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7 août 2017 1 07 /08 /août /2017 22:12
Nécessité scandaleuse du hasard - "L'homme-dé", Luke Rhinehart

Il y a le club très sélect des livres qui sont source unique de communautés durables. La Bible, le Coran, l’Épopée de Gilgamesh.... Même le Manifeste du Parti Communiste ne peut pas y prétendre, une partie de la première Internationale ne s'y référant pas vraiment.  Et  bien "l'Homme -Dé" , paru il y a 45 ans est de ces livres rares. Il existe des hommes dés et ils le doivent à la lecture de ce roman. On dit que Richard Branson, patron de Virgin, figure typique du "nouvel esprit du capitalisme", en est un. 

 

Peu de livres sont aussi déjantés que "L' Homme - Dé" signé Luke Rhinehart, pseudonyme de Georges Powers Cockcroft. A côté de cela, les livres de Donald Westlake c'est du Paul Claudel. Mais c'est un livre tenu, cohérent de bout en bout, qui soutient avec conviction son développement. On peut donc délirer dans l'ordre !

 

Le livre se présente comme l'autobiographie d'un psychiatre freudien passablement dépressif, Luke Rhinehart, new-yorkais baignant dans un milieu de théoriciens huppés, qui expérimente un peu par hasard une décision aux dés en fin de soirée, et s'en trouve si stimulé qu'il réorganise toute sa vie autour de cette procédure. Il approfondit sa pratique puis multiplie les adeptes, fracasse totalement sa carrière, sème le désastre autour de lui en général, et crée un vaste mouvement chaotique et considéré comme scandaleux, antisocial.

 

Il y a de quoi, franchement. Au départ les expériences personnelles de l'homme- Dé suscitent la stupeur dans son entourage, et puis elles attirent l'intérêt et on voit de plus en plus de psychiatres basculer.

 

Ce qui est drôle, entre autres, est que les adeptes de la vie Dé ne prétendent pas avoir trouvé le talisman du bonheur ou de la guérison. Ils sont tout à fait prêts à dire que ce mode de vie qui délivre tout de même de l'angoisse de choisir, qui finit par s'apprendre dans des centres spécialisés, peu s'avérer tout aussi décevant qu'une "vie normale" et suscite beaucoup de dégâts. Mais la vie "normale" leur paraît de toute manière mener à l'échec. Alors autant s'en remettre au Hasard.

 

C'est un livre fréquemment hilarant, tout aussi fréquemment excessif (le Dé va conduire à un meurtre tout à fait assumé), qui mêle intelligence, références culturelles assez maîtrisées pour permettre de jongler, et scabreux, dans le plus pur style potache. Un Woody Allen, même jeune (au temps de son affrontement du kangourou sur le ring) sous cocaïne. Mais le pire est que ce Monsieur Powers C. a l'air d'un tout gentil monsieur. C'est aussi un livre lubrique, salace, pornographique, porno scabreux. Et je n'insiste pas assez sur ce point car ça n'arrête pas. Je me demande même si ce livre n'est pas simplement  un habile prétexte pour écrire des scènes pornos et parler de sexe tout le temps.  A vrai dire je ne me le demande pas.

 

Mais déconner plein tube, avec des références culturelles et des mots d'esprit pour épater en toute fluidité, ça ne suffirait pas à vous tenir 500 pages et à rester sur les étals des librairies depuis des décennies. Ce qui est frappant dans cette folie de livre c'est que tout ce délire repose sur des questions sérieuses et sur un schéma cohérent. Et c'est ce qui d'ailleurs sauve le personnage principal de la camisole, purement et simplement. Le pire est que lui aussi aborde des questions sérieuses. Sa conduite scandaleuse, détonnante, désarçonnante, se justifie toujours d'arguments qui ne peuvent que susciter un écho chez ses confrères.

 

Il est amusant de voir qu'un même "Esprit du temps" accouche du très aride "'anti oedipe" de Deleuze et Guattari (cependant en y songeant tout aussi délirant dans son genre, et assumant d'ailleurs la notion de délire) et de l'Homme- Dé, ce torrent d'insanités drolatiques, qu' on hésite à classer dans les délires carabins ou les romans de grand talent. Comme on hésite à considérer le personnage principal comme un psychologue révolutionnaire ou un détraqué à endormir très vite à coups de puissants neuroleptiques.

 

Ce roman totalement amoral a pour contexte le sentiment d'échec de la psychanalyse, l'apparition de nouveaux types de patients résistant à la cure, le constat qu'il ne suffit pas de déverrouiller des surmoi trop épais pour que l'on se sente mieux. La psychanalyse apparaît même comme une instance répressive dans ces années 70. Un flic de plus qui vous remet à votre place. Tout cela est au coeur du roman même, qui n"élude pas les querelles théoriques, déroulées au gré des absurdités et des abus perpétrés par les personnages expérimentant la Dé Vie. La guérison par le Dé cherche donc à abolir la personnalité, d'une certaine manière, alors que la psychiatrie cherche tout le contraire. Entre les deux écoles, il ne peut pas y avoir de paix. L'Homme Dé va donc se heurter de front à l'institution dont il est issu.

 

Que dit l'Homme- Dé qui très vite après avoir expérimenté sa méthode la théorise ? Que c'est une lourde erreur de vouloir consolider le Moi. De vouloir le défendre. Que cette voie est violente car elle réprime les Moi secondaires, potentiels. Que cet effort pour assurer une identité, la continuité d'un moi, est un chemin vers le malheur.  Il faut permettre à toutes les possibilités de s'exprimer. Cela va très loin. Ainsi un violeur doit pouvoir choisir l'option du viol comme possibilité de résultat de consultation du Dé. Ce n'est qu'en voyant le viol comme une possibilité parmi d'autres en lui, choisie par le hasard, qu'il pourra se débarrasser de l'imperium de la pulsion.

 

Alors ? Alors il ne s'agit plus de s'en remettre à Dieu. Ce n'est plus une question. Mais on peut le remplacer par... Le Hasard. D'où l'intérêt du Dé. Le Dé est un moyen de détruire le Moi, ou plutôt de lui substituer une discontinuité hasardeuse de tous les Moi potentiels nichés au creux de la psyché d'un sujet. La vie Dé ressemble à une religion, elle en adopte le langage invocateur et lyrique.

 

Il y a donc des règles fondamentales. D'abord le Dé ne dit pas n'importe quoi. C'est le Sujet qui choisit les options. Leur probabilité de succès aussi. La Dé vie oblige donc à s'interroger sur ses désirs. Normalement l'Homme Dé ne peut pas choisir une option qu'il récuse vraiment.  Autre règle : l'obligation, évidemment, d'appliquer la décision du Dé. Sinon tout l'édifice s'écroule. 

Sinon, rien n'est interdit. Et Luke R va on ne peut plus loin.Le dé le mène à l'abandon de sa famille, à permettre à une trentaine de malades mentaux d'utiliser une représentation de Hair pour s'échapper de l'hôpital, convertir ses jeunes enfants aux dés. 

 

Bien évidemment, ce qui s'avance derrière cet édifice déglingué et amoral, c'est une critique en creux extrêmement acide et sarcastique de la société occidentale, y compris de la psychiatrie. De la tristesse des perspectives qu'elle offre, de l'absurdité de ses conventions, de la fausseté des rôles sociaux (une scène de conseil d'administration d'Hôpital est magnifique à cet égard), de son puritanisme et de son hypocrisie sociale et raciale. Les décisions du Dé viennent exploser tous les rituels sociaux et révéler l'envers du décor.. L'option du meurtre, choisie par le Dé, est explicitement rattachée à la culture de la violence américaine, qui la rend inévitable. Même les babas cools et leur fausse libération tout de suite réinvestie en pouvoir (les stages de "libération" personnelles) en prennent pour leur grade, car les hommes-dés viennent les subvertir. A cette société fausse et sinistre, violente, prévisible, parcourue de dominations niées, il faut même préférer le chaos des dés.

 

C'est parfois lourdingue, indigeste car répétitif dans le scabreux potache, et à le lire aujourd'hui l'aspect porno scandaleux paraît un peu galvaudé. 

 

Mais enfin on rigole beaucoup et on n'est pas mécontent d'imaginer les censeurs de l'époque Nixon en train de déchiffrer cela et d'écrire leur rapport de prohibition.

 

 

 

 

 

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5 juillet 2017 3 05 /07 /juillet /2017 15:08
Dans le chaos, tout est possible, mais si peu - " Le cavalier suédois", Léo Perutz

"Le cavalier suédois" est un roman de Léo Perutz, viennois de la première partie du XXème siècle, de ce fameux "monde d'avant" qui agitait la mélancolie de Zweig.

 

Un roman chouchouté par des lecteurs avisés, qui le gardent un peu comme un secret coquet. Il n'est pas tellement glorifié, pas considéré comme un très grand classique, mais pourtant on le retrouve souvent dans les listings des lectures qui ont marqué. C'est une critique d'Emmanuel Carrère, republiée dans un recueil de ses articles, qui m'a donné envie de le lire, tellement l'écrivain était enthousiaste.

 

Et c'est vrai que "Le cavalier suédois" a tout de ce que les romans utilisent très vite, très jeune, pour vous faire aimer la littérature. Le goût du mystère, dont parle souvent Umberto Eco, qui ne vous lâche pas de tout le livre.

 

La sensation maintenue qu'il va se passer quelque chose, que le regard a oublié un je ne sais quoi en route, semé, qui resurgira.

 

La tension, aussi, installée par les contradictions intenables qui enserrent les individus. Dont les impasses éthiques.

 

Ce roman rappelle certains traits du Dumas de Monte cristo qui a tant marqué les lecteurs. Il use de la même fibre mystérieuse et aventureuse. Des ellipses aboutissant à une nouvelle donne qui nous livre un personnage totalement transformé par une expérience. Cette impression que la vie loge tant de vies et que le temps est une bien étrange matière. Les hommes peuvent devenir d'autres hommes mais ils n'effacent pas le passé, qui reste bien présent. Tragédie de la distorsion entre nos conditions ontologique et subjective.

 

A travers le récit les grands romans explorent avec clarté, les incarnant, les grands tourments humains, de manière à nous permettre de nous en emparer au mieux. C'est bien le cas du "cavalier suédois".

 

De quoi s'agit-il ? D'une histoire d'usurpation d'identité et de chassés croisés, qui semble se conformer à un roman classique, et qui en a bien des attributs.

 

L'histoire se déroule dans une époque et une région chaotique, incertaine, lugubre. En Silésie au 18ème siècle. Quelque part entre Pologne et Allemagne, sur des frontières mal surveillées et mal fréquentées. C'est la guerre, la longue guerre. Et le Roi de Suède, personnage charismatique de ce temps, est à l'offensive. Mais cet univers manque, à dessein, de réalisme. Il a quelque chose des univers lugubres de Shakespeare. Nous comprenons tout de suite que nous ne sommes pas dans un roman de facture historique. Que c'est bien autre chose qui se joue.

 

Ce choix contribue à créer le mystère. Car les relations sociales semblent incertaines, le contrôle social n'est plus totalement établi, le monopole de la violence légitime instable. Le contexte est propice à pousser l'instabilité encore plus loin, à permettre aux personnages de s'en emparer.

 

Deux hommes errent dans le froid.

Un voleur, qui au début , manoeuvre de l'auteur, parait sans potentiel, on pourrait le prendre pour Sancho Pancha, et un noble qui veut rejoindre les lignes suédoises. Ils risquent leur peau et se retrouvent chez un meunier mystérieux, que le voleur prend pour le diable en personne.

 

Nous avons ici droit à du comique burlesque, à des scènes picaresques, qui s'estomperont au profit d'un registre plus grave ensuite. Le langage est créatif, chatoyant, tout au long du roman, ce qui nourrit sans cesse la succulence de la lecture. Les événements attendent les personnages au tournant, et réveillent le sadisme incontestable de tout lecteur (être sadique en ses lectures c'est peut-être la meilleure façon d'assumer sa part d'ombre). Le roman, comme souvent, permet aussi de s'identifier à un hors la loi. A la fois catharsis et remise en cause des normes morales.

 

Le cavalier suédois demande au voleur, doué pour se faufiler partout, s'il est disposé à aller chercher de l'argent et des affaires dans sa famille, non loin. Mais il faut slalomer entre les troupes à la recherche des errants et des déserteurs. Il accepte puis tombe amoureux d'un seul coup de la promise de son "frère" d'infortune. Il va alors revenir chez le meunier et persuader le suédois d'aller se cacher dans les acieries d'un Prince évêque, véritable enfer sur terre qu'il connaît, lieu dont on ne sort pas. Refuge et prison.

 

Pendant ce temps, il devient chef, grâce à sa malice, d'une troupe de brigands qui commettent le pire des sacrilèges, voler les églises. Le voleur défie Dieu. Il va aller plus loin dans le sacrilège, en foulant au pied l'ordre du monde, le nom qu'on lui a donné, la place qui lui est dédiée.

 

La tentation lui vient, alors qu'il risque d'être arrêté, de prendre la place de son ami fugace dans l'artistocratie, maintenant qu'il a de quoi avancer quelques sous. Il y réussit et devient hobereau, se marie avec une belle aristocrate qui voit en lui le cavalier suédois qu'on lui présenta plus jeune, et naît une magnifique petite fille qu'il chérit.

 

Mais une fois encore il est rattrapé. Son ancienne amante, dans la troupe des brigands, veut le retrouver et lui faire payer sa dissolution de la bande en le livrant à la soldatesque. Il est ainsi obligé, retrouvé qui plus est par des complices, de fuir à nouveau, repartir à zéro. Il veut préserver sa famille, celle qu'il a usurpée mais défendue, en lieu et place de l'homme usurpé. Il songe à rejoindre l'armée suédoise, comme son "ami" roué l'avait prévu. Pendant ce temps, le vrai suédois sort des fonderies de l'évêque et parvient à rejoindre les troupes du Roi de Suède, après avoir encore croisé le meunier rencontré au début du roman... Le reste je ne le raconterai pas. Mais on comprend que le drame se noue à partir de ces lignes qui se suivent et s'entrecroisent. Le génie du roman est de tenir l'intrigue jusqu'à la dernière ligne.

 

Ce pourrait être un roman asiatique, bouddhiste, car il insiste finalement sur la vanité de toute opération humaine. De toute ambition.

 

Finalement on en revient toujours au même point, et chaque chemin est équivalent. Les personnages ont une fâcheuse tendance à tourner en boucle.  Ils n'amassent que du sable. C'est la manière dont on vit qui compte, ainsi, et pas ce qu'on vit, pourrait-on conclure, même si l'auteur se garde bien de livrer quelque interprétation morale, nous laissant à méditer seul ces trajectoires. Tout ne tient qu'à un fil. Les plus belles constructions n'ont qu'un temps. La vie est chaos permanent, devenir, changement. 

 

Plus encore, rien n'est juste ni injuste. Certes on paie pour ses fautes, mais on peut aussi chuter si on se rachète, si on est vertueux. Les humains peuvent à la fois être moraux et immoraux, en même temps.

 

Ainsi en usurpant l'identité, le voleur va rétablir la santé de tout un domaine laissé à l'abandon et livré aux canailles de l'usure et du vol. Il va provoquer la prospérité. Mais il devra cependant fuir. Chef de brigands, il aidera ses comparses, mais en les quittant il ouvrira la boite de pandore qui le conduira à sa perte.  Le vrai suédois ne sera pas payé de ses douleurs. Mais il est vrai qu'il s'est désintéressé de sa promise et des siens pour courir la gloire. Il est fidèle au trône de Suède, cependant. Un temps cela lui rapportera. Un temps. Pour quoi ? On ne peut guère jouer au plus malin avec la vie. Tout a un prix, tout a une contrepartie, tout trouve sa limite.

 

Le "cavalier suédois", écrit à l'époque où Kafka écrit, et non loin de lui, dans cette mittle europa en crise, et en même temps tellement féconde de génie, est l'expression d'une culture marquée par la remise en cause totale

 

Ce cavalier qu'on nous annonce n'en est pas un mais bien un autre. Mais pas définitivement, alors qu'il entre dans sa peau, donne son nom à une descendance. Les jeux de l'identité perdue, ambigue, le fait que jamais on ne reconnaisse l'usurpation sur le visage, l'utilisation par tous de déguisements, sont significatifs du "soupçon" qui ont conquis la philosophie, ou qui fondent, dans la même ville où vit l'écrivain, la psychanalyse. L'inquiétante étrangeté freudienne suinte de toutes les pages de ce roman.

 

L'ordre social ne tient plus et dans le roman les nobles volent, se cachent pendant que les voleurs s'occupent des enfants, leur sont aimables, et assurent le rendement des terres. Les frontières n'en sont plus, après les guerres balkaniques et le grand éclatement de la première guerre mondiale. On ne sait plus qui est qui, durablement, qui deviendra qui. Le bien et le mal s'enlacent et le destin ne tient parfois à rien. A une décision d'un instant, au hasard d'un carrefour. 

 

Le roman parle donc de son temps, de la condition précaire des hommes du temps, et particulièrement de la communauté juive, à laquelle appartient l'auteur. La présence d'une figure hébraïque, l'ange de la mort, qui apparaît à la fin du livre, nous renseigne à ce sujet.

 

Je ne sais si j'exagère, mais les fonderies mystérieuses du Prince évêque dont on voit les fumées au loin apparaissent rétrospectivement comme une prescience de l'Enfer sur terre, qui s'annonce en Allemagne, et en Pologne, précisément là où le roman s'installe. Elles ressemblent toutefois plus à un purgatoire, puisque le meunier qui y mène semble un envoyé de Dieu.

 

Tel est le génie du romancier. Saisir dans un récit l'esprit du temps sans le séparer des grandes questions intemporelles, le transformer en parabole, nous permettre de le contempler, à hauteur d'homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 juin 2017 4 01 /06 /juin /2017 18:53
Empoisonner le langage - «  Ressentiments distingués » - Christophe Carlier, paru dans la Quinzaine Littéraire

 

C'est un petit roman cruel, écrit comme un conte, d'un point de vue légèrement omniscient, doucement misanthropique, bien mené. Déroulé d'une élégante prose, claire comme l'eau ensoleillée, légèrement lâchée vers le poétique. Il reprend le thème du « Corbeau », des lettres anonymes, que Clouzot ou Boisset avaient utilisés au cinéma.

 

Nous sommes dans une île imaginaire, isolée du continent. Peuplée d'une population peu nombreuse , ramassée sur l'île dans un bourg principal étroit où l'on trouve très peu d'espaces communs, l'épicerie et le café, fréquentés selon des lois sociales inexprimées mais réelles.

 

Le « Corbeau »imaginé par Christophe Carlier, se met à envoyer des cartes postales aux habitants de l'île, très joliment investie par les descriptions, omniprésente, personnage peut-être principal du roman. Comme un corps géant, innervé par les liens sociaux. On pourrait d'ailleurs penser ce roman comme une allégorie d'un cancer social. Une cellule dégénère et prolifère, rongeant toute la vitalité de l'organisme.

 

Ces « ressentiments distingués » s'agrègent en petites phrases, allusives, distillées. Sans menace. La plupart du temps sans aucune diffamation. Juste des allusions perfides à des défauts des insulaires.

 

Rapidement, en constatant l'impact obsédant de son initiative, le Corbeau augmente sa production et la pérennise, sème l'angoisse dans la vie de l'île, répand la suspicion et la paranoïa. Mais en même temps, n'est-ce pas, il se passe quelque chose, enfin. Et cela est aussi une jouissance inavouable.

 

Quant au corbeau, il jouit du pouvoir psychologique, de l'emprise qu'il entretient sur ce petit monde clos. Mais son jeu pervers a aussi des effets paradoxaux. Certains envient le corbeau, aimeraient aussi recevoir des cartes, et l'on voit même une femme qui profite de sa carte postale pour changer de vie et devenir heureuse.

 

C'est un monde qui rappelle Simenon. De petites gens, dont la discrétion et le calme cachent le potentiel destructeur. Ils ne sont pas très actifs. Ils trompent leur ennui par l'observation des autres. On deviendrait vite terrible et la solidarité obligée de coexistence de ces insulaires pourrait virer au massacre assez rapidement. C'est un petit roman d'intrigue psychologique qui rappelle que le vernis de la civilisation est fragile, que la violence n'est pas forcément spectaculaire non plus. Elle n'est pas l'apanage, non plus, du genre masculin.

 

La vraie jouissance décrite chez ce Corbeau, c'est celle de l'efficacité des mots.

 

Car ces cartes postales sont à l'économie. Lapidaires. Viser juste, avec les mots, travaillés jusqu'à l'os, c'est sans doute prendre sa revanche sur le réel, accessible seulement par les mots, mais que les mots peuvent donc transformer.

 

A la damnation du langage, le Corbeau oppose, par un retournement pervers, l'utilisation du langage comme un poison qu'il distille à doses homéopathiques, via la tournée d'un Facteur, Gabriel (ironiquement le nom du messager céleste) devenu malade de jouer ce rôle de transmission. Pourtant, le gendarme de l'île est sceptique. Il n'y a pas de délit caractérisé. Pas de menace. Il n'y a pas besoin de se situer en dehors de la Loi pour être dévastateur.

 

Le Corbeau, narcisse se rêvant en Athéna de l'île, ne fait que souligner certains travers de ses destinataires. Est-ce si grave ? Oui, car la cohésion en pleine lumière repose sur l'ombre du silence Sur une stricte discipline du social, brisée par les envois anonymes. Par contraste le Corbeau démontre que notre coexistence dans la cité a pour condition la rétention, la continence verbale, le mensonge par omission. Ou si l'on est plus optimiste, la délicatesse de se taire. Kant n'est point bienvenu sur l'île.

 

Ce qui ne se dit pas est tout aussi, voire plus utile, au lien social, que ce qui peut s'exprimer.

 

Pourquoi une île ? Parce qu'elle évite les effets d'éviction. Nous sommes dans la métaphore parfaite d'une société. La société doit perdurer, ce qui requiert des qualités de diplomatie constante. Et puis le Corbeau écrit et verse son acide sur les liens. Dans son geste on ne peut lire que la conséquence de l'insupportable promiscuité d'une société fermée. Elle étouffe. Ce n'était pas « mieux avant » sans doute. On se souvient par exemple de ce film, « Le retour de Martin Guerre » avec Baye et Depardieu. Nous respirons, vraiment, avec l'urbanité. Nous le payons de la précarité de l'existence, mais nous respirons. Les cartes postales viennent éclater la gangue du social, trop lourde dans ce système fermé.

 

Comment devient-on un pervers ? Un Corbeau ?

 

Une scène inaugurale de la perversité est proposée. Elle est particulièrement instructive. C'est l'étrange étrangeté d'un événement non planifié, qui ouvre cette envie d'une toute puissance. Il suffirait de peu, ainsi, pour faire un pervers. Un jour, le Corbeau enfant, a cassé une tasse. Cet incident a manifesté une sorte d'intervention possible sur le réel. La possibilité de briser la continuité du social « naturalisé » Ce sentiment devait être retrouvé plus tard, par le passage à l'acte.

 

Le véritablement terrifiant, dans ce roman qui dit crûment notre dépendance à autrui, c'est que le Corbeau l'emporte, dans la mesure où sa démarche va contaminer toute la petite société. Si le Corbeau est dénoncé et stigmatisé, tout le monde, en son sillage, se comporte finalement comme un Corbeau. C'est que l'altérité tisonne nos faiblesses. Certains, pourtant, rares, agiront en contre poisons. On les retrouve toujours, ponctuels, face aux pervers.

 

 

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15 avril 2017 6 15 /04 /avril /2017 09:49
Nous sommes le pouvoir, mais qui nous protège du pouvoir ? Relire « 1984 » de George Orwell en 2017 - paru dans la Quinzaine littéraire

 

 

« 1984 » de George Orwell, nous dit-on, a bondi dans les ventes, singulièrement aux Etats-Unis depuis l'ascension de Donald Trump (personnellement, cet événement m'a évoqué le moins brillant mais aussi terrifiant « dead zone » de Stephen King). Il n'est pas redécouvert, puisqu'il n'a heureusement jamais été oublié, contrairement à la tradition politique dont il est un joyau. Eric Blair de ses vrais nom et prénom (triste ironie que ce nom ait été porté par le Premier Ministre anglais qui mentit pour intervenir en Irak ; illustra la novlangue, les perversions de double pensée, et de mutabilité du passé, décrits dans « 1984 ») fut un socialiste d'inspiration libertaire, jusqu'à prendre les armes au sein d'une milice du POUM espagnol. Il se réclamait d'un marxiste anti autoritaire, inspiré de Rosa Luxembourg et voisinant avec le trotskysme (Trotsky inspire des personnages centraux, aussi bien dans « 1984 »que dans « la Ferme des animaux »).

 

Mais l'ancien soldat de sa majesté en Birmanie était tellement passionné par la liberté de pensée qu'il n'hésitait jamais à assumer des convictions singulières, y compris en tançant ses propres amis, comme lorsqu'ils furent tentés par le pacifisme face à Hitler. Orwell brille particulièrement au sein d'une constellation intellectuelle et politique marquée par la défaite. Elle a néanmoins contribué, comme cible privilégiée du stalinisme et du nazisme avant guerre, à cerner la notion de totalitarisme à laquelle Hannah Arendt donnera son contenu philosophique abouti. Les perdants de l'Histoire se réfugient parfois dans l'écriture, comme les générations perdues, et la culture ne remercierait jamais assez les sacrifices sublimatoires que lui ont voué les échecs révolutionnaires. D'Arthur Koestler (ami d'Orwell, dont « le zéro et l'infini » est une œuvre cousine de « 1984 »), à Victor Serge, d'Orwell à Jan Valtin, le courant de ceux qui ont essayé de défendre, d'un même mouvement, la liberté et l'égalité radicales, a offert de grands trésors à la littérature du XXème siècle.

 

« 1984 »est un grand roman d'anticipation politique, mais c'est aussi un roman d'amour, un grand livre psychologique (qui tire leçon de l'impact possible des sciences humaines sur la politique à un moment où celles-ci s'affirment sur la scène intellectuelle). C'est aussi un roman philosophique sur la notion de réalité et par dessus tout sur le langage, habitat unique de la pensée et donc cible politique de premier plan. C'est même un roman à suspense. C'est par ces qualités multiples, cette capacité à intégrer, comme très peu d'auteurs, la réflexion politique la plus aboutie au sein d'un récit romanesque crédible et parfaitement construit, sans didactisme vulgaire, que notre auteur parvient à toucher un large public. Il défendait théoriquement mais illustrait aussi l'intérêt et la dignité que revêtait une parole politique débarrassée des oripeaux de la propagande, s'adressant à ce qu'il y a de plus noble en l'homme : le logos.

 

Ce roman n'est pas simplement une synthèse efficace du totalitarisme historiquement vécu, qui décortiquerait les convergences du stalinisme et de l'hitlérisme. C'est plus encore une interrogation des prolongements potentiels des totalitarismes entrevus et de tendances qui travaillent profondément l'ensemble des sociétés sorties de la seconde guerre mondiale.

 

Pourquoi le pouvoir ?

 

Ce travail de prolongement lui permet en définitive d'effectuer un retour aux sources essentiel. Car à un moment, face aux tortures, aux efforts de la Police politique, à l'immense énergie déployée pour opprimer, la question surgit chez Winston, personnage principal du roman, comme chez le lecteur :

 

pourquoi ?

 

C'est un des aspects les plus vertigineux de « 1984 », qui peut nous agiter aussi, face au choc de l'élection de Donald Trump. D'où vient l'appétit de pouvoir et son débordement inouï dans le totalitarisme ? Pourquoi ces maîtres du monde, dont la richesse est depuis longtemps devenue abstraite, font ce qu'ils font ? Pourquoi cette démesure , cette absence de satiété ? Pourquoi un milliardaire accompli vient livrer dure bataille pour occuper un autre terrain, celui de la politique ? Doit-on simplement penser que tout est rationnel dans ces comportements ? Trump nous montre sans doute que non. Et Orwell, pourtant formé par le marxisme, pensée qui lorsqu'elle est vulgairement utilisée, rationalise économiquement les comportements politiques, répond aussi que non. Il y a un au delà du calcul. Et il est ténébreux.

 

En lisant ce grand roman, nous ne découvrons pas simplement les rouages d'un projet totalitaire de contrôle absolu sur les êtres, balayant toute notion de vie privée, de liberté individuelle ; d'intimité, réduisant tout ce qui permettrait à la conscience de se dresser ou aux désirs de s'exprimer ailleurs que dans l'entonnoir des intérêts du pouvoir (ainsi en est-il du désir amoureux, dangereux en tant que tel, car sauvage, exclusif, et donc à briser) . Nous nous interrogeons aussi sur l'objet obscur du désir de pouvoir.

 

La réponse d'Orwell, ne peut que nous alerter : le projet du pouvoir, c'est le pouvoir. Le « pur pouvoir ». Ce projet est par essence, sans fin, sans mécanisme d'auto limitation. Les limites qui peuvent être imposées au pouvoir ne peuvent qu'être de source exogène. Le pouvoir est porté à se perpétuer et à s'approfondir. Cette dynamique dangereuse du pouvoir ne s'applique pas seulement au pouvoir d'Etat. Elle peut survenir dans un couloir d'administration , un camping, un club de foot.

 

Pis, la volonté de dominer les hommes a partie liée avec la mort . Elle provient, peut-être d'un sursaut prométhéen contre la condition humaine. Le totalitarisme est criminel. Il se réclame de Dieu ou il est athée, comme dans « 1984 ». Mais il préempte la mort, comme seule manière de la contrôler. C'est l'aveu que le tortionnaire de Winston finit par effectuer quand il le rééduque.

 

De l'Etat aux pouvoirs, du citoyen au consommateur

 

Orwell évoque « le pouvoir ». Mais en son temps, cette notion se confondait avec la montée en puissance spectaculaire du pouvoir d'Etat qui étendait partout son influence. De ce point de vue, la réalité a bien changé et la prescience d'Orwell doit s'apprécier en examinant les formes des pouvoirs contemporains.

 

A la centralité de l'Etat Nation a succédé un tableau enrichi de formes de puissance nouvelles : entreprises transnationales, flux financiers hyper obèses, pouvoirs médiatiques liés aux forces de l'argent. Mais cette ère qualifiée de « néolibérale » n'a pas pour autant liquidé l'Etat, elle l'a plutôt conduit à se reconfigurer, en refluant du contrôle de l'économie, renonçant à s'occuper des choses pour surveiller et réguler les individus.

 

Il est possible que l'Etat néolibéral ressemble, paradoxalement, plus encore à l'Etat orwellien, bien qu'affaibli sur certains fronts. La généralisation des caméras de surveillance, les lois anti terroristes ouvrant aux services de sécurité un accès sans restriction ni contrôle judiciaire aux communications privées des citoyens, au nom même de « la liberté », rappellent fortement à la fois le regard de Big Brother sur tout, mais aussi le principe de double pensée (inspiré du diamat stalinien), utilisant des concepts libéraux pour justifier cyniquement leur éradication dans la vie des gens. Ainsi a t-on vu, cet été, des arrêtés municipaux, heureusement annulés, réglementant l'habillement des femmes sur les plages au nom... De leur liberté de s'habiller comme bon leur semble.

 

Ce qu'on retient souvent de « 1984 », c'est Big Brother qui nous regarde, chez nous. En 2017 ils nous regarde en effet, partout et tout le temps. Mais ce n'est pas d'abord le citoyen qu'il épie, contrairement à ce que prévoyait Orwell. Il surveille d'abord ce Big Data, le consommateur. Son projet est d'abord de modeler l'esprit du quidam, non pas pour empêcher la révolution politique, qui semble de toute manière liquidée comme hypothèse, mais afin de manipuler les comportements d'achat. Le subliminal, déjà perçu chez Orwell, s'est désormais allié aux algorithmes.

 

Pourtant tous les chemins du pouvoir mènent à Rome... Fabriquer sans cesse du consommateur, le sculpter, l'éduquer, c'est former un type très particulier de citoyen. Cet « homme unidimensionnel » dont parlait Marcuse.

 

Le nouveau fascisme, hurlait Pasolini, ne se manifestait plus par les marches de chemises noires, mais par la publicité. A la matraque des troupes de l'Angsoc qui assomme Winston, l'hypnose publicitaire, réinvestie par le politique ensuite , a été préférée par les milieux dominants. Ce qui n'empêche nullement, d'ailleurs, comme on le voit en Turquie, de ressortir les gourdins si nécessaire. La pensée de Pasolini est un trait d'union entre le monde étatisé d'Orwell et ce que nous vivons aujourd'hui.

 

Il manquait donc à Orwell la vision du consumérisme. Au contraire il imaginait une sorte de socialisme de la misère (qui s'est tout de même concrétisé de manière spectaculairement pertinente dans le bloc de l'Est !), détruisant les surplus dans la guerre pour maintenir les inégalités.

 

Guerre sans fin, présentéisme, déshydratation du langage

 

Malgré ce décalage à l'égard du capitalisme transnational consumériste, Orwell vise juste, sans cesse, dans l'anticipation. La tentation de la guerre perpétuelle, à but interne, n'a t-elle pas été illustrée par la guerre contre le terrorisme de Georges Bush et par bien d'autres ? Le présentéisme médiatique, permettant de tout dire et son contraire quelques heures après (je ne me présente pas si je suis mis en examen. Et puis j'oublie), nous ne le connaissons que trop.

 

L'appauvrissement et l'empoisonnement du langage à fin de manipulation de pensée, façonnés par les « télécrans », semblent bien nous menacer. Même s'ils ne semblent pas être pilotés par un Parti Etat unique mais par un instinct de pouvoir diffus, qui veut vendre, contrôler, choisir pour nous. Ne nous a t-on pas vendu comme projet pour la France « le socialisme de l'offre », oxymore flagrant, phrase s'annulant par elle-même ? Ce qui rappelle fortement la double pensée décrite par Orwell. N'utilise t-on pas abusivement les termes de « réformiste », « moderne », pour exclure ceux qui penseraient autrement ? Ceux qui seraient contre le cours de l'Europe se voient qualifier d' « anti européens » et l'on voit fleurir des catégories grossières et porteuses de cette haine magnétisante dépeinte par Orwell : les « bobos », les « assistés », les « racailles ».

 

Quant au mépris des faits, des chiffres, au profit de l'hypertrophie d'un fait divers ou d'un fantasme, il n'est qu'une modalité de l'abolition de la réalité qui pullule dans le roman. Quand une candidate d'extrême droite propose « une France apaisée »... par le truchement de la stigmatisation violente et de la discrimination légale, on peut entendre le slogan « la guerre c'est la paix ».

 

Se prémunir d'un excès de politique

 

Et puis il y a cette intuition géniale d'Orwell, qui s'adresse à tous, y compris à ceux qui se pensent de son côté. Le danger, c'est aussi le trop de politique. Ceux qui pensent, et on peut le comprendre aisément, que le marché est dangereux de par son expansion peuvent en effet perdre de vue un autre danger : une extension de la politique sans limite. Ce qui est précisément la définition du totalitarisme. Orwell rappelle qu' une société digne est une société où la politique est à sa juste place – elle s'occupe de nos relations sociales, de « ce qu'il y a entre nous », citoyens, dit Hannah Arendt dans « Qu'est ce que la politique? » -.Elle ne s'infiltre pas partout, au risque de nous asphyxier.

 

Quand la politique, conçue comme pouvoir détenant le monopole de la violence légitime (la loi, la police, la justice), se mêle de réguler le langage, l'Histoire, et on en voit régulièrement des tentations, alors il y a danger de glissement structurel vers la tyrannie.

 

« 1984 » est un avertissement ultra contemporain contre la tentation du bio pouvoir accru, le retour de l'Etat dans la police des mœurs, une santé publique intrusive, des politiques qui se mêleraient de nos « modes de vie ». Récemment en France, on a vu réapparaître, avec la loi pénalisant les clients des prostituées, le droit pénal dans le domaine sexuel sans contrainte de corps. Cela, décidé au prétexte certes incontestable de la protection des plus faibles, n'ouvre t -il pas une boîte de pandore infernale ? Ne valide t-on pas le principe selon lequel l'Etat est légitime a édicter la bonne et la mauvaise sexualité ? Une fois le politique installé dans des sphères intimes, qui garantira de ce que l'on s'y permettra à notre place ?

 

Lire Orwell c'est apprendre à se méfier d'une certaine volonté générale abstraite, interventionniste dans nos intimités, d'autant plus qu'elle renonce à influer sur l'économique et le social et a besoin de se redonner un rôle pour masquer son impuissance.

 

Orwell nous montre ainsi que Montesquieu doit contrebalancer Rousseau. Que la démocratie n'est pas que l'élection, la légitimité du pouvoir, mais aussi la solidité des droits fondamentaux, des contre pouvoirs, des garde fous, des séparations (entre les pouvoirs, entre le public et le privé). Que Montesquieu ait inspiré plus que Rousseau les institutions américaines, est une consolation après l'élection de Donald Trump. .

 

Ironie du sort, je constate qu'un « comité Orwell » a vu le jour en France. Se réclamant du patriotisme et de ce qui est qualifié de populisme positif chez l'auteur, qui parlait en effet de « décence commune du peuple », mais sans l'essentialiser ni l'idéaliser à l'excès, ce comité d'intellectuels défend des positions souverainistes. On me permettra ici de contester cette utilisation faussaire -donc typique des recyclages dénoncés dans « 1984 », justement -, de George Orwell, qui fut un combattant internationaliste implacable. Toutefois, en admirateur de George Orwell, je ne peux que dire ici ma propre opinion en toute franchise. Que chacun lise et relise ce génial romancier, essayiste, chroniqueur. Et utilise sa propre capacité à raisonner et son esprit critique. Le plus précieux de notre humanité. Que ce soit en 1950, en 1984, en 2017.

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5 avril 2017 3 05 /04 /avril /2017 14:46
Comme un avion sans cap - « L’opium du ciel » -Jean-Noël Orengo ; paru dans la Quinzaine Littéraire

 

« L’opium du ciel », roman de Jean-Noël Orengo, ne marquera sans doute pas l’histoire du roman. Il mériterait cependant sa place dans une illustration future des mœurs de notre époque et d’une littérature qui en est le fruit. Au départ, on peut être séduit et attiré par l’idée de départ : choisir un drone comme narrateur. On ne saurait en effet réhabiliter avec plus d’à-propos contemporain la notion de narrateur omniscient. Belle idée.

 

Ce drone va raconter sa propre vie, qui commence de nos jours et semble se prolonger jusqu’en des temps apocalyptiques peu éloignés. Rien qu’en cela le roman est symptomatique. Une grande partie d’entre nous ne doute pas de la fin des temps, ne pense plus à la manière de l’éviter, mais songe déjà, par la description, à en apprivoiser l’angoisse, ou à s’en délecter, je ne sais.

 

Le drone peut tout survoler, il zoome, il télécharge tout ce qu’il veut et s’infiltre dans les réseaux. D’où l’intérêt de son choix pour peindre une époque, la nôtre en particulier, celle des relations immatérielles, mais non pas virtuelles, confusion que l’auteur ne réalise pas. Ce drone, qui finira par s’appeler Jerusalem est un hybride unique, recomposé d’un modèle militaire chargé de liquider des djihadistes au Moyen Orient, et d’un modèle domestique, de ceux qui se vendent aujourd’hui à la FNAC, importé sur ce théâtre de guerre par une de nos fameuses « radicalisées » converties. Elle réalisera l’alliage avec les restes du drone américain pour le retourner contre le camp adverse. Puis tombant aux mains d’anthropologues marginaux mais brillants vivant dans une sorte de communauté incertaine, le drone accédera, connecté à la toile, à une immense connaissance, à la conscience de soi, et aux préoccupations de ses nouveaux maîtres, dédiés à prouver que les premières manifestations du déisme impliquaient une figure féminine, qu’en remontant les pistes juive et hindouiste on peut en retrouver la trace.

 

C’est l’oubli de ce pôle féminin transcendant, qui impliquait toute une conception féconde du monde, pour le drone comme pour ses parents d’adoption, et peut-être pour l’auteur, je ne sais, qui expliquerait nos malheurs, nos guerres. Le monothéisme patriarcal, voilà l’ennemi. Ce qui suppose d’ailleurs que la religion soit le vrai motif, premier, de la guerre, ce dont on peut légitimement douter. On peut aussi prétendre qu’il n’en est qu’un motif de mobilisation.

 

Et puis le drone nous entraînera plus loin, jamais rassasié, attiré vers l’Est, comme la richesse, comme Alexandre le Grand, s’autonomisant peu à peu, grâce à une intelligence artificielle densifiée, s’intéressant aux amours et à une sexualité qui le fascine d’autant qu’elle reste inaccessible à sa réalité machinique.

 

Il ressort de cette lecture, malgré l’affirmation féministe embryonnaire, un certain nihilisme. Et d’ailleurs, si on en revient au titre lui-même, il exprime parfaitement un certain nihilisme de refuge. Notre époque ressemble à une mangrove entremêlant l’électronique, la chair et l’acier. Un immense chaos, dominé par un inceste glauque entre la technologie et la spiritualité qui contre toute attente a survécu à la science et a même retrouvé de sa vigueur comme le prévoyait Malraux.

 

Les êtres humains s’y perdent, leurs sentiments y sont atrophiés, la mondialisation paraît tout écraser, en même temps que les cloisons, semblent infranchissables pour beaucoup de personnages croisés. Seul le drone a accès à la mobilité, à la liberté. Il semble attachant pour ses propriétaires successifs, de ce fait, car il vole pour eux, assignés par la lourdeur des fonctionnements sociaux devenus extrêmement baroques. « L’opium du ciel » semble bien le symptôme d’une époque dépressive de trop de réalité, de surplus d’information, de trop de perception, alors que la liberté de mouvement réelle est corsetée. La sexualité, comme souvent dans la littérature de notre temps, y est décrite comme sale, vectrice de Thanatos. Sans doute cela est-il imputable à la frustration du drone, mais tout de même. On retrouve un goût de l’érotique scabreux qui semble un passage trop souvent obligé dans la littérature contemporaine.

 

La partie la plus réussie du roman à mon sens met en scène un drone qui veut tisser des relations humaines et se fabrique des avatars sur le réseau social. L’auteur en démontre une belle connaissance, et en explore les aspects les moins étalés. Ce qui se passe en « MP », souvent l’essentiel.

 

La forme de ce symptôme d’époque est cohérente. C’est nécessairement une écriture très baroque, fourmillante, dense, jusqu’à la limite dangereuse de l’indigeste qu’elle ne franchit certes pas, mais prend le risque de tutoyer. Encore ici, le roman a valeur de symptôme. On dirait que pour l’édition, la capacité au baroque, la densité du langage, la réhabilitation de mots négligés, l’usage de lexiques spécialisés infusés dans le romanesque, tiennent lieu de valeur littéraire. Ajoutons-y du sordide, du pessimisme, du nihilisme, de l’érudition, et nous aurons alors un texte à publier sans aucun doute. Malgré tout ce talent certain, étalé par Jean-Noël Orengo, on peut se demander, néanmoins, ce qui fait sens pour le lecteur. Le lecteur, en tout cas, se le demande. Il faut voir comme on nous parle.

 

Jérôme Bonnemaison

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14 février 2017 2 14 /02 /février /2017 09:31
Qui a vu le grand méchant loup desséché ?  - Dans le jardin de l'ogre - Leïla Slimani

Avant d'être consacrée par le Goncourt, pour un livre que je n'ai pas lu, Leïla Slimani avait écrit un premier roman, "Le Jardin de l'ogre". Un roman "choc", "sans tabou" si apprécié des éditeurs et des colonnes des journaux féminins. L'histoire d'une femme marquée par l'addiction sexuelle, en tout cas ce qu'on appelle comme ça. 

 

Si le projet est de susciter le malaise, c'est gagné. Je suis sorti plutôt mal à l'aise de cette lecture, parce qu'elle décrit des gens malheureux, et que rien ne met ce malheur en perspective, en plus. Voila la cause de mon malaise. Je n'aime pas le malheur insensé, au sens littéral du terme.

 

Mais je n'y ai guère trouvé de quoi m'enrichir. Je n'y ai pas rencontré quoi que ce soit de bien convaincant en dehors de ce vague sentiment de déréliction. Je n'y ai pas frémi devant les descriptions sexuelles. Franchement il faudrait un peu être bégueule. On en a vu d'autres. Je ne parle pas d'intimité, mais de vie de spectateur ou de lecteur, je précise.

 

Je pose même la question : sous des dehors audacieux, le fait de parler de la sexualité féminine, d'en parler à travers un regard de femme, de femme issue de l'immigration maghrébine (je déteste écrire cela, car je ne supporte pas les assignations que Mme Slimani a raison de détester, mais je crains que justement ça se soit posé dans les relations à l'éditeur, avec les journalistes, etc..., dans une logique marketing), ce livre peut aussi être reçu, paradoxalement, comme une oeuvre foncièrement nihiliste, rétrograde.

 

Car enfin, qu'est ce qui se dit d'autre que la perdition liée, arbitrairement, à la sexualité débridée ? La sexualité ici est vécue comme une addiction, et non une passion. La différence entre les deux ? Et bien on n'est pas passionné de valium par exemple. La dépendance n'est pas nécessairement plaisir. Et la passion ne s'accompagne pas forcément de destruction. Jusqu'ici personne ne contredira.

 

La sagesse apparaît en filigrane dans la contenance. La normalité dans une forme de sexualité couplée avec l'amour et le couple. Est-ce si évident ?

 

Je ne prétends pas que la sexualité ne puisse pas être une addiction. Sans doute elle peut venir compromettre, comme chez l'Adèle du roman, tout autre projet, en devenant l'unique préoccupation véritable du sujet. Si on s'en réfère à George Canguilhem, est malade celui qui se sent malade. Adèle se sent malade. Enfin, c'est d'abord son mari, Docteur d'ailleurs, qui la qualifie de "malade", notons. Mais elle ne le conteste pas, et l'auteure ne lui permet pas de le contester. Sa maladie l'empêche tout à la fois de vivre sa vie de famille que de vivre sa profession de journaliste. Quand Monsieur découvre tout et qu'il se met en colère, Adèle redevient une petite chose fragile et obéit. Voila tout. C'est possible, c'est crédible, mais cela mérite t-il un roman ?

 

J'ai eu envie de dire à l'auteure que le sujet peut aussi s'interroger sur comment vivre ce besoin dévorant autrement. Et Mme Slimani en compromet la possibilité. Le roman manque singulièrement de dialectique, de déstabilisation.

 

On peut, et je ne sais pas quel est le projet conscient de Mme Slimani, recevoir ce livre comme un sermon. Un sermon habile, même s'il montre et dit. Crûment. Je n'ai jamais considéré la crudité comme un argument littéraire.

Mais peut-on encore proférer d'autres types de sermons, à notre époque?

 

A aucun moment le livre n'ouvre la porte à une autre possibilité, à une nouvelle synthèse. Adèle l'obsédée est malade, elle souffre, elle fait souffrir autour d'elle. Certes, son entourage n'est pas très rigolo. La maladie d'Adèle ce n'est pas simplement la traduction de sa dépendance, non, à un homme qui la domine financièrement. C'est aussi cette dépendance qu'Adèle aurait pu briser.

 

Le roman assène que le souci évident c'est la lubricité, qui en outre conduit nécessairement au mensonge. L'auteure ne le pose pas comme une thèse, mais enfin c'est ce qui sous tend le récit. La crudité ramène à une certaine saleté. Le sexe est sale ici. Indéniablement. Il est sale parce qu'il ne s'accompagne pas d'amour. Une femme qui a des relations en dehors de l'amour, se compromet gravement. Voila ce que semble nous dire, quoi qu'on en dise, Mme Slimani. Je ne souscris pas.

 

Une certaine forme de féminisme a glissé dans la critique des excès de la libération sexuelle, en l'assimilant à une aliénation nouvelle, une forme nouvelle de la domination masculine, prédatrice. Par cette critique, on en revient à la nécessité de l'amour pour vivre une sexualité épanouie et finalement, éthique. Tout cela est bienveillant, mais tout aussi prescriptif que les injonctions anciennes. 

 

Il n'y a pas grand chose d'original à nous dire qu'être esclave de ses désirs c'est être esclave. On le sait, je crois, depuis l'Antiquité, et c'est incontestable. 

 

Ce propos est servi par une écriture blanche, documentaire donc, telle que la définissait Roland Barthes. Plutôt propre, d'ailleurs. L'écriture blanche fait merveille quand elle sert un projet métaphysique, comme chez Camus, ou une méta littérature, quand sa platitude apparente met en relief un fond philosophique qui a besoin de cette forme là. Mais ici, que sert-elle ? Sinon qu'elle est congruente avec la tristesse des personnages. 

 

Mais la vie est-elle possible sans désir ? Une vie pleine réclame t-elle des désirs brûlants ? Les personnages auraient pu ouvrir ces questions. Le stoïcisme est-il tenable si l'hédonisme et le mensonge ne le sont pas ? Nous ne verrons pas les personnages se coltiner ces questions. La boucle se referme très vite.

 

Mme Slimani choisit l'écriture blanche plutôt que le psychologisme classique. Mais les bons écrivains neutres et autres minimalistes parviennent à laisser s'imprimer des psychologies à partir de l'action. Ici ce n'est pas le cas. Cette Adèle nous reste étrangère. Sa furie sexuelle nous reste opaque, sinon dans ses manifestations décrites spectaculairement. A la place du sexe, on aurait pu avoir l'alcool, le jeu, ou un produit stupéfiant, la seringue, mais on a le sexe, voila tout.

 

Qu'il il y a t-il de spécifique dans cette addiction là ? On ne l'effleure pas. Certes, on comprend que le monde est triste, que l'on s'y ennuie. Que l'addiction permet une réalité augmentée. Et que cette réalité augmentée vient justement vider d'intérêt tout l'arrière plan déjà insuffisamment excitant pour tenir éveillée la pulsion de vie dont la flamme s'épuise. Mais pourquoi le sexe ? Pourquoi, d'ailleurs, le sexe allié à une posture de soumission violente ? La lubricité féminine n'est pas nécessairement concrétisée par la soumission. Ici aussi nous avons affaire à un cliché douteux sur ces femmes qui dérapent par rapport à la norme sexuelle. On est dans le Jardin de l'ogre. Pourquoi n'est-on pas dans le jardin de la gourgandine ?

 

En lisant Mme Slimani, qui sait dans ce premier roman construire un récit, dispose d'un talent d'écriture de premier plan, certes, j'ai pensé, en contrepoint, au fameux récit dit autofictif de Catherine M(illet), à sa densité, à ce personnage complexe qui s'y déploie.  Je me suis souvenu de ce qui était un grand livre.

 

Disant tout cela, je ne peux pas vraiment dire que "je n'ai pas aimé" ce Jardin de l'ogre. Puisque je suis arrivé au bout, qu'il m'a donné à penser, et qu'il m'a même agacé. C'est partie intégrante d'une vraie vie de lecteur.

 

 

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6 janvier 2017 5 06 /01 /janvier /2017 00:50
Joli Gothique sécularisé - " Notre château", Emmanuel Regniez

Le roman gothique est toujours vivant. On l'a vu avec le mainstream "l'ombre du vent' de Zafon, qui ne manque pas sur une plage ou une rame de T.E.R, et que je n'ai pas beaucoup aimé car trop fabriqué. On le redécouvre avec un petit roman français récent que j'ai apprécié, " Notre château" d'Emmanuel Regniez. Le souci avec le gothique pour le chroniqueur c'est de ne pas dévoiler ce qui inquiète et rend la lecture haletante.

 

Qu'est ce que le gothique au fait ? Qu'est-ce qui le différencie du surnaturel ou du fantastique avec lesquels il cousine incestueusement ? C'est difficile à dire et je ne vais pas tricher en wikipédiant, je vais vous dire ce que ce me semble.

 

Il me semble que lorsqu'on est face à une question pas évidente (lecteur étudiant ou lycéen prends-en de la graine), il faut partir de l'illustration la plus flamboyante,  notez le jeu de mot. Pour le gothique : l'architecture. Des cathédrales et de Viollet le Duc. Elles étaient destinées à épater par l'inquiétude. La gargouille, officiellement destinée à chasser les démons de la demeure de Dieu, mais dont la fonction latente est je pense de tenir en respect le croyant, me semble la figure la plus parlante du gothique. Mais on trouvera aussi dans la croisée d'ogives un jeu d'ombres qui laisse penser qu'il y a un mystère. Et un mystère émergeant du sombre du transept que l'on subodore derrière soi en marchant dans la nef, qui donne le tracsin.

 

Le morbide est évidemment un ingrédient obligatoire de la recette gothique. Rien n'oblige le littérateur gothique a répondre au mystère par un appel au surnaturel, au diabolique. Mais en tout cas, il aura créé un effet de suspense suffisamment prenant pour déstabiliser le rationnel en nous. Le surnaturel peut parfaitement être un masque. La fausse figure d'une gargouille. Ou pas. 

 

En tout cas le gothique joue de la frontière entre le réel et le surnaturel. Il appuie sur cette tension. Tout comme une cathédrale, édifice bien réel, au milieu de la vie urbaine, du quotidien. Sa figure favorite est donc le spectre, ou le fantôme. Dont on ne sait pas grand chose. Le fantastique préfèrera le plus explicite zombie.

 

La littérature gothique est souvent ouvragée (j'emprunte l'expression heureuse à la personne à côté de moi quand j'écris, moi je ne trouvais que chamarrée), comme l'architecture. Mais pas toujours, comme le montre ce premier roman de talent d'Emmanuel Regniez, qui s'y connaît puisqu'il a publié, rien de moins, un ABC du gothique nous dit-on, à la fin d'un livre superbement publié par les éditions "Le tripode", que je ne connaissais pas, et que je salue chaleureusement pour leur talent s'ils croisent cet article. Il me semble qu'un monument du gothique littéraire peut être trouvé dans les premiers chapitres du "capitaine fracasse" de Théophile Gautier, qui n'est pas précisément un roman gothique pris dans son ensemble.

 

Nous avons ici, dans un roman dans la filiation évidente du fameux "Le tour d'écrou" d'Henry James, qui aura terrifié beaucoup d'entre nous, et sans doute bien inspiré Alejandro Amenabar quand il tourna "Les autres" avec Nicole Kidman,  une écriture plutôt minimaliste. Mais enfiévrée, précise comme une lame de couteau qui avance vers l'inéluctable, et fondée sur une répétition qui évoque, et ce n'est pas fortuit, le délire psychotique.

 

La situation est on ne peut moins baroque. Nous sommes dans une belle demeure isolée, en ville. Un frère et une soeur y vivent cloîtrés depuis vingt ans, depuis la mort de leurs parents. Ils s'isolent dans les livres et ne voient personne. De temps en temps l'un d'entre eux sort, chercher un livre, ou travailler dans le jardin. Une vie monacale et silencieuse. Tout de suite, le caractère pathologique de la relation saute aux yeux, mais cela n'empêche pas l'auteur de nous mener par le bout du nez et de nous faire lire frénétiquement son livre, court mais intense, et puissamment inquiétant.

 

L'intelligence d'Emmanuel Regniez est de savoir que l'on ne peut pas être gothique comme on le fut autrefois. Et en particulier depuis la psychanalyse.  Il va donc écrire un roman authentiquement gothique, mais dont l'issue, que je ne peux évoquer, sera sécularisée.

 

Comme si l'auteur avait médité les textes de Michel de Certeaux sur les diables de Loudun, il sait qu'un diable n'est peut-être qu'un fantasme, qu'un château n'est peut être qu'une psychose. Qui lira saura.

 

Par ailleurs, il sait, à certains moments, instiller le sentiment du désenchantement contemporain qui contraste avec l'ambiance gothique. Avec le rôle des bus, prosaïques, dans l'intrigue. Ou en rappelant que les rêves chevaleresques d'un enfant finissent dans le coffre d'une voiture à la sortie des courses sur le parking. Ainsi parvient-il à ne pas égarer son roman dans l'anachronisme, tout en étant fidèle à sa passion littéraire pour un genre. Ce n'était pas facile, et il l'a réussi en utilisant tous les codes de cette littérature là. De cette culture là.

 

Je me suis donné d'une traite une belle et saine angoisse, que je vous recommande. Car angoisser avec plaisir est peut-être le meilleur des entraînements face aux angoisses subies.

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25 novembre 2016 5 25 /11 /novembre /2016 08:30
de la chronique d’un premier roman – « Les dégénérés », Lucien Blard

Quelqu’un qui écrit un avis sur  un livre n’a pas à se préoccuper  essentiellement de savoir  s’il serait « capable de faire aussi bien ». Même s’il écrit aussi par ailleurs. Il écrit en tant que lecteur. Un livre est écrit pour  être lu et finalement le lecteur  a toujours le dernier  mot. C’est pourquoi un écrivain doit se préparer  à être jugé.

Mais cela n’empêche pas le chroniqueur  ou le critique, que sais-je, de penser  à ce qu’il accomplit. Il n’est pas tenu de se comporter  en consommateur . Il peut apprécier  un texte dans la dynamique d’une oeuvre. Un premier roman est un premier roman et il faut bien commencer .  On ne jugeait pas Michel Platini à Nancy comme à la Juventus.

Le livre dont je vais parler  ici est un premier roman. Je me lance dans une introduction un peu inhabituelle car  il se trouve que le chemin qui m’y a mené est inhabituel. Je connais de très loin l’auteur , qui est un « ami » sur un  réseau social. Spirituel et   rigolo. Et mon affection lui est quelque peu acquise d’avance au regard d’un caillou dans la chaussure que nous partageons. Après tout l’amitié quotidienne sur les réseaux rapproche t-elle peut-être plus qu’elle ne semble. Ou pas.

J’ai vu qu’il publiait un   roman. « Les dégénérés « , de Lucien Blard. Je lui ai proposé de le lire et de dire mon avis ici et là.

Je n’aurais pas eu une chance sur dix mille de lire son  roman, noyé dans la profusion des parutions, et la galaxie vertigineuse du patrimoine littéraire. Je ne suis pas certain que le sujet m’aurait d’ailleurs attiré au  regard de mes aspirations, si j’avais lu un papier , même positif, sur  » les dégénérés« , ou si je l’avais croisé sur un étal, avec sa couverture évocatrice d’ un texte houellebecquien. Ce n’est pas le cas d’ailleurs. Nous n’avons fort heureusement pas droit à du Sous Michel.

En tous les cas, j’ai lu, parce que Lucien B. a été édité.

-J’en profite pour dire, parce que je  reçois sur mon mail de blogueur  des propositions de texte à faire connaître, comme tous les blogs de cet acabit, que je ne lis pas les auto éditions. Il y a déjà des myriades de livres publiés. Je crois au filtre d’un lecteur . Il ne suffit pas, je suis désolé, de dire « je vaux d’être lu » pour  solliciter  avec succès un temps volé dédié à la lecture, activité anormale en ce monde. Quelqu’un a dit , je ne sais plus qui, que Kafka ne serait pas édité aujourd’hui au  regard des conditions de l’édition contemporaine. Je n’en sais rien. Peut-être, oui, le génie sommeille t-il. Mais il n’empêche que je m’en remets, face à l’immensité, au signal des vigies que sont les éditeurs, en sachant qu’ils ne sont pas toujours épatants non plus.-

Evidemment,  le   respect du à Lucien Blard, et à tout auteur , implique que l’on dise ce qu’on pense. Sans concession, mais avec la lucidité évoquée plus haut. Je m’y astreindrai, en tant que lecteur . Je ne sais pas si je pourrais faire « mieux » que lui. En tout cas je ne l’ai pas fait. J’ai publié des articles, un essai dans le domaine social, mais pas un roman. Mais ce n’est pas la question posée. La question est posée au lecteur que je suis.

Si j’étais éditeur  – un   rêve qui n’est pas à ma portée – je me demanderai : « est-ce un écrivain qui a déposé cela ? ». Et d’emblée je réponds oui. Lucien Brard n’a pas été édité par  mégarde. C’est un écrivain.

Pourquoi ?

Parce que je n’ai pas lâché le livre, et pas seulement par  respect mais aussi envie d’aller  au bout de ce voyage. L’auteur  parvient à percer  cette mystérieuse gangue qui sépare un texte de son  récepteur. Percée qui donne envie de continuer  et de croire à la fiction qui est proposée. Voilà une première  raison de confirmer arbitrairement Lucien Blard comme écrivain. J’imagine que c’est déjà beaucoup, connaissant son tempérament, un peu…

Et puis surtout le  roman émeut malgré son orientation drolatique, qui n’est que le remède de l’angoisse du narrateur. ll conte les malheurs d’un enfant obèse, angoissé, mal dans sa peau à notre époque. Malheureux dans sa famille bourgeoise. Du. point de vue narratif de l’enfant en question. Et on partage cette douleur.

Ces deux éléments clarifiés, on peut dire qu’il s’agit d’un premier  roman honorable, d’un écrivain en devenir . Qui a beaucoup donné, il me l’a dit, mais on le sent tout de suite, à ce  roman. Le lecteur  n’est pas non plus tenu d’ignorer  le courage qu’il y a à écrire.  Même si ce courage ne suffit pas à faire aimer  une lecture.

ll me semble cependant que « les dégénérés  » a les défauts qu’on peut s’attendre à trouver  dans un premier roman. Mais on doit lire toutes sortes de textes. La consommation du « best » désigné ne sied pas de mon point de vue à une aventure passionnante de lecteur . Parce que l’esthétique a indéniablement une dimension comparative. Et Lucien Blard lui-même aura plaisir  à se voir  s’extraire des limites de son premier  opus, quand il grandira comme écrivain.

De quels défauts s’agit-il ?

L’influence, d’abord. Céline, Audiard. L’argot. L’auteur  laisse trop transparaitre sa passion pour  ces  registres de langage qu’il a aimés dans « le voyage…  » ou « Mort à crédit », qu’il a savourés dans les interprétations de Blier , Ventura ou Gabin. Seulement, ce fantasme là est plaqué. Sociologiquement plaqué. Les gens dont il s’agit ne parlent pas de la sorte à mon sens.

L’auteur  est donc moins convaincant dans les dialogues et monologues nombreux que lorsqu’il laisse le narrateur  s’adresser  plus simplement à nous, avec un talent descriptif certain, qui est le meilleur de  son écriture, avec mention spéciale pour  les évocations urbaines. Le fantasme littéraire l’a emporté sur  un certain  réalisme. C’est dommage, mais ce qui tient tout de même le livre c’est que Lucien Blard manie bien ces  registres argotiques, qu’il y loge d’innombrables trouvailles.  Mais enfin… Lucien, c’était moins une ! La dissociation menace entre le  registre et le fond de l’affaire.

Le  registre est tellement insistant, commun aux personnages, qu’il est travaillé durement et que ce travail se voit un peu trop. Un défaut classique des premiers  temps. L’idéal pour  un livre c’est de laisser  oublier  son style. Car  qu’on le veuille ou non le style est un moyen de toucher  une âme. Lucien Blard ne parvient pas encore à ce stade, car sans doute il veut être littéraire, comme en atteste sa radicalité en matière de juste conjugaison. Littéraire dans une veine spécifique, célinienne. Mais littéraire tout de même. La fabrication est donc par  trop visible.

Il y avait du risque à écrire avec si peu d’argument de départ. Un enfant malheureux dans une famille bourgeoise, objectivement, il y a plus spectaculaire. Et cependant le roman tient debout. J’y ai décelé aussi une densité sur  fond  rare qui me suggère l’hypothèse d’une influence possible de Malcom Lowry et son  » Au dessous du volcan« .

Le roman touche. C’est bien l’essentiel. Il touche, par  la description fort réussie de l’angoisse omniprésente d’un enfant en proie à la vulgarité d’une famille à la fois envahissante et absente, préoccupée par  toutes sortes de billevesées sociales, mais inapte à l’amour. Or on ne demande que ça, de l’amour . Le propos dépasse le milieu sociologique des parvenus ou des fins de  race. C’est la déception d’un enfant parmi les adultes qui se laisse voir . Et cela, c’est touchant. Malgré bien des égarements graveleux, céliniens aussi, qui personnellement me laissent froid, j’ai partagé le sentiment de perdition d’un petit pré ado mal foutu. Et j’en salue Lucien Blard.

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11 août 2016 4 11 /08 /août /2016 19:27
Quand la meute vous rattrape - "Le pressentiment', Emmanuel Bove

En lisant "Le pressentiment", d'Emmanuel Bove, j'ai songé à Oblomov de Goncharov mais surtout à un cousinage de premier degré avec Irène Nemirovski et sa littérature moraliste, impitoyable, crépusculaire, et  laissant filtrer en même temps un amour déçu, une chimère, à l'égard de l'humain, toujours sauvé par un personnage.

 

Les misanthropes sont à l'humanité ce que les athées sont à l'absolu : des amoureux éconduits. Les écrivains misanthropes écrivent pour être lus.

 

Il y a bien eu, avec ces deux auteurs français, dont je ne sais les éventuels liens, ma lecture de la biographe d'I.N datant un peu, une littérature que je qualifierais de "staviskyenne" au sens où la saumâtre affaire Stavisky semble symboliser une époque.

Dans les années 30, ils ont exprimé un dégoût de la déliquescence morale dans la société et en particulier de l'attrait pour l'argent, capable d'effacer toute trace d'humanité, de laminer les familles. Un mouvement qui se retrouve au cinéma, avec "la règle du jeu" de Jean Renoir. Ces moralistes cependant ne sont pas communistes, leur pessimisme foncier l'interdit. Bove et Nemirovski expriment un réalisme cru à l'égard des moeurs de leur temps. Si la bourgeoisie est visée, sa décadence n'épargne pas les couches sociales les plus subordonnées. C'est un peu comme s'ils avaient lu Norbert Elias qui écrira après sur la dynamique des moeurs. Le poisson pourrit par la tête. La défaillance des "élites" n'est qu'un aspect de la défaillance qui s'étend à toute la société. Mais l'épicentre en est l'amour de l'argent mais aussi de la distinction sociale - comme dans "Le bal" de Nemirovski', même si l'on va voir que malheureusement il ne suffit pas d'éteindre ce désir là pour venir à bout des pulsions d'agression.

 

Je vais tenter une hypothèse matérialiste : après la crise de 1929 la croissance n'est plus là. Les classes dominantes, ainsi, ne sont plus pionnières, elles ne marchent plus le vent dans les cheveux. Elles se rabougrissent autour de l'existant, de la rente, et du récessif qui rend acariâtre, ingrat, "petit". Elles se battent pour les miettes. Mais ce récessif mine l'ensemble de la société et les valeurs dominantes étant dégradées, elles salissent tout. C'est ce sentiment qui se manifeste dans le roman de Bove. On aura, avec le digne essai, "l'étrange défaite" de Marc Bloch, qui au début de la guerre revient sur les années 30, un retour de la même eau sur la dégradation morale des élites, qui empuantit toute la Nation. Selon Bloch c'est ce qui jaillit dramatiquement, en bout de ligne, dans l'incapacité totale de la république à assumer un combat face à l'hitlérisme;

 

Emmanuel Bove n'est pas un styliste. Il écrit une histoire morale, le plus simplement possible, et on peut même déceler du laisser aller dans sa syntaxe. Un usage immodéré des conjonctions de coordination enchaînées par exemple. Et même des emplois du subjonctif injustifiés. Mais la clarté est là , et c'était nécessaire à cette intrigue et à sa morale sans fioritures.

 

Charles est un avocat fortuné, installé en famille dans l'Est parisien. Un jour il considère, comme le Bartelby de Melville, ou le narrateur du livre de l'intranquillité de Pessoa, qu'il vaut mieux s'abstenir, le plus possible. " Le monde est trop méchant" conclut-il simplement. Alors il va vivre dans la solitude, se consacrant à écrire ses souvenirs pour lui-même. Il s'installe dans le 14 eme arrondissement, vers la rue de Vanves, dans un coin populaire. Avec l'illusion fugace d'échapper à la vilenie qu'il attribue à son milieu. Il est fortuné et n'a pas besoin de travailler, et songe même à donner sa fortune pour vivre avec le minimum.

 

Evidemment, son attitude, qui lui semble sa meilleure idée jamais conçue, apparait incompréhénsible à tous. Dans son nouveau quartier il va croiser le monde des conciergeries, des retraités sans retraite, de la jeunesse oubliée de ce temps, d'une toute petite classe ouvrière vivant chichement. Il est généreux, et ne peut pas s'en empêcher. Mais loin de lui procurer de l'amitié ou de la gratitude, cela lui apportera des ennuis, de la médisance. Pendant ce temps son ancien milieu, particulièrement sa famille, tournicote autour de lui, planant en vautours. Il est tout sauf naif et comprend vite de quoi il retourne de part et d'autre.

 

Pourra t-il y survivre ? Si l'on est radicalement exclu, par allergie fondamentale, de la société humaine, la vie est-elle possible encore ? Qu'est-ce qui pourrait arbitrer ? Le somatique par exemple.

 

Le roman semble une illustration du ressentiment Nietzschéen, et de la maxime du philosophe qui provocateur conseille de "protéger les forts". Charles est capable de vivre seul, sans aller chercher des noises à son voisin, et au contraire en l'aidant dès que possible. C'est quelqu'un de fort au sens de ce philosophe. Mais ce sont les faibles, les dépendants de la rumeur, les gens incapables de se suffire, qui l'agressent sournoisement. L’hypocrisie est une spécialité bien française et un agent de continuité du monde social particulièrement efficace. Elle a ses rituels, comme les obsèques.

 

Ce qui est le plus effrayant est la volonté de nuire quand elle semble gratuite, qu'elle affecte des individus vulnérables, comme les enfants, qui à cette époque ne sont que très peu protégés. Elle ne l'est pas, au sens ou il n'y a pas de gratuité psychologique en somme, mais elle n'est pas toujours utilitariste, le fruit d'un calcul. Elle est parfois une simple réponse au vide. Aussi c'est un poison répandu et comme une damnation inévitable.

 

Dire du mal, nuire à quelqu'un plutôt que de se taire, est manifestement une pente facile aux animaux politiques. Il n'y a pas besoin de déranger quoi que ce soit pour être une cible. Le sentiment d'indépendance que l'on manifeste est déjà un affront à beaucoup. Ce spectacle de l'autonomie leur est insupportable. 

 

Une mort est souvent une issue logique dans ces romans moralistes, en écho à l'amour infini désappointé. Dans notre culture d'influence judéo chrétienne, l'écho fonctionne : quelqu'un de bon va mourir pour racheter les fautes de ses semblables.

 

Il arrive, lorsque quelqu'un meurt, de se dire qu'on en avait le pressentiment. Son attitude l'annonçait. On peut alors se demander longtemps si la mort était visée, ou si l'on se sentait visé par la mort. Dans une sorte de tango tragique. Le tragique de l'existence sociale.

 

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1 août 2016 1 01 /08 /août /2016 20:38
Parole en miroir contre névrose historique - "Meursault, contre-enquête", Kamel Daoud

 

" Meursault, contre-enquête" de Kamel Daoud a fait parler de lui - dans la mesure où un livre le peut encore-. Tant mieux si ce petit tumulte, vaguelette face au moindre dérapage sur un réseau social de la part d'une starlette, aura conduit à lire ce court roman, mordant, alerte, et déjà complexe comme seuls les grands romanciers savent en produire.

 

Il me semble que c'est un excellentissime premier livre, et que cet auteur a un bel avenir au delà des formes d'écriture de Presse dans lesquelles il s'est formé... Comme Camus justement. On ne saurait réduire ce roman à un simple renversement de perspective, face à l''"étranger" d'Albert Camus, ce qu'il est en première lecture.

 

K. Daoud a poussé le jeu jusqu'à réaliser le même nombre de signes que le roman de portée universelle placé en miroir de son propre travail. Il truffe son roman d'expressions mêmes puisées dans "l'étranger", des métaphores appliquées différemment par exemple, comme des petits cailloux blancs en hommage à la justesse d'écriture de son glorieux prédécesseur . J'ai évidemment, comme je pense la plupart des lecteurs de cette contre- enquête fictive, relu Camus -qui lui s'inspire d'un fait divers- dans la foulée, d'une seule traite, comme la première fois. Il fallait de l'audace, ou de l'inconscience, pour se mesurer à Camus, ce qui est inévitable dans ce cas. Et c'était légitime d'y prétendre.

 

Mais le livre est beaucoup plus riche qu'un petit jeu oulipien, ou même qu'une proclamation, déjà significative, qui dirait "il y a aussi un arabe dans l'histoire et je vais en parler". C'est un roman important, c'est ce qui me touche le plus, sur les névroses post coloniales qui nous tracassent encore, comme un sale caillou dans la chaussure qui finit par vous crever la peau . La persistance de cette névrose partagée n'est pas sans implication sur le succès en France du djihadisme. La névrose sort en violence. Le nihilisme islamiste est aussi un lointain écho du nihilisme de l'assassin léger d'une plage d'Alger.

 

Le style de Monsieur Daoud ne relève pas de cette fameuse écriture blanche que Camus a pu illustrer et que Barthes a analysée : minimale, factuelle, sans ornements analytiques ou tentatives de plongées psychologiques. Il est factuel, d'abord, mais beaucoup plus imagé et introspectif. Cela tient à la personnalité du narrateur, bien différente de celle de Meursault qui parle dans l'"étranger". C'est un buveur amer, qui s'est longtemps tu, qui parle enfin, et il est plus baroque.

 

Un de leur points communs, en plus d'être des hommes de bureau, est l’athéisme. Pour Meursault, c'est un athéisme qui semble d'époque, parce que "Dieu est mort" et que Camus nous parle du nihilisme. Pour le narrateur de la contre-enquête, l’athéisme est une résultante, d'une vie où la lucidité l'a très vite emporté, de force, et où Dieu est tombé de son piédestal, comme toutes les fictions qui tiennent une société.

Camus écrit à une époque où la religion s’affaisse peu à peu, Daoud au temps de sa renaissance, de ses nouvelles pathologies. Les deux narrateurs sont isolés et menacés par leur particularité. Mais alors que l'un se fiche du monde, qui n'a aucune importance, l'autre souffre sans cesse le monde, sous le poids d'un événement passé, l’assassinat de Moussa, son grand frère.

 

Le roman est donc le propos d'un homme. Le frère de "l'Arabe" tué par Meursault. Il va fournir au lecteur, via un témoin, qui semble l'écrivain, ou l'écrivain s'imaginant, le point de vue algérien sur le fait divers au centre de l'intrigue de Camus, en dire les suites pour la famille de la victime. Daoud éclaire donc les angles morts de Camus. On peut lire le livre comme une critique anti coloniale de Camus et de la société qui juge Meursault, uniquement occupés des tourments du blanc, de l'assassin ; et ce serait justifié, car le narrateur tient ce discours, et cela nous touche. Mais c'est une vision sommaire. Camus avait un objectif, écrire un roman existentialiste. Et Daoud le sait parfaitement. Il prolonge Camus plutôt qu'il ne l'affronte, et sans doute le prix Nobel aurait aimé ce livre comme un hommage magnifique.

 

On peut aussi voir ce livre comme une critique de la littérature "petite bourgeoise" :

 

" Il semble utiliser l'art du poème pour parler d'un coup de feu ! Son monde est propre, ciselé par la clarté matinale".

 

Daoud nous ramènerait sur terre d'une certaine façon. En rappelant que les tourments métaphysiques sont là, qu'il est bien beau de dépeindre la nature, l'été, de faire de la phénoménologie à partir des corps dans l'eau, comme le génial écrivain blanc ; mais que les peuples vivent des drames de sang, de disparition, des deuils insondables qui brisent une vie, comme fut brisée la vie de la maman de la victime sans nom, soldat inconnu du peuple colonisé. Car c'est tout de même un affrontement banal entre "roumis" et "indigènes" que Camus a transformé en roman philosophique.

 

Oui, mais c'est seulement une strate, encore.

 

J'ai lu plus fondamentalement le roman comme une parabole de l'impossible sortie de cette histoire coloniale et comme un appel à s'en échapper.

 

D'un côté, le déni de ce qu'a été le colonialisme, dans le roman même, écrit avant la guerre de libération, et dans sa réception, évoquée par le narrateur avec acrimonie, qui ne se préoccupe pas du contenu politique du fait divers, et oublie la victime.

 

Sur l'autre versant, l'impossibilité de sortir de l'obsession du colonialisme, symbolisé par le crime irresponsable de Meursault sur cette plage, qui poursuit le narrateur toute sa vie, le bloque, l'empêche d'aimer, le conduit à une vie de petit bureaucrate - sort de la société algérienne qui n'a pas pu décoller malgré ses ressources-.

 

Le passé nié lui refuse de vivre sa propre vie, stérilisée par un fantôme sans nom, comme ce "X" qu'avait choisi Malcom X. Dans le roman de Kamel Daoud, on restaure le prénom de la victime de Meursault, qui s'appelait Moussa. Mais dans le même temps, les "Moussa" pullulent dans ce café où l'on écoute. Est-ce à dire que rien n'a changé ? Que l'arabe n'est toujours pas un individu, mais un "Moussa" ? Pur changement de forme.

 

On peut y lire aussi l'impossibilité collective, des deux côtés de la Méditerranée, dans le peuple algérien, l'émigration en France, et dans le peuple français qui vote Front National à haut niveau depuis trente ans, de sortir de la mythologie de la guerre de libération, et des traumatismes qu'elle a occasionnés à beaucoup.

 

Le destin du narrateur montre, par l'absurde aussi, car comme Meursault, il a été soumis à un interrogatoire, donc au pouvoir de son époque : français pour l'un, algérien pour l'autre, qu'il y a un avant et un après 1962, et que la victoire du FLN est devenue vite une lourde pesanteur sur l'ensemble de la vie sociale algérienne, conduisant le pays à des déconvenues et d'immenses drames en retour.

 

Le présent ne pouvait être longtemps lu qu'à l'aune des faits de guerre. Mais la guerre est finie, lointaine. Le colonialisme n'existe plus. Le post colonalisme est un régime de pouvoirs aussi, mais qu'on a tort de ramener à une continuité aménagée du passé. Notre temps est celui de la mondialisation et l'Algérie indépendante a eu son histoire politique, dense. Qui voudra enfin le comprendre ? Sera t-il possible de rassembler les points de vue un jour ? Au moins d'en débattre de manière apaisée, ce qui n'est pas la tonalité narrative, loin s'en faut.

 

Il y aussi ce personnage de femme, Meriem, qui essaie justement d'articuler le point de vue de Camus et celui de la famille anonyme de la victime. Elle échoue. N'est-ce pas, en plus du regret explicite des coups portés à l'émancipation des femmes, l'évocation de l'échec des intellectuels algériens ? Des démocrates qui ont voulu sortir de la pure célébration des moujahidin et du jeu de la république militarisée ?

 

Le narrateur sans cesse, confond Meursault et Camus. Que peut on y voir ? Sans doute cette tendance, justement, à tout ramener à la question coloniale. Tous des Meursault. Tout relève du vieux conflit et de la vieille humiliation, ce long outrage. On ne peut pas parler en dehors. C'est un élément de délire, dans la narration, et dans la représentation de notre monde.

 

Il y a une vengeance dans ce livre. Vengeance dissimulée, enterrée, anonyme elle aussi. La vengeance n'est pas la justice, surtout quand elle se cache. Elle isole. La loi du silence, la logique du déni, concernent tous les protagonistes. La parole du narrateur permet d'en sortir. Mais qui l'écoute ? Un écrivain anonyme, que le narrateur inonde de mots, mais qui ne parle jamais. Pas de débat.

 

Le narrateur s'exprime en français,  adroitement, lyriquement souvent. Il sait parler et l'assume. Il dit avoir appris avec les livres, grâce à Meriem. Et d'abord avec celui de Camus. On saisit là toute la dialectique dans le rapport des algériens à la langue française. Elle est la langue du dominant mais aussi la langue de la culture du libérateur. Elle est la langue qui a permis l'accès à l'universel, de réinvestir les ferments critiques trouvés dans la culture même du colon, pour se libérer. Fanon avait évoqué tout cela en son temps. Et Daoud touche ici la question du sort de la langue française en Algérie, et la tentation, par nationalisme sommaire et manipulateur, de priver le peuple de ce qui est aussi une richesse.

 

Il y aussi un curieux personnage. Un fantôme humain qui règne dans le bar. Il figure sans doute le peuple algérien hermétique à ce que raconte le narrateur, et exprime le pessimisme de l'écrivain sur la portée de la littérature.

 

Ce n'est pas aux Etats à dire l'Histoire, à établir les consensus et les rapprochements à ce propos. Les politiciens jouent les politiciens. Et ils n'ont pas à dire quelle est la bonne vision du passé. Il est à craindre qu'ils ne résolvent rien à ces névroses en partage. C'est bien aux artistes, aux historiens, comme K Daoud s'y emploie, qu'il revient de produire les éléments afin de penser le passé, et donc de panser les plaies. De quitter enfin, après si longtemps, toute une vie, celle du vieux narrateur, le cycle de la méfiance, de la répétition. De se délester des complexes d'infériorité ou de supériorité, du victimaire qui utilise le passé pour ne pas affronter le présent tel quel. De s'accepter comme des individus et non des petits frères de substitution. Le narrateur parle seul, comme face à un psychanalyste dont l'écoute est flottante et la parole si rare, même absente. Est-ce fortuit ?

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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