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2 juin 2016 4 02 /06 /juin /2016 19:39
Primates égarés, « Un peu plus bas vers la terre », Renaud Cerqueux. Paru dans la Quinzaine littéraire

 

J'ai ri. A la lecture des nouvelles rassemblées par Renaud Cerqueux dans un recueil titré « Un peu plus bas vers la terre». J'ai ri, pas tout le temps, mais tout de même... de cette politesse du désespoir que peut être le rire.

 

Il arrive de rire en lisant, au delà des textes théâtraux de comédie. La littérature comique existe. Grinçante et absurde, ou plus souvent burlesque ce me semble. Je me souviens d'avoir ri, et pas seulement souri en lisant des romans de David Lodge ou de Donald Westlake, et le roman le plus drôle que j'ai lu à ce jour reste « La conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole.

 

Il est difficile de déclencher le rire en écrivant. Le rire a partie liée avec la vitesse et un bon usage de la rapidité. Le rire est une émotion intimement liée au rythme. La littérature n'impose pas tout à fait son propre rythme au lecteur. Le cinéma reste l'eldorado du comique, un film drôle tient à la qualité de son montage, bref du rythme. Même le succès d'une histoire drôle racontée à un dîner tient à la rythmique. Au cinéma, le montage organise le contraste, il joue du décalage temporel entre la perception et la compréhension qui semble déclencher un effet nerveux. Il joue sur les ellipses, décalages par excellence. La rapidité des effets sollicite le corps. Au théâtre et au cinéma, l'attention est concentrée sur un temps court et ne se disperse pas. Il est déjà plus difficile pour un film de faire rire à la télévision, plutôt qu'au cinéma.

 

Le livre négocie son rythme avec le lecteur qui s'arrête, revient en arrière, se disperse.

 

En outre, et c'est sa noblesse, la littérature prend son temps. Elle n'utilise pas l'immédiateté corporelle des mimiques et les rencontres subites dont le cinéma raffole. Les surréalistes disaient que la beauté surgissait des « rencontres impromptues », s'inspirant d'une phrase fameuse de Lautréamont. Le débat sur l'art contemporain n'en finira pas d'aborder ce sujet. Mais il est en tout cas évident que le décalage est le premier ingrédient du rire. Par exemple celui du physique de Chaplin avec son rôle de dictateur. Le cinéaste, l'orateur, le chansonnier disposent ainsi, pour créer ces béances qui aspirent le rire, de plus de cordes à leur arc que l'écrivain.

 

Mais il y a une récompense pour le lecteur de livre drôle. Le plaisir de rire en lisant est particulièrement appréciable, comme la beauté d'un lac au terme d'une longue marche. Ou si l'on préfère, comme le plaisir final à la fin d'une longue étreinte.

 

On rit donc, avec Renaud Cerqueux. Un recueil de nouvelles, en France, c'est un pari risqué. Elles constituent un chapelet d'historiettes autour de la misère morale du salariat de haut niveau, la « upper middle class ». Enfermés dans l'ennui et ainsi identifiés à un Singe qui fut envoyé dans l'espace par les soviétiques, privé de la possibilité de se donner du plaisir. Le fantôme d'Enos, le primate astronaute, plane sur ces petits contes cruels de la post modernité. Dressé comme un primate d'expérience scientifique projeté dans l'immensité intersidérale, le cadre supérieur est tenaillé entre la toute puissance consumériste et l’asphyxie d'un mode de vie en réalité hétéronome.

 

On croise ainsi un cadre doté de la faculté de créer des zombies – décidément une figure centrale de la littérature critique, on se référera sur ce point à l'essai de Maxime Coulombes, «Petite philosophie du zombie », ou aux livres géniaux de Max Brooks-. On assistera aux errements d'un autre cadre, commercial en spiritueux, accompagné de l'hallucination permanente du fameux singe.

 

Dieu est mort certes. Mais le père noël aussi. C'est un mode de vie désenchanté qui a eu raison de lui, et ici on le tue, tant qu'à régler le problème.

 

Le spectre de la fuite hante ce monde social. C'est la tentation de l' «évaporation » à la japonaise. Il ne s'agit plus de penser le monde, grotesque comme seule la sagesse simiesque peut le percevoir, mais de s'en échapper. Mais comme pour le cas du Singe Eno, fuir ne conduit qu'au néant.

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19 mai 2016 4 19 /05 /mai /2016 20:26
L’été du Phoenix - «  Cet été-là , de braise et de cendres », Alain Vircondelet - paru dans la Quinzaine littéraire
L’été du Phoenix - «  Cet été-là , de braise et de cendres », Alain Vircondelet - paru dans la Quinzaine littéraire

Marguerite Duras est de ces rares écrivains qui suscitent un culte, dessinent une tribu relâchée, invisible mais réelle. Pour le relever il suffira de regarder les communautés littéraires existantes sur les réseaux sociaux. Sa biographie a ainsi été disséquée, on sait tout de ses histoires d’amour, on a publié des « beaux livres » et des témoignages, on n’oublie pas les anniversaires. Les lecteurs n’échappent pas au syndrome de la midinette, et encore moins les durassiens. Malgré cet appétit d’en savoir plus, il y a cependant des ombres qui subsistent, laissées dans l’incertitude par les aléas de la correspondance ou des souvenirs. C’est le cas d’un été, et pas n’importe lequel. L’été 45. Celui où le mari de Marguerite Duras, revenu de Dachau, passe sa convalescence dans les alpes. Marguerite est à ses côtés, elle ne dort pas avec lui mais non loin à l’hôtel où elle écrit sur des cahiers d’écolier après des marches harassantes dans le relief, et voit régulièrement Dionys Mascolo, son amant et le meilleur ami de Robert.

 

C’est dans cet interstice que se niche le premier roman qui met en scène Mme Duras, signé Alain Vircondelet, intitulé « Cet été-là, de braise et de cendres ».

 

Ce roman m’a attiré, comme il attirera les nombreux « accros » à Duras, car il se situe entre deux moments clés. La période narrée dans le récit « la douleur », qui d’ailleurs est écrit en partie à ce moment-là, et la rédaction de « l’espèce humaine » de Robert Antelme. Avant de lire Vircondelet il sera plus qu’utile de lire ces œuvres, non pas pour comprendre, mais pour toucher ce dont il s’agit.

 

« La douleur » est le récit de l’attente du possible retour de Robert à la libération des camps. Une plongée dans l’angoisse folle d’une femme au bout de ses forces mentales, errant à bout de forces dans un Paris chaotique. Rarement un texte aura approché d’aussi près le point de rupture d’un individu, on peut même penser qu’il est parvenu à s’y loger tout à fait.

 

L’ « espèce humaine » est le témoignage de Robert Antelme sur Dachau. Le plus marquant que j’ai lu. Car il porte le récit des camps à un niveau métaphysique, à mon point de vue, que même Primo Levi n’atteint pas, tout en se hissant au niveau de vérité des plus grands témoignages. Je resterai personnellement marqué toute ma vie par ces passages où Antelme note, aux antipodes d’un certain humanisme, qu’il préfèrerait être une de ces pierres jonchant le sol du camp glacé, ou une vache derrière les barbelés. Car les SS ne font aucun mal aux cailloux et au bétail. Les choses et les animaux suscitent leur indifférence, et cette indifférence est un luxe inimaginable. On ne traite pas les déportés « comme des animaux », ni comme des choses, on leur réserve le sort ignoble que seuls des hommes peuvent imaginer pour d’autres hommes. L’énigme des camps, c’est cela, ce qu’humain peut faire subir à humain, précisément parce qu’il est humain. Résonne ainsi amèrement l’ « humain trop humain » de Nietzsche dont on se dit que ses fulgurances, finalement, visaient juste.

 

Ce moment est donc décisif. Il est un moment, dans deux vies, de retrouvaille inespérée et de séparation aussi, qui compte car il conditionne la survenue de deux œuvres marquantes, comme peu le sont dans une vie de lecteur.

 

Pour Vircondelet, cet été est décisif. Car c’est là que se cristallise la vocation, faible mot, de Marguerite pour son destin d’écrivain. Oui, elle a écrit auparavant. Deux livres et des textes alimentaires. Mais la guerre a tout changé. Elle a radicalisé Marguerite, a alchimisé en métal brûlant la cendre de ses malheurs passés qui se confondent en son âme avec la cendre des assassinats de masse. Et cette radicalité totale ne peut s’exprimer que dans l’écriture. S’il y a eu radicalisation, c’est d’un préexistant. Et le livre, à travers les pensées de Marguerite Duras décrites par un narrateur omniscient, car l’on ne saurait se permettre de parler à la place de l’écrivain Duras, va à sa rencontre. Un passé que l’on connait par les œuvres de Marguerite, mais qui va prendre sens particulier à ce moment-là.

 

La guerre a exacerbé les vieux traumatismes de Marguerite Duras. Ceux que l’on découvre dans « un barrage contre le pacifique ». Cette idée que la nuit revient toujours, comme l’eau qui brise les barrages, reprendre ce que l’on a. Ecrire, c’est reprendre la vie à la nuit qui la dévore. C’est pourquoi le besoin d’écrire l’ « assiège ». Il s’agit de repousser un assaut. L’image obsédante de la nuit noire perçue depuis le pont du bateau qui ramène la famille d’Indochine revient à plusieurs reprises. C’est donc une écriture radicale que celle de Duras, car c’est une écriture qui se confond avec le fait de vivre. La vie est plus forte que tout chez cette jeune femme, et c’est pourquoi même si elle aime Robert, d’un amour éternel et pur, elle ira chercher l’amour vital, et le désir de vie – d’enfant- (ce qui la sépare à jamais de Simone de Beauvoir) chez Dionys, et Robert le comprendra. Ce même Robert qui s’attache à revivre, doucement, « pas à pas », patiemment, car manger trop le tuerait. Sa lente renaissance n’est que le miroir de celle de Marguerite. C’est l’été du Phoenix.

 

Ecrire c’est affirmer par les mots sa révolte contre le monde en même temps que contre la mort : celle du père, du petit frère, celle revécue mille fois de Robert quelque part dans le froid de l’Est. La mort aussi, atroce, de l’enfant mort-né de son ventre pendant la guerre. Révolte multiforme, donc. Marguerite a résisté, dans le réseau Mitterrand, puis a adhéré au parti communiste dans les catacombes, attirée par un communisme total, fusionnel, prométhéen. Elle a souhaité la mort des allemands mais en même temps ne peut s’empêcher de respecter la transgression chez certains collaborateurs qui certes méritent leur sort. Elle ne peut s’empêcher aussi, de défendre ces femmes tondues, car elle comprend la radicalité de leurs choix physiques.

 

Elle écrira, donc. Elle ne sera plus la « femme de lettres » de la rue St Benoît, qui y tenait sa « ruche », mais l’écrivain. Ecrire malgré l’impossibilité d’écrire que semblent hurler Hiroshima et les camps. Et Vircondelet n’en parle pas, mais là se dévoile déjà la femme qui répondra qu’elle a tout vu à Hiroshima, à son amour qui prétend le contraire. « Continuer à écrire, voilà l’aveu de la guerre ».

 

Vircondelet nous permet de comprendre que l’écriture de Duras est tout sauf intimiste. Qu’elle est, paradoxalement, une écriture ultra politique. C’est l’écriture d’insurrection contre ce que la guerre a fiché en elle : le sentiment d’une révolte sans limite autre que l’enveloppe des mots, contre la souffrance humaine. S’il a voulu écrire un livre qui ressemble à Marguerite Duras, car il fusionne tous les sentiments, ne distingue pas entre la fureur politique et la passion de la chair, il n’a pas commis l’erreur d’essayer d’écrire comme Marguerite, ce qui l’aurait condamné à l’échec, au pastiche, à la parodie à contrecœur. L’écriture du roman opte ainsi pour une certaine sobriété, tenue, nette, qui laisse tout de même sa place à la couleur poétique qu’impose Duras. C’est ainsi un bel hommage, d’un drôle de genre – un roman à vocation de compléter une biographie – que livre Alain Vircondelet. C’est une nouvelle femme qui naît en 1945 à l’intérieur même de la femme de l’exil et des pertes irrémédiables. Du feu de la guerre a surgi le Phoenix.

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11 mai 2016 3 11 /05 /mai /2016 20:31
il suffisait de presque rien  - Ludmila OULITSKAÏA – Sonietchka

"Le visage aspergé d’un produit antiseptique vert, Ludmila Oulitskaïa est restée stoïque. « Dieu merci, ce n’était pas de l’acide sulfurique. » La romancière russe, dont les œuvres ont été traduites dans le monde entier, a été victime, jeudi 28 avril, à Moscou, d’une agression menée par des militants nationalistes propouvoir." 

 

Lu il y a peu dans le journal Le Monde

 

Ce stoïcisme de l'intellectuelle odieusement attaquée, nous pouvons en trouver les traces il y a longtemps. Et il vient de loin, et des profondeurs de l'histoire russe. Les nationalistes seraient avisés de méditer sur sa provenance. Ils piétinent ce qu'ils disent défendre. La bêtise repousse toujours, mais le courage des justes aussi.

 

Le premier roman de Ludmila OULITSKAÏA"Sonietchka" - était une courte saga familiale. Parue en 1992.

 

Comme si L.O se juchait explicitement sur la littérature qui l'a formée, la littérature russe, et comme si elle avait choisi, en premier acte de publication, de lui rendre hommage.

 

C'est l'histoire, élégamment narrée d'une femme, et de quelques proches, jamais digressive, jamais "proustienne", si peu rêveuse en surface, centrée sur les évènements et l'évolution psychologique, dans la pure tradition classique d'un Lermontov ou d'un Dostoïevski, mais aussi d'un Maupassant car l'auteure a du lire "Une vie".  Nous avons des personnages. Nous longeons leur vie. Nous prenons connaissance des moments clés de ces existences et des états d'esprits qui se succèdent.

 

Ces gens, d'un train de vie modeste, juste le menton au dessus de la boue de la pauvreté, sont des brins de paille insignifiants dans la tornade russe, des années 30 aux années Brejnev. L'auteure tient semble t-il à réussir, comme en patinage artistique, son exercice imposé de roman russe, pour entrer en littérature russe de plain-pied. Elle fait ses gammes d'auteur de sa contrée. On y retrouve en particulier ce fatalisme russe inmanquable. Ces sorts de petites gens, saisis dans la tourmente. Cette capacité de survie malgré tout, sans plainte. Qu'on retrouve d'ailleurs dans la real-littérature contemporaine d'une Sveltlana Alexievitch. On y retrouve la trempe d'acier des femmes russes, alliées à leur sensibilité extrême. Cocktail slave au goût unique.

 

C'est un court roman, et un hommage à la Mère littérature. Aussi l'auteure n'éclaire qu'un seul aspect, le devenir des quelques personnages, en laissant le contexte dans un arrière plan brumeux. Devenir Tolstoï, pas question, pour une romancière qui commence. De la guerre nous ne saurons rien, des immenses évènements nous ne saurons rien. Nous ne suivrons que les sorts de ces quelques personnes, parfois touchées par les évènements, au bout du bout. Mais les personnages n' ont pas d'avis à ce sujet. Il s'agit juste de vivre. De vivre, malgré tout. D'accepter inmanquablement.

 

Au delà de cet exercice de style, c'est de la puissance de la littérature qu'il s'agit. Et de son rapport possible avec la vie.

 

Le propos est simple ; une femme sortie de rien, Sonia, vit dans les livres depuis l'enfance. Sans charme, invisible, grain de semoule parmi tant d'autres dans l'immense chaudron soviétique, qui pourrait être fauchée par la faucille des famines et des guerres, elle survit petitement et parvient à travailler dans une bibibliothèque d'une ville sans relief. Elle en est heureuse. Elle ne demande rien d'autre. Un jour elle rencontre un usager plus vieux. C'est quelqu'un qui lui a bourlingué. Un artiste. Il sort des camps de travail. Son oeuvre d'architecte est connue à l'ouest mais il ne le sait pas. Il la demande en mariage, et ils ont une fille, Tania. On ne parle pas. On ne parle de rien. On se concentre sur le quotidien. On a bien compris la règle du jeu pour survivre.

 

Sonia s'écarte de la lecture, continue de travailler. Les conditions de vie évoluent et parfois se dégradent. On fait avec. On se contente de vivre avec ses proches. Sonia en particulier, mais les autres aussi, apprennent le stoicisme, mais aussi une certaine âpreté, l'ingratitude, et la capacité à tourner la page quand elle se tourne.  Un jour une jeune fille va entrer dans leur famille. Elle va y semer le trouble mais Sonia va s'adapter. Elle fait avec, y compris avec générosité.

 

Elle est une incarnation d'un peuple russe qui fait avec, bien obligé, et qui s'efforce d'être content. Elle est sincèrement contente. Sa fille qui vit sa vie, cette jeune fille qui intègre la famille, c'est la jeunesse russe. Elle est incontôlable et sans doute un peu incompréhensible, mais on l'aime aussi. Elle continue la vie du peuple russe cette jeunesse.  Personne n'est maléfique, juste un peu égoiste et pragmatique. Les filles ont des "protecteurs", c'est ainsi. Elles couchent avec les hommes pour avoir un manteau et de la soupe. C'est ainsi. On fait avec. Sonia, elle, est illuminée, et dégage de la prodigalité. C'est une lectrice. Elle reçoit beaucoup en lisant, et elle donne.

 

Se retrouvant seule après la mort subite de son mari dans les bras de la jeune amante, Sonia reprendra sa lecture et ses rêveries. Ce que l'on entend, c'est que lire protège possiblement, non seulement parce que le monde a peu d'importance quand tous les mondes vous sont offerts, mais aussi pour une autre raison : parce que les mots permettent d'apprécier la vie réelle. Ils filtrent le rapport que l'on entretient avec le réel. Ansi Sonia aborde, bercée par ce bonheur de lectrice, les aléas difficiles de sa vie avec un regard admiratif.

 

Tant pis s'il y a du malheur, tout est nimbé de la beauté de ce qui a été lu. Et tout est à remercier. Avoir un mari fait écho aux grandes histoires d'amour des livres et donc c'est un honneur de s'en approcher quoi qu'il en soit. Avoir côtoyé un artiste, c'est immense. Tout est bon. Perdre ce n'est pas si grave puisqu'on a eu. Et on est pas grand chose. Les antipodes du narcissisme, c'est en union soviétique. Sinon on se pend sans doute.

 

C'est un hommage à la puissance du livre et en même temps à la capacité de résilience sans limite du peuple russe. C'est la volonté de nous dire, revenant à un romanesque classique qui rompait sans doute avec le collectivisme russe profond de toujours, avec cet esprit de masse qui a constitué le premier atout dans "la grande guerre patriotique", que les russes sont aussi des individus, malgré tout. Qu'ils se débrouillent, avec leur infinie fragilité, leur totale modestie. Que cela passe aussi, par une réduction, impérative pour survivre, de leurs champs de vision, par leur recentrage sur un tout petit périmètre, allié à la fuite sans limite : l'art. Celui du mari de Sonia. Celui des livres de Sonia.

 

Comme tous les russes qui pensent, à l'orée des années 90, L.O a du se tourner vers ce passé océanique du XXeme siècle. Inconcevable de par son immensité. Elle a du se dire que des gens, oui des gens, et non des concepts, ont traversé tout cela. Ils ne sont pas tous morts au goulag, fusillés, à la guerre, affamés. Ils ont vécu et légué. Cette traversée laisse un parfum de mystère.

 

Comment résister à tout ? Comment, à l'instar de ce que dit rené char, "serrer son bonheur" ? Sonia est douée pour cela. Il est difficile de savoir pourquoi. Mais l'art y est pour quelque chose.

 

 

 

 

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20 février 2016 6 20 /02 /février /2016 12:48
Jubilation juchéenne, Envoyée spéciale, Jean Echenoz

Avec "Envoyée spéciale", Jean Echenoz s'amuse, et nous amuse énormément, se plaçant dans la tradition de l'absurde qui honore sa maison d'éditions, "minuit". Il illustre aussi son amour du principe romanesque, et ce n'est pas fortuit s'il utilise le procédé d'omniscience poussée à bout qui fut inauguré par Diderot dans "jacques le fataliste", où l'auteur, comme Brecht en son théâtre intègre une distanciation radicale qui nous introduit sans cesse dans son laboratoire. 


Nous sommes à l'époque de la dite transparence, souvent perverse et fallacieuse, et ici l'auteur réhabilite une vieille filière de la transparence, qui a été supplantée par l'impudeur. Il s'agit d'intégrer le making-off au film lui-même.  Nous le regardons procéder, oublier parfois de courts instant qu'il s'agit de fiction, comme si les personnages avaient pu évoluer sans sa plume : l'effet hallucinogene du roman, qui comme l'amour est une forme de folie socialement acceptable. Ces alternances entre le romanesque le plus o
rthodoxe et l'approche moderne de la distanciation sont une façon élégante et cohérente d'assumer un romanesque contemporain, synthèse de l'appétence classique et des conclusions incontournables de la littérature du 20 eme siècle.


Echenoz, comme Diderot, revient aux sou
rces de ce qui l'a passionné dans le roman : la liberté. La possibilité de créer de toutes pièces tout ce que l'on veut dans le monde, de le saboter et de tout faire s'effondrer, de sauver qui l'on veut, de tuer un personnage qui nous ennuie, de créer autant de sentiers possibles tant que c'est crédible et lisible, d'être un joueur de legos insatiable,  d'user de cet arbitraire jouissif qui est à portée du romancier pour notre plus gand plaisir, d'autant plus que nous nous régalons de la connivence directe avec l'auteur qui s'adresse directement à nous, en avançant dans son travail.


C'est drôle de bout en bout.

Un roman d'espionnage escamoté, où des barbouzes très moyennement compétents essaient de monter, par désoeuvrement semble t-il, une opération foireuse de déstabilisation de la Corée du nord, en utilisant une chanteuse de variété oubliée, mais adorée au pays du juché. Dans ce fiasco, l'auteur s'amuse en se moquant de toute cette capacité de manipulation qui nous dépasse, en la ridiculisant et la démystifiant, car au fond ce ne sont que des gens banals qui l'animent. Eux aussi ont des préoccupations telle qu'allumer un barbecue.


L'humour est evidemment une façon de supporter le pire, à savoir l'atrocité, en l'occurence celle de méthodes des
barbouzes, et celles d'une dictature sanguinaire. La violence de notre époque. La fiction peut t
ransformer en sourire l'angoisse terrible qui nous saisit devant ces horreurs et le... fatalisme... Qui nous asphyxie.


Durant tout le roman, si drôle, j'ai songé certes à "Notre agent à la havane" de Graham Greene, mais surtout à Jean Patrick Manchette, en particulier à "Ô Dingos, ö châteaux" qui met aux prises des malf
rats avec une anonyme. Je ne sais pas si l'auteur a voulu rendre hommage à Manchette, si ça lui a traversé l'esprit, mais la familiarité est frappante. La même littérature désenchantée, ironique, vengeresse. Mais souriante. 


La littérature et son amour sont avant tout jubilatoires. C'est la part de feu que Prométhée à pu tout de même voler aux dieux. C'est cela que rappelle "Envoyée spéciale". C'est bien cela qui fonde la force de l'écrivain, et permettra sa survie.

 

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18 janvier 2016 1 18 /01 /janvier /2016 00:49
Inextinguible liberté - "La nuit du bûcher ", Sandor Marai -Article paru dans la Quinzaine littéraire

Giordano Bruno, alchimiste, philosophe prolixe, génial précurseur, européen cosmopolite et interlocuteur des souverains, est un des personnages les plus fascinants de la Renaissance. Celui qui, pas plus que des centaines de milliers de réprimés n'a été réhabilité par Rome, est certainement, avec Paracelse, la figure inspirante du crépusculaire "l'Oeuvre au noir" de Marguerite Yourcenar. Au passage, notons que les temps de Renaissance ont tendance à se vivre comme des plongées dans l'obscurité. Cela nous laisse des éspérances. Sandor Marai fait de Bruno une grenade dégoupillée au milieu de son roman "La nuit du bûcher". L'irruption incendiaire de la liberté.

 

Nous sommes en 1600 de notre ère. Un jeune inquisiteur espagnol effectue une sorte de stage de "benchmarking" à Rome pour nourrir la répression espagnole des méthodes raffinées des collègues italiens. Il a l'occasion d'assister aux dernières heures de Giordano Bruno. Sa vie en sera bouleversée et il le confesse en une longue lettre. Bruno le frappe directement à l'inconscient, et c'est comme si le fanatisme se désintégrait d'un coup. Les psychologues spécialistes de l'emprise sectaire expliquent aujourd'hui que l'on peut en délivrer les victimes en empruntant les mêmes portes psychiques que celles empruntées par le pervers dominant. C'est ce qui arrive au jeune inquisiteur. Il est frappé au plus profond de son âme, non par un discours rationnel - Bruno ne dit pas mot - mais par la sensation de la liberté dont il éprouve la puissance dans le comportement de l'hérétique. Et si le divin se logeait justement ici, dans l'irréductibilité de l'intellectuel ?

 

Le roman du hongrois est sans nul doute une parabole de la répression derrière le mur de Berlin. La mécanique de l'Inquisition, ciselée jusqu'à s'affirmer comme un art, fut le modèle des totalitarismes modernes. Le "Saint-Office" traque la liberté, mais le souci est qu'elle renaît sans cesse. On doit la débusquer, jusqu'à douter de soi-même, voir dans le zèle une forme d'hérésie, se résoudre à la guerre préventive paranoïaque, c'est-à-dire le génocide. Staline demande "la liquidation des Koulaks en tant que classe", comme un des inquisiteurs du roman qui imagine de grands camps de regroupement de suspects, où l'on ne fera pas de détail. Pour les uns, Dieu reconnaîtra les siens ; pour les autres la nécessité historique sera juge.

 

Le totalitarisme est machine qui s'emballe. Elle n'incorpore aucun frein-moteur. Elle ne se heurte qu'à un rapport de forces. Et un inquisiteur le dit : les trêves tactiques sont possibles, mais elles ne remettent pas en cause le projet qui attend de meilleures opportunités.

 

Pourtant, s'il gagne contre les individus, le totalitarisme, comme le montre la destinée de notre jeune inquisiteur d'Avila, ne peut sans doute pas vaincre l'humanité. A moins, ce qu'a sans doute compris Hitler dans sa démence meurtrière, de l'exterminer par étapes dans une guerre éternelle où chaque génocide conduit à un autre génocide (lire à ce propos les pages des "bienveillantes" de Jonathan Littell où sont décrits les projets à long terme des nazis). Le Reich de mille ans c'est fondamentalement l'irruption de Thanatos dans l'Histoire. Le cri des franquistes, "viva la muerte", était un aveu. Repris en écho par les djihadistes.

 

Mais l'insupportable liberté d'autrui est insécable de l'humanité en tant que vouloir- vivre. A quelques années de distance du supplice de Giordano Bruno, Spinoza définit la liberté comme une actualisation permanente du désir de se perpétuer dans son être. La liberté n'est pas une idée, une valeur qu'on réfute et extirpe de la culture, c'est l'expression de la pulsion fondamentale de vie qui s'incarne.

 

Le jeune soldat de Dieu ibérique ne remet pas en question l'Inquisition d'un point de vue moral. Il ne cède pas sur sa foi. Mais il comprend au contact de l'entêtement serein de la liberté que la guerre est vaine et en tire les conclusions.

 

Nous mettons le doigt sur une grande contradiction interne au catholicisme. D'un côté, il affirme que Dieu a donné la liberté à la créature, responsable de ses fautes. Ceci aide le croyant à accepter les horreurs du monde réel, sans incriminer Dieu. Il en découle à notre époque, que la foi ne peut procéder que de la liberté de croyance. Mais en même temps, le catholicisme est monothéisme et vision ordonnée de la création. Si Dieu il y a, il est souverain. La légitimité de la parole de Dieu reste supérieure. Le monothéisme ne peut qu'être magnétisé, malgré tous ses efforts de réactualisation, par le fantasme du règne total de Dieu. Les manifestations contre le mariage pour tous en France procédaient de cette verve là.

 

Le roman dialectique de Marai, riche de méditation historique, est à la fois angoissant et rassurant. La tyrannie est portée à ses extrêmes limites, cela semble inévitable, et la liberté paraît dotée d'une capacité de survie inépuisable, car présente en chacun de nous, éternellement tant que vie dure.

 

L'Inquisition, organisée, bureaucratisée, préfigure la police politique dont les aspects psychologiques seront développés dans "le zéro et l'infini" d'Arthur Koestler qui évoque la répression soviétique. On y trouve déjà le doute qui agite l'inquisiteur lui-même, chacun étant suspect, la nécessité de travailler jusqu'au bout à l'abjuration du condamné. Des processus qu'illustrera magnifiquement un Arthur London. Suis-je coupable ? C'est une question qui concerne aussi bien l'innocent engeôlé que son tortionnaire. Les dissidents survivront à l'URSS. Les scientifiques à l'Inquisition.

 

Cependant, si le monde soviétique s'écroule, l'Eglise démontre une résilience à toute épreuve. Sans doute d'abord parce que l'Eglise n'a pas en responsabilité le destin économique de nations. Mais il est toutefois frappant de constater la plasticité de l'Eglise catholique, qui est parvenue à faire oublier, à se laver des siècles d'atrocités.

 

L'Eglise, oui, a échappé au jugement de l'Histoire. Cependant, elle fut aussi la dupe de ses propres ennemis. Jouant son va- tout au moment des découvertes de Colomb et de Copernic, de Bruno qui prétend que l'univers est infini et que la terre n'est qu'un grain en son sein, l'Eglise va en même temps traquer les "sorcelleries", c'est-à-dire faire place nette pour cette raison raisonnante qui la menace, en éliminant tout ce qui subiste des superstitions, de la magie médiévale qui jouait son rôle social. Elle aura été la dupe de la raison calculatrice qui s'installe à la Renaissance, de la société de marché qui plus tard la marginalisera. Le souci de l'Eglise de s'allier avec les classes dominantes, pour se protéger, signera sa retraite historique. Mais l'Eglise est là, profondément transformée, s'adaptant à tous les défis, de Darwin à la conquête de l'Espace. Cela en dit long sur elle et sur cette religion. Sur sa capacité à traiter les soucis par le silence, aussi, qui est au coeur de sa culture.

 

Concédons qu'il y a roman moins riche que cette oeuvre élégamment écrite, sans boursouflure, et au départ modeste, de Sandor Marai.

 

jérôme bonnemaison

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18 janvier 2016 1 18 /01 /janvier /2016 00:18
Jésus dans le sentier qui bifurque - "Ponce Pilate" - Roger Caillois. Article paru dans la Quinzaine littéraire

 

Une petite clé d'importance se loge dans une minuscule notice biographique de l'édition nouvelle du "Ponce Pilate" de Roger Caillois

 

Il fut en effet l'éditeur original de ce carrefour de la littérature : "Fictions" de Borges. Ouvrage qui esquissa un nouveau projet pour le roman, confronté aux évolutions fondamentales de la science contemporaine, reléguant Copernic et Newton au musée. Avec son petit roman sur Ponce Pilate, Caillois marche indubitablement dans les pas du génial argentin. Il est à son école. Comme l'a été un auteur bien différent, Philip K. Dick, avec "Le Maître du haut château".

 

Tout lecteur de "Fictions" saisira qu'il s'agit pour Caillois- plus connu pour ses essais que pour ses tentatives romanesques-, de prendre au mot Borges et sa fameuse nouvelle : "Le jardin aux sentiers qui bifurquent", c'est à dire d'interroger la littérature au regard de la nouvelle vision, consécutive aux découvertes d' Einstein, de l'univers, considérant l'espace-temps comme une sorte de montagne aux couloirs labyrinthiques. Elle ne peut plus être approchée que par l'abstraction mathématique, la poésie, et l'imaginaire narratif.

 

L'univers n'est plus ce plan ordonné qui structurait une vision linéaire s'exprimant dans le roman classique. Borges en tire les conclusions, et Caillois ici lui rend hommage, indiscutablement, en reproduisant sa méthode. L'Histoire est peut-être une série de possibilités parallèles, et la littérature doit relever le gant et traduire, par l'intuition, cette multiplicité d'un réel inaccessible à notre perception corsetée.

 

Caillois applique la tentative borgésienne à un évènement central dans l'Histoire, jusqu'à inaugurer notre calendrier : la condamnation de Jésus par le procurateur romain Ponce Pilate. La substance du roman est ainsi l'introspection de Pilate qui au lieu de s'en "laver les mains" décidera ici de ne pas céder à la demande du Sanhédrin, de délaisser le cynisme politique pour s'en remettre aux principes de justice enseignés par le stoïcisme. Jésus innocenté et libéré, que se passe t-il ?

 

Ce qui ajoute de l'intérêt au roman est le fait que Pilate a toutes les cartes en main puisqu'un personnage , comme importé de l'œuvre de Borges, décrira pour lui, tel un médium, les conséquences du martyre de Jésus. On chemine ainsi dans les réflexions hésitantes de Pilate, tiraillé entre l'éthique stoïcienne, la volonté de laver par orgueil son image de lâche face aux désirs des notables juifs, ses intérêts d'administrateur qui paierait une révolte locale d'une destitution. S'y mêle une réflexion sur le caractère dialectique de l'Histoire, qui voit Pilate s'ouvrir à la ruse de la raison hégélienne en somme, comprendre que du mal peut sortir le bien. Sachant que dans le roman, l'avenir chrétien est postulé comme positif. Ce qui peut se discuter, convenons-en ici.

 

Toutefois, Caillois est sans doute un peu rapide. Il considère comme acquis que Jésus, épargné, échouera et deviendra un prophète raté comme bien d'autres, banalisé. C'est peser comme très lourde la crucifixion du galiléen, sa mort pour racheter les fautes de l'humanité, et la dite résurrection. La puissance du christianisme se loge t-elle dans l'efficacité narrative des évangiles ou dans le contenu théologique que dégagea notamment St-Paul en radicalisant le caractère universaliste et égalitaire du message ? Emmanuel Carrère raconte avoir écrit le sublime "Le royaume" après avoir lu le désenchanté "La vie de Jésus" de Renan ; l'idée aurait pu l'en saisir à la découverte du Pilate de Caillois. Pour Carrère, semble t-il, c'est la puissance de la sagesse du Christ qui en explique la destinée.

 

Caillois règle facilement son sort à un Jésus survivant. Le christianisme - il faut ici lire Paul Veyne - n'a t-il pas été l'instrument idéal pour tenter de consolider un Empire qui se disloquait sous les forces centrifuges et les pressions aux frontières ?

 

On aurait aimé que ce court roman s'aventure un peu au delà de son propos, nous perde, se risque dans les méandres de cette Histoire à entrées multiples, ne s'en tienne pas à un déterminisme trop mécaniste. Car même un Jésus survivant aurait pu léguer une église d'avenir au futur.

 

La décision de Pilate aurait pu être neutre. C'eut été fort stoïcien de le constater : Marc Aurèle n'a t-il pas dit qu'un individu, même un chef grandiose, n'est qu'un point invisible dans l'immensité de l'Histoire qui emporte tout ? Ombre et poussière. Caillois rate à cet égard ce que Philip Roth réussit dans "Le complot contre l'Amérique", lorsqu'il imagine un putsch fasciste aux Etats-Unis, mais qui s'avère une simple parenthèse car les structures profondes du pays rétablissent la démocratie libérale. Roth relativise donc l'évènement, que Caillois conçoit, finalement, comme causalité historique.

 

L'auteur aurait pu aussi exploiter - son roman est décidément trop bref-, le filon d'un avenir païen. Si l'Empereur Julien l'apostat avait réussi à solder durablement l'héritage chrétien de son prédécesseur Constantin qui érigea cette religion en culte officiel, que se serait-il passé ? Le règne du monothéisme a eu un impact majeur sur le monde, dont on connaît justement certaines incidences tragiques aujourd'hui. On rêve d'un roman qui imaginerait une histoire alternative dont la superstructure idéologique serait païenne, de ce paganisme tardif très tolérant, qu'on peut découvrir à la fin des "Métamorphoses" d'Ovide.

 

Le paganisme, s'il s'exprimait dans un monde brutal - le nôtre l'est-il moins ?-, était tolérant en matière religieuse, ca il était relativiste. Il était légitime d'avoir "ses dieux" même si la religion avait ses aspects officiels, qui étrangement n'étaient pas exclusifs. Sans doute est-ce d'ailleurs ce relâchement qui a fini par perdre le paganisme, concurrencé par la radicalité du message chrétien plus adapté à la "demande" spirituelle. Les dieux étaient tout sauf omniscients et nul ne songeait à s'appuyer sur leurs paroles confuses pour régenter la société. Au contraire, ils étaient difficiles à interpréter et il fallait prévenir leur courroux sans certitude par des cérémonies.. L'augure n'était réservé qu'a de rares pythies. Les dieux, au départ très intervenants, dans Homère, bien que faillibles, capricieux et changeants, deviennent lointains, très lointains dans la pensée romaine. Cicéron affirme qu'on ne saurait se réclamer des dieux pour taire sa responsabilité. Déjà dans Homère, dans les mythes anciens, les dieux ressemblent à des métaphores des pulsions ou des aléas de la condition humaine, ce dont Freud fera grand usage. L'athéisme est en gestation, il sera pour très longtemps bloqué par le monopole chrétien en occident, et la parole d'évangile. Le développement de la science en sera atrophié. On a l'impression que les païens tardifs conservent les dieux par insuffisance de la science et nécessité d'utiliser les fonctions anxiolytique et unificatrice du sacré, sans trop croire à leur existence.

 

Malgré ses limites, le petit roman borgésien de Caillois, qui vaut d'abord par sa réussite à mettre en scène la délibération intérieure de Pilate, donne donc à songer. Il mérite bien sa place dans cette collection où il revoit le jour : "l'Imaginaire".

 

rôme bonnemaison

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9 novembre 2015 1 09 /11 /novembre /2015 00:01
Borgès, le Manet de la littérature - Fictions, Jose Luis Borgès

J'ai lu, mais j'ai perdu du temps à lire des livres de peu de portée, et j'en perdrai encore car ils ont leur place. Cependant je m'astreins, la quarantaine assise, à lire ce qui s'annonce essentiel, d'après ce que je lis, les pages conduisant à d'autres.

 

Un lecteur croise des ouvrages qu'il n'a pas lus et à force de les côtoyer  indirectement, les connaît presque autant que certains vite oubliés.  Les livres sont aussi comme ces gens au lycée à qui on n'avait jamais parlé mais dont on connaissait nombre de détails intimes. Parfois on nous demande : "tu connais machin ?". Et l'on est tenté de répondre que oui, même si jamais il n'y a eu de contact direct, mais une fréquentation différée.

 

Ainsi de "Fictions" de Borgès je savais l'importance et l'inspiration principale, notamment par le truchement d'un essai de Jean François Bayart, "Il existe d'autres mondes" qui s'appuie sur une des 19 nouvelles de ce livre : "le jardin aux sentiers qui bifurquent".

 

" Fictions", désormais,je l'ai lu.  Et je mesure à quel point il est fondamental dans l'histoire de la littérature. Il est un point de bascule de la littérature dans l'art moderne.

 

Avec ce seul livre, Borgès est à la littérature ce que Manet est à l'art : un révolutionnaire. C'est à dire quelqu'un qui adapte la culture ou les institutions aux profonds changements d'une société.

 

Borgès écrit ses fictions, livre de la modernité par excellence, au début des années 40, le temps donc pour que l'écho des découvertes scientifiques d'Einstein parvienne dans la littérature. Borgès est marqué par Cervantès, ce n'est pas fortuit : il est le Cervantès de son temps, celui qui intègre l'"epistémé" de son époque, la perspective avec laquelle l'humanité se met à regarder le monde. Borgès acte qu'on ne peut pas écrire après Einstein comme on le concevait dans un univers copernicien.

 

La relativité du temps et tout ce qui en découle dans la vision de l'univers est aussi déstabilisante que le fait  qu'un homme, en cherchant à aller plus vite en Inde, a démontré que la terre était ronde. L' humain pouvait la découvrir par ses propres audaces. Alors certes, on peut écrire comme avant, mais c'est difficile. Ca devient de plus en plus malaisé. Borgès ouvre sur la science-fiction, sur le retour du roman policier dans sa vocation vertigineuse. On n'imagine pas un Philippe K Dick sans Borgès, ni un Roberto Bolano, ni un Murakami (que je concède avoir très peu lu). " Le Maître du haut château" de K Dick semble avoir été écrit de la main du maïtre argentin lui-même.

 

Il y a chez Borgès une profonde digestion des nouvelles connaissances sur le Temps et sur sa relativité. D'abord une conscience du temps écoulé . La forme de la nouvelle est courte, elle reflète à la fois la nouvelle luxuriance de l'univers, son caractère qui n'est plus linéaire, mais aussi l'idée qu'il y a dans la littérature de la vanité à l'égard de tout ce qui a été écrit. Dans ces nouvelles il y a cette idée omniprésente de la fatalité de la redite.

 

La physique moderne interroge le fondement même de l'univers, et le monde s'affirme comme pure affaire de perspective. Il peut s'avérer multiple. Le présent et le passé n'ont peut-être rien de stable.

 

Si relativité il y a , alors le langage est peut-être tout puissant. Il est créateur de mondes, sa maîtrise fonde des destins dans ces nouvelles, jusqu'au diabolique. Il trace les limites du monde accessible à l'humain. On en revient ainsi au Verbe comme commencement et Borgès, fasciné de mysticisme, truffe ses nouvelles de références judaïques, troublante coïncidence avec une époque où un mouvement réactionnaire délirant va s'acharner à la destruction des juifs et de leur culture.  Une des nouvelles voit l'univers comme une bibliothèque infinie où tous les livres possibles seraient stockés, ce qui inspirera le fameux "Nom de la Rose" d'Eco.

 

Le monde, opaque, de plus en plus abstrait, accessible par les mathématiques, ne serait humain que de langage. Il y a du Wittgeinstein chez Borgès, et il partage sans doute sa conviction selon laquelle ce qui ne peut être dit doit être tu. En tout cas ils ont en commun de vouloir toucher par la pensée et l'oeuvre aux limites de l'humain.

 

Il n'y a nulle contradiction à se passionner pour la science physique et pour la mystique. Ce sont deux voies possibles vers le Tout. C'est à un regard nouveau sur les anciennes sagesses, qui effleuraient les vérités de la science, comme la magie, que l'on nous invite. La littérature elle-même a pressenti ces dimensions du monde, et notamment les mille et une nuits enchâssées, fréquemment évoquées dans les historiettes du livre.

 

Borgès était infiniment moderne et politiquement conservateur. Son pessimisme s'exprime par l'humour, qui vise notamment les érudits et leurs vanités.

 

Le doute saisit cette littérature. On ne sait plus si le monde crée la littérature ou si c'est le contraire. Ainsi une des nouvelles voit des créateurs clandestins inventer un véritable cosmos alternatif, à cohérence poétique, où par exemple il n'existe pas de substantif mais seulement des associations d'idées, et où tout est fugace. Jusqu'à se demander si ce cosmos lui-même n'est pas une chimère. Mais peu à peu ce monde s'impose à la place du nôtre, sans qu'on sache où est le réel. L'idée même du réel devient problématique, constat que l'on doit aussi bien à la science qu'à la psychanalyse, que Borgès connaît.

 

Dès 1940 Borgès anticipe, et c'est la force de la littérature, les développements de la science physique. La théorie du "multivers" par exemple, inspire la nouvelle où un roman, qui semble devenir la réalité, est un jardin aux sentiers qui bifurquent, où nous pouvons vivre une infinité de possibilités. La nôtre n'en est qu'une. Dans une autre nouvelle, on instaure à Babylone une loterie des destins qui devient de plus en plus précise.

 

La modernité de Borgès est si radicale qu'il est difficile de concevoir la crédibilité du roman classique après cette expérience. Tout comme la peinture réaliste devient problématique après l'impressionnisme. C'est une littérature de vertige, d'angoisse, qualifiée de fantastique alors qu'en réalité elle essaie de s'aligner sur les paradigmes de son temps. Une littérature ludique aussi, fort heureusement.

 

Si Borgès campe au sommet de la modernité, il ne réside pas sur le versant de l'absurde où l'on trouve Kafka et Beckett. Sa vision ne le pousse pas à plonger dans les affres de l'aphasie et de l'obscurité. Il essaie d'adapter la littérature mais de la sauver. Les écrivains de l'absurde assument une volonté de définitif.

 

Après les fictions de Borgès, d'autres courants s'empareront de cette idée de la toute puissance du langage, comme le nouveau roman. Ou comme l'oeuvre de Marguerite Duras, qui porte sur l'écriture elle-même.  La science fiction on l'a dit, prendra la relève de Borgès.  Reste une question légitime : les modernes ont-ils achevé le grandiose en art, en tirant les conclusions qui s'imposaient ?

 

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12 août 2015 3 12 /08 /août /2015 13:09
Sensei Musashi - " La parfaite lumière" -suite de "la pierre et le sabre"; Eiji Yoshikawa
Sensei Musashi - " La parfaite lumière" -suite de "la pierre et le sabre"; Eiji Yoshikawa

Après avoir lu il y a tout juste un an le fascinant "La pierre et le sabre", classique japonais d'Eiji Yoshikawa, chroniqué dans www.mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com, je viens de finir avec le même délice, sans doute amplifié par le crescendo final, particulièrement réussi, la suite de ce roman qui mêle habilement épique, picaresque - mélange peu évident qui demande un sublime art du dosage, car le picaresque pourrait tuer l'épopée en chassant l'esprit de gravité-, mais encore roman philosophique illustrant la pensée zen, et peinture profonde d'une société, celle du Japon du temps du Shogunat.

 

Dans "La parfaite lumière", l'action s'est déplacée de la région de Kyoto aux alentours du Mont Fuji. Mais tout change encore et encore. Le temps qu'un courrier arrive et rien n'est plus pareil. Musashi avait terminé le premier tome en s'affirmant comme un homme d'épée prometteur, commençant à faire parler de lui mais haï car il bouge les lignes de par son originalité et son indépendance totale.

 

On subodorait qu'un jour ou l'autre un combat devra l'opposer à son seul rival digne : le très différent Kujiro. Un grand escrimeur, sans doute longtemps meilleur que Musashi qui a l'intelligence de différer autant que nécessaire le moment du combat, mais tout aussi pervers que notre héros est plein d'empathie. Musashi sait que ce moment viendra mais au moment où il le jugera opportun. Il a conscience de la nécessité de mener le combat quand il sera gagnable. Le tome 2 a le même rôle que "la pierre et le sabre" en matière d'illustration de l'art de la guerre.

 

Lire "la parfaite lumière", se laisser porter par son langage poétique simple, sans affectation, c'est continuer le premier opus, certes. Nous retrouvons la même philosophie zen-héraclitéenne : tout change, tout le temps, la vie est chaos, flux, elle heurte sans cesse les atomes. A tel point que nous en perdons souvent les fils emmêlés que l'auteur heureusement maîtrise comme Dédale ses couloirs.

 

Nous plongeons encore plus profondément dans la diversité de la société japonaise de ce temps, rencontrant tous les modes de vie, les métiers, l'économie et l'architecture, la condition des femmes. Une fresque élargie et complète, qui tient ses promesses. Nous sommes en Japon. En Japon du seizième siècle. Un japon encore brutal mais où Norbert Elias constaterait que la division du travail est déjà assez élargie pour qu'une auto discipline des mœurs, très poussée chez les classes supérieures, mais commençant à influencer très fortement toute la société, vienne s'imposer dans la culture. Le respect, les principes gérant les relations, les rites d'interaction, les civilités, prennent une grande place, même si le danger guette un peu partout.

 

Dans ce chaos où l'on se croise, se recroise, la grande qualité est la capacité de jugement. La psychologie et l'intuition sociologique. Ce n'est pas qu'il ne faut pas se fier aux apparences, c'est qu'il faut se fier aux apparences pertinentes. Les grands personnages du roman ont appris cette qualité. Et c'est la première qualité du Samouraï, saisir qui est son adversaire.

 

La philosophie du temps propre à la pensée zen implique que le passé est fondamental. D'où la dévotion aux ancêtres, le rôle fondamental de l'Histoire dans la formation des consciences, et l'insistance sur la transmission. Le disciple est une figure centrale. Musashi était déjà Maître de Jotaro, il va prendre un second disciple. Mais le Maître étend son influence, sans parfois le saisir lui-même. Par son exemple et sa légende. C'est ce qui rend ce monde là très différent du nôtre.

 

Pourtant cette fois-ci, malgré cette conscience forte du devenir incessant, on ressent encore plus profondément cette idée déjà là au premier tome : les liens forts résistent. On se souvient. Quand on se retrouve, celui qui a compté reste l'ami ou l'amour fidèle.

 

Mais c'est toujours le parcours de Musashi qui est essentiel, et autour duquel les autres trajectoires, passionnantes, sont organisées de manière toutefois secondaires. L'auteur joue de nos propres passions en organisant sans cesse des retrouvailles et bien des rencontres ratées de peu, notamment entre Otsu et Musashi, ce couple éternel et impossible. C'est un roman ancien, et il a ses "trucs" qu'on connaît et voit venir, d'autant plus que l'auteur nous a déjà fait le coup. Mais c'est un jeu qu'on accepte.

 

Alors qu'au premier tome Musashi était après ses ennuis de jeunesse dans une phase ascendante, cette partie du parcours s'avèrera plus ardue. La Voie, qu'il pensait atteignable par l'exercice du sabre, l'ascétisme et l'attention aux autres vecteurs vers la Voie, comme le dessin, semble parfois s'échapper. Musashi connaîtra sa première grande crise de doute. Il connaîtra aussi des déconvenues partielles, il découvrira qu'un mal peut s'avérer un bien. Mais il n'en sortira que plus fort, car il a acquis cette capacité à remettre en cause ce qui est nécessaire, à tirer des leçons de tout évènement, à apprendre de tout et de n'importe quoi, à adopter par la pratique les points de vue étrangers, celui du paysan comme celui de l'enfant, mais aussi à vraiment mener le travail de reformulation nécessaire. Il va dans un premier temps élargir ses expériences, expérimenter le rôle de leader, s'intéresser à la justice parmi les hommes. Il va apprendre à voir le sabre comme un point d'entrée dans l'univers, plus radicalement qu'au premier tome. Je ne veux rien dévoiler, mais ce sont ces évolutions qui compteront, au final. D'abord tenté par "le politique", Musashi bifurquera à nouveau vers une conception plus totale de la Voie.

 

Le sabre n'est qu'un moyen d'être en harmonie avec l'univers. Voilà le but d'une vie.

 

Vers la fin de ce roman de 700 pages qui en redouble un autre, un Samouraï s'adresse à un disciple de Musashi avant un moment crucial, et lui dit de ne pas perdre une miette de l'évènement. Car c'est aussi pour l'édifier que Musashi vit ce moment exceptionnel, au péril de sa vie. Pour que ses actes éclairent le monde.

 

Ce disciple, évidemment, c'est le lecteur. Au bout du compte celui qui a lu "La pleine lumière" pourra lui aussi appeler "Sensei" le Ronin du village de Myamoto, devenu lame la plus redoutable du japon.

 

 

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8 août 2015 6 08 /08 /août /2015 08:50
Soigner le désespoir ? - " Et Nietzsche a pleuré", Irvin Yalom
Soigner le désespoir ? - " Et Nietzsche a pleuré", Irvin Yalom

Certains philosophes ne peuvent pas être aisément abordés par la face nord. Comme l'himalaya.

 

Alors il convient de lire sur eux avant de les lire. De préparer la rencontre. C'est le cas de Spinoza, c'est le cas de Nietzsche, sans doute. Deux penseurs que j'aime, mais sur lesquels encore aujourd'hui, plus de vingt ans après les avoir découverts, j'ai souvent besoin de passer par des éclairages extérieurs pour en appréhender mieux certains versants.

 

C'est peut-être avec cette générosité là de passeur qu'Irvin Yalom, romancier-psychanalyste, écrit ses romans. Après le très réussi " Le problème Spinoza", j'ai lu "Et Nietzsche a pleuré", meilleur encore.

 

Yalom n'est pas un grand styliste. Bien qu'il soit clair, et que la première vertu du styliste soit la limpidité. Mais il a raison de se saisir de la forme du roman, qu'il utilise magnifiquement comme pédagogue des idées. Comme dans "le problème Spinoza", il évoque à la fois, à travers la quête de ses personnages, ce qu'est la psychanalyse, et même ici comment elle se bâtit, cette "médecine de l'angoisse", mais aussi une pensée philosophique, en l'occurence celle de Nietzsche.

 

Il est très difficile de réaliser un roman avec des personnages, bien connus de surcroît, qui ont réellement existé et d'imaginer ce qui aurait pu arriver si la vie avait un peu oscillé. Très difficile d'être crédible, car nous avons besoin de croire à ce que nous lisons, et partant d'un contraste affiché avec le réel, il est encore plus compliqué de nous entraîner. Pourtant c'est le cas malgré le risque pris. Il se trouve que Yalom a appris, après avoir écrit ce roman, que ses deux personnages, qu'il met en présence, auraient pu effectivement se rencontrer, pour les raisons précises qu'il imagine. Cela a failli avoir lieu. Nous savons donc a posteriori que la fiction est ici une petite bifurcation du réel dont on va imaginer tous les développements.

 

Nietzsche et Freud sont de deux générations qui se succèdent et se superposent partiellement. Ces deux grands penseurs "du soupçon" comme on les a appelés, ont beaucoup en commun, et pas seulement leur passion pour la pensée grecque. L'un est philosophe, l'autre se veut praticien et chercheur. Les deux sont des moutons noirs dans leur milieu et en ont étudié tous les aspects pour s'en détacher, avec la conscience et l'arrogance qui sont la marque des pionniers. Freud n'aime pas trop les philosophes, excepté Schopenhauer, le premier maître essentiel de Friedrich.

 

Entre ces deux là, il y a indéniablement une continuité, ou plutôt une congruence qui n'est pas fortuite. Ils sont les premiers à s'atteler sérieusement aux conséquences de la mort de Dieu. Ces deux athées pionniers le sont, non pas par leur athéisme, mais parce qu'ils sont déjà à l'étape suivante : que fait-on de la mort de Dieu ? Comment vivre avec ? Comment en supporter l'angoisse ? Comment substituer au vide un autre contenu, proprement humain ? Comment ne pas sombrer dans le nihilisme ?

 

 

Et il y a un trait d'union vivant entre eux, qui va être utilisé par Yalom : Lou Andréa Salomé. Cette femme d'exception a bien connu les deux géants. Elle a été, très jeune, le grand amour déçu, platonique et brûlant, de Nietzsche, et elle sera des cercles psychanalytiques les plus proches de Freud. De l'idée de l'instinct derrière toute réalisation humaine, elle aboutira à l'inconscient.

 

Yalom ne pouvait pas organiser une confrontation entre Freud et Nietzsche. Car ce dernier n'aurait pu connaître qu'un jeune Freud, brillant et prometteur, mais pas encore assez mûr pour se mesurer à lui. Alors il a recours à l'un des premiers et nombreux complices de Freud, Joseph Breuer, le père en partage de la psycho-analyse, celui qui réalisa peut-être la première cure, celle d'"Anna O", le patient zéro.

 

Yalom imagine que Salomé, inquiète de l'état de santé de Nietzsche et y décelant une dimension morale profonde, vient s'adresser au médecin réputé que fut Breuer. Celui-ci va essayer, en trompant pour son bien le philosophe encore inconnu, d'appliquer la technique éprouvée sur Anna O.

 

Alors vont surgir toutes les questions posées à la psychanalyse, que les deux personnages vont essayer, chemin faisant, de résoudre ensemble. La première est : qui se soigne ? Que soigne t-on ?

 

Une seconde question surgit : la philosophie, c'est à dire la sagesse, peut-elle soigner ?  Peut-on enseigner le bonheur à coup de formules, même si on en persuade son interlocuteur ?

 

Une troisième est : suffit-il se savoir ce qui nous arrive et de le dire ?

 

Ce sont finalement les questions que se pose toute personne qui entre dans un cabinet de psychologue. Et ce n'est pas un hasard. Yalom continue son oeuvre de soin et développant son oeuvre littéraire ! Il aide ainsi chacun à se poser les bonnes questions.

 

Mais l'interrogation centrale est celle du désespoir. La mort de Dieu nous livre t-elle au désespoir ? Si oui, y a t-il une chance de le soigner ou faut-il apprendre à supporter la maladie ? Dostoïevski se promène, insensiblement, dans les pages de ce roman.

 

Le véritable jeu d'échec entre les deux personnages, Breuer étant épaulé par le jeune Freud, qui ne rencontrera pas le patient, comme un symbole de cette rencontre historique manquée, est aussi une histoire de fraternité qui malgré les réticences de Nietzsche, se bâtit. Sentiment qui manquait sans doute à Nietzsche. Tout choix se paie. Celui d'être un géant, qu'il cultivait radicalement, avait pour contrepartie la solitude, car contrairement à Zarathoustra il imaginait que ses disciples ne viendraient que bien après sa mort, ce en quoi il voyait juste. Il y a indéniablement dans le roman un essai d'interprétation psychologique du philosophe, que je trouve assez convaincant. Nietzsche pensait que les pensées et les déclarations parlaient surtout de la santé de leur émetteur. Et l'ayant fréquemment lu, j'ai souvent souri en essayant de lui appliquer ces principes d'analyse. il semble avoir souvent prôné ce qu'il subissait. Comme pour faire de ses impasses des choix, ce qu'il prône d'ailleurs avec sa théorie de l'amor fati et l'éternel retour du même. Il avait de la cohérence, le Monsieur. Son incapacité à se lier aux femmes, par exemple, était érigée en exigence philosophique. Mais elle n'était qu'un reflet de sa complexion psychique.

 

Breuer, personnage attachant, que l'on découvre autrement que dans son rapport biographique à Freud - voir par exemple la récente biographie de Sigmund Freud publiée par Elizabeth Roudinesco- va devoir en passer par une plongée, avec nous à sa main, dans la pensée nietzschéenne. Et évidemment ce ne sera pas pour lui sans conséquences.

 

Ensemble, comme dans un work in progress disséqué devant nous, de manière fascinante, ils vont peu à peu rejouer l'histoire de l'invention de la cure psychanalytique, avec ses tentatives et ses retournements de situation. Et démontrer les liens indiscutables entre la philosophie du briseur d'idoles et le freudisme, mais aussi leur divergence au final.

 

Car les deux pensées ont en commun la même intuition, qui remonte justement à Spinoza : il s'agit de "devenir qui tu es".

 

Mais comment et pourquoi ? Et c'est ici que l'on diverge. Yalom imagine ce qui aurait pu  aussi, à quelques années près, être une collaboration incroyablement stimulante. Mais la philosophie et la psychanalyse se séparent. Voila peut-être la grande leçon du roman.

 

En dire plus, ce serait aller trop loin - car une cure relève aussi de l'enquête policière- et enlever au lecteur de cet article l'envie de lire ce roman dense, éclatant d'intelligence, mais léger aussi, parfois drôle car les découvertes et l'auto expérimentation ont des effets burlesques. Léger comme Nietzsche aimait une certaine légèreté dionysiaque. Les génies ont aussi des faiblesses, qui ne les rendent que plus attachants, et parfois donnent à sourire. La pensée ne délivre pas de l'humanité.

 

C'est donc un grand roman de fidélité. Un roman de fidélité à la vocation et aux pensées qui ont élevé l'esprit de l'auteur.  Et le nôtre, possiblement.

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14 juin 2015 7 14 /06 /juin /2015 00:33
Blessures de l'âme ("Tout est dans la tête", Alastair Campbell)
Blessures de l'âme ("Tout est dans la tête", Alastair Campbell)

Alastair Campbell est devenu romancier après avoir été le conseiller en communication de l'infâme politicien que fut Tony Blair. Ma première surprise en lisant son roman bien construit, "Tout est dans la tête", c'est de me retrouver face à quelqu'un de tellement humain, de tellement sensibie, de tellement doué pour l'empathie, alors qu'il a donné son temps et son énergie à un projet politique aussi pervers que celui de Blair le liquidateur, celui qui a permis la destruction inutile, que nous payons encore au prix fort, de l'Irak. Celui qui a marqué le ralliement des forces historiques critiques (la gauche) à la domination absolue du marché. 

 

Les gens sont décidément des arlequins complexes. Ils sont composés de strates, ils ressemblent à des mosaïques, et en les simplifiant on s'affuble de belles œillères. C'est d'ailleurs un des thèmes de ce roman : le caractère non monolithique de l'individu.

 

Alastair Campbell a raconté ailleurs qu'il était dépressif au long cours. Qu'il avait hésité à devenir le collaborateur du Premier Ministre à qui il avait répondu, suite à sa proposition de le rejoindre, qu'il était malade. Blair avait dit qu'il le prenait quand même et qu'on se débrouillerait avec ça.

 

Seul un dépressif peut écrire ce roman, qui déploie l'entrelacs complexe de relations entre un psychiatre londonien et ses patients. Mais un psychiatre est un être humain, il a sa propre vie, et en prenant une part du fardeau de ses patients, en plongeant dans son devoir de les soutenir, il risque de compromettre son propre équlilibre. S'il est possible d'aider autrui, s'aider soi-même, comme se regarder passer de sa propre fenêtre, est autrement plus compliqué. Le psychiatre brillant du roman, Sturrock, est malade de dépression. D'une lourde dépression. Il va devoir avancer dans sa vie, sur ces quelques jours que traitent le roman, tout en aidant ses patients.

 

Oui, seul un névrosé expérimenté peut écrire ce roman, tant il décrit bien la souffrance psychique. Comme on l'a rarement fait, et sans romantisme déplacé. Alastair Campbell ne se prend pas pour un grand styliste. Il écrit de manière assez minimaliste : des faits. Mais quelle sagacité ! Le roman parvient à nous faire entrer très charnellement dans les souffrances des patients, le sentiment d'impuissance du psychiatre, sa fragilité. La logique du transfert est très bien incarnée, et on s'attache à ces personnages crédibles, dévalant dans les montagnes russes de la maladie.

 

Il y a une grande brûlée, un grand dépressif très intelligent mais incapable de vivre depuis le départ de son père, un couple cherchant à réguler les pulsions sexuelles du mari, une famille de réfugiés du Kosovo traumatisée, une ancienne prostituée. Un Ministre qui sombre dans l'alcool et compromet tout ce qu'il a construit. Avec chacun de ces patients, il y a de l'échec, de la régression, le sentiment d'impasse, des deux côtés, et parfois des miracles, qui tiennent à très peu.

 

Campbell parvient à trouver les mots pour décrire ce trou qu'est la dépression, et qui est unanimement jugé comme indescriptible, justement. Il y parvient, oui. Et c'est la force de ce livre.

 

Le Professeur Sturrock est un professionnel de haute réputation. C'est un psy anglais, un pragmatique. On sent qu'il utilise un mix de ce qui fonctionne, en mêlant l'analyse freudienne et les thérapies cognitives. Ceux qui ne connaissent pas ces techniques les découvriront. C'est un joli roman, au fond, de découverte, tragique et comique, de ce qu'est la névrose, et de ce que peut-être la résilience. Ou carrément la descente aux enfers, jusqu'à la mort. Un bel hommage aux patients, à leurs "aidants" (les familles) et à ceux qui les amarrent à cette vie, bien souvent. Car le psy est souvent le seul mât auquel se raccrocher encore en période de tempête, et ce lien très particulier est parfaitement rendu.

 

Ce n'est pas un livre pessimiste, au contraire. C'est un livre d'espoir. D'espoir mais de lucidité sur la profondeur des destructions intimes auxquelles les psychiatres et psychologues s'attelent. Mais pas sans résultat. C'est drôle aussi, parce que les névrosés suscitent des situations comiques, nécessairement, en se débattant dans le monde réel.

 

C'est une oeuvre utile, aussi. Car la maladie psychique est toujours autant stigmatisée. Tant est bien qu'on essaie, pour contourner le stigmate, de la rattacher autant que possible à l'exogène : on parle de burn-out, de bore out, de victime de harcèlement. Mais on parle bien, en réalité, de gens qui souffrent de troubles psychiques. Comme on n'a pas encore surmonté le dualisme occidental de l'âme et du corps, on ne parvient pas à voir ces blessés comme souffrant de blessures de l'âme, mais encore et toujours comme des damnés. La souffrance psychique se cache. Alors qu'elle est une affection. Une atteinte. Une altération. Et non une possession démoniaque. 

 

Au sortir de l'émouvant roman d'Alastair Campbell, de tels préjugés tenaces ont du mal à subsister. Se dessine une sympathie pour ce qui est une communauté au fond, une communauté d'une grande diversité sociale : celle des "dingues et des paumés" que chante Hubert Félix Thiéfaine.

 

Cette communauté, qui elle aussi, commence à montrer sa fierté. Dans nombre de capitales où elle organise des "mad pride" coude à coude avec les soignants. Courageusement.

 

Ces fêlés sont de beaux personnages. Ce qui tend à prouver, encore une fois, que les gens normaux ne sont pas exceptionnels. La normalité peut être bien plus dangereuse que la névrose ou la psychose. Ce sont des gens normaux qui aiguillonnaient les trains vers les camps d'extermination. Ce sont des gens normaux qui appuient sur des joysticks pour larguer des bombes sans se poser plus de question. Ce sont des gens normaux qui les commandent. 

 

La souffrance mène au meilleur et au pire. Elle rend sauvage, mais elle peut aussi ouvrir à l'empathie. C'est cette seconde option qui semble concerner un Alastair Campbell devenu pérméable à la douleur d'autrui, capable de la faire entendre et comprendre.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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