une relique). Certes autorité n'est pas forcément tyrannie ou règne de l'injustice : "la justice sans force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique". Mais Pascal ne peut que s'en remettre à la monarchie : l'hérédité du pouvoir étant un critère incontestable qui évite la guerre civile (les royalistes contemporains utilisent toujours cet argument privilégié).

"Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car ils n'y croient qu'à cause qu'il les croit justes".

Pascal échouera. Et la société se sécularisera. La chrétienté perdra sa centralité et son rôle de colonne vertébrale de la société. Le christianisme deviendra de plus en plus coutumier, et s'apparentera à un self service spirituel. Pascal reste grand, car ses arguments sur l'infinité de l'univers et l'incapacité de la science à
trouver ses limites restent certes valables. Même s'il n'est pas vrai que la science n'ait rien trouvé de ferme, obligeant même l'Eglise à concéder que ses textes ne sont que métaphoriques (on a vérifié, il n'y a rien dans le ciel, et sous la terre pas d'Enfer).

Le pari de Pascal, est une trouvaille géniale. Efficace ? on ne saurait le croire. C'est sans doute plus le conformisme qui a défendu Dieu que la théorie des jeux... 


Mais c'est aussi un aveu de ralliement à la raison la plus autonome possible. Comment basculer dans un tel modèle de pensée sans affaiblir l'emprise de la grâce ? Comment concilier froideur du calcul et foi ? Il me semble que soit on est rationnel soit on est mystique... Le modèle complexe de Pascal est difficilement tenable. Le mot d'ordre "reconnaître la religion dans l'obscurité même de la religion" ne pouvait que s'effriter sous les coups de boutoir de la raison.

Chapeau, cependant.

Enfin, la relecture des "Pensées" est un chemin agréable dans le plus pur du style classique. Et ce livre a tellement pénétré notre culture de ses citations frappantes qu'on a l'impression de se promener dans un parc familier. C'est un plaisir donné par un adversaire.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

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25 février 2013 1 25 /02 /février /2013 22:34

small 519513 L'essai philosophique brillant et accessible d'Olivier Pourriol méritait mieux qu'un titre un peu gadget comme "cinéphilo". L'agrégé et cinéphile-critique se sert du cinéma comme outil de pédagogie philosophique, et dans le même temps esquisse une philosophie du cinéma en tant qu'art tout particulier, dans la lignée de ce que tenta en son temps un Walter Benjamin ( Et l'art ne fut plus jamais le même... (Walter Benjamin)) . L'essai est donc tout aussi philociné que cinéphilo....

 

Cette lecture confirme qu'il n'y a pas d'objet proprement philosophique, il n'y a que des démarches philosophiques. Elle nous apprend aussi que les oeuvres en disent souvent plus long qu'il n'y paraît et qu'elles ne le prétendent elles mêmes, et que le mépris culturel est une erreur et un appauvrissement. Elle nous dit aussi que le cinéma est un art immense de richesse, et pas du tout un pis aller culturel. Si nous nous laissons parfois porter par un film, nous ne devons jamais oublier la puissance et l'importance de l'imaginaire.

 

A partir d'un certain nombre de films, la plupart des block busters (dont on mesure la portée universaliste, participant de leur redoutable efficacité), l'auteur présente les grandes pensées antagonistes de la modernité rationaliste : les concepts élaborés par Descartes et son contradicteur Spinoza.

 

Descartes annonce d'ailleurs lui-même le cinéma, non seulement par ses brillants travaux optiques, mais surtout par cette idée : les humains peuvent devenir "maîtres et possesseurs de la nature". Ils le réalisent mieux que partout ailleurs au cinéma, et devant les films nous avons non seulement l'impression de vivre, mais nous vivons bel et bien... Pour ma part, je suis certain que tant de personnages de fiction, et même certains dessinés, comptent plus dans ma vie que bien des êtres réels. Dire cela, ce n'est pas mépriser ses semblables, c'est savoir qu'on peut encore mieux les approcher avec l'imaginaire.

 

Descartes souligne deux facultés humaines : l'entendement (la compréhension du monde), limité. Et la volonté, illimitée. Ce hiatus est constitutif.

 

Comment affronter ce hiatus ? On peut se replier et atrophier son entendement et sa volonté, comme dans "le village", film de N Shyamalan où des villageois protègent leur jeunesse du monde en peuplant artificiellement la forêt de monstres terrifiants... Pourtant, la volonté d'une jeune femme, qui veut sauver son amoureux en allant chercher un remède à la ville, a raison du repli...

 

La volonté est plus forte, donc. Et un mauvais choix, non éclairé, peut toujours se rattraper par le force de l'entêtement.... C'est ainsi que l'on dit : tous les chemins mènent à Rome.

 

Le personnage qui montre la force de la volonté, c'est Forrest Gump. Il veut courir et puis c'est tout, et en cela il rassemble et donne un sens à sa vie. Ne négligeons pas cependant la force de l'entendement, comme celle d'Ali face à Foreman, décidant d'une stratégie inédite (prendre des coups jusqu'à épuiser l'adversaire, en virevoltant et en l'attirant dans les cordes), ayant raison de tous les pronostics (combat mythique relaté dans "when we were kings").

 

Le deuxième pilier de la pensée cartésienne, c'est la "méthode". D'abord ne jamais considérer comme vrai ce que je ne connais pas comme tel, ensuite diviser les difficultés pour les résoudre, puis les réordonner par la pensée, et enfin énumérer pour vérifier. Ce que Tom Cruise, le tueur organisé de "Collatéral" de Michael Mann met en pratique. Mais c'est tout le cinéma qui est cartésien à travers la recherche de la clarté de l'image (chasser le flou), le cadrage (qui divise, sélectionne), le montage, la narration.

 

Le premier mouvement de la pensée, ce doit être le doute radical selon René. C'est en ce sens que "Matrix", auquel le livre consacre de longs développements, est un film imprégné de Descartes. Dans Matrix, la pensée est la seule action possible. Je pense donc je suis. On y retrouve cette idée centrale, révélée par Descartes, du lien entre géométrie et arithmétique (le repère cartésien, souvenez vous des abscisse et ordonnée....). Notre époque numérique en découle, les effets spéciaux de Matrix en proviennent, et la matrice, c'est à dire la fausse réalité imposée par les machines dans ce film, est une série de codes définissant des espaces.

 

Le cogito de Descartes est une idée. Il repose sur la séparation du corps et de l'esprit. Sur le pouvoir de l'esprit sur le corps. Dans Matrix, cette idée au coeur de la pensée occidentale prend la forme du fameux "bullet time" : ces moments où la pensée a raison de la vitesse des balles.

 

La question de la liberté et du choix est omniprésente dans Matrix. Morpheus propose à Neo un choix initial : celui de la vérité, laide et douloureuse, ou de l'illusion bienheureuse. Neo choisit la pilule de la vérité et bascule. Neo incarne l'Homme libre, qui affronte le "mérovingien" (lambert wilson, incarnation de la pensée matérialiste, qui pense que tout procède d'une causalité) et rencontre l'architecte de la matrice pour qui la liberté est au mieux une erreur de programmation (il est Leibnizien de son côté, car il s'efforce d'expliquer que tout est pour le mieux). L'Oracle, qui doit confirmer qui est le fameux Elu qui libèrera les hommes des machines ne dit jamais à Neo autre chose : tu as les clés, tu es libre.

 

Mais ne mésestimons pas le rôle et la puissance des passions dit Descartes. Et "American Beauty" nous le rappelle, en montrant le personnage de Lester (Kevin Spacey) sortir de sa léthargie à la vision passionnée d'une jeune lolita.... Alain disait que "sans les passions il n'y aurait point de sages".... Un autre film, "the Game", avec Michael Douglas, nous montre un homme reprenant goût à la vie en la risquant et donc en éprouvant sa valeur. Les passions ne sont point inutiles mais nous mettent en activité, permettant à notre volonté infinie de s'exprimer, et par là notre générosité. Une passion peut combattre une autre passion.

 

Le film Spinoziste par excellence, ce serait plutôt "X men", illustratif de sa fameuse phrase géniale : "On ignore ce que peut le corps". Spinoza souligne les "affections du corps" par lesquelles notre "puissance d"agir" augmente ou diminue et produisent les "idées de ces affections". Pour Spinoza, philosophe de rupture dans la pensée occidentale, tout ce qui s'exprime dans le corps s'exprime dans l'esprit et réciproquement. Ils sont une seule et même chose, observée de deux points de vue. Deux modalités du même.

 

La question pour l'homme n'est pas la liberté, mais de devenir "cause adéquate". De trouver sa propre voie. Le chemin de sa nécessité intérieure. L'être humain n'est pas libre au sens cartésien, mais il n'est pas bêtement déterminé comme le dit Lambert Wilson dans Matrix. Il est auto déterminé. Quand on n'est pas cause adéquate, on souffre.

 

Spinoza ne nous conseille pas de chercher ce qui est bien ou mal, mais ce qui est bon ou mauvais. Bon ou mauvais pour chaque formule unique qu'est un être. La question n'est pas ce qui est bien ou mal. Un cyclone, par exemple, n'est pas mal en soi. Il est mauvais parce que sa puissance d'agir détruit votre maison.  Spinoza n'est pas moral, il est éthique.

 

Comme au sein des X men, chacun a sa formule propre qu'il doit découvrir pour être heureux. Chacun est une puissance d'affecter et d'être affecté à la rencontre d'autrui et des évènements. Ainsi une jeune élève du professeur Xavier absorbe t-elle violemment l'énergie des gens qu'elle touche, à son grand dépit. Mais l'issue pour elle est de s'accepter. Les "passions tristes" nous séparent de la compréhension de notre perfection propre. De notre caractère de corps unique.

 

Spinoza, l'air de rien, est un penseur politique. Il est pour la puissance et contre le pouvoir. Il nous dit : débarrassez-vous de l'émulation, de l'imitation, devenez-vous mêmes, ne soyez plus l'esclave de causes inadéquates (les désirs des autres, les intérêts des autres, la manière de voir des autres).

 

Si les mutants X Men dérangent, la pensée spinoziste aussi... Car en résorbant la fracture entre le corps et l'esprit, elle nous rappelle notre animalité et plus largement encore notre situation de corps dans l'univers : toutes choses. Dieu chez le panthéïste Spinoza.

 

Le cinéma nous permet d'éprouver des sentiments liés à des situations et des corps qui ne sont pas les nôtres : la vie de super héros, à qui nous nous identifions comme à ces "semblables" avec qui nous souffrons selon Spinoza. En cela le cinéma est inoui.

 

La pensée matérialiste de Spinoza est un sacré retournement de la pensée : "nous ne désirons pas les choses parce qu'elles sont bonnes, elles sont bonnes parce que nous les désirons". C'est ce que ne comprend pas Edward Norton au début de "Fight club", quand il pense que sa personnalité dépend des objets qu'il choisit. 

 

Highlander est un film spinoziste.... Qui nous permet d'approcher l'idée d'Eternité. Le Prix gagné par le dernier Highlander, immortel victorieux, c'est précisément... la mortalité. La contrepartie logique de la vie. La vie n'a de sens que par la puissance d'exister. L'Etre, c'est la persistance d'être. C'est "le conatus" spinoziste, la puissance d'Etre, qui lorsqu'elle s'exprime au mieux suscite la fameuse Joie dont parle le philosophe. L'éternité, ça ne peut pas être cette tentative, dans le film (étrange, que j'aime bien) "Strange days" de K Bigelow, où il s'agit d'utiliser un appareil permettant de sans cesse revivre les mêmes moments de bonheur... Et donc de revivre sans cesse leur disparition. L'Eternité, ça ne peut être que celle de l'infinie jouissance du présent. Celle du poème de Rimbaud portant ce titre. Celle, mentionnée par O. Pourriol, magnifiquement saisie dans "le nouveau monde" ou "la ligne rouge" de Terence Mallick. Cette idée de l'éternité qu'on retrouvera dans Nietzsche et son "éternel retour", consistant à vivre chaque moment comme s'il devait être éternel.

 

"Blade Runner" de Ridley Scott nous permet aussi de comprendre Spinoza, les fameux répliquants, ces hommes artificiels et programmés pour durer quatre ans devenant humains, car le corps actif réclame évidemment l'esprit. Les répliquants ne peuvent pas admettre de mourir, car ils vivent et la vie est persistance d'être. Conatus. Ils se rebellent donc. "Notre être est un effort" dit Spinoza, et là survient le clash avec Descartes : la volonté ne saurait être indépendante du corps et donc de la causalité, elle est l'expression de la persévérance de chaque être. On ne peut pas vouloir contre son corps. Le suicide est toujours le résultat d'une affectation.

 

Descartes affirme qu'il pense, donc il est.

Spinoza lui rétorque à distance que le mouvement de la vie précède la conscience.

Ils ferraillent et ça continuera dans l'Histoire des idées. Dans les films qu'on regarde.

Entre Baruch et René il nous faut choisir. Ils partagent cependant cette idée selon laquelle la raison nous appartient à tous, qu'elle est partage toujours. Qu'elle est profusion sans limite. Qu'elle est Amour entre les humains.

 

La philosophie, c'est donc de la fraternité humaine, et le cinéma aussi. Pourriol parle de la communauté de la salle de ciné, et je me dis qu'en effet à la fin d'un beau film, nous applaudissons. Pourquoi ? Pour manifester ce sentiment d'avoir du commun. D'avoir vibré ensemble, de nous être identifiés, d'avoir pleuré ou ri pour les mêmes raisons.

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30 janvier 2013 3 30 /01 /janvier /2013 08:53

FLEURY~1Cynthia Fleury, philosophe engagée, est avant tout une philosophe de l'éthique. Ce n'est pas un paradoxe à ses yeux, car elle ne dissocie pas un instant la recherche d'une éthique de notre temps et celle d'une issue politique collective. Car la République a besoin d'un peuple, et le peuple de citoyens.

 

Elle s'efforce ainsi, comme dans "La fin du courage", essai de philosophie écrit d'une prose où la philosophie retrouve des accents poétisants témoignant de ses racines antiques, de définir une éthique pour notre temps. Une éthique débarassée de la transcendance divine, des tables surnaturelles de la loi. Une éthique immanente. Tâche difficile mais louable. Car nous avons besoin d'éthique pour vivre ensemble, mais nous n'avons pas besoin d'êtres dominés par des fétiches. Nous avons besoin, sans doute, de métaphysique mais libérée du dogme.

 

Nous vivons selon l'auteur une époque de seuil mélancolique, et le courage nous fuit. C'est son présupposé de départ, et difficile de le contester. Il s'agit de retrouver ce courage, dans ses dimensions morale et politique. Telle est ce que nous souhaite la philosophe, méditant les oeuvres de Vladimir Jankelevitch, de Victor Hugo, de Nietzsche, de Sénèque.

 

Le courageux qu'elle nous appelle à être n'est pas celui qui ignore la peur. Il est celui qui la surmonte. Cet individu est conscient de ce que l'on risque à la fin du courage, qui nous conduit à des catastrophes : "Là il faut chaque jour copiner avec l'irrespectable, s'éroder au contact des petits pervers, endurer les abus de pouvoir que l'on n'a pas su déconstruire collectivement. Et voila soudain le retour de bâton du manque de courage collectif". Le courageux est celui qui refuse les "stratégies d'adaptation" qui pullulent dans notre fonctionnement social. C'est un chemin difficile, mais on peut au moins s'efforcer de " refuser la danse morbide des simulacres", de ne pas jouer le jeu. Au moins.

 

C'est d'abord dans le monde du travail que se joue aujourd'hui la fin du courage qui contamine tout le champ social. Le travailleur y est acculé à suivre des préceptes qu'en son for intérieur il refuse. Il souffre, il vacille. Il peine même à conserver la conscience de sa propre personnalité. Il vit dans la falsification et la parodie. Le premier courage aujourd'hui, ce serait de refuser, de dénoncer ces parodies.

 

Pour refuser ces pentes de la complicité avec le pire, il faut bien commencer quelque part... La lâcheté consiste si souvent à dire "on ne peut pas tout seul", "on doit être avec les autres pour exister", etc.... Or, le courage, c'est commencer, c'est l'"art de commencer" même. Nietzsche parlait de la volonté comme d'un rapport politique à soi-même, et c'est bien cela qui se joue dans le courage. Aurai je la volonté de commencer ? Attendrai je que quelqu'un lève le doigt à ma place, quitte la salle avant moi, démissionne en premier, prenne sa plume pour contester ou déclenche la grève ? 

 

Jankelevitch dit pour sa part que le courage c'est ne pas déléguer à d'autres ce soin de commencer. Le courageux est celui qui dit "me voici" plutôt que "moi", qui saisit l'instant. A l'opposé du courageux il y a le rusé, l'"homme ulyséen", qui diffère, qui s'arrange sans cesse, finasse, filoute, travaille dans les zones obscures, qui est spécialiste des alibis divers pour ne pas commencer.

 

Le courageux est donc un individu qui s'assume. Un irréductible avant tout. C'est une erreur de séparer un certain individu radical du collectif car en réalité la cité ne peut être sauvée que par des individus irrémédiablement libres : "chacun pour sauver la cité, doit être son propre chef". Le courageux n'imite personne, il ne veut pas être un exemple à suivre. Il est une volonté entière dans elle-même et ne se soucie pas du reste. Il ne se soucie pas particulièrement de la victoire même s'il la poursuit.

 

Si la victoire n'est pas l'essentiel, l'éthique du courage est selon Mme Fleury une éthique de la joie, car il n'y a pas d'éthique possible du désespoir. Le désespoir, la mélancolie, ne peuvent pas fonder une éthique. Le courage a partie liée avec l'optimisme, et l'auteur songe à Churchill qui ne renonça jamais à croire au génie français, au courage de ce peuple, malgré ce que juin 40 et Montoire avaient dénoté.

 

Dans le champ politique, le courage est aujourd'hui omniprésent dans les discours, à la proportion de sa disparition.... Le mot "rupture" a tant masqué les capitulations.... Ce prétendu courageux qui veut rompre est bien souvent un histrion, un singe du courage. L'hypercommunication met en scène un faux courage et aboutit à des comportements pronoïaques (le contraire de paranoïaque) ou se met en scène la satisfaction de soi, devant le citoyen réduit au spectateur de cette auto congratulation.  C'est une impasse politique, mais il y en a une autre : le renoncement pseudo lucide, tout symbolisé par l'admiration de Tocqueville, le contempteur des passions politiques. A ce culte de la modération doit s'opposer aussi une éthique du courage.

 

Nous avons besoin des courageux pour que la démocratie vive. La démocratie, ce n'est pas que le vote, qui réduit le peuple à une dimension statistique. La démocratie, comme la justice, ont besoin de pluralité et de multiplicités de points de vue (Amartya Sen fonde sa philosophie politique sur la nécessité de ne jamais figer l'idée de justice, toujours à délibérer). Elle est nécessairement le résultat de légitimités qui se heurtent. Une société pleinement intégrée ne peut pas être démocratique. Il y faut du "pas d'accord", de la contestation, mais aussi des perspectives différentes. Par exemple on considèrera (c'est moi qui suscite l'exemple) que le service public a besoin du monde associatif à côté de lui, pas assujetti, que tout ne peut pas être univoque. Que l'on a besoin de contradiction permanente pour inventer l'inédit. On a donc besoin de citoyens, de collectifs, en réalité irréductibles.

 

La démocratie n'est pas une belle construction rationnelle et lisse, elle est "constructiviste" nécessairement.

 

Allez... Du courage,

encore du courage,

toujours du courage !

 

 

 

 

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19 octobre 2012 5 19 /10 /octobre /2012 22:45

 

ciceron.jpg J'aurais du vous parler aujourd'hui des écrits de Walter Benjamin sur Baudelaire. Mais voila je n'y comprends rien ou si peu. Et ça m'exaspère... Donc, au mieux j'y reviendrai un de ces jours, au pire je livre ces essais littéraires obscurs aux brasiers de Ray Bradbury.... Il est énervant cet attachant Walter. Il use d'un vocable fort simple, on sent qu'il touche à des idées élevées et porteuses.... Et puis le sens file entre les doigts, en tout cas les miens. Rage.

 

Donc je vous parlerai plutôt d'un écrit ultra classique, essentiel, qui a traversé les âges et conserve son efficacité redoutable. "L'Orateur idéal" de Cicéron. J'avoue, je connaissais son propos, mais je viens de le lire de première main pour un motif utilitariste. Quand on a la chance d'effectuer quelque travail dans le domaine de ses passions, on ne se plaint pas. Pas besoin de s'acheter un manuel de com' ou je ne sais quoi de ce genre, Cicéron a tout dit... En 46 avant JC s'il vous plaît. Dans une missive au célèbre Brutus. Cicéron a été souvent considéré comme le meilleur rhéteur de l'Histoire et son éloquence se retrouve dans sa plume. Aujourd'hui nous n'aurions presque rien à ajouter à son propos si ce ne sont des effets de contexte.

 

Cicéron répond à l'interrogation de Brutus qui lui demande (zavaient des discussions cool à l'époque) qui est l'orateur parfait. L'idéal, c'est une question légitime, dans ce monde Antique inspiré par Platon et ses fameuses Idées. Il y a une beauté transcendante qui inspire toute beauté dans le monde. Il y a un idéal du Juste, il y a aussi un idéal de l'éloquence, et la raison peut y accéder.

 

Première leçon définitive de Cicéron : l'orateur doit incorporer la philosophie à sa formation. Manière de dire à la sauce antique que c'est le fond, le contenu, qui comptent. On ne communique pas bien sur du vent et du fumeux, ou alors pas longtemps. Les difficultés de communication tiennent bien souvent à des insuffisances de fond, des incohérences refoulées. Quand on reproche "la mauvaise com" d'un homme politique, on élude malheureusement la source, qui est une orientation bancale la plupart du temps. La forme ne sait pas pallier la faille du fond, et l'adage le dit : ce qui s'énonce simplement, se pense clairement, et réciproquement.

 

Si on ne pige rien à ce que vous racontez, c'est qu'il y a un loup dans la forêt de vos convictions. Reposez-vous les questions de base que propose Cicéron : cette chose existe t-elle ? quelle est sa nature ? Quelles sont ses qualités ?

 

C'est pourquoi un bon communicant, toujours, cherchera à comprendre la nature profonde du message. Et ne se met pas au service de n'importe quel matériau. Un ami à moi, redoutable homme de communication publique, même s'il ne porte pas la toge mais des santiags, possède une carte de visite où il y a écrit : "la communication est le langage d'un projet". Il fait du Cicéron (sans le savoir ? je ne sais pas, je lui demanderai). 

 

La thèse de Cicéron repose sur la distinction entre trois types de styles : le grandiloquent, le pénétrant, le tempéré. Il s'agit d'une palette, mais l'essentiel c'est l'"auditeur" (le récepteur aujourd'hui). L'orateur s'adapte à ses attentes, et à "son bon plaisir".

 

L'orateur prêtera toute attention à trois éléments pour bâtir son discours : ce qu'il dit, dans quel ordre, et de quelle façon il le dit.

 

Il ne se laissera pas enfermer dans des considérations particulières. Il dominera son sujet par sa "latitude". En prouvant le général il prouve "nécessairement le particulier". J'ai ici songé à la puissance particulière des grands orateurs marxistes comme Lénine, qui ont tant fasciné les esprits les plus fins, par ce caractère englobant, capable de relier les phénomènes, de survoler le monde et d'expliquer les péripéties dans un tableau cohérent.

 

Cicéron invite celui qui parle à évacuer les scories, les inutilités, les miettes, les phrases "vides de sens" qui "engendrent des pensées creuses". Tout ce qui est étranger à la cause défendue. Une critique affutée du discours contemporain pavlovien, souillé d'enveloppes vides. Cicéron deviendrait fou devant un talk show.  Cicéron nous incite au contraire à une "sélection draconienne" de nos mots.

 

L'ordre du discours idéal est le suivant : d'abord l'exorde, ce "beau vestibule" où il s'agit de "s'emparer de l'esprit de l'auditeur". Puis on établit "sa position", on esquive et on réfute. Les arguments les plus solides sont placés en avant et arrière gardes. Un discours se conduit comme une bataille. L'orateur est un stratège.

 

Cicéron décrit toutes les catégories décrites aujourd'hui par des experts en communication qui n'ont rien inventé. Com verbale, para verbale, non verbale.... Il distingue pour sa part l'action et l'élocution. L'action, il la qualifie magnifiquement comme "l'éloquence du corps".  A chacun des trois styles fondamentaux du discours, correspond un type d'action. Une voix forte sied au style tonitruant par exemple.

 

La clé, c'est d'être chef d'orchestre, donc d'éviter les dissonances entre les modes d'expression, entre l'expression et le sujet : "rien n'est plus inconvenant que de plaider avec diligence une affaire de gouttière".

 

Au delà des multiples conseils plus ponctuels, d'extrême pertinence, sur le rôle de l'humour (l'orateur n'est pas bouffon), sur la prise de risque de l'orateur ("l'excès est toujours plus choquant que l'indigence"), la différence entre le discours de l'ethos et celui du pathos, ou le détail des formules de mots possibles (tous les "trucs" en somme, de la métaphore à la répétition, au procédé de la fausse rectification de son propre propos), Cicéron propose surtout un portrait simple et cohérent de l'orateur-stratège : il est celui qui "sait employer le style simple pour les sujets signifiants, le sublime pour les grands problèmes, le tempéré pour les moins élevés". La souplesse; voila la vertu cardinale de l'orateur. Il est toujours à sa place.

 

L'essentiel de la communication est dit en quelques dizaines de pages lumineuses. En refermant le petit livre, j'ai songé au fait qu'après Cicéron la rhétorique devienne un sujet moins prisé à Rome. Pourquoi donc ? Parce que Cicéron a clos le sujet ? Sans doute un peu. Mais surtout l'art de la conviction sied à la République, il n'est plus aussi utile dans l'Empire. Le monde de Cicéron, c'est celui du Sénat où la délibération a un rôle central.

 

L'autocratie, le despotisme, et bien plus tard le totalitarisme, ont besoin d'autres formes de discours sans doute, notamment pour affermir une autorité plutôt que de défendre une option en concurrence avec d'autres positions. Et même de l'appauvrissement du discours. Le discours totalitaire doit mobiliser, pas convaincre, il doit attiser. Il doit subjuguer, et marginaliser le logos. Il ne doit pas éveiller l'auditeur mais l'hypnotiser. Il parle à la masse, pas à l'individu.

 

A notre époque, on constate indéniablement un appauvrissement du discours. Si l'on se réfère simplement à quelques décennies plus tôt. Il n'y a qu'à comparer nos Présidents de la République successifs. La révolution gigantesque de l'image l'explique évidemment, en changeant radicalement la règle du jeu politique. La nostalgie du grand orateur est cependant restée ancrée dans la culture politique démocratique, comme l'ont montré les étonnantes affluences massives au meeting du tribun Mélenchon pendant les élections françaises de cette année. Est-ce la nostalgie d'une démocratie, même fantasmée, où le débat reprendrait sa place réelle ? Est-elle annonciatrice ? Dans notre société, saisie dans l'étau des institutions européennes inspirées par le pseudo apolitisme libéral, assommée sous le poids de la mondialisation du capital, le discours cicéronien n'est plus utile, car le discours subtil est consubstantiel à la politique démocratique. A la délibération, à la souveraineté populaire et à la possibilité d'alternatives politiques.

 

Le discours de "la seule politique possible" n'a pas besoin de convaincre sur un théâtre où les jeux sont fermés. C'est un discours de service après-vente. Un discours technocratique. La repolitisation du monde produirait sans nul doute un nouvel engouement pour le discours.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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