Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 juillet 2012 3 04 /07 /juillet /2012 08:51

vian_427.jpg

Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort...

 

Boris Vian

 

Comment oublier ce poème là. Il est comme une rengaine depuis que je l'ai lu, il y a plus de vingt ans. Boris Vian y sublime encore, comme dans l'"Ecume des jours", avec son habituelle application à prévenir tout esprit de sérieux, son angoisse devant la maladie et la mort hideuse qui approche.

 

Mais Vian ne se replie pas, il ne verse pas dans l'introspection ou l'étalage du spleen. Il est magnifiquement pudique et élégant. Magnifiquement généreux et optimiste.  Il dit juste sa déception de devoir quitter tout cela, avec un grand sourire et un humour salvateur. Il nous désigne l'immensité du monde et sa délirante diversité, nous détourne de sa personne et du spectacle de son malheur en nous ouvrant à l'infini potentiel des expériences humaines. Dans des allers-retours entre ce que nous offre la nature et la créativité incessante de notre espèce, dont on peut aussi espérer le meilleur.

 

On part dans une grande embardée sensible de par le monde, tous les éléments et les sens étant sollicités.

 

C'est triste au fond mais plein de dérision grâce à ce ton enfantin et ludique, pataphysique (ce "Z" en trop pour tricher et tenir la rythmique...). C'est triste et musical comme le jazz. Son fameux jazz. C'est un peu comme un enterrement à la Nouvelle Orléans. C'est remuant comme un sanglot qui se transforme en rire.

 

C'est foutraque aussi, car il ne nous reste qu'à l'être, foutraque, léger, pas sérieux. Boris Vian l'avait compris depuis la guerre et les années St-Germain. Et s'il est poème qui démontre la profonde sagesse de la dinguerie et de l'immaturité, c'est bien celui-ci. A ne pas confondre avec la complaisance pour la bêtise et le jeunisme de notre temps...

 

Il y a l'amour bien sûr, toujours pudique ("Mon Ourson L'Ursula"). Et il y a cette fin du poème, laconiquement métaphysique. Qu'est ce qui fait la valeur de la vie si ce n'est la mort ? La vie n'a de sens que dans le contraste avec la mort et en la repoussant encore et encore. C'est pourquoi sans doute on joue à la frôler pour s'en souvenir. C'est pourquoi on aime rouler vite en moto ou regarder des corridas. C'est pourquoi on ne prend pas toujours soin de soi. L'absurdité de l'existence est bien foutue d'un certain côté. Tentative de se consoler. Boris Vian, celui qui aura sorti le stoïcisme de son austérité pour l'emmener en virée déglingo ("le bon et le mauvais ne me feraient de peine... "). Marc Aurèle déguisé en travelo sur les grands boulevards, avouez que ça dépote...

 

Il y a aussi dans ce poème une sorte de confiance en l'avenir, en l'innovation, en ce progrès que Vian savait moquer (sa fameuse "complainte"...). Confiance un peu datée (ah les trente glorieuses...) mais justement sympathique. Notre Vian, scientifique de formation certes, était bien loin de la trouille générale de notre époque face aux inventeurs et ingénieurs. Plus près de Jules Verne et de Fourier que des mauvais prophètes de l'apocalypse et des contempteurs de la main de l'homme.

 

Boris Vian, au passage, sachez que les "journaux en couleur", au passage, on a fini par les inventer. Et franchement c'est pas terrible à ce jour. Moi je préfère vos poèmes noir sur blanc.

 

Quant à la "journée de deux heures", nous sommes beaucoup à continuer à la rêver, même si en ce moment c'est un peu discrédité. Provisoirement. On y viendra si on survit.

Partager cet article
Repost0
24 avril 2012 2 24 /04 /avril /2012 15:45

 

christo-00543.jpg Pourquoi se repaît-on de tristesse, et pourquoi c'est bon ? Bonne et rude question que nous n'aborderons pas ici (mais nous ne manquerons pas de malaxer ce paradoxe une autre fois, quand l'occasion s'en présentera), car il s'agit juste, comme ça, de se donner une nouvelle pause poétique. Troisième du genre dans ce Blog.

 

Le poème en prose qui suit est scandaleusement déchirant et beau, et il tire le meilleur de l'intuition surréaliste. Pas le jeu anecdotique parfois de l'écriture automatique, mais la porosité à l'inconscient, sous le joug maintenu de la raison.

 

Triste beauté. Plus triste oncque on ne vit. Peut-être la chanson "gloomy sunday" de Billie H, mélancolie sans filtre.

 

Comme il y a des alcools qui se boivent d'un trait, c'est un poème qui se lit vite, sans pause, pour révéler sa puissance.

 

Nous le devons à André Breton. Il est bâti autour d'un des mots les plus somptueux à mon sens, celui de "désespoir".

 

Il est construit sur cette rythmique entêtante, jouant des répétitions et des relances, qui revient souvent chez Breton.

 

..................................

 

Le Verbe Être

 



 

Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n'a pas d'ailes, il ne se tient pas nécessairement à une table desservie sur une terrasse, le soir, au bord de la mer. C'est le désespoir et ce n'est pas le retour d'une quantité de petits faits comme des graines qui quittent à la nuit tombante un sillon pour un autre. Ce n'est pas la mousse sur une pierre ou le verre à boire. C'est un bateau criblé de neige, si vous voulez, comme les oiseaux qui tombent et leur sang n'a pas la moindre épaisseur. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Une forme très petite, délimitée par un bijou de cheveux. C'est le désespoir. Un collier de perles pour lequel on ne saurait trouver de fermoir et dont l'existence ne tient pas même à un fil, voilà le désespoir. Le reste, nous n'en parlons pas. Nous n'avons pas fini de deséspérer, si nous commençons. Moi je désespère de l'abat-jour vers quatre heures, je désespère de l'éventail vers minuit, je désespère de la cigarette des condamnés. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n'a pas de coeur, la main reste toujours au désespoir hors d'haleine, au désespoir dont les glaces ne nous disent jamais s'il est mort. Je vis de ce désespoir qui m'enchante. J'aime cette mouche bleue qui vole dans le ciel à l'heure où les étoiles chantonnent. Je connais dans ses grandes lignes le désespoir aux longs étonnements grêles, le désespoir de la fierté, le désespoir de la colère. Je me lève chaque jour comme tout le monde et je détends les bras sur un papier à fleurs, je ne me souviens de rien, et c'est toujours avec désespoir que je découvre les beaux arbres déracinés de la nuit. L'air de la chambre est beau comme des baguettes de tambour. Il fait un temps de temps. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. C'est comme le vent du rideau qui me tend la perche. A-t-on idée d'un désespoir pareil! Au feu! Ah! ils vont encore venir... Et les annonces de journal, et les réclames lumineuses le long du canal. Tas de sable, espèce de tas de sable! Dans ses grandes lignes le désespoir n'a pas d'importance. C'est une corvée d'arbres qui va encore faire une forêt, c'est une corvée d'étoiles qui va encore faire un jour de moins, c'est une corvée de jours de moins qui va encore faire ma vie.

 

 

Ce poème conçoit le désespoir comme un gouffre sans fond, si vaste que l'on ne peut pas en faire le tour. On ne le connaît ainsi que "dans ses grandes lignes". Cette masse sombre de l'univers, inamovible, est capable de prendre corps dans n'importe quel détail, comme cette table desservie au bord de la mer. Elle nous attend partout au tournant, la peste... Le désespoir est là, il revient toujours, il nous regarde depuis un détail, mais il reste plutôt informe, ambigu. Les choses les plus sûres, intègres (une table bien ordonnée, un bateau repeint tout neuf), sont moins désespérantes. Ce qui désespère, c'est ce qui est recouvert, souillé, qui rappelle l'incomplétude ou le dépérissement. 

 

Breton parle de désespoir, de ce coup de massue que les hommes reçoivent chaque jour sur la tête d'être jetés ici, et pas de simple mélancolie (la "quantité de petits faits"). Cette masse sombre est presque invisible, fugace mais bien là. Elle surgit ici, dans une scène, comme sur ce bâteau "criblé de neige", en nous prenant par surprise hors de notre oubli. Le désespoir vient se rappeler à nous par de petits évènements futiles qui nous repoussent vers l'aridité de notre sort, à l'instar d'une chaleur nocturne (l'"éventail de minuit"), ou encore la nécessité d'allumer la lumière avant le soir parce qu'il fait sombre.

 

Le désespoir c'est l'absurdité, magnifiquement contenue dans l'image d'un "collier de perles" (la vie et ses beautés sans doute) privé "de fermoir". C'est l'enfermement humain dans l'absurdité, ce cercle que l'on ne saurait rompre ("il fait un temps de temps", on dirait du Beckett).

 

Mais on peut se donner de la joie en se nourrissant de désespoir (paradoxe dont nous avons parlé en introduisant ces propos), comme quand nous écoutons Barbara ou que nous regardons "la leçon de piano" de Jane Campion, sans même évoquer Chopin. Ou bien tout simplement en regardant la Nuit, qui ressemble à de "beaux arbres déracinés" (j'y vois les nuages).

 

La fin du poème indique une exaspération, celle qu'on ressent adulte à vivre dans un monde fini, où le même se répète. Et le désespoir a partie liée avec la révolte prométhéenne ("espèce de tas de sable" !). Qui ne l'a point ressenti ? Le désespoir c'est de ne plus être l'enfant qu'on a été. Emerveillé.

Partager cet article
Repost0
24 juillet 2011 7 24 /07 /juillet /2011 08:34

chatnoir.jpg Nous avons pris le pli de nous permettre, une fois de temps en temps dans ce Blog, une petite pause poétique (Petit entracte poétique avec Char et Rimbaud) . Il faut bien que je finisse mes livres pour en parler, et certains sont plus denses et développés que d'autres...

 

"Recueillement" de Baudelaire me semble insuffisamment souligné, parmi les nombreuses pièces de génie que recèlent les "Fleurs du mal", . C'est un poème très connu mais qui n'a pas toujours sa place dans le panthéon des vers les plus illustres que votre fiston devra disséquer le jour de son bac français. Bref, ce n'est ni l'Albatros, ni Correspondances, ni L'invitation au voyage.

 

Pourtant, c'est un des très rares poèmes que je suis capable de réciter, qui surgit de temps en temps et ne cesse de m'éblouir de son génie. Il est comme un fruit amer dont on épèlerait les couches successives, étonnamment nombreuses en ces quelques lignes. Cependant, je sais que je ne suis pas isolé pour lui ériger un statut particulier. Par exemple il a fréquemment été mis en musique.

 

Recueillement

 

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

 

 

Rassurez-vous, je ne vais pas me lancer dans un commentaire de texte charpenté et complet... Ce n'est pas le but de ce Blog que de revivre le temps des chaises en bois huit heures par jour, et puis mes connaissances égarées en chemin ne me le permettraient pas. Je vais être plus direct, personnel et arbitraire.

 

Juste une remarque scolaire pour noter que l'utilisation des voyelles et consonnes, des procédés poétiques comme l'alitération ou encore la diérèse (L'O-ri-ent, traînant à volonté...) atteint un sommet dans ce poème en alexandrins, de facture classique. Et pas de meilleur génie que celui qui est capable de s'épanouir dans une forme imposée.

 

Ainsi, comment ne pas être frappé de la symbiose magnifique entre le fond et la forme, dans un vers comme "Surgir du fonds des eaux le Regret souriant", où les sons participent du tourment imposé au poète (et au lecteur) ?

 

Ce qui est magnifique dans ce poème -où Baudelaire, le soir, est rattrapé par un sentiment profond et ambivalent : l'angoisse, la mélancolie, qui surgissent au moment même où l'apaisement n'est plus loin, la nuit venant - c'est ce mouvement ternaire : d'abord le face à face avec la Douleur, comme une maîtresse que l'on a fréquentée toute la journée, mais avec qui on se retrouve ensuite dans l'intimité. Puis une accélération au milieu du poème, une intensité, comme si la sarabande de la "fête servile" passait sous la fenêtre de Baudelaire. Enfin le bruit s'estompe, et le pic de douleur est passé. La nuit l'engloutit.

 

Et ce dernier vers, qui semble à répéter à l'infini, comme un mantra, comme une technique de méditation à utiliser pour repousser la douleur morale et trouver le sommeil.

 

A relire ce poème, on ne peut être que troublé par sa profonde ambiguité, ses paradoxes constants, et malgré tout il nous parle si clairement, il est universel.

 

La douleur morale est là, elle accompagne toujours l'auteur. Et l'arrivée du Soir est paradoxale, elle satisfait la douleur, elle la célèbre, et elle l'apaise en même temps. La personnification du spleen (cohérente avec la misanthropie de l'auteur) est ici efficace : Baudelaire en fait une compagne, un être constamment à ses côtés mais qui lui est extérieur (ce sentiment de ne plus être à soi que ressentent les individus en souffrance psychique).  

 

Toute l'ambiguité de ce moment, c'est à dire l'idée que même quand on est tranquille, le tourment vous rattrape justement, est au centre de gravité du poème, avec ce vers fracturé : "Aux uns portant la paix, aux autres le souci". Baudelaire est l'un et l'autre.

C'est l'impossible apaisement de l'âme qui s'impose tout de même dans le poème. Ainsi la fuite dans le plaisir, contrairement à ce que croit "la multitude vile", (ce n'est pas le mépris social qui s'exprime, mais la misanthropie radicale), n'est nullement une issue. C'est un piège qui débouche sur de la douleur à nouveau, sous la forme des remords et regrets. Le souvenir, la conscience du temps écoulé, voila le poids que l'homme doit porter.

 

Et alors culmine le poème avec l'entrée dans ce bal macabre des "défuntes années", personnifiées comme la Douleur. Figures féminines en robes surannées... Je connais les relations du poète avec sa mère mais je ne me lancerai pas dans une psychanalyse sommaire.

 

Il y a aussi de la complaisance consciente chez le mélancolique  : "Ma douleur donne moi la main, viens par ici". Car elle inspire le poète, elle est sa muse.

 

Le poème rend magnifiquement compte de ce sentiment d'envahissement produit par l'angoisse, enveloppante comme l'obscurité. Qui s'annonce sur les "balcons du ciel" et depuis le "fond des eaux". Pas d'issue, vraiment.

 

C'est un poème extrêmement sombre, qui revèle la hâte d'en finir avec le monde. Car cette nuit qui s'avance, c'est aussi bien sûr la Mort, qui prend forme dans "le Soleil moribond s'endormant sous une arche" (quel vers incroyable, languissant et cruel en même temps, comme cette nuit qui rend hommage à la douleur avant de la calmer). Elle est ici une solution. Elle ouvre sur le calme infini.

 

"Et comme un linceul, traînant à l'O-ri-ent"... on croirait croiser un chat noir miaulant pour se moquer de nous... La torture morale dure, mais elle se coule dans la nuit où elle finira par se perdre, un peu.

 

Qui a dit que la dépression était le mal de notre siècle ? Sans doute est-il propice à en attiser l'épidémie. Mais la Douleur de Baudelaire poursuit l'humanité pensante depuis toujours. Le Mal de vivre fournit aussi, car il faut bien le sublimer, le combustible de la beauté. Fleur du mal.

 

(P.S : me vient une interrogation : comment notre modèle d'Education au français et aux Lettres classiques se débrouille t-il pour que des adolescents ne s'amourachent pas d'un tel trésor ? Sachant qui est un adolescent. Amis professeurs, concédez qu'il y a là matière à réflexion sur la pédagogie et la manière d'aborder la littérature en classe. Baudelaire pourrait tout à fait supplanter Lady Gaga sur leurs tee shirts.)

Partager cet article
Repost0
26 juin 2011 7 26 /06 /juin /2011 08:00

Char.jpg Aujourd'hui je vous propose un petit entracte sous forme d'un poème. Un de ceux qui me trottent dans l'esprit. Il affleure de temps en temps.

 

Un des rares poèmes de René Char qu'on ne saurait qualifier d'hérmétique, issu de ce recueil incomparable : "Fureur et mystère". Si vous ne devez posséder qu'une oeuvre de poésie dans vos étagères, choisissez donc ce recueil.

 

Chacun d'entre nous, s'il subsiste quelque chose de sain en son for intérieur, a périodiquement envie de tout envoyer paître. De fracasser les fictions parfois grossières qui nous tiennent debout et obtiennent notre discipline. De déchirer le papier peint du ciel, comme Jim Carrey dans le "Truman Show". Qui n'a ressenti le désir fugace de se lever en pleine réunion, de balancer sa chaise au milieu de la table, de dire la vérité et de partir respirer un autre air ?

 

C'est ce sentiment violent qui me semble superbement exprimé dans le poème qui suit :

 

 

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud !


Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille arden­naise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d'abandon­ner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.


Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme ! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.


Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi

 

Ce que j'aime dans ce poème, c'est sa radicalité mais aussi son parti pris à contre courant et comme subitement éclairant.

Il est de coutume de pleurnicher sur le sort de Rimbaud, de déplorer l'incompréhension de son génie par son époque, de regretter l'interruption précoce de son oeuvre, de jouer l'ode classique au poète maudit, dont l'exil nous resterait incompréhensible. Bref, quel dommage qu'on n'ait pas pu écrire un beau discours et organiser un pot de plus pour remettre les palmes académiques à Arthur...

 

René Char - c'est jubilatoire - abonde au contraire dans la fuite rimbaldienne. Et révèle tout son sens. Rimbaud est parti en Afrique car il étouffait dans cette France reprise en main par la bourgeoisie après la grande peur de la Commune. Mais plus encore, il asphyxiait dans la vie sociale. Dans ses petitesses, ses conformismes, ses logiques grégaires. Rimbaud ne serait pas venu inaugurer un collège portant son nom.

 

On retrouve dans ce poème le René Char qui fut surréaliste, convaincu que c'est l'humanité elle-même qu'il convient de transformer pour ouvrir la voie du bonheur, et pas seulement les règles du jeu sociales. La Révolution commence en soi-même : "on ne peut pas au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain"... Quelle magnifique profession de foi libertaire !

 

René Char revendique ici sa filiation avec ceux pour qui la littérature, la poésie, ne sont pas des "activités", mais une facette de leur être au monde. Elle ne s'en dissocie pas. Ainsi quand Rimbaud fuit, il continue à chercher ce qu'il a poursuivi dans sa poésie. Convaincu que la vraie vie est ailleurs. Derrière les mots ou par delà les mers. Qui sait ?

 

C'est aussi un appel grandiose à l'action (ce que Char a réalisé dans la Résistance armée, quelques années avant d'écrire ce poème). Seule l'action est une issue dans ce monde brutal et chaotique. Et ce poème est aussi l'aveu d'un homme, d'un intellectuel, qui souffre de penser un monde impitoyable et imperméable à l'Homme (Char était très proche de Camus) , et qui cherche une issue. Un autre homme, celui qui inventa la poésie moderne, l'a trouvée avant lui. 

 

On ne peut pas échapper à son inscription dans le réel, à sa naissance, à son enfance (les "volcans changent peu de places") mais on peut plonger dans la mêlée du vaste monde. Il y a dans ce poème une sagesse brutale qui rappelle l'Antiquité. Et Rimbaud évoque ici les héros de l'Illiade et de l'Odyssée, dans leur fuite éperdue en méditerrannée.

 

Peut-être Joseph Kessel, résistant et homme d'action lui aussi, quand il écrit "Fortune carrée", l'histoire d'aventuriers européens dans cette même Afrique de l'Est, songe t-il à Rimbaud, et même à Uysse ?

 

Et il y a cette dernière phrase du poème, polysémique, pleine de l'énergie du désespoir et radieuse. Oui, le bonheur est indéchiffrable et ne s'incarne pas facilement dans l'Histoire. Et alors, faut-il pour autant y renoncer ?

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories