Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 octobre 2012 4 04 /10 /octobre /2012 20:28

la-crise.jpg Depuis que je suis né, dans les seventies, j'ai toujours ouï dire que l'on était "en crise".

 

Seule une petite période, entre 1997 et 2000 disons... (grappe d'innovation technologique autour des NTIC pour appliquer mes bribes de Schumpeter) a un peu échappé à cette représentation d'elle-même, car nous vivions en régime de croissance économique.... Mais on parlait tout de même sans cesse de crise sociale, culturelle, morale, etc...

 

La crise est censée être temporaire. Mais on peut sérieusement penser qu'elle ne l'est point....

 

Il y a deux façons ce me semble de réagir à cette mauvaise nouvelle :

 

- soit on se dit "c'est la fin des temps, nous sommes entrés dans la décadence finale. Serrons les dents et attendons l'apocalypse".... Peut-être alors pourrons-nous repartir à zéro. C'est l'attitude de certains courants écologistes radicaux et des mouvements sectaires.

 

-Soit on déconstruit la notion de crise. Et on est conduit à penser qu'elle renvoie à un rapport au temps qui est le nôtre. La crise, ainsi, devient l'expression de notre être au monde. Celui de la modernité. Rien n'est joué, mais ce qui est certain c'est que nous vivons sous le régime d'une crise permanente. Qui risque de ne jamais se dénouer si l'on croit encore au meilleur des mondes.

 

Myriam Revault d'Allonnes penche pour cette deuxième attitude dans son essai philosophique "La crise sans fin, Essai sur l'expérience moderne du temps" récemment paru au Seuil.

 

Pour elle, la crise est "la métaphore du contemporain". Une conséquence de notre rapport au temps, tout à fait inédit dans l'Histoire de l'humanité.

 

Ce faisant, la philosophe insiste sur l'Histoire des idées, mais plus encore sur l'Histoire culturelle (au sens le plus profond, c'est à dire celle des représentations humaines), comme réalité fondamentale.

 

C'est, je le dirai à la fin, ce qui me gêne, car si les constats de cet Essai me semblent convaincants, il y manque un ancrage décisif dans la matière. Dans l'économique et le social. Dans le mode de production dont l'évolution participe tout de même immensément de ce sentiment de crise qui nous asphyxie. Dans l'Histoire.

Le problème des intellectuels est souvent de considérer que l'Histoire est un processus intellectuel, soit ce qui les occupe... Une expérience d'universalisation de soi.  Dans le genre, Hegel a été insurpassable. L'Histoire est finalement le fruit d'une succession de conceptions. Cela condamne les intellectuels idéalistes à être "superficiels profondément" (c'est de moi, pardon). A creuser avec talent dans les atomes de la réalité. Mais en son écume. Ce qui ne veut pas dire que le propos de Mme Revault d'Allones ne soit pas enrichissant et éclairant. Mais on en ressort - en tout cas moi- avec ce sentiment d'avoir juste frôlé la vague.

 

Son point de départ est incontestable : la crise est devenue permanente. Elle s'est dilatée. Peut-on alors encore parler de crise ? Elle est devenue notre sort.

 

Or, dit la philosophe, la crise est intimement liée à la notion de modernité. La modernité étant compris comme l'âge moderne, c'est à dire celui où l'humanité échappe aux vérités révélées pour s'emparer du monde. Elle s'éveille à la Renaissance et se déploie avec les Lumières.

 

Sommes-nous sortis de la modernité ? C'est une question que l'auteure ne tranche pas. Mais elle considère que nous sommes en tout cas tributaires d'un rapport au Temps inauguré par l'âge moderne. Même si notre rapport au temps se modifie dans la dernière période, s'apparentant à une sorte d'"immobilité fulgurante."

 

La crise est un moment nécessaire du Progrès, idée inédite de la modernité, rompant avec l'ordre médiéval.

 

Le mot crise vient de "Krisis", le mot grec. L'occasion de souligner que le temps des grecs n'était pas assimilable au Temps vu par les modernes. L'idée de l'Histoire était étrangère au grec. Le monde n'était pas le terrain du progrès mais de l'action et des héros. Les grecs ont inventé la politique, mais non l'Histoire en tant que sens de l'aventure humaine.

 

Les pages les plus intéressantes de l'Essai sont celles qui expliquent la naissance de la modernité, même si là aussi l'auteur insiste sur des facteurs de dynamique intellectuelle. Au détriment par exemple, d'un choc matériel comme la découverte de l'Amérique qui déstabilise brutalement la conception de l'univers, ou de la croissance des échanges donnant une place de plus en plus grande à la bourgeoisie européenne. La révolution copernicienne, les découvertes de Galilée, sont évidemment citées, mais l'auteure pointe des éléments moins connus :

 

- Le  "nominalisme". Ce courant chrétien qui souligna que Dieu n'avait aucune dette envers nous. Ouvrant ainsi la voie à la responsabilité de l'Homme en son monde.

 

- Les conséquences mentales de la monarchie absolue s'imposant face aux pouvoirs seigneuriaux et écclésiastiques. S'ensuivit une séparation entre l'ordre politique, monopolisé par l'Etat, et la subjectivité, "le for intérieur". L'Homme et le Sujet se séparèrent. Une contradiction émergea, que les Lumières justement affrontèrent en réclamant la liberté politique.

 

La rupture avec la tradition, avec le retour incessant du même, avec l'évidence révélée, ouvre la voie à une vérité toujours à découvrir. Et donc à l'idée du progrès. Le concept phare de la modernité.

 

Dans cette vision révolutionnaire de l'avenir, la crise est indispensable comme rupture. Rousseau le prévoit déjà : "Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions".

 

Une conséquence de la modernité est ainsi l'incertitude. Celle qui nous taraude tant. Elle naît avec la modernité, et une de ses expressions est le roman moderne. Kundera, dans l'"art du roman" explique avec grand talent la signification de Don Quichotte, allant dans le monde et ne le reconnaissant pas. Le roman moderne exprime la contingence, l'incertitude du devenir à travers les personnages soumis au doute et leurs devenirs singuliers. Le passé ne définit plus ni le présent ni l'avenir. Au contraire, c'est le futur qui va se mettre à justifier le présent. Jusqu'à déboucher sur cette idée du vingtième siècle selon laquelle la fin justifie les moyens.

 

La modernité a ceci de particulier qu'elle s'auto institue. Elle se crée. Elle est réflexive. Avec la modernité apparaît la notion d'époque, capable de se considérer comme telle et de se distinguer d'autres époques. La modernité, c'est la prééminence de la pensée humaine, libérée de tout préjugé transcendant. Une citation de l'Encyclopédie, ce texte si essentiel aux Lumières le dit nettement : "il est assez indifférent que votre opinion soit celle d'Aristote, pourvu qu'elle soit selon les lois du syllogisme".

 

Contrairement à ce que prétendent les conservateurs, la modernité n'est pas une simple sécularisation des grands principes théologiques (on dit par exemple que les droits de l'homme ne sont que la reformulation habile des principes chrétiens). Non, il y a un retournement très important : l'homme devient l'auteur du monde. La pensée "emblématique" de la rupture moderne, c'est celle de Descartes. A travers le 'je pense donc je suis", l'idée d'auto institution prend tout son sens. Kant ira encore plus loin, avec sa démarche critique. La modernité se fixe sur le présent. Comme une actualisation permanente. Il s'agit de se produire soi-même.

 

La crise n'est donc pas un accident si l'on prend du champ. Elle est le fruit d'une béance permanente entre un passé qui n'oblige plus à rien, et un avenir incertain et qui dépend de nous.

 

Aujourd'hui, le rapport au temps a encore évolué par rapport aux premiers temps de la modernité. Le vingtième siècle a pour l'instant fait s'effondrer l'idée des temps nouveaux qui nous ouvrent les bras. La marche vers le mieux a non seulement disparu des esprits, mais se voit remplacée par l'idée de la marche à l'abime.

 

Ce n'est plus le progrès qui nous éclaire, mais le danger. Hans Jonas, un des pères de la pensée écologique contemporaine, en appelle à une "heurisitique (mode de connaissance) de la peur". Carrément. Nous devrions être aiguillés par la peur. Le principe de précaution a envahi la politique. La perception de la crise en est avivée.

 

De plus, nous vivons dans les "hétérochronies", comme conséquence de l'explosion des technologies, dont le potentiel nous échappe. Les temps sont éclatés, variables, sans harmonie. On peut passer une heure à faire deux kilomètres en voiture, et autant à aller de Paris à Toulouse en avion. L'expérience du web a introduit une nouvelle expérience de la vitesse. Les rythmes de nos vie sont décousus, mais s'accélèrent.

 

Mais cette accélération cohabite avec l'effacement du futur qui n'a plus de sens donné. Que personne n'ambitionne de clarifier. L'impuissance du politique va justement de pair avec cette expérience du temps : le politique est toujours en retard, il ne parvient pas à lier les différentes temporalités. Il se réfugie donc dans la réaction ("il faut réagir" est le mot d'ordre politique de notre temps). On réagit au fait divers, à l'annonce de statistiques. Le politique n'est plus l'architecte de l'avenir. Nous avons ainsi l'impression d'être dans une cage d'acier, ou dans une spirale auto alimentée (la technique permet d'accélérer, ce qui réclame de nouvelles techniques en réponse...). La dépression nerveuse, en tant que maladie qui prive l'individu de l'ouverture au possible, est bien la maladie de notre époque.

 

La philosophe nous incite ainsi à accepter cette nouvelle donne, incontournable. Nous devons nous déprendre de l'idée de la crise comme parenthèse, comme moment. C'est notre condition. Et nous devons nous réinventer à partir de là. Le principe d'incertitude doit conduire le politique, non pas à démissionner, mais à intégrer l'idée qu'il est faillible, qu'il n'y a pas de vérité révélée, ni dans le passé ni nulle part. Remplacer l'idée de l'avenir radieux par celle de la fin des temps inéluctable, c'est tomber dans les mêmes pièges de nos aînés qui ont créé le monde moderne et ont essayé de donner un sens prédéfini à l'Histoire. Hannah Arendt, qui a beaucoup parlé de la crise (de la culture, de l'homme moderne) parlait de la "brêche" possiblement ouverte dans l'Histoire par la pensée et l'action. Cette brêche existe encore. A nous de nous y engouffrer.

 

Au final, l'Essai me semble tout de même esquiver des facteurs essentiels de ce sentiment de crise permanente. Des facteurs réels. La fin du grand cycle de croissance, la stagnation économique, la sécession sociale, la sortie du compromis fordiste et le sentiment que nos enfants vivront moins bien, le rédéploiement du capitalisme à l'échelle mondiale et sa financiarisation, la précarisation du monde du travail et la restructuration brutale de l'entreprise dans son fonctionnement interne, l'effondrement du socialisme réel qui couvrait la moitié du monde, la surconsommation des ressources naturelles, l'échec des nations décolonisées et les retours en boomerang des obscurantismes.... Autant de réalités lourdes qui pèsent sur notre représentation du présent, par rapport au passé et à l'avenir.

 

La société libérale ne nous propose aucune idée du bonheur collectif, aucun dessein historique. La "fin de l'Histoire" c'est le règne du consommateur, de l'immédiateté (le crédit à la consommation en est un symptôme).

 

Le libéralisme triomphant, de plus, exacerbe la crise en créant des conflits aigus de valeur : il faudrait être civique et égoïste, jouer le chacun pour soi et être honnête, être cynique et respecter la loi, être un prédateur moral... Nous percevons ces contradictions intenables, nous ne comprenons pas pourquoi des pauvres volent des pauvres, pourquoi l'on tue pour un MP3....

 

Ce sentiment de crise profonde, dans ses rapports avec le mode de production capitaliste à son stade financiarisé, est bien analysé par exemple par un sociologue comme Christopher Lasch Tous des Narcisses impuissants (Christopher Lasch)      .Myriam Revault d'Allones évoque la crise de l'éducation comme au coeur de la modernité, car il est difficile d'assurer la continuité de la société tout en s'auto instituant sans cesse. Mais elle aurait pu aller plus loin encore, en s'arrimant au réel : comment éduquer alors que le mépris de ce qui n'est pas rentable prévaut partout ? Comment éduquer alors que chacun sait que les jeux sociaux sont truqués d'avance ?

 

Le capitalisme ne parvient pas à construire une société cohérente, et quelque peu apaisée. Il produit une société de crise, il repose sur le conflit, sur l'exclusion, sur la prédation. Et plus ses contradictions internes s'exacerbent, plus il parvient à échapper à des compromis historiques, plus ce sentiment de basculement dans la crise devient vif. Car il reflète aussi notre réalité. Cela notre philosophe idéaliste, malgré ses qualités, l'a un peu mis de côté. Dommage.

 

 

Partager cet article
Repost0
8 septembre 2012 6 08 /09 /septembre /2012 17:25

consumeriste3.jpgJe n'essaierai pas forcément de vous persuader de lire "Capitalisme, désir et servitude (Marx et Spinoza)" de Frédéric Lordon...

 

Il est des moments où la machinerie technique dingue qui vous envahit et vous condamne à l'hétéronomie, mais encore votre boulot et vos enfants vous laissent hors de l'hébétude. Vous avez alors plutôt envie de vous farcir un polar scandinave bien ficelé de chez Actes Sud, et qui vous en blâmerait ?

 

Mais reconnaissez qu'il est encourageant de voir que se publient encore des essais où l'on démontre que l'oeuvre de Spinoza est précieuse dans la mesure où elle vient combler un manque chez Marx : l'absence de pensée anthropologique conséquente. Qu'est ce que l'Humanité pour Marx ? Il n'a pas eu le temps d'y répondre autrement que par quelques formules alors que c'est essentiel pour saisir pourquoi le capitalisme dure, et afin d'entrevoir un autre avenir possible.

 

(Tant que l'on trouvera du temps, des gens et de l'argent pour s'intéresser à ce genre de bizzareries, on pourra penser que notre espèce dispose des ressources à mobiliser pour éviter le pire. Il y en a qui sont navrés par la gratuité des actes, moi elle me réjouit.

Bon, pardonnez-moi, mais en ce moment je creuse résolument mon Spinoza, et je m'aventure donc sur ces contrées arides et isolées. Jusqu'à où et pour quoi faire ? L'avenir le dira.)

 

La pensée de Marx est une pensée des structures. La société y est appréhendée comme un mode de production (le nôtre, au cas où vous seriez distrait, c'est le capitalisme). Mais Marx ne dit pas à quoi fonctionnent ces structures, ces forces productives et ces rapports de production. Quel est leur carburant en somme ? Pourquoi nous y engageons-nous avec zèle ? Il n'a pas eu le temps d'aborder ces contrées, c'est qu'il était très pris quand même, à sa décharge...

 

Spinoza, philosophe des passions par excellence, permet d'aider Marx à avancer. Il nous apprend que ce sont les affects qui mettent en mouvement tout cet échafaudage.

 

Pourquoi donc aller chercher Spinoza pour aider son copain matérialiste Karl ? Et bien pour nous aider à comprendre pourquoi la domination perdure. Pourquoi les dominés participent de leur domination. Pourquoi, comme l'a dit Pierre Bourdieu à travers son concept phare de "violence symbolique", les opprimés acceptent leur oppression, et y participent aussi.

 

Rendre les gens contents de leur sort d'exploité est selon Fred. Lordon "l'une des plus vieilles ficelles de l'art de régner". Et on ne le contredira pas. Des zélés, des satisfaits de leur humiliation, on en croise tous les jours. Machiavel les connaissait bien déjà.

 

Un des concepts essentiels de la pensée de Spinoza, c'est le "Conatus", c'est à dire cet effort dans lequel tout être essaie de pérséverer dans son être. C'est le désir comme vie et la vie comme désir en somme. Exister c'est désirer. C'est pourquoi prosaïquement on dit que l'on "se sent vivant" quand on désire de manière aigue. (Recevoir des lettres d'amour où l'on vous dit "bibiche, je me sens vivant auprès de toi", ça doit quand même être très agréable. )

 

Dans cette perspective, la fameuse "servitude volontaire" du génial La Boétie ne saurait exister si on la considère avec précision dans les termes. Il n'y a que la servitude à ses propres passions, celles-ci pouvant nous conduire (tout est inscrit dans une chaîne de causalité chez Spinoza) à être serviable. On ne peut pas être esclave de soi-même, au corps défendant de ses passions. Si on est esclave, c'est d'autrui. Sinon, on répond à ses propres passions, malheureusement pour soi parfois.

 

La force du capitalisme contemporain, c'est d'être un "régime des passions", en l'occurence un régime qui sait faire prévaloir le désir pour l'argent, et de ce fait le désir d'emploi. (Celui qui a compris cela, ce lien entre l'appétit pour la marchandise et pour l'argent en lui-même, et l'adhésion au capitalisme, c'est le candidat Sarkozy en 2007. Celui qui clamait "travaillez plus pour gagner plus".)

 

Bien évidemment, les passions tristes jouent aussi un rôle très important. Le capitalisme est un régime de peur. Peur d'être licencié, placardisé, éliminé de la vie sociale... Régime de peur d'autant plus efficace que comme l'avait justement dit La Boétie (ou plus tard Norbert Elias quand il étudie la division du travail social), la violence se diffuse à travers des chaînes de dépendance, et qu'il est très difficile de s'en extraire, chacun étant dépendant de quelqu'un d'autre. On ne comprend pas ce qui s'est passé dans plusieurs entreprises où le suicide a poussé comme chiendent, on ne saisit pas ces institutions publiques et privées maltraitantes à souhait si on ne voit pas cette difficulté à résister à cette violence répercutée.

 

Mais le capital ne joue pas que sur la peur. Dans sa forme de société de consommation, il promet des occasions de "joie" (mot spinoziste par excellence) et les étend sans limite.

 

Le capitalisme vise à dessiner un être humain nouveau guidé par certaines de ses passions : le consommateur. Et avec grand succès. Pour imposer le travail le dimanche, par exemple, il fait appel au consommateur pour subsumer le travailleur. Et il y parvient. Cette alliance (mensongère me semble t-il, car les promesses ne sont pas tenues) entre le capital et le consommateur- jouisseur est éclatante en Europe, tout le droit européen reposant sur le droit de la concurrence (au profit supposé du consommateur) et ignorant ainsi le droit social. Ainsi notre jouissance de consommateur de télévision en HD se paie t-elle de la brutalité à l'encontre du salarié du centre d'appel. Et chacun de nous est furieux et désagréable quand au bout d'une heure ou deux il parvient à parler, à deux heures du matin, à un salarié pressuré dont la parole sera enregistrée et disséquée par son contremaître. En nous la passion consumériste a étouffé le frère humain, le citoyen, le travailleur solidaire.

 

Le désir marchand est le meilleur outil de discipline. Lordon prend l'exemple de l'emprunt sur 25 ans pour obtenir propriété et appartement de cachet, qui attache un jeune couple à son statut salarié et à la nécessité de bien travailler sans trop se rebeller....Belle explication de la force de la social démocratie dans nos pays.

 

Au temps de Marx, l'"aiguillon de la faim" rivait le travailleur à son poste de travail. Aujourd'hui c'est encore le cas, car le rapport capital/travail est un rapport de dépendance fortement déséquilibré. Le travail doit quotidiennement se reproduire pour vivre. Dans la division du travail, il est totalement dépendant de l'accès à l'argent pour survivre. Il est donc condamné à entrer dans le jeu du capital. Le capital, lui, peut se permettre d'attendre, de suspendre l'investissement. Les libéraux mentent quand ils mettent sur un même plan l'offre et la demande de travail. Le capital propose des emplois, un pistolet sur la tempe du travail. Mais si cette menace de la faim perdure, elle se double d'une instrumentalisation de nos désirs diablement efficace, à travers la publicité, l'injonction à l'achat et au crédit.

 

Spinoza nous permet de comprendre la logique du capitalisme de notre temps et cette soif d'illimité qui le caractérise. Le conatus capitaliste ne rencontre que peu de résistance depuis la chute du mur de Berlin et depuis qu'il a imposé un nouveau rapport de forces à travers la mondialisation dérégulée. Lorsqu'un désir avance sans rencontrer de résistance, il avance encore. Seul un autre conatus peut s'y opposer. La raison n'y suffit pas. Une passion doit s'opposer à la passion.

 

Le désir capitaliste poursuit la chimère de la liquidité absolue (ce qui peut se liquider rapidement, c'est à dire se vendre, s'abandonner, comme pour une délocalisation, un titre boursier, ou un licenciement). La flexibilité totale si l'on préfère. Rien ne doit obliger à la stabilité d'un investissement. Tout doit donc être dérégulé, dérèglementé. La stabilité et l'engagement, voila les ennemis. C'est pourquoi le modèle indépendant de l'artiste, qui travaille "au projet", sans attache durable, est souvent cité en exemple par le capitalisme ("Le nouvel esprit du capitalisme" de Boltanski et Chiapello fut un ouvrage de sociologie essentiel pour discerner cette tendance, qui personnellement a ouvert mes yeux). Mais c'est une contradiction dangereuse, car le travailleur incité à l'indépendance peut refuser toute subordination.

 

(A mon sens, l'on voit beaucoup d'auto entrepreneurs imposer justement leur liberté relative par refus de jouer le jeu de l'entreprise capitaliste et de sa logique de pouvoir. C'est dans ces milieux aujourd'hui que l'on trouve beaucoup d'hommes et de femmes épris de respect et de liberté.)

 

Afin de rendre le salarié encore plus productif, de le rendre complice de sa violence, la capital a produit des passions joyeuses dans le monde du travail : l'"épanouissement", la "réalisation de soi", l'attachement à l'entreprise ou au chef. Les entretiens d'embauche visent de plus en plus à sélectionner le candidat, justement, à partir de ses désirs. "Que veut ce type vraiment ?", c'est la question que le recruteur se pose. Le futur salarié doit entrer dans la communauté de désirs de l'entreprise qui l'embauche

 

C'est cette place fondamentale du désir qui peut nous permettre de comprendre pourquoi certains travaillent douze heures par jour alors qu'ils n'y sont pas tenus, pourquoi il y a des candidats au burn out. Le travail n'est pas que l'accès aux biens marchands, il est aussi le lieu d'expressions d'autres passions. Ces passions utiles au capital, le salarié doit les prendre pour les siennes, et non pour celles du système économique.

 

Il s'agit bien, comme l'a dit lui-même Spinoza à propos du pouvoir politique, de "conduire les hommes de façon telle qu'ils aient le sentiment, non pas d'être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur propre décret". Esclave de sa passion, elle-même manipulée par d'autres, tel est le sort de l'humain contemporain.

 

Que retirer de cet apport de Spinoza à la pensée de gauche au fond ?

 

Il me semble d'abord, mais ça devrait aller sans dire, l'utopie d'une société sans classes qui serait purifiée de tout choc des passions est bien une utopie irréalisable. Car l'humain est un être de passion, un désir qui persévère. Ceci explique sans doute beaucoup les échecs des révolutions du vingtième siècle. De nouvelles oppressions sont nées rapidement, car rien ne s'opposait aux passions de la nouvelle couche ou classe dirigeante. Le contre-pouvoir, l'Etat de droit, sont incontournables pour préserver la liberté.

 

Ensuite, il est besoin de passion, d'insubordination, de colère et de révolte, pour s'opposer à la passion capitaliste : le désir argent dévorant. Sans cette passion de l'égalité, du changement social, toute politique qui prétendrait à faire reculer l'impérium du capital serait mensongère.

 

Enfin, l'humanité ne pourra aborder sérieusement la construction de son avenir que libérée peu ou prou de l'emprise du consumérisme. Le désir de marchandise condamne à l'immobilisme, à l'acceptation de tout tant que l'espoir d'achat est au bout. La publicité partout, tout le temps, tel est l'ennemi d'une gauche de transformation.

 

Tout ce qui crée des espaces délivrés ou largement autonomes de la logique marchande (la culture en particulier, le service public, l'association) est une résistance au capitalisme. Que se passera t-il si cet espoir de marchandise s'effondre, comme cela se dessine en Grèce ou en son temps en Argentine ? Là est une autre question.  Nous pourrions être nombreux à y être confrontés. Alors l'aiguillon marchand serait inefficace, et nous serions comme des drogués en manque. Très vite, c'est la capacité même à reproduire la force de travail qui peut être menacée, comme en Espagne aujourd'hui.

 

Alors le capitalisme serait mis en question, sérieusement. Il serait ainsi tenté, comme dans le passé, et continuellement d'une certaine manière (songeons à la carcéralisation de nos sociétés) d'obtenir notre obéissance par le gourdin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 01:45

 

player_15.jpg 

Dans "Eloge de la confiance", son essai philosophique sage et presque humble, Michela Marzano surligne l'incohérence de la société libérale à travers son incapacité à intégrer la notion de confiance entre humains.

 

Michela Marzano (que je connaissais car souvent invitée sur les "débats de société", mais que je n'avais pas lue) n'est pas verbeuse pour un sol tournois. Elle reconnaît sans cesse sa dette aux penseurs majeurs, de Descartes à Machiavel en passant par Nietzsche. Ce qui donne à son essai écrit avec une simplicité presque désarmante un aspect "revue de littérature" sur le thème de la confiance, ou bien dissertation de 250 pages...

 

Si comme le disait Gilles Deleuze, la philosophie consiste à "fabriquer des concepts", alors Michela Marzano n'est pas philosophe, mais plutôt essayiste appliquant au présent les leçons des grands penseurs. Mais ce n'est pas un reproche. Beaucoup a été dit par le passé. 

 

Le management contemporain incite à nous concentrer sur "la confiance en nous", à ne pas monter nos faiblesses, à nous valoriser sans cesse et à être lisse. La confiance en autrui, au sens où il s'agit de baisser la garde, n'est pas compatible avec la doxa libérale. C'est le modèle du contrat qui prévaut partout. Le contrat de gré à gré. Le "donnant donnant" ou le "gagnant gagnant" de Ségolène Royal (concept qui démontrait bien l'intoxication libérale de la gauche à ce moment)... 

 

Dans l'économie, l'amour, le contrat serait la solution... Même des gens (qui se croient) de gauche, comme par exemple (ça c'est moi, pas Marzano), ce vendeur d'amulettes qu'est Michel Onfray, nous expliquent que le contrat c'est le nec plus ultra de l'humanité réalisée.

 

M. Marzano nous invite à accepter l'incertitude, la vulnérabilité liée à la confiance, et à ne pas nous isoler dans la simple confiance en soi (qui n'est pas possible sans autrui), nous assécher dans le pur abandon ou la logique froide du contrat.

 

La philosophie libérale est bien résumée par la phrase de Mandeville : "les vices privés font les vertus publiques". Adam Smith prolongera cette intuition. Pour lui, l'intérêt général ne peut être que la somme d'intérêts particuliers. L'amour propre, la recherche de l'intérêt égoïste, sont des données anthropologiques centrales sur lesquelles on doit bâtir toute espérance humaine. La confiance n'a aucun rôle dans ce modèle. Seul le contrat abrupt est raisonnable. Il permet aux intérêts égoïstes de s'articuler.

 

Pourtant, le calcul égoïste peut être moins porteur pour l'humain que la coopération (donc la confiance). Le fameux dilemne du prisonnier le démontre parfaitement.

Deux prisonniers sont séparés et on leur fait trois propositions :

- Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu es libre et ton complice va dix ans en prison

- Si vous vous dénoncez tous deux, ce sera cinq ans pour les deux.

- Si personne ne dénonce, un an pour les deux.

Le simple calcul égoïste d'Adam Smith conduit les prisonniers à dénoncer. Pourtant le mieux serait de se faire une confiance risquée, et ainsi de minimiser la peine. La confiance peut payer.

 

Toute l'économie, la crise des subprimes l'a montré, repose sur la confiance. Sans elle tout peut s'écrouler. L'institution de la monnaie tient sur la confiance. La célèbre banqueroute du système de John Law, qui a retardé considérablement la création du papier monnaie en France, l'avait montré.

 

La croissance et l'emploi reposent sur la confiance. Mais une contradiction flagrante empoisonne la société libérale : elle demande la confiance, mais la sabote sans cesse, en prônant le chacun pour soi, mais aussi en répandant l'incertitude. Sans stabilité des relations, la confiance est condamnée. Pourquoi investir, emprunter, si on ne peut croire en rien de tangible ? Si le politique n'est plus crédible. Si les institutions comme les banques sont faillibles, voire clairement mensongères ?

 

Le libéralisme dit : "ne compte que sur toi même"... Et les conséquences en sont la stagnation, l'attentisme, la précaution, la faiblesse de l'innovation.

 

Nous vivons aujourd'hui dans le cercle vicieux de la défiance. Nous y répondons en augmentant les normes partout. En nous accrochant à ces normes et dénonçant leur oubli. Et face à ces angoisses, nous préparons d'autres normes. Une course à la stérilité.

 

Faute d'une saine confiance, la transparence absolue est réclamée partout. C'est une impasse. Car avoir confiance signifie avoir quelque chose à confier, justement. C'est la chose dissimulée au regard qui peut être confiée à l'autre, créant ainsi le lien.

 

La traque du mensonge, érigée en croisade citoyenne, est aussi une erreur fondamentale. Car dire la vérité n'est pas toujours indispensable, voire utile. Il y a des mensonges justifiés et même vitaux.

 

On doute de tout aujourd'hui, de la moinde information (le complotisme). Or, l'auteur nous incite à redécouvrir Descartes, celui qui a fait du doute le fondement de sa philosophie. Il ne présente pas le doute comme une fin en soi. Le doute ne vaut que parce qu'il permet une certitude : "je suis". Le doute permet donc vite de ne plus douter.

La suspicion partout est une impasse pour l'humanité.

 

La logique contractuelle est un faux semblant. Elle ne suffit pas, elle n'est pas aussi riche que la confiance.  Et en bien des domaines, elle ne fonctionne pas, par exemple en amour. Ainsi, compte tenu de la nature du désir, changeant, la promesse contractuelle n'a pas de valeur. Le "Je" est changeant. Le désir est mystérieux à soi-même, opaque et complexe, il n'offre aucune assurance pour l'avenir. Donc l'amour suppose d'accepter l'incertitude, la possible défaillance de l'autre un jour, la possible déception. Dans "Le Banquet", Platon le dit joliment : "l'amant seul peut jurer, et s'il passe outre à son serment, obtenir le pardon des Dieux. Car ce n'est pas un serment celui où est mêlée Aphrodite".

Il y a, dans l'amitié ou l'amour, un désintéressement qui est contraire à la froideur méfiante du contrat.

 

Dans la relation thérapeutique, on voit aussi que le contrat ne fonctionne pas. Il convient de faire confiance. Un Médecin ne doit pas forcément dire la vérité, alors qu'un modèle contractuel l'y obligerait.

 

Face à ce conflit entre l'égoïsme libéral et la nécessité de faire confiance car on ne peut pas vivre en autarcie, une part de l'humanité résout le problème en fuyant en avant. Les héritiers des grands mystiques, ce sont les sectes. Mais en plongeant dans l'abandon, on renonce à la confiance en soi. La confiance véritable suppose d'avoir confiance en soi pour pouvoir se livrer, justement, et établir des liens enrichissants. L'abandon est un saut dans l'abîme très dangereux, alors que donner sa confiance est un saut dans la seule incertitude. Par l'abandon, on se met à la merci de l'autre.

 

La confiance suppose une certaine dépendance à l'autre cependant. On donne sa confiance sans garantie de réciprocité. Mais c'est à ce prix que se réaliser est possible. Car la méfiance exacerbée ne conduit à rien, sauf au déssèchement solitaire.

 

La capacité à être confiant se construit tôt, dans l'enfance. Lorsque l'enfant apprend à être autonome, et à faire confiance à ses parents qui le laissent seul mais reviennent. Il éprouve ainsi la permanence des liens. De même, c'est dans l'enfance, que se construit cette confiance en soi, favorisée ou bien étouffée, qui est si nécessaire à la découverte d'autrui. Ceux qui n'ont pas développé cette confiance en soi et en l'autre, réagissent par l'enfermement (tel Daniel Auteuil dans "un coeur en hiver" de Claude Sautet), par un don juanisme qui conduit nulle part, ou par une incapacité à accepter l'autre dans son altérité (dérives fusionnelles à répétition).

 

La confiance n'est possible que si l'on admet la possibilité de la trahison ou de la défaillance. La confiance "recèle en elle-même le germe de la trahison". Elle implique d'accepter l'opacité de son partenaire. De savoir que le changement est une donnée de la condition humaine. D'accepter que l'on peut se blesser. Dans le cas contraire, rien ne peut être authentiquement vécu. Les humains ne sont pas auto suffisants, ils ont besoin de créer des liens.

 

Michela Marzano nous incite à penser que le problème n'est pas la possible trahison un jour. Cela on ne peut pas sérieusement le conjurer. Car la passion ne se décide pas et ne se prévoit pas. Le vrai problème est le mensonge planifié, manipulateur, pour arriver à des fins. Cela c'est insupportable. Mais on ne peut pas confondre ce mensonge avec l'impossibilité de dire ce qui sera véritable dans l'avenir.

 

La confiance, c'est accepter la nature versatile et mystérieuse du désir, et c'est donc "prendre au sérieux le désir de l'autre". Comme Clint Eastwood qui accepte de débrancher le respirateur de sa protégée dans "One million dollar baby" parce qu'il comprend que c'est son souhait profond, malgré lui.

 

Ce que nous promet la confiance si nous en sommes capables, n'est possible qu'au prix du "lâcher prise". C'est ce à quoi nous encourage Mme Marzano, avec subtilité et raison.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 août 2012 7 05 /08 /août /2012 02:41

 

 filmsromantiquesneeson07.jpg

Placer d’éminentes médiocrités à de brillantes fonctions, ce n’est pas l’apanage de notre époque, loin s’en faut. Je ne sais pas si c’est rassurant.

C’est ainsi que la Société Royale des Sciences du Danemark organisa en 1810 un concours de philosophie ayant pour sujet le fondement de la morale. Arthur Schopenhauerfut le seul à y répondre. Il ne remporta pas pourtant pas le concours…Le jugement lapidaire du comité précise notamment que le ton employé à l’égard de grands philosophes de l’époque n’est pas admissible… Eternelle est cette tendance irrépressible des médiocres parvenus à s’inquiéter de ne pas faire de vaguelettes… C’est leur repère essentiel dans l’existence. Le conformisme coule dans leurs veines. C’est à ça qu’on les reconnaît.

La morale kantienne prétend que la loi morale universelle est la suivante « n’agis que d’après des maximes, dont tu puisses aussi bien vouloir qu’elles deviennent une loi générale de tous les êtres raisonnables ». Pour ceux qui comme moi considèrent cette idée comme le stade le plus raffiné de l’hypocrisie bourgeoise – hautement raffiné certes – l’essai de Schopenhauer rédigé pour le concours,  intitulé « Le fondement de la morale » est jubilatoire.

On n’est pas obligé d’en partager tous les aspects, et ce n’est pas mon cas (son obsession contre le judéo christianisme est notamment de très mauvais augure, mais ce serait anachronique de l’assimiler à ce qui s’ensuivra en Allemagne. Sa misogynie est violente. Sa croyance en la toute puissance de l’inné est absolument critiquable), mais on appréciera la méthode efficace et sans détour dont le philosophe use pour fracasser l’édifice kantien, devenu la pensée officielle d’une bourgeoisie triomphante.

 

Depuis que j’en ai pris connaissance, j’ai toujours « soupçonné » la pensée Kantienne d’avoir été là pour fournir ses lettres de noblesse à la nouvelle culture dominante au début du dix-neuvième siècle. Il a donné tout son éclat à ce qui, finalement, n’est que le nouvel outil d’autorité parmi d’autres d’une classe parvenue au sommet. La bourgeoisie, après avoir déboulonné les principes de l’ancienne société pour en finir avec le privilège de naissance, doit vite trouver une nouvelle morale de l’ordre établi et de la discipline, et former des théologiens d’un nouveau genre (si vous en voulez un exemple contemporain, songez à Luc Ferry). C’est la fonction de la morale kantienne d’en être la plus belle expression. Il fallait trouver un successeur bourgeois à la morale venue du ciel, qui légitimait auparavant l’aristocratie. C’est « l’impératif catégorique », sa formule laïcisée finalement, qui s’en chargera. Un impératif hypocrite, faussement universaliste, dédié à l’obéissance, faisant fi des divisions sociales et du caractère truqué du capitalisme, poussant l’être humain à accepter son sort en respectant les règles du jeu existantes, ignorant la réalité brutale du monde où tout est censé être réglé depuis la déclaration abstraite des droits de l’homme. L’impératif catégorique n’empêchera d’ailleurs nullement ses adeptes de coloniser violemment, de traiter la classe ouvrière plus mal qu’une matière première.

Ce n’est pas par ce versant matérialiste que Schopenhauer s’en prend «  aux pures fantaisies » de Kant, mais il en dévoile, à sa façon bien à lui, tout l’artifice, jusqu’à la ridiculiser. Et moi en plus, il me convainc tout à fait quand il définit les vrais fondements de la morale, qu’il trouve dans l’expérience humaine.

Schopenhauer est un philosophe très surprenant, très direct et lapidaire, cruel fréquemment. Soucieux avant tout de réalisme et méfiant envers les belles formules de la philosophie. Il use de l’ironie comme personne et s’avère même très drôle à certains moments. Ainsi quand il accuse Kant de reclasser les restes de la vieille morale des théologiens en croyant la surpasser :

« Kant, avec son talent de se mystifier lui-même, me fait songer à un homme qui va dans un bal travesti, qui y passe sa soirée à faire la cour à une beauté masquée, et qui pense faire une conquête : elle à la fin se démasque, se fait reconnaître : c’est sa femme. »

Son essai de philosophie, tout à fait mégalomane (lui et lui seul dans l’histoire de la pensée a compris ce qu’était la morale…) ressemble à un pamphlet contre la pensée majoritaire des philosophes de son époque. Faire sourire franchement avec une discussion sur le fondement de la morale, y compris dans sa dimension métaphysique, avouons que ce n’est pas donné à tout le monde. Et puis il y a aussi chez ce penseur très libre (proche de Hobbes dans son idée de guerre de tous contre tous mais aussi du Rousseau qui souligne la répugnance à voir souffrir son semblable) un recours appuyé à la pensée orientale, très inhabituel en son temps évidemment. Une pensée donc fracassante, originale (il consacre de longs passages à la critique de la cruauté envers les animaux, à rebours de Descartes mais aussi de Kant pour lequel les animaux ne doivent pas être maltraités par simple « devoir » à l’égard de l’homme). Et à mon sens Schopenhauer touche souvent très juste.

Pour Kant donc, il y a des « lois morales » pures. Il s’agirait d’une « nécessité morale ». Pour A.S c’est une absurdité : qui dit nécessité dit obligation, commandement. Or les nécessités de Kant, du type « tu ne dois jamais mentir » ne s’imposent jamais en réalité. Ce que je fais a toujours mon consentement en vérité. Les prétendus « devoirs moraux envers soi-même », comme de bien se conserver, n’en sont pas : « la peur suffit déjà à nous donner des jambes, sans qu’il soit nécessaire encore d’y adjoindre un ordre du devoir ».

Les lois pures de Kant, sont des « coquilles vides » qui prétendent s’opposer à la puissance de l’égoïsme humain. Comment peut-on penser que de simples idées dans l’air soient assez fortes pour cela ? C’est impossible et donc là ne peut pas être le fondement de la morale. Il lui faut une base plus solide.

Pour Kant, une action morale relève du devoir et uniquement du devoir. Commentaire  de Schopenhauer : « théorie qui révolte le vrai sens moral. Apothéose de l’insensibilité ». Kant réduit le fondement de la morale à de l’a priori, sans aucun fondement dans l’expérience. C’est cela son erreur. Le ressort de la moralité ne peut être qu’un objet d’expérience et pas une loi qu’on irait se chercher. Qui irait la chercher d’ailleurs ?

Et là j’adore….

«  des concepts purs, abstraits, a priori, sans contenu réel, qui ne s’appuient en rien sur l’expérience, ne sauraient mettre en mouvement le moins du monde les hommes »…

Quelle phrase cinglante que l’on devait faire méditer à tous ceux qui aspirent à quelque rôle dirigeant dans la société.

 

Quelle bizarrerie que cet être humain selon Kant qui face à une situation donnée se demanderait d’abord ce que tout autre être devrait faire…

Kant confond de plus raisonnable et vertueux. Alors que l’expérience humaine montre facilement que l’on peut facilement être raisonnable et vicieux à la fois. La déraison et la générosité peuvent aussi se combiner.

Le caractère de l’impératif catégorique de Kant, c’est qu’il est censé être déconnecté de toute espèce d’intérêt pour l’individu. C’est donc d’agir sans motif que Kant nous parle… « un effet sans cause ». Cela n’a aucun sens.

Alors quel est le fondement de la morale ? Il faut qu’il soit puissant et accessible à tous, pour pouvoir s’opposer – et il y parvient souvent – à la puissance de l’égoïsme.

Car le motif le plus profond chez l’homme comme chez l’animal, c’est l’égoïsme, « le désir d’être et de bien être ». « Chacun fait ainsi de lui-même le centre de l’univers, il rapporte tout à soi ». L’être humain se connaît immédiatement, mais ne connaît autrui que par l’idée qu’il s’en forme (ce en quoi Schopenhauer, à mon sens, peut être dépassé). Le monde humain est ainsi une démonstration d’égoïsme immense, sous de multiples variétés, et parfois sans aucune limite imaginable.

Fait important : c’est seulement par rapport à autrui qu’une action peut être morale ou immorale. Pour que mon action soit morale, il faut donc que le bien d’autrui soit pour moi, directement, un motif, au même titre que mon bien à moi d’ordinaire.

Il faut donc que je m’identifie à autrui.

C’est là le processus de la pitié, une participation aux douleurs d’autrui. C’est là « le principe réel de toute justice spontanée ». Schopenhauer concède immédiatement qu’il y a dans cette opération un « mystère », mais qu’il va essayer d’éclaircir. Et cela en passant par la métaphysique. La compassion a toujours existé, et dans des diversités de situations. On peut trouver que c’est un « sol bien maigre » , mais selon l’auteur, un peu désabusé, c’est déjà assez pour le peu de justice que l’on trouve en ce monde…

Le rôle éminent de la pitié, et là l’auteur est passionnant, est démontré par le fait que finalement la diversité des religions et de leurs dispositifs moraux n’a pas eu grand impact sur la réalité des comportements. Ainsi en Grèce ancienne, la morale religieuse consistait simplement à respecter les serments. Et pourtant les grecs n’étaient pas plus monstrueux que d’autres. C’est qu’ils avaient la compassion eux aussi.

Si on trouve moins immoral de voler de l’argent à un riche qu’à un pauvre, ce n’est pas le fruit d’un impératif catégorique, c’est que l’on sait que le vol sera plus dommageable au pauvre, et que donc notre compassion est sollicitée.

Alors pourquoi certains compatissent alors que d’autres se complaisent dans la cruauté ? Ceci est le fruit de l’inné selon Schopenhauer. On ne peut être que ce que l’on est. Et on ne change pas : « la vertu est mère de la nature, non de la prédication ». Schopenhauer est d’un grand pessimisme social. On peut imposer la légalité mais pas la moralité. On peut éclairer certes, montrer les vraies conséquences des actes, mais cela ne rendra pas les êtres humains différents de ce qu’ils sont. Pour ma part, je ne suivrai le philosophe ni sur le chemin de la croyance en l’inné souverain, ni sur l’idée d’une non perfectibilité. Mais Schopenhauer écrit au début du 19eme et en cela il a quelques circonstances atténuantes que de longues décennies de sciences humaines lui retireraient.

Une fois le fondement de la morale établi, à travers la compassion, il faut en trouver la source ultime. Pourquoi cette faille dans l’égoïsme ? La source est clairement métaphysique pour Schopenhauer. Et là il lui faut avoir recours aux pensées orientales. Mais un rastafari s’y retrouverait aussi… Comme quoi les chemins sont nombreux mais l’on se croise souvent…

Chez l’humain qui a pitié, qui est charitable, il n’y a pas de différence marquée entre soi-même et les autres. La question, finalement, c’est qu’est-ce qu’être soi ? On peut être soi différemment qu’en se centrant sur son enveloppe corporelle.

Et là le philosophe reconnaît tout de même sa dette à Kant. Qui distingue, après Platon « la chose en soi » et « le phénomène ». Seul le phénomène s’offre à nous dans l’espace et le temps, sous une forme multiple. La multiplicité est donc le fruit de l’Unique. Les hommes sont la manifestation d’une humanité.

 

Ainsi celui, rare, qui ne sépare pas le Moi et le Non Moi ne se trompe pas. Il n’est pas victime d’hallucinations. Il est dans le vrai. La pitié n’est que la traduction de cette unité fondamentale de l’humanité.

Certains êtres humains se disent donc en face d’autrui : « c’est moi encore ». J'ai une amie par exemple qui est révoltée contre la prostitution, elle ne supporte pas cela, et quand elle en rencontre elle pense : "mais je ne peux pas laisser cela se dérouler, car ce sont mes soeurs !". On pensera ce qu'on veut de sa position abolitionniste, mais on ne pourra pas lui dénier une véritable grandeur d'âme.

Il me semble à moi lecteur qu’il y a deux façons de recevoir cela : on peut se dire que cette distinction entre l’Unique inaccessible et le multiple perceptible est encore une resucée mystique des arrières mondes, et que le philosophe était bien fatigué à la fin du livre. Ou alors on peut se dire qu’après tout, toute vie sur terre procède d’une même source unique, apparue un jour dans un drôle de bain de culture. Et que le sentiment d’unité a finalement des bases réelles.

Le fondement de la morale, ce serait donc un refrain de reggae… One love… Il y a pire, non ?

 

Partager cet article
Repost0
17 mai 2012 4 17 /05 /mai /2012 21:57

logo.gif

 

Malgré son nihilisme et son relâchement presque assumé, l'essai de Frédéric Schiffter, intitulé "le Bluff éthique", est intéressant à lire. Comme tout pamphlet, écrit clairement dans un langage très commun, sans plus d'affectation pédagogique que cela (comme quoi c'est possible) il a un aspect jubilatoire. Lire un pamphlet c'est un peu comme se régaler devant une scène de baston dans un western.

 

Intéressant parce que marginal dans son approche, arrimé à une tradition décriée (les ultra réalistes ou pessimistes, qui vont des sophistes à Cioran et Wittgenstein, en passant par Hobbes, Machiavel). Là ou cette pensée pessimiste risque évidemment de déraper, et où elle est contestable et très vite friable, c'est lorsqu'elle assène une vérité simple (alors qu'aucune vérité n'est censée exister à ses yeux, contradiction interne intenable...) selon laquelle l'Homme serait une bête sauvage dont il n'y aurait rien de plus à attendre. Ce vieux fond des pensées conservatrices.

 

A quelles idoles s'attaque le livre ? Et bien à l'humanisme en général mais surtout à ces philosophes, assez lus aujourd'hui, qui prétendent que la philosophie c'est apprendre à vivre heureux. Schiffter déboulonne ce "blabla éthique" aujourd'hui omniprésent, dans les librairies comme dans la mode des "cafés philos". Les quelques philosophes un peu connus du grand public aujourd'hui donnent tous dans cette veine : qu'ils se prétendent héritiers de Kant (Ferry), d'une pensée rationaliste et laïque plus large (Comte Sponville), des spiritualités orientales (lamas et compagnons de route), ou du     démagogique nietzschéïsme de gauche de Michel Onfray (qui en prend pour son garde, comme ses fans, qualifiés de Don Quichotte et Sancho Pancha).

 

Or, et cela se discute mais se tient, la philosophie pour Monsieur Schiffter n'a pas pour but de donner la formule magique du bonheur, mais d'élucider le réel. Dans toute sa tragédie s'il le faut.

 

L'auteur nous dit de suite, et ce n'est pas pour me déplaire, qu'il sait sa charge inutile. Comme Sganarelle face à Don Juan, le crédule veut être crédule... La Raison a ses limites dans le travail de conviction. Schiffter ne se prend pas vraiment au sérieux, car il n'est vraiment sûr de rien. Et s'il est pugnace, c'est un peu par jeu. Il n'a rien d'un Croisé et d'ailleurs après avoir écrit son essai il a du vite en retourner à sa planche de surf (il est aussi l'auteur d'une "philosophie du surf"...). Ce qui semble l'amuser surtout, c'est de briser un consensus.

 

Pour Schiffter, le monde n'existe pas en fait. Au sens où le monde est une totalité délimitée et maîtrisable par la pensée.  Le concept de "monde" n'est que l'expression de notre désir de sens. Ca sent son Schopenhauer (on l'abordera bientôt dans ce Blog d'ailleurs...). La philosophie, à l'instar de la religion, n'est donc qu'un anthropomorphisme, en particulier depuis Aristote qui a pensé le monde comme un ordre cohérent auquel se conformer.  Tout cela, pour l'auteur, n'est que le signe de l'impuissance de l'homme qui cherche à se protéger de la terreur.  Privé de Dieu, privé des messiannismes laïques, le contemporain est bien embêté... Alors il cherche refuge dans des sagesses portatives, que les philosophes éthiques s'empressent de fournir. Ces sagesses se présentent comme des modes d'emploi afin d'être véritablement humain dans ce monde de brutes.

 

Ces sagesses sont des escroqueries, car de même qu'un porc ne peut pas être plus porcin, un humain ne peut pas être plus humain... L'homme est un prédateur, une bête sauvage et cruelle, un être mu par des pulsions infiniment égoïstes. Et il faut en prendre acte si on veut bien s'organiser, aussi bien individuellement que collectivement. Ouaaaaaaah. Hobbes est appelé à la rescousse pour rappeler ce qui est une évidence aux yeux de l'auteur, et il y ajoute même une ou deux statistiques sur le nombre de meurtres par minute dans le monde... Sans décompter par ailleurs en colonne débit les milliards de vies dignes et solidaires qui coexistent avec la pire réalité.

 

L'essai devient vraiment intéressant quand il replonge dans les sources de la philosophie éthique. Aristote est celui qui a planté profondément cette idée selon laquelle le comportement individuel et l'ordre social doivent se conformer aux lois du cosmos, lois parfaitement illusoires car tout n'est que chaos. Mais Schiffter s'étend longuement sur les deux pensées concurrentes dans le monde greco-romain : l'Epicurisme et le Stoïcisme, en insistant sur leurs volets cosmologiques, souvent mis de côté par les écrivains éthiques d'ailleurs.

 

Schiffter critique ces deux logiques, même s'il sauve partiellement Epicure.

 

Ce qui est juste pour lui chez Epicure, c'est qu'il se réclame d'une physique aléatoire et chaotique.  Mais il entrevoit une éthique possible comme médecine de l'âme. Il s'agit pour lui de chasser certaines idées fausses : par exemple la mort n'est pas un problème puisque nous ne la connaîtrons pas (c'est l'illusion brisée la plus connue). Mais pour Schiffter, une éthique unique et stable est un non sens dans un univers incertain, chaotique. Aucun homme ne peut montrer le chemin à un autre.

 

Le stoïcisme, pour Schiffter, est pire encore. De Zénon jusqu'à Marc Aurèle en passant par Sénèque et Epictète, le monde est considéré comme rationnel. Donc le problème est dans l'âme de l'humain qui peut échapper au malheur s'il se réforme. Schiffter considère qu'il s'agit d'une pensée qui fait de tout homme un coupable (ça se discute, car il n'y a pas de victime dans le stoïcisme, et c'est donc difficile d'imaginer un coupable). A ce jeu là, les prédicateurs chrétiens seront plus cohérents et submergeront le stoïcisme dominant.

 

Chemin faisant, Schiffter réhabilite les sophistes tels Gorgias ou Protagoras, qui ont été les seuls dans le monde antique à démystifier les ruses du langage, et permis aux citoyens de se méfier des discours. Celui qui prétend aider autrui n'est qu'un manipulateur, et les sophistes l'ont démontré par l'exemple. Dignes précurseurs de Machiavel et de Baltasar Gracian. Les sophistes sont comme ces présentateurs de Canal Plus qui agissent comme sur TF1 mais en nous adressant des clins d'oeil signifiant : "je ne suis pas dupe, tu n'es pas dupe de ce que nous faisons là"...

 

Socrate, dévoyé par Platon, était en réalité un lointain précurseur de Wittgenstein pour qui tout est biaisé par les jeux de langage et l'impossibilité à faire correspondre les mots et les choses, ce qui fait qu'on discute sur des sables mouvants et que rien n'est accessible à la raison d'une certaine manière. Socrate interrogeait sans cesse le langage dans ses aspects mensongers.

 

Ces sagesses inspiratrices des manuels éthiques vendus aujourd'hui ont un point commun : on  peut se sculpter en philosophe comme on s'entraîne à devenir un athlète. On parle ainsi d'"exercices spirituels".  Et pour y parvenir on a besoin d'un coach... Les philosophies éthiques reflètent ainsi, comme toujours chez les pessimistes, un désir de domination habilement déguisé.

 

Plus intéressante est la critique fulgurante opérée de cette idée, qu'on retrouve dans les sagesses, d'apprendre à  "vivre au présent". Pour Schiffter- et reconnaissons qu'il marque là un point- ce n'est pas envisageable pour l'humain : "il n'y a que la douleur physique qui rive un homme au présent". Chacun saisit aisément ce que cela signifie. On ne devrait pas raconter d'histoire : "vivre c'est perdre". C'est être cerné par la mort. Il existe certes des expédients comme le divertissement, la pharmacopée, et de fugaces moments d'euphorie, mais cela ne change rien à l'affaire. La seule alternative possible pour échapper à sa condition, c'est le suicide. Pas très enthousiasmant en effet.

 

La faiblesse de ce livre, c'est sa misanthropie radicale. C'est la nature vile de l'être humain qui empêcherait tout projet éthique stable d'être crédible.

 

Schiffter pressent sans doute que là est sa faiblesse, il nous éblouit donc de références majestueuses aux oeuvres de Jacques Petit, Gracian (que je sais très lu et apprécié chez les politiques cultivés, dont certains sont au gouvernement, ce qui en dit long sur leurs préoccupations. Je ne l'ai pas directement lu, cet "homme de cour" mais je ne vais pas le rater). Ces auteurs sont absolument pessimistes sur la capacité de l'Homme à dépasser son égoïsme foncier. Le livre cite d'ailleurs une phrase glaçante  de La Rochefoucauld (il est vrai troublante quand on pense à notre réaction face à des génocides par exemple): " nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui".

 

Ainsi, seul le droit et la force organisée pourraient apaiser le monde et y apporter un peu de stabilité, mais jamais la paix et la sécurité, les pulsions humaines étant ce qu'elles sont. Et Schiffter émet ici une affirmation importante : la morale ne peut pas fonder le droit, c'est le droit qui fonde nécessairement la morale. Il ne peut ainsi y avoir de morale que telle qu'exprimée par la loi... Formidable nouvelle pour tous les cyniques qui s'abritent derrière les limites de la Loi et coupent court aux débats en disant : "c'est tout à fait légal" ! 

 

A mon sens, c'est ignorer que la loi ne peut pas envahir toute l'activité humaine, ce qui serait le totalitarisme poussé à sa fin ultime, ce qui est irréalisable en réalité (les expériences totalitaires ne légiféraient d'ailleurs pas sur tout, et avaient besoin de l'arbitraire pour pouvoir toucher à tout). Et c'est aussi ignorer que la loi n'est heureusement pas figée, elle est évolutive. Et elle change et se recrée sous l'effet de la contestation ou de la revendication morales. La morale est un carburant de la loi, et la morale a sa place dans la vie.

 

Intéressante est la comparaison entre deux leçons philosophiques tirées par deux figures de la Résistance : Albert Camus et Julien Freund. Camus, s'il penche pour une vision absurde du monde, pense que la valeur première doit être l'Homme. Il se rallie à un humanisme de principe, universaliste. Les horreurs de la guerre ne l'ont pas découragé de l'Humain, au contraire ils l'ont poussé à ériger l'humanisme comme un principe intangible, qui ne doit jamais céder à des idéologies historiques. Pour Freund, la conclusion est tout autre : il sort du Maquis avec une vision qui se veut ultra réaliste. Ce n'est pas la politique qui crée du conflit, c'est le conflit qui crée la politique. l'Etat est le produit d'un équilibre des forces internes et d'une confrontation à l'externe. L'éthique occulte l'essence du politique, qui est un antagonisme. La politique engage le commandement et l'obéissance, la délimitation du public et du privé, distingue les amis et les ennemis. Se saisir du monde, c'est accepter cette dimension du politique. Vaste débat, mais les arguments de Freund sont à prendre au sérieux, même si ce pessimisme peut glisser vite vers l'idée que l'être humain n'est bon que pour la dictature. Et quand on entend (comme en ce moment) des expressions râbâchées comme "france rassemblée", "nation apaisée"... On peut penser que ces formules sont assez éloignées de la réalité violente de nos rapports sociaux. Cette violence est réelle et pas une attitude.

 

L'admiration commune que je partagerais avec l'auteur est celle de Montaigne. Dont il rappelle la belle phrase fataliste selon laquelle on a "la sagesse de ses organes" (la vie passe, et la pensée n'est qu'un reflet ou une justification des élans du corps).

 

En définitive, je ne suivrai pas un instant Schiffter sur le chemin caricatural de l'humain diabolique.

 

D'abord parce qu'il y a une contradiction : si le bien et le mal n'existent pas car rien n'est stable, alors pourquoi renvoyer l'humain au mal constant ? Serait-ce la seule vérité stable ?

 

Ensuite parce que si l'Histoire et le présent saignent abondamment, et que la liste des horreurs portées à notre connaissance atteint les limites de la galaxie, on ne les met jamais en balance avec tout ce qui se déroule bien dans notre vie, et qui est incommensurable. Tous ces moments de bonheur partagé qui ne sont pas prescrits. Il me semble que l'humain n'est ni bon ni mauvais, bien au contraire. Il est tout autant social que prédateur. 

 

Schiffter balaie d'un revers la pensée de Levinas selon laquelle l'autre, différent, nous constitue d'emblée dans notre existence, par son simple visage apparaissant à notre regard de nouveau né. Mais il me semble que c'est démontré par les enfants chaque jour. Il m'apparaît que l'homme a un potentiel énorme de création et de destruction. Il n'est ni bon ni mauvais... bien au contraire... On peut sans doute désespérer des hommes qui nous entourent, de notre époque - beaucoup en ont des raisons légitimes - mais pas de l'"humain" en tant que tel.

 

Quant à la philosophie éthique, sans doute est-elle inefficace.  Car s'il suffisait de réfléchir pour être heureux, ce serait finalement assez simple. Et rien ne dit que l'intelligence ou que la vie consacrée à penser rendent heureux. Mais ça ne peut pas faire de mal, Monsieur Schiffter, que de fréquenter Epicure ou Zenon. Même répétés et déformés par de piètres successeurs autoproclamés. Et du moins cela nous permet-il de savoir que nos tourments sont partagés. C'est sans doute sur cette conviction, celle d'un sort commun à nous les humains, que Monsieur Schiffter écrit des livres pour être lu par autrui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
18 février 2012 6 18 /02 /février /2012 08:43

 

RTEmagicC_4f2703a181_jpg.jpg Dans ce Blog, j'ai déjà manifesté mon inclination pour la Renaissance, à travers Léonard de Vinci ou Montaigne. La Renaissance est le printemps de l'humanité, ce moment inouï où tout foisonne après une longue et relative hibernation.

 

Il me semble que nous aurions bien besoin d'un élan identique à celui de la Renaissance, même si notre époque ressemble parfois plus au Bas Empire Romain qu'à l'ère médiévale...

 

Pourquoi ce printemps ? Il n'est pas tombé du ciel. Ce ne fut pas une somme de coïncidences fortuites. Dans la philosophie matérialiste qui a ma faveur (l'existence précède l'essence pour résumer), la Renaissance peut être lue comme le coup d'envoi de la grande révolution bourgeoise. Elle l'annonce et la prépare, elle en envoie les premiers signes. La Renaissance s'exprime d'abord dans les villes, là où la bourgeoisie se dynamise.

 

Mais l'analyse historique matérialiste ne doit pas être bêtement mécanique. Si les forces matérielles sont en dernière instance le moteur des changements, les idées jouent un rôle essentiel. Elles annoncent les changements (parfois avec un prophétisme déconcertant), elles préparent le terrain et s'attaquent aux remparts de la société à abattre, elles mobilisent autour du grand dessein historique qui anime la classe montante. Pour briser la féodalité, c'est tout un rapport au monde qu'il fallait transformer.

 

Les grandes révolutions historiques sont donc précédées d'un bouillonnement d'idées.  C'est pourquoi il faut être toujours plus attentif à ce qui se passe dans la sphère de la réflexion et de la recherche. Les livres sont les lueurs qui nous annoncent la mort des étoiles.

 

C'est ce que nous montre le philosophe allemand Ernst Bloch dans un petit ouvrage sobrement intitulé "La philosophie de la Renaissance". Il s'y attache à expliquer, de manière tout à fait brillante et limpide, la pensée d'un certain nombre de philosophes de la Renaissance (qui annoncent Descartes et Spinoza, les deux philosophes majeurs de l'âge moderne et du rationalisme), parfois négligés, et de resituer leur pensée dans la perspective de l'ascension de la bourgeoisie européenne. Une ascension qui va d'abord passer par une alliance avec l'Etat central absolutiste, contre le féodalisme local, avant d'en découdre plus tardivement.

 

 

La philosophie de la Renaissance, c'est d'abord la célébration de l'activité : l'Homme invente et agit. Il prend des initiatives. C'est l'époque où les Médicis créent la première Banque à Florence. La bourgeoisie montante a besoin d'une pensée qui se préoccupe de ce qui se déroule sur Terre...

 

Cette activité est individuelle. L'individualisme bourgeois naît à ce moment là. On en trouve les traces dans le théâtre, avec au sommet Shakespeare. Mais dans bien d'autres domaines : pour la première fois, par exemple, la signature d'une oeuvre est un élément qui compte dans l'Art.

 

 

C'est ensuite la conscience de l'immensité du monde, concrétisée par la victoire des idées de Copernic, et la volonté de le conquérir, pulsions typiquement bourgeoises.

 

La Renaissance, sur le plan des idées, commence en Italie. La chute de Constantinople y ramène l'usage du grec. Marsile Ficin, en traduisant Platon en Latin, ouvre sans le savoir une réappropriation de la pensée antique qui va être l'étincelle décisive.

 

Une série de penseurs vont donc manifester des ruptures importantes, irréversibles, avec la pensée médiévale. Avec le génie de l'inventeur et beaucoup de courage : certains seront emprisonnés, et un des plus audacieux d'entre eux - Giordano Bruno - mené au bûcher de l'inquisition. Ces penseurs ont une ambition démesurée, puisqu'il n'existe pas en ce temps de cloisons au sein de la pensée. Ils embrassent le monde et l'univers, rien de moins.

 

On a oublié Patizzi et Pomponazzi. Le premier a ouvert le chemin du panthéïsme : avec l'idée d'un unique souffle de vie qui anime toutes choses, effritant la notion de transcendance. Le second va plus loin, en remettant en cause l'immortalité de l'individu, et en prétendant que les philosophes et les religieux ne peuvent pas se rencontrer, car ils touchent à deux domaines différents : "la nature et la grâce"... La sécularisation de la pensée humaine est en marche.

 

Giordano Bruno, ancien dominicain traqué par l'Eglise, est le plus prophétique de ces penseurs (pour les lecteurs de Marguerite Yourcenar, il est largement le modèle du personnage central de "l'Oeuvre au noir"). C'est le premier à expliquer que l'Univers est infini. D'après lui, notre sensibilité est insuffisante pour saisir le monde, incommensurable. Et Giordano Bruno annonce déjà les découvertes d'exoplanètes en 2011 : "croire qu'il y a seulement des planètes dont l'existence nous est connue à ce jour, n'est pas plus raisonnable que de s'imaginer que le ciel n'est peuplé d'autres oiseaux que de ceux qui passent devant notre petite fenêtre". Et ces planètes, bien entendu, recèlent d'autres intelligences que la nôtre.

 

Bruno associe dans sa pensée l'infiniment grand et l'infiniment petit : le point réalise la ligne qui réalise la surface.

 

Il persévère encore dans cette idée que la matière, dans un univers panthéïste, est le seul principe substantiel.

 

Avec Tomaso Campanella, pionner des utopistes, on voit déjà s'esquisser le caractère furieux du rationalisme, avant même qu'il ne triomphe de l'obscurantisme. Cet extrêmisme de la raison culminera dans les expériences totalitaires. Si le monde va mal c'est qu'il est désordonné, il faut le conformer à l'ordre universel. C'est l'idée d'un Etat Soleil.  Tout doit être organisé, au détail près.

 

L'Allemagne a donné aussi des penseurs à la Renaissance : d'abord Paracelse, qui inspira le personnage de Faust. Ce Médecin qui soulignait les correspondances dans le monde, et entre le monde intérieur et l'univers, prônait une "auto guérison" du monde par la Raison. L'alchimie reflétait cette idée d'une puissance illimitée de l'homme dès lors qu'il savait lire dans le réel. Paracelse imagine déjà l'Homonculus, soit un homme créé en éprouvette...

 

Il y eut aussi l'original et porteur Jakob Bôhme, dont l'originalité est de remettre au goût du jour la pensée manichéenne, exterminée avec la croisade contre les cathares. Bôhme est un cordonnier : un jour il regarde une assiette en étain et a une révélation : la lumière a besoin de l'obscurité pour exister. Il se lance donc dans la construction de la première pensée dialectique depuis Héraclite. Bôhme est le précurseur d'Hegel.

 

Avec Francis Bacon, haut personnage de la monarchie anglaise, nous trouvons la pensée d'une bourgeoisie nationale qui se prépare à prendre le pouvoir et à se lancer dans le capitalisme industriel.  On trouve cette avidité de pouvoir chez Bacon, pour qui la puissance c'est le savoir. Il permet la domination du monde, le "regnum humanum".  Le mot "technique" apparaît.

 

Le monde est régi par les causes, qu'il faut découvrir. Bacon en finit avec le vieux "finalisme" philosophique. Il n'y a que des causes dans un monde désenchanté. La séparation entre religion et science s'impose ainsi. Il faut, pour comprendre le monde, nettoyer son esprit des "idoles", et recourir à l'expérience. Bacon est le premier théoricien radical de l'empirisme.

 

Bacon écrira aussi son utopie : un monde régi par la technique qui conduit au bonheur. Dans cette "nouvelle atlantide" que n'aurait pas reniée Léonard de Vinci, on trouve des hélicoptères, le téléphone, la machine à vapeur...

 

La révolution de la pensée, c'est aussi le renouveau des mathématiques avec Galilée, Kepler puis Newton.  Les découvertes de Galilée dessinent un monde dynamique, rompant radicalement avec la vision médiévale. Il traduit aussi dans son domaine les valeurs de ces bourgeois qui ouvrent les marchés, secouent l'ordre économique et social. S'impose l'idée d'un univers régi par la raison mathématique.

 

Dès cette époque, les jalons sont posés pour une pensée politique nouvelle, avec les pionniers du droit naturel et du contrat social d'un côté (Altusius, Grotius, Hobbes), et le réalisme politique de Machiavel. Quant à Jean Bodin, il formule admirablement, à travers le concept de souveraineté, l'alliance entre les cités bourgeoises et la monarchie pour affaiblir les féodalités. L'idée est déjà nette de la souveraineté du peuple.

 

Belle histoire, que cette odyssée des idées, reflets des mouvements longs du monde, aussitôt réinvestis par les hommes pour aller de l'avant et continuer à tout bouleverser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 08:44

images.jpg J'ai lu " Le maître ignorant" du philosophe Jacques Rancière, censé être un texte important sur la pédagogie. Le fleuron d'une certaine pensée égalitaire (Rancière est un de ces penseurs fidèles au communisme, qui reviennent actuellement sur le devant de la scène intellectuelle).

 

J'en sors circonspect. Bon, le moins que l'on puisse dire est que je suis plutôt court en sciences de l'éducation et pour tout ce qui concerne ces débats entre pédagogues... Et je ne voudrais pas tomber dans des clichés faute de disposer de mises en perspective suffisantes pour éclairer ce livre.

 

Mais bon...

 

Jacques Rancière a déterré de l'oubli l'oeuvre et les expériences du sieur Joseph Jacotot, qui au début du 19eme siècle se lança, un peu par hasard au début, dans une révolution pédagogique qui resta lettre morte (ce qui désole Rancière). Le livre décrit cette expérience, sans vraiment entrer dans les détails historiques (c'est regrettable à mon avis car du coup le livre devient largement conceptuel et assez verbeux) et essaie d'en tirer les conclusions, en expliquant pourquoi la tentative de ce Jacotot si génial fut une hérésie que les institutions s'empressèrent de liquider.

 

Jacotot, qui par les aléas de la vie se retrouve à Louvain, doit apprendre le Français à des élèves qui ne causent pas un mot de français et avec lesquels il ne peut pas échanger. Faute d'autre solution, il se sert d'un livre de Fénelon (Télémaque) et de sa traduction. Il leur demande de le lire et de le répéter systématiquement, de tenter par la comparaison, d'en tirer une acquisition du français. Fénelon, c'est le français classique. Un bon début quoi... Puis il leur demande de parler en français de ce qu'ils ont lu. Et il est stupéfait du résultat : les élèves parviennent, sans qu'on leur ait appris quoi que ce soit, à s'exprimer correctement.

 

Jacotot va poursuivre en ce sens, sans jamais édifier un système. Son approche (plus qu'une méthode) va prendre le nom d'"enseignement universel". Elle montre qu'on peut enseigner un savoir sans le connaître soi-même. Elle vise non pas à "abrutir" (c'est le terme de Rancière) en imposant un savoir, mais à "émanciper", c'est à dire à démontrer à l'élève qu'il peut accéder lui-même au savoir, à partir de n'importe quelle parole humaine. Car "tout est dans tout" : on peut entrer dans le savoir, user de son intelligence, en prendre conscience, en saisir l'universalité, à partir de n'importe quelle création humaine, qu'il s'agira de comparer à d'autres pour avancer.

 

Jacotot met ainsi en avant une idée radicale : l'égalité de toutes les intelligences.

 

 

Autre idée forte de Jacotot : le langage n'est qu'une technique. L'intelligence préexiste au langage. L'idée qu'il faille enseigner un langage pour développer l'intelligence des élèves est fausse.

 

Il se heurte à la fois aux courants réactionnaires, qui défendent l'inégalité le plus vaillamment, mais aussi au progressisme républicain fondé sur l'idée du développement des intelligences, sur la notion d'instruction, sur la construction d'un système d'éducation progressif, gradué, un peu à l'image du développement de l'individu. Ce qui est subversif chez Jacotot c'est qu'il dynamite l'instruction et la nécessité des instructeurs. N'importe qui peut enseigner selon ses principes, et un maître qui ne connaît pas une note de musique peut enseigner la guitare, car enseigner c'est émanciper. Jacotot passera ainsi sa vie à recevoir des pères de famille ignorants pour leur expliquer rapidement comment émanciper leurs enfants et les conduire sur le chemin du savoir.

 

Jacotot aura des admirateurs, des continuateurs, mais au mieux ils intègreront l'émancipation dans un projet progressiste organisé, n'éliminant pas l'instruction. Mais Jacotot restera un hérétique car il remettait en réalité en cause la nécessité du pédagogue lui-même. L'instruction apparaît comme une domination, un pouvoir, et part au fond du postulat de l'inégalité de l'intelligence.

 

Ce qui me gêne dans le livre, c'est d'abord que Rancière assène que ça marche. Les élèves apprennent vite et bien. Voila donc, ça fonctionnerait. Des témoins l'ont affirmé et on les prend au pied de la lettre. Mais qui sont les élèves ? De quels résultats parle t-on ? La description du cheminement des élèves est très sommaire, et Rancière se concentre sur des développements conceptuels autour de cette notion d'enseignement universel, de ce qu'elle implique en termes de conception de l'homme, etc... Moi, désolé, ça ne me suffit pas.... Le philosophe aurait du emprunter un peu au sociologue ou à l'anthropologue.

 

Sans doute certains éléments sont-ils séduisants dans l'expérience de Jacotot et dans les réflexions qu'elles inspirent à jacques Rancière. L'idée que "tout est dans tout" me paraît excellente. Mais pourquoi écrire cela en 1987 ? Il me semble que l'Education Nationale a depuis longtemps intégré cette idée là, et la diversification des supports de l'enseignement est une vieille réalité.

 

Bien entendu, on peut aider quelqu'un à s'emparer d'un savoir qu'on ignore soi-même, car il y a des clés pour s'attaquer à ces forteresses, et le maître peut les apporter.

 

Quand Rancière via Jacotot parle d'"abrutissement", on peut aussi opiner du chef. Nous avons tous connu, malheureusement, le primat détestable du cours magistral... Ces tunnels d'heures de cours passés à écrire ce que le maître, le professeur, le maître de conférences alignait... Pour en tirer quoi ?  Nous savons tous aussi que les élèves sont soumis à un culte de la moyenne imbécile qui méprise leur propre rythme de développement, bref leur singularité. D'ici à conclure que toute "instruction" est "abrutissement", il y a un pas que je franchirai pas pour ma part.

 

L'idée de l'émancipation me plaît aussi. Si je replonge dans mon enfance, je vois bien que des démarches personnelles (la lecture des BD pour moi par exemple) m'ont peut-être plus formé à l'exercice du Français que bien des cours de collège. Mais cependant, auraient-elles été possibles, ces démarches émancipées, sans le soutien de bases fortes ? Sans cette part forcée de l'éducation, et pénible : apprendre à déchiffrer les syllabes, l'alphabet, réciter les nombres... J'en doute. Tout apprentissage intègre une part de contrainte, de souffrance aussi. Résumer tout cela à l'émancipation me semble un peu (faussement) candide.

 

Ce qui me gêne aussi dans la réflexion de Rancière, c'est qu'elle élude la transmission, sa beauté et sa grandeur. Elle réduit l'explication à la domination. Oui il y a un rapport d'autorité dans la transmission. Et alors ? Il y a aussi la grandeur de passer le relais, de ne pas repartir à zéro, de bâtir sur ce qu'a produit la génération prédécente. Aujourd'hui il y a un mépris de la transmission, cette idée qu'il ne faut pas prendre le temps de regarder ce qui s'est dit et pratiqué dans le passé. A la dissertation, qui utilise les grandes pensées du passé, on préfère l'expression de soi. Mais qu'exprime t-on ? Avant de s'exprimer encore faudrait-il se tourner vers ceux qui ont essayé de comprendre ! La pensée de Rancière, alliée à la facilité de l'expression de soi grâce aux nouvelles technologies, ne conduit-elle pas à mépriser le passé ?

 

D'autant plus que le postulat radical : "toutes les intelligences sont égales" rend inutile la transmission, finalement. "Toutes les intelligences sont égales", c'est tout de même une idée différente de celle des Lumières qui considère que tous les êtres humains sont également dotés en Raison.

 

Pour ma part je souscris tout à fait à cette deuxième idée, mais l'égalitarisme forcené de la première me laisse un peu pantois. D'abord parce que je ne suis pas certain, contrairement à Rancière, que l'intelligence est une seule et même chose. Ma nullité crasse en maths n'a jamais été démentie, même par l'effort... Et je ne suis pas sûr que ce soit faute d'émancipation de ma part...  Ensuite parce que je pense qu'il nous est impossible de comprendre comment Mozart devient Mozart, même si nous savons que tout le monde ne pourrait pas devenir Mozart (et d'ailleurs il n'y a eu qu'un Mozart et il n'y en aura plus d'autre). Et en définitive tant mieux, cela nous rend moins pérméable à l'action des pouvoirs... L'Homme est irréductible et c'est très bien. Sans trancher sur ce qui conduit les êtres à devenir eux-mêmes, si nous parvenions à l'égalité des droits, ce serait déjà très bien... Et nous en sommes très loins, nous nous en éloignons.

 

Au fond, Rancière est resté l'élève d'Althusser et le maoïste qu'il a été (je ne sais pas à quel point d'engagement). Dans le maoïsme occidental, phénomène petit-bourgeois intellectuel par excellence, il y avait la honte de soi. Et la volonté d'expier son statut privilégié à cette époque où les étudiants n'étaient qu'une minorité : d'où la fascination pour un prolétariat recréé de toutes pièces. Un de leurs slogans était tout à fait parlant : "Se mettre à l'école du peuple"... L'intellectuel est forcément un tyran en puissance, un exploiteur et un dégénéré, et il paie cela en allant s'établir en Usine (comme les intellectuels chinois qu'on envoyait de force à la campagne, ce qui déstabilisa l'économie du pays et entraîna des famines monstrueuses). J'avoue que pour ma part, issu d'un milieu populaire, je ne trouve pas qu'en progressant scolairement j'aurais dégénéré et je suis plutôt content de mon parcours et de ce que j'ai pu puiser dans l'école républicaine malgré tous ses défauts, son hypocrisie de machine à trier, et ses aspects proprement révoltants parfois. Je sais aussi ce que je dois aux "instructeurs" un peu sévères qui m'ont obligé à me mobiliser, à apprendre des leçons bêtement parfois. 

 

Rancière voit l'enseignement classique, bâti sur la progression, conçu comme une construction, comme un système de domination. Au contraire, il me semble que l'idée de construire sur des bases a montré son efficacité, a éduqué des générations. Et on sait ce que coûte l'insuffisance de bases. Le savoir a besoin d'être organisé, et cela n'est pas spontané. Cela relève de la transmission justement : de ce que nos prédecesseurs ont trouvé, expérimenté, et qu'ils nous lèguent. Comment se réclamer du progrès humain en abolissant la transmission ?

 

Enfin il y a une idée chez Rancière qui me déplaît foncièrement et me semble dangereuse : c'est l'idée que le langage est neutre. Qu'il n'influence pas l'intelligence. C'est une idée qui me paraît, justement, typique de quelqu'un qui a du accéder à un langage riche très vite dans son enfance. L'épanouissement de l'intelligence, me semble t-il au contraire, est très lié au langage qui lui donne forme. La nuance c'est la liberté. L'absence de nuance, c'est se faire berner. Les dominés sont des êtres privés de la puissance du langage, et des dispositifs puissants essaient de les flatter en ce sens, de les confiner dans la pauvreté du langage. Ne pas nommer c'est ne pas saisir la réalité. S'il y a une urgence dans le combat éducatif, c'est bien de défendre la puissance de la langue et de la diffuser. Dans ce Blog j'ai dit plusieurs fois mon admiration pour Georges Orwell, dont le chef d'oeuvre "1984" repose sur ce lien entre totalitarisme et appauvrissement du langage. Prétendre défendre l'"émancipation" comme Rancière et réserver au langage une place secondaire, c'est un contresens absolu. Telle est mon impression en tout cas.

 

 

Rancière reste sans doute marqué par sa jeunesse intellectuelle quand il écrit "le maître ignorant". Et au final je ne partage pas son enthousiasme pour l'enseignement universel même si l'apport de Joseph Jacotot, démontrant que le peuple pouvait apprendre, qu'il n'était pas condamné à l'obscurantisme, et qu'il n'y avait pas de différence de nature entre les sachants et les autres, est salutaire.

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 00:33

 

EXPLOSIONATOMIK.jpg

"Nous, fils d'Eichmann" : c'est sous ce titre qu'ont été publiées les deux lettres de Gunther Anders adressées au fils du planificateur de la Solution Finale. Une première lettre écrite à la mort du criminel de bureau retrouvé et condamné par l'Etat d'Israël, et une deuxième lettre écrite vingt cinq ans plus tard, en 1988. Le fils d'Eichmann (Klaus de son prénom) s'était solidarisé de son père, clamant son innocence avec les mêmes arguments qu'au procès : un fonctionnaire doit obéir aux ordres, et puis c'est tout...

 

(Anders - cousin de Walter Benjamin que nous avons croisé dans ce blog ( Et l'art ne fut plus jamais le même... (Walter Benjamin)) - était un philosophe allemand juif et antifasciste, qui échappa de peu aux nazis avec son épouse - Hannah Arendt (auteur elle-même d'un livre foudroyant sur le procès Eichmann (Eichmann à Jerusalem), où elle théorise la fameuse "banalité du mal").  Exilé aux Etats-Unis, Anders survit comme il le peut, vit des moments difficiles, se sépare de sa femme puis reprend pied dans la vie intellectuelle. Il rentre en Europe et s'engage contre l'arme atomique dont il souligne la continuité avec l'expérience totalitaire nazie. Anders, inspiré par Marx sera toujours un intellectuel libre, jamais affillié à un clan. Il dialogua certes avec l'Ecole de Francfort (Adorno et consorts) et avec Brecht, mais n'intégra jamais une clique.)

 

Ce sont deux belles lettres, courageuses car lucides. Elles essaient d'expliquer simplement pourquoi ce qui est arrivé à Eichmann n'a rien de surnaturel et d'inexpliquable... Ce serait si confortable de le penser...

 

Le monde de la division sans fin du travail et de l'impérialisme de la machine produit nécessairement des criminels de bureau. L'expérience nazie n'est donc pas une parenthèse diabolique et le plus probable est que l'humanité aura à affronter d'autres menaces de ce type, sous d'autres formes, et peut-être jusqu'à son suicide en tant qu'espèce. Anders touche là à une interprétation de type matérialiste de la Solution Finale, ou plutôt de son efficacité, très convaincante.

 

Cependant, tout en mettant à jour les racines profondes de l'inconcevable, Anders n'esquive pas la question de la responsabilité et met le doigt sur la différence fondamentale entre le planificateur Eichmann et l'huissier, la Secrétaire ou l'Ouvrier qui furent des rouages de la machine à exterminer.

 

Les lettres abordent un autre plan de réflexion passionnant : la question de la responsabilité des descendants. Klaus Eichmann est une victime, devant porter l'héritage de son père, mais il est lui aussi face à une lourde responsabilité. Anders l'interpelle, car il a le choix de deux issues : pérpétuer l'abjection, ou se révolter contre elle avec d'autant de portée qu'il s'appelle Eichmann.

 

Il s'agit avant tout d'une correspondance adressée à un homme. Gunter Anders manifeste toute sa capacité d'empathie envers le fils d'Eichmann pour comprendre son sort : ainsi débusque t-il ce moment sans doute atroce où le fils a saisi que ce criminel de masse et son père, ce père affectueux et prévenant avec lui, n'étaient qu'un seul et même homme. Il n'y a pas eu deux Adolf Eichmann. Le fils est empêché de porter le deuil, car le défunt n'est pas digne de respect.

 

Si nous ne devons pas imputer à Klaus Eichmann une responsabilité familiale, et ainsi l'intégrer parmi nous, et le respecter aussi comme une victime, la contrepartie est que Klaus Eichmann n'a pas le droit moral de se solidariser avec son père. Le fait d'être son fils ne peut pas être une excuse.

 

Klaus Eichmann placé face à ses options, Gunter Anders part à la recherche des causes du cas Eichmann, qui n'est pas un cas isolé mais bien un horizon de plus en plus probable pour l'humanité. C'est le versant hyper pessimiste de la pensée d'Anders : "la vraisemblance que nous gagnions la bataille contre la répétition est plus faible que celle de la perdre".

 

La figure d'Eichmann est devenue "inévitable" dans le monde de la technique. Notre capacité de représentation y est devenue considérablement inférieure à notre capacité de fabrication, tel est le drame.  Alors que rien ne s'oppose au développement de la technique et de la production, notre capacité de perception et de représentation de ce que nous réalisons reste très limitée. Le monde devient ainsi plus obscur.

 

C'est donc une illusion de penser que la technique nous rend plus éclairés. Bien au contraire, elle nous enfonce dans l'ignorance de la portée de nos propres gestes. C'est ainsi, et ici le philosophe touche un fait politique déterminant, que les puissants n'ont plus besoin d'exclure les dominés du savoir. Cela c'était dans l'ancienne société, où "les lumières" étaient un danger pour l'aristocratie. Aujourd'hui, il suffit de faire croire que tout est là, disponible, et que l'on sait. L'omniprésence de l'information est incontestable. Mais en réalité, le monde est obscurci par son caractère technique.

 

Anders, s'il ne le cite pas, se réfère ici directement au concept d'aliénation chez Marx. Le producteur est séparé de la finalité de son travail.

 

Ainsi, notre "sentir" devient insuffisant. On ne peut pas "sentir" six millions de morts organisés industriellement à immense échelle, c'est trop considérable. On sera terriblement choqué par la nouvelle de l'assassinat d'un seul homme. Il est impossible de ressentir un émoi proportionnel.

 

Adolf Eichmann a t-il été victime innocente de ce décalage entre le résultat de son action et sa capacité à l'imaginer ? Non, pas véritablement dit Anders. Cela était valable pour sa Secrétaire, mais Eichmann a travaillé avec l'optique du résultat, de la finalité, appréhendée de manière rationnelle. Il a construit un projet à partir de l'objectif de l'extermination. Devant l'incommensurable, ce que justement on échoue à se représenter, on peut être pris d'une "peur salutaire", qui nous fera reculer, ou nous conduira à saboter, à dénoncer, à nous refuser d'une manière ou d'une autre. Au contraire, Eichmann a réagi par du zèle. Eichmann a profité du caractère inconcevable, trop énorme, du résultat final, pour s'abriter moralement, et pour dégager sa responsabilité. Il s'est dit : "je ne vois pas les millions de gazés, donc je peux les faire gazer". C'est pourquoi Eichmann n'est pas un complice innocent mais un coupable. Son incapacité à ressentir à cette échelle lui a servi de soutien.

 

Donc, chacun de nous est une parcelle dans une division du travail qui s'étend sans cesse, et nous sommes exclus de la représentation de la production dans son ensemble. Mais s'ajoute une autre menace : celle de l'extension sans fin du règne de la machine, ou plutôt de la transformation du monde en machine. Le principe de la machine, c'est la performance maximale, et ainsi la tendance à tout soumettre autour d'elle et à devenir mégamachine. Nous ne pouvons pas nous extraire de ce processus qui nous intègre et nous met au service de l'efficacité. Le bon fonctionnement de la machine est sa propre justification.

 

Ainsi la logique qui a présidé à l'efficacité du projet nazi est-elle toujours à l'oeuvre. Et Anders prend pour exemple l'arme atomique, qui peut détruire plusieurs fois l'humanité, et qui emploie à cet effet des millions de travailleurs complices....

Dans l'Empire technique, nous sommes tous les fils d'Eichmann. Nous en voyons partout autour de nous des exemples : la France est le deuxième exportateur d'armes, dans la sérénité... Et nous mêmes qui fabriquons les armes, ou qui aménageons les lieux où elles sont produites, qui organisons le système de transport, qui percevont les impôts issus de cette activité pour équiper nos villes... Nous pleurons devant les images des guerres qui utilisent ces armes. Si nous les fabriquions de nos mains du début à la fin, et que nous embarquions pour les livrer et expliquer leur maniement, notre approche serait différente.

 

On pense aussi à la chaîne de petites actions qui vont conduire à l'expulsion du territoire de certains demandeurs d'asile déboutés (c'est un peu de la loterie que d'obtenir le statut de réfugié) que la mort probable attend dans leur pays.

 

Sans doute est-ce aussi la complexité du monde financier, son caractère incompréhensible et touffu qui asphyxie la révolte contre le despotisme des marchés.

 

Mais il est possible d'échapper à ce destin de pièce machinique emprisonnée dans son cadre étroit. C'est ainsi que l'arme et la production atomiques ont rencontré des adversaires. Ceux là étaient et sont terrifiés, justement, par le caractère inimaginable des résultats possibles. Le travail de prise de conscience est donc possible, même s'il est ardu.

 

Et la guerre en Irak, assez longtemps, n'a pas suscité d'opposition décisive aux Etats Unis, car là aussi il existait un décalage entre le citoyen qui payait ses impôts pour financer la guerre et l'immense souffrance absurde qui frappait l'Irak. Lorsque les morts sont revenus dans des sacs, les émotions ont reveillé le champ de la représentation, et les Républicains en ont payé enfin le prix.

 

Dans ce processus de réveil de la conscience anesthésiée par la complexité, la parole joue un rôle certes. Mais il me semble que l'action culturelle peut aider considérablement à rapprocher nos perceptions du réel. Ainsi il est incontestable que les films américains qui ont fleuri dans la contestation de la guerre en Irak, ou même dans sa simple description ("Démineurs" par exemple), ont permis au peuple américain de percevoir, à travers des personnages auxquels on peut s'identifier, la gravité du réel. Même si l'on pourra disserter sur l'effet de virtuel et donc de "pour de faux" que le cinéma induit...

 

Les militants agissent autant qu'ils le peuvent, mais dans ce monde interdépendant, les artistes, les écrivains, les producteurs de métaphores et d'allégories, ont plus que jamais un rôle historique de premier plan.

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 octobre 2011 6 15 /10 /octobre /2011 16:30

gauche Les éditions "Lignes" ont republié un texte écrit par Dionys Mascolo, philosophe proche des "Temps Modernes"  de Sartre et longtemps compagnon de Duras, fugacement communiste. Ce texte écrit après mai 68 est intitulé "Sur le sens et l'usage du mot "Gauche". Cet écrit a aujourd'hui une certaine dimension anachronique bien entendu, mais il permet cependant de saisir de manière frappante certaines questions invariantes.

 

Les Primaires françaises auraient pu être l'occasion inespérée de s'interroger sur ce mot. Car il s'agissait de donner un pouvoir de choix à un corps politique inédit : "les gens de gauche".  Le moment était idéal pour s'interroger à fond sur son sens. Mais ce processus de désignation, s'il a démontré l'intérêt des citoyens pour l'avenir de la gauche, n'a pas permis d'avancer dans la résolution des interrogations profondes et des non dits immenses qui enlisent le camp progressiste.

 

Depuis la chute du bloc soviétique, depuis la grande offensive néolibérale surfant sur la globalisation, la gauche est sur le reculoir. Elle ne parvient pas à formuler un projet de société clair et une stratégie persuasive et mobilisatrice. Ses concepts historiques sont attaqués, floutés, et elle doute elle-même de leur pertinence quand elle ne les a pas répudiés : il en est de l'"égalité" par exemple.

 

Elle n'est plus au pouvoir nulle part en Europe, et quand elle gouverne encore c'est pour assumer toute honte bue le programme des marchés financiers, comme en Grèce. La social-démocratie, empêtrée dans le cadre national, piégée par une mondialisation qu'elle a favorisée lorsqu'elle était au pouvoir, bureaucratisée par son institutionnalisation , échoue dans ses tentatives d'humaniser le système capitaliste ou de le remplacer graduellement. Et ne sait plus à quels objectifs se vouer, s'en remettant à l'habillage sémantique de son désarroi. Aux Etats-Unis, la "gauche" démocrate ne s'en sort pas mieux. Seule la gauche latino-américaine parvient à susciter un engouement populaire, à aller de l'avant, ne suscitant d'ailleurs pas un intérêt immense  dans le monde, excepté pour y reprendre des symbôles, mais pas vraiment pour en analyser le cours et les leçons. Les gauches clairement anti libérales, les courants plus révolutionnaires, ne s'en sortent pas vraiment mieux. Et restent mutiques devant leur incapacité à tirer profit de la crise du capitalisme et des désillusions de la social démocratie. En Afrique et en Asie, la gauche est marginalisée.

 

La crise du capitalisme à son stade financiarisé, éclatant en 2008, aurait du susciter un coup de balancier à gauche, une remise en cause brutale des préceptes libéraux qui ont mené à l'impasse. Et bien non... la gauche se retrouve de plus en plus acculée à chaque étape de la crise. Les masses écoeurées se tournent vers les réponses nationalistes, écoutent les sirènes chantant la haine, la peur et le repli. Et en se focalisant sur la question des Dettes publiques, la droite a très vite imposé sa lecture libérale de la période.

 

Face à un si terrible tableau, il me paraît nécessaire, si l'on ne s'en tient pas à l'état actuel du monde, de se réinterroger sur les sources de ce mouvement historique qualifié de "gauche" (il est ironique de voir en ce mot un synonyme de "maladroit", comme le souligne Mascolo), sur les expériences passées, sur les échecs et les legs, sur les vieux textes. On remarquera, si on lit ce blog de temps en temps, que les lectures évoquées ont souvent trait à cette interrogation. Et ce n'est nullement un hasard. Promenez vous y et vous croiserez Rosa Luxembourg, Léon Blum, Robespierre, Flora Tristan, Léon Trotsky, Roosevelt, Mendès France, Gramsci, La Boétie, les républicains espagnols de 1936 et leurs descendants démocrates de 1982... Et bien d'autres. La culture, disait Goethe, c'est "la conversation avec les morts".

 

Dionys Mascolo note un point encore fondamental aujourd'hui : "il est dans la nature de la gauche d'être déchirée. Cela n'est nullement vrai de la droite". Cette division est une tare congénitale de la gauche, partout dans le monde. Dans une chanson militante pour se moquer des trotskystes, il est dit : "A deux c'est une tendance, à trois c'est la scission"... On n'en sort pas. La droite est moins regardante à faire synthèse. D'où vient cette maladie chronique ?

 

La réponse de Mascolo me paraît convaincante et limpide. Je la cite intégralement, car elle mérite d'intégrer le panthéon de ces phrases soulignées dans un livre, qui touchent au but, formulant et ciblant enfin, une réalité confuse que vous subudoriez sans parvenir à la caler dans l'objectif...

 

" C'est que la droite est faite d'acceptation, et que l'acceptation est toujours l'acceptation de ce qui est, l'état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse : (...) l'évidence et la fermeté de ce qui est".

 

Les conservateurs savent ce qu'ils défendent, les progressistes doivent inventer un monde nouveau, dont les plans ne sont pas distribués en grande surface... Mais de plus, ils sont en désaccord sur ce qui est insupportable dans le monde, sur l'analyse de ces choses qui nous agressent et nous menacent... Pour certains c'est par exemple l'insuffisance création de richesses, pour les autres c'est qu'on en crée trop et qu'on doit "décroître".

 

La droite est pareille à ces derniers cathares, deux cents tout au plus, parvenant à défendre la forteresse perchée de Montségur (Ariège) pendant de longs mois face à une armée de dix mille hommes. "Qui tient les hauts tient les bas" est-il écrit dans "l'Art de la Guerre" de Sun Zu. La droite tient les hauts...

 

De ce fait, la gauche est instable, menacée d'éclater, soumise à des forces centrifuges. Quand elle gouverne, c'est encore pire... Car à sa difficulté d'être de gauche s'ajoutent les contradictions entre la gestion et la transformation.

 

C'est un élément important : la gauche n'est pas divisée par "malveillance, malchance ou maladresse", mais par "nature". Chacun à gauche, doit donc considérer que cette division est insurmontable en une certaine mesure, et qu'il faudra avancer avec elle.

 

La gauche, c'est donc, dans sa diversité, le refus de quelque chose qui est "établi". Et donc le désir de "franchir une limite", de la remettre en cause. La gauche, c'est le dégoût des limites. C'est pourquoi selon Mascolo, l'artiste est attiré par la gauche, car il s'attaque "à la forteresse insupportable et prétentieuse des apparences".

 

On retrouve donc, à partir de ce concept d'établi, " de la gauche" partout, car "les choses sont réactionnaires". On peut exprimer sa révolte dans tous les secteurs du réel. On peut être "de gauche" contre l'académisme, le colonialisme, la révolution elle-même.

 

Une comportement globalement conservateur est donc incompatible, si l'on suit Mascolo, avec une appartenance à "la gauche". Bon moyen de repérer les faussaires... Cherchez bien...

 

Dyonis Mascolo développe une autre idée très importante, permettant de comprendre pourquoi la gauche ne parvient pas à entraîner facilement tous ceux qu'elle dit défendre : "celui à qui tout est déjà refusé naturellement ne songera pas à se dire de gauche"... Celui-là, c'est le révolutionnaire-né. Le prolétaire.  Mais pour se sentir de gauche cela ne suffit pas, il faut "refuser" on l'a vu. Et on ne songe pas à refuser quand tout nous est déjà refusé..."Le refus de gauche est encore un luxe".

 

La droite a pour elle la "force des choses", leur évidence, leur inertie, leur permanence. La réalité se présente comme unie, cohérente car reliée. La droite part donc avec de l'avance, et parvient à se réconcilier sans cesse avec elle-même.

 

Si l'on prend l'exemple de notre actualité, la droite regarde les primaires socialistes comme une danse bien étrange. Et si la gauche n'ose pas contester le principe de candidatures multiples aux présidentielles, l'idée même de plusieurs candidats de droite laisse ce camp scandalisé...

 

Le petit livre de Mascolo n'a pas été réédité au hasard. Il résonne très fortement dans notre époque. Comment peut-on comprendre le maintien au pouvoir d'un Berlusconi ? Comment saisir la réelection de Georges Bush pour un deuxième mandat ? Comment comprendre que malgré les effets catastrophiques, et repérés désormais comme tels par tous, des politiques libérales, la droite a le vent en poupe en Europe ?

 

Tout cela ne serait pas possible sans que la droite ne s'appuie sur les courants qui balaient le monde : sur le consumérisme qui développe l'égoïsme et ruine le sens du collectif et de l'intérêt général, et conduit les citoyens à s'identifier à des gens comme Berlusconi, à trouver normal les liens entre la droite politique et les plus riches, ou l'évasion fiscale de célébrités ( "si j'étais à leur place, je ferais comme eux" entend t-on parfois). La droite prépare elle-même le terrain de ses succès : en flexibilisant le travail, elle atomise les individus et les rend perméables à ses valeurs. En supprimant des postes de fonctionnaires elle oblige les gens à faire sans le service public et à se raccrocher à l'individualisme pour s'en sortir.

 

C'est grâce à la force d'un réel où l'individu est roi, perd de vue la possibilité d'agir ensemble, voit l'autre comme un concurrent sur un marché et non comme un frère de classe ou même un concitoyen, qu'un slogan comme "travailler plus pour gagner plus" a connu un éclatant succès.

 

Enfin la vie est difficile, la condition humaine est ce qu'elle est ; il convient pour chacun de s'adapter au réel, de se le coltiner, d'y adhérer, de faire ce qu'il faut pour s'en sortir. Après tous ces efforts, on nous demanderait de remettre tout cela en question ? Non, c'est vraiment une tâche trop dure. L'élève qui a du obéir, adopter les comportements adéquats, acquérir le "savoir être" nécessaire, peut difficilement enclencher la marche arrière et regarder ce monde si exigeant avec les yeux de la critique qui veut tout renverser.

 

C'est pourquoi la gauche ne pourra pas changer le monde si elle ne trouve pas les moyens de s'attaquer à tous les dispositifs culturels qui enchâinent les êtres à l'ordre établi : la publicité, le fonctionnement des médias, l'atomisation du travail et sa précarisation, la mise en concurrence des travailleurs, la pression de l'entreprise sur la conformité des "personnalités" des salariés.

 

Elle ne réalisera rien non plus, si elle ne parvient pas à trouver les formules pour "marcher séparément mais frapper ensemble".  Car son éclatement est un invariant, et c'est à partir de lui qu'il faut imaginer une stratégie.

 

Vaste programme... Plus ambitieux que de se demander s'il faut réduire le déficit sur un ou trois ans...

 


 



 


 


 



 

 

Partager cet article
Repost0
12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 16:00

WHAROL.jpgA force de croiser l’intriguant mais sybillin philosophe Walter Benjamin dans de nombreuses lectures (par exemple dans une biographie de Hannah Arendt, dans ses textes, ou dans un essai incompréhensible de Daniel Bensaïd…), son influence devenant de plus en plus prégnante me semble t-il, j’ai voulu aller dans le texte…

 

J’ai donc opté pour un petit texte, mais qui me semblait avoir beaucoup compté dans la pensée de la culture : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939)…

Bon, j’avertis d’emblée, on est loin des sophismes flattant le lecteur progressiste de Michel Onfray… Et on peut difficilement lire ce texte tout en regardant Koh Lanta et en écoutant le Best Of définitif de la Compagnie Créole main plongée dans un pot Haagen Daas… (mais je ne suis pas ici pour dévoiler mon intimité). Cela mérite un peu de concentration…

 

Apprécier ce texte requiert me semble t-il en préalable une initiation au mouvement général et d'avoir approché certains concepts de la pensée marxiste (par exemple valeurs d’usage et d’échange, fétichisme de la marchandise). Car Benjamin, dans cet essai, applique à l’art de son temps la méthode matérialiste systématisée par Marx et Engels, qui voit dans la production sociale de l’existence la base, en dernier ressort, des déploiements de la perception du monde, de l’idéologie, de la culture, de l’ordre juridique….

 

Ainsi Benjamin identifie la révolution des conditions de production de l’art (c'est-à-dire sa reproductibilité technique grâce à la litographie, à la photo, au cinéma) comme la cause qui va bouleverser sa signification pour l’humanité. Et il imagine son texte comme une ramification possible, dans le domaine de la réflexion sur la culture, du Capital de Marx.

 

C’est un texte difficile ; sans doute à digérer et à relire, à méditer, car il me paraît extrêmement fécond même dans ses recoins les plus hermétiques. J’en parle ici après une première lecture, donc sans avoir trop approfondi et ne saisissant pas toutes les subtilités, mais en pressentant les développements considérables de cette soixantaine de pages.

 

Il a toujours été possible de reproduire une œuvre d’art.  Mais la reproduction « technique » marque un saut qualitatif. Un point décisif est lorsque l’image défile à une vitesse tellement accélérée qu’elle parvient « à suivre la cadence de la parole » : c’est le film.

 

Mais à la reproduction la plus fidèle, il manque « l’aura » de l’œuvre unique. Son authenticité. Ce qui justement, ne peut pas être reproduit.

 

Au contraire de la reproduction manuelle (la copie d’un tableau par exemple), la reproduction technique peut cependant transporter l’œuvre là où elle ne saurait jamais aller (on peut avoir la sagrada familia dans sa chambre) ; et elle peut faire ressortir (par la prise de vue dans le cas de la photo) des aspects insaisissables de l’œuvre. L’autorité de l’œuvre originale est ainsi affaiblie.

 

Ce qui « dépérit » donc, c’est l’aura de l’œuvre d’art. Et ceci entre dans un mouvement plus général d’affaiblissement de la tradition dans la vie de l’humanité, dont l’art n’est qu’un aspect.

Dès 1939, Benjamin l’écrit : le cinéma est un agent de « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel ».

 

Avec la possibilité de reproduction technique en série, « rendre les choses spatialement et humainement plus proches de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction »… En 1939, Benjamin distinguait nettement le processus qui nous mène aux DVD et plates-formes de téléchargement.

 

La reproduction en série des œuvres uniques marque une évolution profonde de la civilisation : c’est désormais le règne des Masses. Dans le domaine de la pensée, la statistique s’impose (on le voit ces jours avec les sondages…) ; et la perception des produits culturels se transforme, par la disparition de l’aura dans les séries reproduites.

 

La théorie de « l’art pour l’art » a été une tentative vouée à l’échec de résister à ce mouvement, au moment où la photographie fut inventée. Mais en vain. L’art va définitivement sortir du champ du rituel. Il devient alors un domaine proprement politique et les masses peuvent s’en emparer… Et en cela Walter Benjamin, en tant que communiste optimiste, place les plus grandes espérances.

 

Une autre tentative de résister à cette perte de l’aura sera la création des stars de cinéma… Mais là aussi ce fut peine perdue, et les stars devinrent des people, dont on parle plus comme des personnes (voir les interviews d’acteurs aujourd’hui, qui n’abordent que la vie privée), que comme des vecteurs d’un rituel.

 

Du fait de ces transformations techniques permettant la reproduction de l’œuvre à grande échelle, la distinction entre l’auteur et le public tend à s’effacer…  « A tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain »… mouvement qui aboutira aux blogs, à Wikipédia, etc… La chose avait commencé dans les courriers des lecteurs des journaux de masse. La même chose se déroule dans le cinéma, en rupture avec le théâtre, et « chacun peut légitimement revendiquer d’être filmé »… Andy Wharol dira « d’avoir son quart d’heure de gloire »…

 

Walter Benjamin, en se référant à Freud, pointe une analogie passionnante entre le cinéma et la psychanalyse. Le freudisme a permis de rendre visibles des choses essentielles qui se perdaient dans le flot des paroles et comportements (les lapsus par exemple), et donc de changer notre perception de la réalité, et le cinéma opère de même. Il nous permet d’approfondir notre vision de la réalité, de la matière, du mouvement. Il nous ouvre « un champ d’action immense que nous ne soupçonnions pas », « grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde ». Le gros plan, le ralenti en sont des manifestations. La caméra « nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel ». Et ceci est en soi un potentiel de liberté pour l’humanité.

 

Le dadaïsme, « en avance sur son temps » pour le dire prosaïquement, a essayé de produire par la peinture et la littérature ce que le cinéma a pu réaliser ensuite. Le dadaïsme, c’était la destruction systématique de tout l’aura des œuvres… Il comportait donc une dimension prophétique, ou annonciatrice. Mais comme la révolution russe était prématurée en 1905, le projet dadaïste devait attendre un nouvel élan des forces productives pour atteindre son but...

 

On pourrait saisir cette discussion sur l’art comme un luxe de lettrés sans intérêt… Mais Walter Benjamin montre qu’il n’en est rien, dans ces années 30 où le fascisme gangrène l’Europe (jusqu’à conduire cet auteur à se suicider, à la frontière espagnole, traqué par les nazis dans son exil français).

 

Le fascisme tente d’organiser les masses sans remettre en cause la propriété capitaliste qu’il tente de sauver… C’est pourquoi il essaie de canaliser leur révolte en leur permettant de s'exprimer. C’est pourquoi le fascisme est une « esthétisation de la vie politique ». Leni Riefenstahl l’avait bien compris.

 

Cette fuite dans l’esthétisation aboutit nécessairement, et c’est la logique du fascisme, dans la guerre. Celle-ci est la manière pour le capitalisme de surmonter ses contradictions.

 

Ainsi, Benjamin cite Marinetti, le théoricien du mouvement culturel futuriste, rallié à Mussolini : « la guerre est belle ».

 

A cette esthétisation de la politique, la gauche selon Walter Benjamin, doit riposter par la « politisation de l’art ». Prendre conscience de l’immense potentiel révolutionnaire de la culture, décuplé par les techniques de diffusion, de réalisation en série.

 

Si l’optimisme mécaniste de Benjamin ne peut plus être partagé aujourd’hui, et que depuis 1939 nous avons largement eu l’occasion de constater amèrement que la reproductibilité technique de l’art peut aussi être mise au service de la domination des masses… Son texte est tout de même un appel revivifiant au combat pour la culture. Elle ne doit pas être considérée comme un supplément d’âme ou un luxe de pays développé, mais comme un moyen de libération dont on doit pouvoir se saisir. Et pour ma part je crois qu’on sous-estime son rôle historique. On sous-estime par exemple le rôle du cinéma, de la mise en scène, dans la résistance de l’esprit critique. Mes amis « rebelles » dans leur diversité, sont tous des ogres mangeurs d’images…

 

Rien ne sert de pleurer et de dire « c’était mieux avant », ces posters partout affichés des impressionnistes sont minables, et « qu’est ce que c’était bien » quand il n’y avait personne dans les musées et qu’on pouvait s’y recueillir… Au contraire il est indispensable de tirer profit des perspectives que nous offre l’évolution des techniques : les blogs, les vidéos en ligne, la possibilité de faire partager la beauté au plus grand nombre, sans qu’elle assomme chacun de son autorité…

 

Les progrès techniques réalisés dans le monde culturel sont d’une immense portée. Ils peuvent aussi et doivent être mis au profit d’une émancipation de l’humanité.

 

Dans le domaine de l’art en lui-même, je suis frappé par la filiation directe entre le texte de Walter Benjamin et l’Art Contemporain, qui essaie d’en tirer les conclusions, pour ses secteur les plus sincères. Notamment l’œuvre d’Andy Wharol, qu’on peut lire tout entière comme une réinterprétation artistique de cet essai de Benjamin. Les portraits alignés de Marylin Monroe sont l’expression même de la destruction de l’aura dont parle Benjamin. Et en les imprimant sur T Shirts on est encore plus fidèle à ce que voulait expliciter Wharol.

 

Cette dimension philosophique profonde du Pop Art ne m'avait pas sauté aux yeux, même si je saisissais les références à la consommation et à son impact sur la culture, et la lecture de ce petit livre me permet, d’ores et déjà, de porter un autre regard, plus averti et intéressé, sur l'Art Contemporain et ce qu’il essaie de nous dire, sans doute en ressassant… Il y a tout de même lecture moins enrichissante que cet essai de Walter Benjamin…

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories