Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 19:17

Malcolm-X---Maya-Angelou---Ghana1964.jpg Maya Angelou, aujourd'hui une vieille Dame, est une figure des Lettres américaines, mais aussi du mouvement pour la libération des afro américains. Collaboratrice de Martin Luther King (elle coordonna son mouvement pour tout le nord des Etats-Unis, rien que ça), avant de se radicaliser et de se rapprocher du nationalisme noir et du tardif Malcom X, elle poursuit aujourd'hui le récit de sa vie libre et tumultueuse en publiant "Un billet d'avion pour l'Afrique".

 

Maya Angelou, à la fin des années 60, fut de ceux qui tentèrent le retour aux sources, l'installation en Afrique.

 

Dans ce tome (le dernier paru, j'aime bien lire à l'envers), où elle approche les 40 ans, elle narre son expérience au Ghana, pays choisi car considéré comme le plus progressiste du continent et le plus ouvertement solidaire envers les frères d'outre atlantique. Le très âgé Web Du Bois, pionnier du mouvement de libération américain, s'y est lui-même installé.

 

C'est le moment où Malcom X, dégagé de la Nation of Islam et de ce petit pervers d'Elijah Mohammed, essaie de donner à la lutte pour la libération des noirs américains une dimension internationale. Pour porter le sujet à l'ONU, à l'instar de ce qui a été le cas pour l'Apartheid, il a besoin de se rapprocher des Etats naissants sur le continent africain. Et Malcom X, bien isolé, parvient par son charisme et son pouvoir de conviction à enregistrer certains succès en la matière, étant peu à peu reconnu comme un interlocuteur, accueilli dans des réunions diplomatiques. Malcom X vient au Ghana et Maya Angelou lui sert de chauffeur. Elle assiste à cette fameuse scène où Malcom X tombe par hasard sur son ami Mohammed Ali, qui refuse de lui parler sur ordre des black muslims. Scène déchirante entre deux immenses personnalités.

 

Au Ghana, une petite communauté de militants noirs, assez radicalisés, se sont installés. Personne ne les attend et ils ont du mal à trouver leur place, alors qu'ils voudraient apporter leur savoir (la plupart sont des intellectuels) à leur terre d'origine.

 

Maya est de ceux là, même si elle n'a pas le parcours d'une diplômée. Mais elle est rapidement connue et respectée par son sens de la répartie, sa forte personnalité, ses talents de comédienne et de chanteuse. Elle vit en écrivant des articles et en travaillant ici ou là, notamment à l'université sur des tâches administratives.

 

C'est un beau récit de vie. Celui de retrouvailles ambigues, frustrantes mais marquantes avec l'Afrique. Maya Angelou y cherche des traces d'elle-même, de ses parents. Elle les débusque parfois, car on reconnaît en elle une africaine, parfois sous des formes mystérieuses. Elle comprend peu à peu qu'elle n'est pas africaine, elle est noire et américaine : elle a envie de cracher sur le drapeau étoilé et en même temps de le posséder. 

 

Le livre est une belle méditation, par effet de contraste avec le peuple ghanéen, sur l'identité des noirs américains. Les ghanéens sont en pleine conquête, l'indépendance a été acquise et il s'agit d'un peuple fier et sûr de lui-même. Les noirs américains gardent les stigmates de leur parcours, de tous les réflexes qu'ils ont du acquérir pour survivre.  

 

C'est un récit charnel, imagé et écrit d'une plume libre comme l'auteur. L'Afrique est belle, et Maya Angelou y est reçue comme une soeur, se lovant dans l'esprit communautaire d'une société très intégrée. Mais elle se sent inévitablement autre, et on ne peut pas effacer les résultats de l'effroyable voyage des esclaves. Maya Angelou va comprendre en fin de compte qu'elle doit rentrer en Amérique pour lutter. Mais elle rentre sans déception. Elle a saisi ce qui vivait d'Afrique en elle, et tel était l'essentiel.

 

Au moment où Maya Angelou se confronte à la grande source maternelle africaine, son propre fils arrive à l'âge adulte, et elle vit le déchirement du départ. Le livre bascule sans cesse entre ce double tiraillement, entre l'ascendance et la descendance, et s'avère poignant.

 

Un passage, à lui seul, suffirait à justifier qu'on lise le livre. Maya Angelou accepte de partir en tournée théâtrale avec une troupe américaine. Elle passe par Berlin et se retrouve au gré du hasard dans un foyer berlinois où elle est invitée à déjeuner en présence d'un autre acteur juif allemand. La famille accueillante a sans doute eu partie liée avec le nazisme. S'ensuit une scène ahurissante où chacun va raconter une blague de son cru. Derrière la paix de l'époque et l'équilibre retrouvé, la vieille haine tenace va montrer ses crocs. Une scène d'une rare intensité.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
21 septembre 2011 3 21 /09 /septembre /2011 10:29

 

arletty01g.jpg Il y a des êtres que l'on souhaiterait aimer. Mais voila, on ne peut pas. Même à se fixer des lentilles occulaires psychédéliques. On ne peut pas se mentir et se cacher la réalité, et le vernis fragile de la séduction se craquèle, et pourrit comme de la peinture au plomb.

 

Il en est d'Arletty (Melle Léonie Bathiat de son vrai nom) pour moi.

 

Je suis en pâmoison devant Arletty dans "Les visiteurs du soir" et "Les enfants du paradis". Personne n'aura incarné comme elle le charme d'une femme du peuple. Une intensité unique avant tout, à chaque image où elle est présente. Et cette voix gouiailleuse, sans aucun équivalent dans notre cinéma. Ces qualités rendues sublimes par Prévert et Carné.

 

Mais cette admiration était entâchée par ce que je savais du comportement d'Arletty pendant la guerre. Rien de vraiment grave et déterminant, mais déshonorant tout de même. L'amitié durable avec LF Céline n'était pas pour me rassurer...( Tartufferie, célébrations, et Céline le salaud)

 

Ce n'est pas un hasard, bien entendu, si on a répandu des intérprétations permettant de sauver l'image d'Arletty. Car je ne suis pas le seul admirateur désappointé, Et on s'est donc raconté des histoires... Il y  a cette fameuse phrase qu'elle aurait prononcé devant un jury d'épuration, justifiant ses amours allemands : "mon coeur est français, mais mon cul est international". Du culot certes, et de la liberté ; et on ne peut s'empêcher de sourire à telle... saillie. Il y a aussi le sens que l'on peut donner à un merveilleux film comme les "visiteurs du soir", tourné dans des conditions de collaboration certes, mais qui peut être vu comme une allégorie médiévale de la liberté résistant coûte que coûte à l'oppression (celle du Diable en l'occurence)... Et puis comme beaucoup, Arletty a eu un petit geste qu'on porte en sautoir faussement discret : en l'occurence, pour Arletty c'est d'avoir demandé et obtenu la libération de Tristan Bernard à un général allemand. Ca mange pas de pain mais c'est utile pour la suite.

 

Je suis tombé sur l'autobiographie d'Arletty, intitulée "La Défense" (peut-être est-ce un double sens, évoquant à la fois le quartier où elle est née, et le plaidoyer). J'ai donc lu le livre (édition poche Ramsay cinema) avec le secret espoir de voir Arletty réhabilitée à mes yeux, et de pouvoir donner libre cours à ma fascination.

 

Et bien j'ai été détrompé... Au contraire, j'ai du m'efforcer de ne pas lâcher le livre avant la fin, tellement il me révoltait et confirmait mes pires réticences.

 

C'est une autobiographie écrite sous forme d'un enchaînement de souvenirs, d'anecdotes, comme un carnet de notes reconstitué de mémoire.  Arletty y révéle sa culture (elle lisait beaucoup, profitant aussi, en autodidacte, de la fréquentation de gens brillants comme Colette, Cocteau, Marcel Aymé, Sacha Guitry), une certaine élégance d'écriture avec des fulgurances (il est en tout cas certain qu'elle l'a écrit elle-même, ce qui pour une star de cinéma est sans doute rare). Bon elle singe un peu le style de son adoré LF Céline.

 

Mais sur le fond, ce livre dépite.

 

Pour Arletty, fille de métallo, pur produit de la classe ouvrière parisienne, la vie tourne autour de son nombril. Elle la résume à une succession de rencontres mondaines, parfois à une liste de VIP... Elle traverse la vie comme une irresponsable, avant tout attentive à qui va l'habiller pour un film. Et surtout que l'on ne l'embête pas avec des considérations ennuyeuses :  ce qui compte, ce sont les relations individuelles, superficielles si possible, et la qualité des gens se résume à leurs bons mots... Un massacreur peut être un ami, s'il est capable de bons mots d'esprit... Ne nous empêchez point de nous distraire !

 

Arletty se dit anarchiste. Comme son admiré Prévert (qui n'est pas non plus le génie poétique que l'on nous vend). Le mot anarchiste revient fréquemment dans le livre. Bon, elle n'est certes pas une libertaire militante, pas une anarchiste philosophe (pas le genre à lire Stirner le soir au coin du feu). Mais c'est un caractère viscéral qui dit : je suis libre. Absolument libre. Aucun principe ne peut m'être opposé, et d'ailleurs je ne me soucie point de me référer à quelque idée de cet ordre. Un nihilisme plus qu'un anarchisme.

Et donc je ne me sens tenu de rien messieurs dames...

 

Et le livre est intéressant sur ce point là : l'anarchisme peut être utilisé comme une posture commode pour tout justifier, y compris le ralliement à la tyrannie. "Je suis libre, je vois qui je veux"... C'est une bonne explication pour celle qui se sent honorée d'être invitée à une exposition du nazi Arno Breker...

 

Et on comprend mieux l'amitié Arletty/Céline. Elle n'a pas seulement pour motif des racines communes et une admiration artistique réciproque. Non, l'anarchisme pacifiste qui les anime est cohérent avec leurs dérives.

 

Si Arletty ne donne pas dans l'antisémitisme violent de Céline, elle s'abrite elle aussi dans le pacifisme intégral, qui fait préférer l'occupation hitlérienne à l'agitation gaulliste. Et elle n''aura pas un mot, ceci étant dit, pour se séparer de l'antisémitisme de Céline et d'autres qu'elle fréquenta (l'infâme Lucien Rebatet, ou Drieu la Rochelle, rien que ça...).

 

Au contraire, elle écrit que Céline est un grand écrivain, le "reste" c'est de la "baliverne"... En effet, pourquoi gâcher les soirées mondaines avec ces misérables petites histoires de juifs qu'on pérsécute ? Quel mauvais goût !

 

Les anarchistes, au nom du relativisme absolu qui est le leur,  d'un pacifisme intégral, au nom de l'individualisme poussé jusqu'au bout, ne s'honoreront pas toujours pendant la guerre (pas tous bien entendu). Certains penseront comme Brassens, l'un des leurs : "mourir pour des idées, oui, mais de mort lente...". Et Arletty, fille d'ouvrier et fière de l'être, inclinant d'abord vers un anarchisme culturellement de gauche pourrait-on dire (elle admire Jaurès, va voir les occupations d'usine en 36), bascule avec la réussite et l'épreuve de la débâcle dans un anarchisme de droite. D'ailleurs, ce n'est pas fortuit, elle admirera Roger Nimier, un des papes de cette lignée.

 

Dans les mémoires d'Arletty, point de remords. Les salauds sont les épurateurs c'est à dire les résistants. Ceux qui ont osé gâcher la fête et demander des comptes à elles et aux "amis" obligés de s'exiler. Mais qu'y avait-il de mal à bambocher avec l'occupant alors que des concitoyens étaient torturés, que la France était asservie et affamée  ? Elle ne voit pas le rapport...

 

La haine de De Gaulle, savamment distillée, est à certains moments suspecte. Pendant la guerre on demande à Arletty si elle est gaulliste. Elle répond : "Non, Gauloise". Un bon mot, encore... Mais qui suscite le malaise. On sent l'argument collabo : le vrai pays profond est avec Pétain, pas avec ce grand échalas rallié à l'ennemi anglais de toujours... 

La Résistance est présentée avec un certain mépris, et certaines allusions font frémir : on trouve beaucoup d'armes en 44 mais pas en 39... Argument typique des collabos sur les "responsables"de la défaite... Et les artistes exilés pour ne pas collaborer sont présentés comme des lâches. Nauséeux.

 

Pas un mot de regret, ni d'interrogation.

Il fallait bien vivre nous dit-on... Certes. Mais d'autres options existaient pour une artiste confirmée. Gabin est parti en amérique puis dans les FFL. Piaf est allée s'enfermer dans une maison close, refusant la vie mondaine et l'instrumentalisation. Et songeons à ce beau film de Bernard Tavernier  sur les résistants dans le cinéma français, qui continuèrent à travailler tout en exploitant les failles de l'organisation allemande pour obtenir des informations, saboter ce qui pouvait l'être ("Laissez passer" avec Jacques Gamblin). Marlène Dietrich allait réchauffer le coeur des combattants alliés.

 

Le style presque télégraphique du livre n'a donc rien d'hasardeux. Il est adapté à une vision de la vie inconséquente, à l'oubli permanent, à l'incohérence assumée d'une conduite. Arletty vit à l'hôtel, elle est légère en toutes choses...

 

Cependant, ce nihilisme qui se voudrait bon enfant et détaché (ah que les choses humaines sont absurdes et périssables !) a ses limites : on aime cependant le luxe. Ca c'est une valeur sûre. Et on est totalement libre, mais on tient la liste des "people" que l'on croise dans les soirées... On aime les puissants, bien qu'anarchiste.

 

Arletty est finalement tout à fait moderne. Elle préfigure, malgré ses préoccupations littéraires et artistiques, le comportement de ces catégories parasites qui encombrent notre espace public : les "people"... inconséquents et fiers de leur "liberté de penser" rien du tout. Riant de tout, abordant la vie avec la plus grande légèreté, car ce qui compte c'est le "fun". Toujours ralliés au gagnant. Loin de tous ces "ronchons" qui voudraient passer trop de temps à "nous prendre la tête" avec des considérations trop assommantes.

 

Notre société du spectacle rend malheureusement hommage permanent à une Arletty.

 

L'actrice finira aveugle. Un comble qui aurait sans doute fait sourire un Jacques Lacan. Elle aura en effet passé sa vie à détourner les yeux...

 


 

 

Partager cet article
Repost0
7 août 2011 7 07 /08 /août /2011 09:20

gangpeng.jpg L'existence est une avalanche de pierres. La plupart des cailloux y roulant suivent une ligne droite (et des centaines de millions de gens ne bougent pas de leur village durant toute leur vie), mais d'autres rebondissent partout, adoptant des trajectoires inimaginables. Certains s'y fracassent, d'autres s'y polissent.

 

Le récit du danseur Chinois, vivant en France depuis 1993, Gang Peng, publié chez Gallimard sous le titre "Artiste du peuple" est une de ces trajectoires folles qui mêle le dantesque au picaresque.

 

Gang Peng est né dans un chef lieu de canton dans la "pampa" chinoise... en 1966. Soit au début de la Révolution Culturelle. Il y a de meilleurs karmas...

 

Fils d'"artistes du peuple" sans grande renommée, il vit dans une pauvreté qu'on a peine à imaginer. Il faut se rappeler que la Chine sort à peine de la période dite du "grand bond en avant", précédente expérimentation hasardeuse de Mao qui se solda par une hécatombe, et dans les campagnes par des phénomènes de famine aggravées par une politique qui niait les réalités : les gens mouraient de faim (Gang Peng évoque ainsi la résurgence fréquente du cannibalisme) et n'avaient pas le droit d'aller pêcher pour survivre, sinon c'eut été nier l'efficacité de la planification orchestrée par Pékin.

 

Le petit Gang Peng a faim. Comme beaucoup de Chinois, il vit dans un dénuement presque absolu : il ne possèdera un pull en coton que bien tardivement, et les scènes d'enfance passées dans le froid  sont absolument effarantes (on n'arrive pas à tenir un crayon en classe, on voit l'eau glacer dans les seaux d'eau dans sa propre chambre). Ses parents ne possèdent qu'une table et quelques pièces de vaisselle.

 

Mais ce n'est pas à la possession matérielle qu'aspirent Gang Peng et sa famille. D'ailleurs ils n'ont aucune idée de sa possibilité même. Ce qui fait rêver le futur danseur, c'est l'art et la liberté qui s'y exprime, même dans les cadres imposés et vulgaires de la propagande.

 

C'est une époque où les hauts-parleurs dans les rues répètent sans cesse des slogans, où l'on doit les réciter, y compris des phrases comme "mon corps et mon esprit appartiennent au Parti"... C'est aussi un moment où la culture, sous l'impulsion de la femme de Mao, ancienne actrice de seconde zone, se résume en tout et pour tout à huit spectacles autorisés... joués et rejoués ad nauseam dans l'intégralité des théâtres.

 

Ce livre est une occasion nouvelle de prendre conscience, mais vue par la base, de cette folie que fut la Révolution Culturelle. On ne saisit pas vraiment ses motivations réelles. Certes, Mao la déclencha pour épurer le Parti et l'Etat, mais les rapports de force entre cliques ne suffisent pas à expliquer la portée de cette frénésie sans limites de répression qui incendie le pays et bloque son développement. L"accentuation de la lutte des classes" va se transformer en autodafé de toutes les compétences (l'envoi "à la campagne" de toutes les intelligences confirmées ou à venir). On n'en finira pas de débusquer des strates nouvelles de traîtres. Une des dimensions de l'affaire est que Mao était sans doute un psychopathe de première vigueur, qui s'amusait beaucoup. Il a mené son pays à l'épuisement, comme si la Chine devait s'étioler avec lui.

 

Ce qui me frappe toujours dans cette période, c'est l'usage de l'abstraction et des euphémismes pour que les agents de la cruauté gardent la conscience tranquille. On "liquide" telle catégorie de l'idéologie mais jamais des individus. Ce rôle mensonger du langage est toujours à l'oeuvre aujourd'hui, y compris (et parfois surtout) dans nos sociétés libérales, même si on ne pratiquera pas ici d'amalgame. Quand on organise des régressions sociales, comme en Grêce et bientôt dans toute l'Europe, on "assainit" et on "adopte des comportements vertueux".

 

Né dans ces conditions, le petit Gang Peng, enfant de la balle, dénote très vite par ses dons d'acteur, de danseur, de chanteur. Il est repéré et s'embarque à 10 ans pour une plus grande ville, Hefei, à deux jours de voyage de chez lui (il ne verra plus ses parents que deux fois par an).

 

Tant bien que mal, entre les éducateurs corrompus et cupides, malgré la bureaucratie, la malnutrition qui frappe sa jeunesse, il parvient à tirer profit de l'enseignement spartiate imposé aux jeunes danseurs.

 

Il devient "danseur fonctionnaire" tournant dans le pays pour édifier les masses à travers ses grandes fesques prolétariennes qui fascinaient tant les étudiants de la rue d'Ulm.

 

Puis il parvient, là aussi de haute lutte, en prenant des risques et en désobéissant à sa hiérarchie (ce qui était obligé si on voulait sortir la tête de l'eau), à intégrer la prestigieuse académie de danse de Pékin. Peu à peu Gang Peng, certes toujours alourdi par l'absence de soutiens dans le Parti et son origine, s'affirme comme un des meilleurs danseurs du pays.

 

La révolution culturelle s'estompe et Mao meurt. Le pays est épuisé, et chacun a appris à survivre. La solidarité primaire entre les Chinois est morte, chacun ayant vécu dans sa chair l'humiliation, la perte injuste de ses proches. Les Chinois se laissent glisser, prenant leur parti des zigs zags imposés par leurs dirigeants. Désormais, Deng Xiao Ping conseille de s'enrichir...

 

Ce qui est étonnant, c'est que finalement, si les Chinois ont souffert, s'ils savent ce qu'il en est de Mao , ils n'en veulent pas plus que ça à leurs dirigeants (qui d'ailleurs ont été durement réprimés sous Mao pour la plupart, dont Deng qui passa plusieurs fois des abîmes au pouvoir suprême) . Gang Peng sera très fier de jouer devant la crème du Parti, même après Tien An Men. Le patriotisme chinois l'emporte toujours.

 

En 1989, Gang Peng participe aux manifestations en tant qu'étudiant à l'académie de danse. Cette génération née au pire des moments, a goûté à un début de liberté. L'ouverture progressive à la consommation, à l'Occident, donne vie d'aller plus loin. Mais c'est avec candeur et sans haine contre leurs dirigeants que les étudiants défilent. Ils sont alors sidérés devant l'armée populaire tirant sur eux avec des balles réelles... Et ils réagissent en chantant "l'internationale"...

 

Gang Peng fournit au passage un témoignage très précieux sur la répression, que pour ma part je n'avais pas identifié comme aussi brutale (le sang inondait les rues).

 

A l'occasion d'une tournée, Gang Peng découvrira la France. Et parviendra à s'insérer dans un programme de coopération culturelle qui le verra rejoindre une troupe à la Rochelle. Et là le danseur ne nous sert pas le cliché du Chinois ébloui par la France... Au contraire il ne cache pas la souffrance du déracinement, sa difficulté à comprendre quoi que ce soit, ne serait-ce que la structure d'une ville. Et il est encore aujourd'hui partagé sur le bilan de son exil. Le lecteur ne s'attend pas à cela, et c'est assez déroutant.

 

On est de chez soi tout de même, et mêmes les considérations matérielles et politiques les plus lourdes ne peuvent y remédier. Ce qui attire Gang Peng vers la France, ce n'est pas le niveau de vie ou le désir de fuir. C'est l'envie de découvir de nouvelles perspectives pour son art. La danse contemporaine en particulier. Et d'ailleurs il continuera à se rendre en Chine (ce qui explique peut-être le ton modéré de son témoignage), qui s'il ne cache rien des folies maoïstes et des désillusions de l'argent-roi, prend garde de ne point produire quelque critique systématisée.

 

C'est un témoignage très intéressant, notamment pour sa tonalité. Cette génération chinoise a été mithridatisée par la politique. Elle a pris soin, sans vraiment le formuler, de ne plus s'y laisser entraîner et de se tourner vers d'autres horizons. Ce qui explique sans doute en partie la solidité de l'autocratie communiste aujourd'hui.

 

C'est une génération qui a du survivre difficilement. Ce livre souligne avant tout la capacité d'adaptation incroyable des enfants, celle de résistance de l'être humain. Cette génération chinoise en est devenue endurcie et plus individualiste mais aussi ouverte, compréhensive et tolérante. Cependant on note qu'aux moments mêmes où le jeune Gang Peng fait montre du plus grand courage, d'obstination (il s'entraîne jusqu'à s'évanouir), il est aussi sujet à des accès de nostalgie, à des chagrins d'amour bleuets... Toute la richesse et le paradoxe de l'âme humaine.

 

"Artiste du peuple" n'est pas un chef d'oeuvre littéraire. C'est avant tout un témoignage rare d'un homme qui a aussi bien dansé sur les scènes que sur les remous du siècle, mais c'est un texte qui méritait d'être publié contrairement à la plupart des récits de vie narcissiques et étroits qui inondent les étals. Cela se voit, Gang Peng a écrit lui-même cette autobiographie, avec simplicité et sans effets de manche. Mais avec grande clarté, et un style qui parvient à refléter un grand sens de l'observation, une sensibilité toute particulière. On y découvre avec grand intérêt des enjeux peu connus, comme celui de la libération des moeurs ou de l'homosexualité en Chine. On y constate combien la politique de l'enfant unique, en elle-même sans doute nécessaire, s'est concrétisée par une brutalité inouie (avortements forcés).

 

C'est une oeuvre d'artiste sur une vie digne de ces grandes fresques historiques que le danseur devait illustrer.

 

Aujourd'hui, Gang Peng vit en France. Après la Rochelle il a fondé sa propre troupe chorégraphique. Il n'a que 45 ans mais "a l'impression d'avoir vécu un siècle". On veut bien le croire. Sa vie n'a pas été interrompue en plein élan comme dans une tragédie moraliste prolétarienne. Seule la réalité pouvait nous proposer une telle trajectoire.

 

 

Partager cet article
Repost0
31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 08:27

 

"Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante - que ne lui donne pas l'image, seule, du souvenir personnel-, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. De la même façon que, en voiture sur l'autoroute, seule, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain"

 

Annie Ernaux, Les Années

 

 

lesannees.jpg J'admire Annie Ernaux, romancière sans prétention mais rayonnante de talent et singularité, écrivain de la migration sociale. J'éprouve à son égard un sentiment de fraternité et de complicité intellectuelle  (De l’Exil social (Didier Eribon et Annie Ernaux) . Comme elle, quand je lis Pierre Bourdieu, je me dis que ces lignes touchent un réel difficile à débusquer mais qui circule autour de nous, qui serait au monde social comme la masse noire de l'univers, évidente, fondamentale et malgré tout insaisissable. Annie Ernaux en a nourri son oeuvre, des livres commes "La place" ou les "armoires vides".

 

Je viens de finir "Les années", son dernier ouvrage paru en 2008 et ressorti en poche. C'est un livre puissant, sans arrogance, sans aucun artifice ou souci d'impressionner, sans apprêt même. Et qui ne singe pas le dépouillement. Un livre mûri depuis bien longtemps, qui s'essaie à une forme particulière d'autobiographie : le récit intime mais "holiste", qui met en scène le Je comme Nous.

Bourdieusienne, Ernaux, jusqu'au bout de son oeuvre. Mais ici elle ne traverse pas les frontières sociales, plutôt le temps.

 

Dressant le bilan de sa vie, cette femme née en 1941 parle d'elle à la troisième personne pour se placer à distance. Mais ce "elle" alterne avec le "on" et le "nous" sans qu'on sache vraiment les dissocier. Car sa vie est aussi celle d'une génération, celle du baby boom (dont elle est en quelque sorte une pointe légèrement avancée).

 

Les souvenirs qu'elles égrènent, sous forme de développements ou d'images saisies, la concernent. Mais ont toujours un écho collectif. "Les années" écoulées sont celles d'un flot d'individus tous uniques mais qui n'existent que dans le fleuve des évènements et les grands courants de civilisation transformant radicalement ce pays. Et il est de même pour chacun de nous.

 

Sous ses dehors simples, ce livre est une manière non scolastique, très pertinente, de faire éclater la séparation artificielle, très occidentale, "libérale", entre le Je et le Nous. Et le récit est persuasif.

Ces repas de familles qui scandent les décennies, je les ai moi-même vécus, presque à la virgule près, dans les années 70, 80, 90, et 2000. Ces dimanches devant "le petit rapporteur" et un gigot, je m'en rappelle. Ces jeunes des années 80, j'en suis.  Et vous aussi. Ce premier jour ou nous avons utilisé un magnétoscope, nous pouvons en parler. Les premiers propos flous et incertains sur le SIDA et leur évolution, on les reconnaîtra.

 

On sort de ce récit - qui parfois emprunte au Georges Perec de "je me souviens" à travers le rappel d'images fugaces, parfois rend hommage au Temps Retrouvé de Proust - avec une sensation très forte, qui vient confirmer ou révéler une position abstraite : l'individuel est en fin de compte une fiction.

Non pas qu'il n'existe pas d'individus bien entendu, mais ils s'inscrivent dans des réalités totalisantes qui les définissent fortement. Et la liberté consiste justement à le comprendre. Elle commence sur ce seuil.

 

Aux âmes nostalgiques, dont je suis, ce livre parlera évidemment.

 

Ce qui est frappant, c'est que non seulement les souvenirs résonnent en nous lorsque notre génération est concernée, mais pour ma part j'ai retrouvé beaucoup de commun et de sensation de connu, de réel, dans les souvenirs de la reconstruction, des années 50 et 60. Je n'étais pas né pourtant. Et là on comprend que la culture est le sauvetage de ce qui est mort, d'un langage, d'une gestuelle, dans ses moindres détails.

A travers des litanies de films, de romans, d'images d'époque, le passé vit en nous. Les morts survivent. Les mimiques et expressions du passé ont été gravées en nous par des soirées devant Ventura ou De Funès.

 

Si les grands évènements, les mêmes pour tous (on aurait tous cité ceux qui sont dans le livre), scandent nos vies, le temps n'appuie jamais sur "pause". Pas de césure. Un continuum sans chapitres vraiment clairement identifiés. Dans sa construction, le livre rend parfaitement compte de cette densité sans pause, et qui donc paraît passer comme un rêve.

 

Durant cette tranche d'histoire collective, de grands changements se sont produits. Ce qui est le plus frappant, c'est l'évolution de la condition féminine. C'est sans doute le basculement le plus important qu'Annie Ernaux et sa génération aient vécu. Et l'auteur semble ne pas y croire elle-même.

 

Certains moments de la vie de cette génération renvoient au sort des autres générations. A des réalités anthropologiques, non pas intemporelles, mais qui dépassent le seul temps de l'auteur. Ainsi certains passages, comme celui du passage à l'âge adulte puis au rôle de parent, ou celui sur les bribes conservées de la petite enfance, sont-ils vraiment poignants, dans leur capacité à cerner ce qui nous est commun à tous :

 

" Parce que les étés finissaient par se ressembler et qu'il était de plus en plus lourd de n'avoir souci que de soi, que l'injonction de "se réaliser" tournait à vide à force de discussions dans les mêmes cafés, que le sentiment d'être jeune se muait en celui d'une durée indéfinie et morne, qu'on constatait la supériorité sociale du couple sur le célibataire, on tombait amoureux avec plus de détermination que les autres fois".

 

Enfin, si Annie Ernaux essaie de ne pas donner dans le regret du passé et souligne tout au long des "années" les bénéfices de la modernité, du progrès technique et de sa consommation, on ne peut pas éviter de constater que peu à peu, sûrement, c'est l'empire de la marchandise qui s'étend dans l'espace et dans notre quotidien, submergeant ce monde qui avance. Un sentiment d'engloutissement que l'auteur exprime sans plainte. Stoïquement.

 

Ce que l'on peut admirer dans ce récit personnel qui confond le Je et le Nous, c'est tout de même une permanence. La fidélité aux siens, à sa jeunesse populaire et à ce qu'elle lui a appris sur le monde. Et que rien n'aura su distraire ou effacer.

 


 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories