Depuis que je suis né, dans les seventies, j'ai toujours ouï dire que l'on était "en crise".
Seule une petite période, entre 1997 et 2000 disons... (grappe d'innovation technologique autour des NTIC pour appliquer mes bribes de Schumpeter) a un peu échappé à cette représentation d'elle-même, car nous vivions en régime de croissance économique.... Mais on parlait tout de même sans cesse de crise sociale, culturelle, morale, etc...
La crise est censée être temporaire. Mais on peut sérieusement penser qu'elle ne l'est point....
Il y a deux façons ce me semble de réagir à cette mauvaise nouvelle :
- soit on se dit "c'est la fin des temps, nous sommes entrés dans la décadence finale. Serrons les dents et attendons l'apocalypse".... Peut-être alors pourrons-nous repartir à zéro. C'est l'attitude de certains courants écologistes radicaux et des mouvements sectaires.
-Soit on déconstruit la notion de crise. Et on est conduit à penser qu'elle renvoie à un rapport au temps qui est le nôtre. La crise, ainsi, devient l'expression de notre être au monde. Celui de la modernité. Rien n'est joué, mais ce qui est certain c'est que nous vivons sous le régime d'une crise permanente. Qui risque de ne jamais se dénouer si l'on croit encore au meilleur des mondes.
Myriam Revault d'Allonnes penche pour cette deuxième attitude dans son essai philosophique "La crise sans fin, Essai sur l'expérience moderne du temps" récemment paru au Seuil.
Pour elle, la crise est "la métaphore du contemporain". Une conséquence de notre rapport au temps, tout à fait inédit dans l'Histoire de l'humanité.
Ce faisant, la philosophe insiste sur l'Histoire des idées, mais plus encore sur l'Histoire culturelle (au sens le plus profond, c'est à dire celle des représentations humaines), comme réalité fondamentale.
C'est, je le dirai à la fin, ce qui me gêne, car si les constats de cet Essai me semblent convaincants, il y
manque un ancrage décisif dans la matière. Dans l'économique et le social. Dans le mode de production dont l'évolution participe tout de même immensément de ce sentiment de crise qui
nous asphyxie. Dans l'Histoire.
Le problème des intellectuels est souvent de considérer que l'Histoire est un processus intellectuel, soit ce qui les occupe... Une expérience d'universalisation de soi. Dans le genre, Hegel a été insurpassable. L'Histoire est finalement le fruit d'une succession de conceptions. Cela condamne les intellectuels idéalistes à être "superficiels profondément" (c'est de moi, pardon). A creuser avec talent dans les atomes de la réalité. Mais en son écume. Ce qui ne veut pas dire que le propos de Mme Revault d'Allones ne soit pas enrichissant et éclairant. Mais on en ressort - en tout cas moi- avec ce sentiment d'avoir juste frôlé la vague.
Son point de départ est incontestable : la crise est devenue permanente. Elle s'est dilatée. Peut-on alors encore parler de crise ? Elle est devenue notre sort.
Or, dit la philosophe, la crise est intimement liée à la notion de modernité. La modernité étant compris comme l'âge moderne, c'est à dire celui où l'humanité échappe aux vérités révélées pour s'emparer du monde. Elle s'éveille à la Renaissance et se déploie avec les Lumières.
Sommes-nous sortis de la modernité ? C'est une question que l'auteure ne tranche pas. Mais elle considère que nous sommes en tout cas tributaires d'un rapport au Temps inauguré par l'âge moderne. Même si notre rapport au temps se modifie dans la dernière période, s'apparentant à une sorte d'"immobilité fulgurante."
La crise est un moment nécessaire du Progrès, idée inédite de la modernité, rompant avec l'ordre médiéval.
Le mot crise vient de "Krisis", le mot grec. L'occasion de souligner que le temps des grecs n'était pas assimilable au Temps vu par les modernes. L'idée de l'Histoire était étrangère au grec. Le monde n'était pas le terrain du progrès mais de l'action et des héros. Les grecs ont inventé la politique, mais non l'Histoire en tant que sens de l'aventure humaine.
Les pages les plus intéressantes de l'Essai sont celles qui expliquent la naissance de la modernité, même si là aussi l'auteur insiste sur des facteurs de dynamique intellectuelle. Au détriment par exemple, d'un choc matériel comme la découverte de l'Amérique qui déstabilise brutalement la conception de l'univers, ou de la croissance des échanges donnant une place de plus en plus grande à la bourgeoisie européenne. La révolution copernicienne, les découvertes de Galilée, sont évidemment citées, mais l'auteure pointe des éléments moins connus :
- Le "nominalisme". Ce courant chrétien qui souligna que Dieu n'avait aucune dette envers nous. Ouvrant ainsi la voie à la responsabilité de l'Homme en son monde.
- Les conséquences mentales de la monarchie absolue s'imposant face aux pouvoirs seigneuriaux et écclésiastiques. S'ensuivit une séparation entre l'ordre politique, monopolisé par l'Etat, et la subjectivité, "le for intérieur". L'Homme et le Sujet se séparèrent. Une contradiction émergea, que les Lumières justement affrontèrent en réclamant la liberté politique.
La rupture avec la tradition, avec le retour incessant du même, avec l'évidence révélée, ouvre la voie à une vérité toujours à découvrir. Et donc à l'idée du progrès. Le concept phare de la modernité.
Dans cette vision révolutionnaire de l'avenir, la crise est indispensable comme rupture. Rousseau le prévoit déjà : "Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions".
Une conséquence de la modernité est ainsi l'incertitude. Celle qui nous taraude tant. Elle naît avec la modernité, et une de ses expressions est le roman moderne. Kundera, dans l'"art du roman" explique avec grand talent la signification de Don Quichotte, allant dans le monde et ne le reconnaissant pas. Le roman moderne exprime la contingence, l'incertitude du devenir à travers les personnages soumis au doute et leurs devenirs singuliers. Le passé ne définit plus ni le présent ni l'avenir. Au contraire, c'est le futur qui va se mettre à justifier le présent. Jusqu'à déboucher sur cette idée du vingtième siècle selon laquelle la fin justifie les moyens.
La modernité a ceci de particulier qu'elle s'auto institue. Elle se crée. Elle est réflexive. Avec la modernité apparaît la notion d'époque, capable de se considérer comme telle et de se distinguer d'autres époques. La modernité, c'est la prééminence de la pensée humaine, libérée de tout préjugé transcendant. Une citation de l'Encyclopédie, ce texte si essentiel aux Lumières le dit nettement : "il est assez indifférent que votre opinion soit celle d'Aristote, pourvu qu'elle soit selon les lois du syllogisme".
Contrairement à ce que prétendent les conservateurs, la modernité n'est pas une simple sécularisation des grands principes théologiques (on dit par exemple que les droits de l'homme ne sont que la reformulation habile des principes chrétiens). Non, il y a un retournement très important : l'homme devient l'auteur du monde. La pensée "emblématique" de la rupture moderne, c'est celle de Descartes. A travers le 'je pense donc je suis", l'idée d'auto institution prend tout son sens. Kant ira encore plus loin, avec sa démarche critique. La modernité se fixe sur le présent. Comme une actualisation permanente. Il s'agit de se produire soi-même.
La crise n'est donc pas un accident si l'on prend du champ. Elle est le fruit d'une béance permanente entre un passé qui n'oblige plus à rien, et un avenir incertain et qui dépend de nous.
Aujourd'hui, le rapport au temps a encore évolué par rapport aux premiers temps de la modernité. Le vingtième siècle a pour l'instant fait s'effondrer l'idée des temps nouveaux qui nous ouvrent les bras. La marche vers le mieux a non seulement disparu des esprits, mais se voit remplacée par l'idée de la marche à l'abime.
Ce n'est plus le progrès qui nous éclaire, mais le danger. Hans Jonas, un des pères de la pensée écologique contemporaine, en appelle à une "heurisitique (mode de connaissance) de la peur". Carrément. Nous devrions être aiguillés par la peur. Le principe de précaution a envahi la politique. La perception de la crise en est avivée.
De plus, nous vivons dans les "hétérochronies", comme conséquence de l'explosion des technologies, dont le potentiel nous échappe. Les temps sont éclatés, variables, sans harmonie. On peut passer une heure à faire deux kilomètres en voiture, et autant à aller de Paris à Toulouse en avion. L'expérience du web a introduit une nouvelle expérience de la vitesse. Les rythmes de nos vie sont décousus, mais s'accélèrent.
Mais cette accélération cohabite avec l'effacement du futur qui n'a plus de sens donné. Que personne n'ambitionne de clarifier. L'impuissance du politique va justement de pair avec cette expérience du temps : le politique est toujours en retard, il ne parvient pas à lier les différentes temporalités. Il se réfugie donc dans la réaction ("il faut réagir" est le mot d'ordre politique de notre temps). On réagit au fait divers, à l'annonce de statistiques. Le politique n'est plus l'architecte de l'avenir. Nous avons ainsi l'impression d'être dans une cage d'acier, ou dans une spirale auto alimentée (la technique permet d'accélérer, ce qui réclame de nouvelles techniques en réponse...). La dépression nerveuse, en tant que maladie qui prive l'individu de l'ouverture au possible, est bien la maladie de notre époque.
La philosophe nous incite ainsi à accepter cette nouvelle donne, incontournable. Nous devons nous déprendre de l'idée de la crise comme parenthèse, comme moment. C'est notre condition. Et nous devons nous réinventer à partir de là. Le principe d'incertitude doit conduire le politique, non pas à démissionner, mais à intégrer l'idée qu'il est faillible, qu'il n'y a pas de vérité révélée, ni dans le passé ni nulle part. Remplacer l'idée de l'avenir radieux par celle de la fin des temps inéluctable, c'est tomber dans les mêmes pièges de nos aînés qui ont créé le monde moderne et ont essayé de donner un sens prédéfini à l'Histoire. Hannah Arendt, qui a beaucoup parlé de la crise (de la culture, de l'homme moderne) parlait de la "brêche" possiblement ouverte dans l'Histoire par la pensée et l'action. Cette brêche existe encore. A nous de nous y engouffrer.
Au final, l'Essai me semble tout de même esquiver des facteurs essentiels de ce sentiment de crise permanente. Des facteurs réels. La fin du grand cycle de croissance, la stagnation économique, la sécession sociale, la sortie du compromis fordiste et le sentiment que nos enfants vivront moins bien, le rédéploiement du capitalisme à l'échelle mondiale et sa financiarisation, la précarisation du monde du travail et la restructuration brutale de l'entreprise dans son fonctionnement interne, l'effondrement du socialisme réel qui couvrait la moitié du monde, la surconsommation des ressources naturelles, l'échec des nations décolonisées et les retours en boomerang des obscurantismes.... Autant de réalités lourdes qui pèsent sur notre représentation du présent, par rapport au passé et à l'avenir.
La société libérale ne nous propose aucune idée du bonheur collectif, aucun dessein historique. La "fin de l'Histoire" c'est le règne du consommateur, de l'immédiateté (le crédit à la consommation en est un symptôme).
Le libéralisme triomphant, de plus, exacerbe la crise en créant des conflits aigus de valeur : il faudrait être civique et égoïste, jouer le chacun pour soi et être honnête, être cynique et respecter la loi, être un prédateur moral... Nous percevons ces contradictions intenables, nous ne comprenons pas pourquoi des pauvres volent des pauvres, pourquoi l'on tue pour un MP3....
Ce sentiment de crise profonde, dans ses rapports avec le mode de production capitaliste à son stade financiarisé, est bien analysé par exemple par un sociologue comme Christopher Lasch Tous des Narcisses impuissants (Christopher Lasch) .Myriam Revault d'Allones évoque la crise de l'éducation comme au coeur de la modernité, car il est difficile d'assurer la continuité de la société tout en s'auto instituant sans cesse. Mais elle aurait pu aller plus loin encore, en s'arrimant au réel : comment éduquer alors que le mépris de ce qui n'est pas rentable prévaut partout ? Comment éduquer alors que chacun sait que les jeux sociaux sont truqués d'avance ?
Le capitalisme ne parvient pas à construire une société cohérente, et quelque peu apaisée. Il produit une société de crise, il repose sur le conflit, sur l'exclusion, sur la prédation. Et plus ses contradictions internes s'exacerbent, plus il parvient à échapper à des compromis historiques, plus ce sentiment de basculement dans la crise devient vif. Car il reflète aussi notre réalité. Cela notre philosophe idéaliste, malgré ses qualités, l'a un peu mis de côté. Dommage.