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30 mai 2015 6 30 /05 /mai /2015 20:25
Où l'on règle son sort à une civilisation ( "Les infortunes de la vertu"? Sade)
Où l'on règle son sort à une civilisation ( "Les infortunes de la vertu"? Sade)

J'ai évidemment lu sur Sade, fréquemment, mais j'ai différé de le lire dans le texte. Même l'admiration béate des surréalistes à son égard ne m'avait pas convaincu d'ouvrir ses pages. Je ne sais pas trop d'où vint cette réticence persistante au demeurant. Sans doute parce qu'il me semblait que son sort était réglé, ou de m'être dit qu'en lisant Nietzsche je n'aurais pas grand chose à apprendre de Sade.

 

Mais il y a cette admiration qui persiste, chez beaucoup de grands lecteurs, pour le dit "divin marquis", et j'ai fini par me laisser persuader, intrigué par ces témoins. Sade nous prend, nous embarque en forêt noire, et puis nous laisse stupéfait dans notre coin (un peu comme le personnage du roman dont on va parler finalement), nous dit-on. Il arrive aussi un âge où l'on veut ne pas manquer des lectures de première main, quand il s'agit de noms essentiels de la littérature. J'ai atteint cet âge de lecteur.

 

Alors je viens de lire "Les infortunes de la vertu", soit celles de  la malchanceuse et résiliente Justine, relatant à celle qu'elle n'a pas encore reconnue comme sa soeur, Juliette (qui de son côté à prospéré du vice), les méandres affreux d'une vie où le respect de la morale catholique l'a menée. Justine se retrouve seule et affaiblie, par le hasard de la vie, et séparée de sa soeur, mais elle a reçu une éducation classique. Elle est pieuse et n'y renoncera pas. A chaque étape de sa misérable existence, ses choix se porteront vers le respect des règles morales : on ne vole pas, on ne tue pas, on aide son prochain, on le secourt inconditionnellement.  Et à chaque fois, ce choix se retourne contre elle et l'enfonce un peu plus dans la fange, tandis que ses bourreaux sont récompensés de leurs innombrables forfaits. A plusieurs moments Justine est confrontée à des choix, et elle dispose de la possibilité de bifurquer puisque ses interlocuteurs libertins exposent leur philosophie en toute clarté, et essaient même de la convaincre de prendre ce parti (par intérêt, toujours, la logique de Sade est implacable, elle ne connait pas de faille). 

 

C'est une lecture douloureuse, ambigue, fascinante et blessante. Mystérieuse, car pour saluer son contemporain Montesquieu, on peut vraiment se demander "comment peut-on être Sade ?". Comment en venir à une telle radicalité, une telle lucidité dans la mission qu'on s'est fixé : détruire toute une civilisation, en étant le premier à en tirer toutes les leçons.

 

Ce n'est pas  du tout un livre érotique. Il évoque ce qu'il est affreux à cette époque comme en la nôtre d'évoquer, et encore pire : sadisme sexuel non consenti, prise d'otages, viol, maltraitances, tout cela étant cumulé (en plus des blasphèmes, mais c'est une autre histoire) Mais ici Sade use avec célérité d'un langage euphémistique, de litotes. Plus il s'enfonce dans l'horreur, plus il tient à garder cette langue tenue, ce qui ne fait que souligner l'horreur, et le décalage entre la morale officielle et la réalité, entre la représentation du monde de Justice et ce qu'elle découvre.

 

Il a fallu un Sade. Cette extrêmité là était utile en son temps, pour détruire les idoles. 

 

Elle est aussi, dans une interprétation possible, cousine de l'ultra libéralisme d'un Mandeville (les vices privés font les vertus publiques), puisqu'à plusieurs moments pointe l'idée que défendre égoïstement son intérêt contribue à l'équilibre général.

 

Le fin mot de l'affaire, à savoir l'extraordinaire hypocrisie de la société d'ancien régime appuyée sur la morale catholique, ne saurait être contesté dans ce livre brûlant de sarcasme. Car c'est sous les oripeaux d'un conte moral, qui se joue de la censure, que Sade se livre à son entreprise de destruction radicale, extrêmiste, et il faut le dire, incontestable, de l'ordre moral, politique, social de son temps. Ce n'est pas un hasard si ce livre est écrit deux ans avant la révolution. La superstructure morale de la société ne parvenait plus à s'imposer pour en permettre la continuité.

 

La question se pose de ce que Sade propose à la place de cet édifice qu'il saccage. Le livre ne permet pas d'y répondre, même si finalement on y lit un réalisme profond : les questions éthiques ne se posent que dans un seul monde, le vrai (ce que nous avons fini par concevoir très bien en matière de relations internationales). Dans un monde différent elles se poseraient différemment. Le mal n'est pas célébré comme le mal, mais comme la loi qui sous-tend ce monde là. Un monde qui quand Sade écrit, deux ans avant la révolution, ne se conçoit pas encore comme après 89, mais comme un ordre qu'on ne saurait bousculer. Même si on commence à y songer sérieusement.

 

 

Dans cette société là, les règles sont édictées pour endormir l'agneau et le rendre plus accessible aux crocs du fauve. C'est ainsi que si l'agneau applique ces règles, il est perdu. C'est ce qu'expérimente odieusement Justine, à travers les pires mésaventures. Les pires. Car le Marquis n'a aucune limite dans la description de l'abjection de son époque.

 

Où en est-il lui-même ? Sa biographie nous renseigne à ce sujet, mais on ne juge pas un livre sur une biographie, ou en tout cas elle n'en est qu'un éclairage parmi tant d'autres. Le Marquis est un lubrique, ça ne fait aucun doute. Mais pis ? Rien ne le dit. Au contraire, il est condamné par la révolution à la prison pour modérantisme, rechignant à la répression. Il n'est pas ce monstre qui est parfois dépeint dans les pires personnages du roman, et qu'il incarne en particulier dans les hommes d'Eglise, mais pas seulement. L'horreur s'inflitre dans toutes les classes sociales, et si le Marquis semble sans illusion, c'est sur l'humanité de son temps, des temps passés, l'humanité réelle. Alors que Rousseau se demande peu de temps avant si l'Homme est bon ou corrompu, Sade revient à Machiavel en somme. Ce qui l'intéresse est ce qui est.

 

Alors, quelle place occupe Sade ? Tout mouvement collectif se déploie, naturellement, sur un axe où s'exerce une tension entre des aspects modérés et des aspects extrêmes. Sade est l'extrêmiste des Lumières. C'est lui. Il incarne ce qu'on peut imaginer de pus abouti dans l'entreprise critique de l'ordre fondé sur la transcendance. Il s'y attaque avec une fureur incroyable, d'autant plus efficace qu'elle est conduite par un grand écrivain, précis, sachant se couler dans un genre qui ne laisse rien au hasard : le conte philosophique.

 

"Les infortunes de la vertu" sont directement référencées au Candide de Voltaire. Mais aussi au conte, simplement. Au conte enfantin, dont il reprend les codes (le petit chaperon rouge en particulier).

 

Sade écrit cent ans avant Freud, et n'a pas connu "la psychanalyse des contes de fées" d'un charles Bettelheim, mais il sait qu'il s'en prend à quelque chose qui s'installe dans l'enfance, le surmoi. Il le sait et c'est volontairement qu'il va en ce lieu, porter le fer. D'où le caractère immensément subversif du roman, cet effet déstabilisant. Le Loup gagne, et le Loup a raison. Le petit chaperon devrait se comporter en Loup pour échapper au Loup. Tout passe cul par dessus tête.

 

Les pires méfaits sont commis dans des châteaux inaccessibles, qui suggèrent une partie de nous refoulée, le "Ca". Là où nous ne voulons pas trop regarder. Sade est à cet égard un immense précurseur. Il nous oblige à nous demander ce qui nous pousse, et pose la question : la générosité n'est elle pas seulement une forme, encore une fois, de manifestation de l'ego ? Vaste question.

 

Autre question : les affinités de la jouissance et de la souffrance d'autrui. Le 'sadisme" proprement dit. Qui est tres présent, et dont on sait que pour le coup il titillait l'écrivain. Sade a le mérite de l'exposer au grand jour. De le sortir des chambres des moines.

 

Dans ce roman, où on s'enfonce terriblement, comme dans un bois sombre, effrayés du ton sarcastique de l'auteur, qui se joue du lecteur-censeur en le narguant presque ostensiblement, on voit la morale chrétienne, et son héritière déguisée, la morale républicaine kantienne, exploser en tous sens.

 

Il est frappant de penser que les Lumières auront produit, contre le même adversaire, la société traditionnelle, aussi bien Kant que Sade. Les deux ne se sont pas connus, quel dommage ! Imaginons une controverse ! Mais le kantisme ne résiste pas à la lecture de Sade. Les règles de morale y apparaissent comme conservatrices, comme une ruse du dominant.

 

Et il est une chose certaine : si les dominés suivent ces règles ils sont condamnés à le rester. Plusieurs personnages du roman expliquent cela longuement à Justine, et c'est la véritable leçon du roman ; la fin officielle, celle d'un repentir, étant une farce.

 

La politique, donc, qui est partout dans ce livre sans jamais être évoquée ou si peu, en quelques phrases d'un noble (Bressac), ne saurait se confondre avec la morale. Une révolution, au sens où elle renverse le pouvoir, celui des riches, des moines, ne peut se passer de rompre avec la morale, ce que l'Histoire a amplement confirmé depuis Sade. Celle-ci est systématiquement mise à profit pour perpétuer l'ordre dominant. Ainsi tenir ses promesses, par exemple, quand on a promis de ne pas dénoncer.  Sade va jusqu'à montrer, dans sa fable, que l'attitude la plus morale, en réalité, parce qu'elle est dans la réalité, se mêle d'éléments nécessairement immoraux. Ainsi, Justine en passe t-elle parfois par le mensonge pour tenter de trouver une issue, qui de toute manière, la condamnera aux pires châtiments.

 

En définitive, le vrai adversaire c'est Dieu. C'est lui que le Marquis affronte. Dieu, et tous ses bagages.

C'est à lui qu'il s'agit de faire affront pour signifier qu'il ne fait pas peur. S'il existe, il ne vaut rien, car il ne s'occupe de rien ou c'est un fripon. Sinon c'est un sale type vu ce qu'il laisse perpétrer. L'attaque contre la morale, l'ordre, n'est que secondaire, logique. Le vrai piédestal à déboulonner, c'est Dieu.

 

"Les infortunes de la vertu" est une déclaration de guerre de l'athéïsme au monothéïsme. Non simplement aux abus de l'Eglise, comme d'autres ont pu le faire, mais à l'idée même de Dieu. Sade se dresse, en différents domaines, le premier.

 

C'est simplement vertigineux. Après Sade, la philosophie n'a plus qu'une seule question à résoudre : peut-on refonder une morale sans transcendance ? Et la psychologie, elle, sera chargée de chercher ce qui est si malsain en nous, ou ne l'est pas.

 

 

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25 mai 2015 1 25 /05 /mai /2015 22:03
Un vide impossible à emplir ("A rebours", Huysmans)
Un vide impossible à emplir ("A rebours", Huysmans)

Son admiration totale allait à Baudelaire, et c’est bien une « curiosité esthétique » que Huysmans propose avec « A rebours », sorte de comète dans la littérature française. Ecrit en 1884, ce roman étrange, qui décrit les affres dépressives d’un aristocrate « fin de race », Des Esseintes, et surtout ses vaines tentatives pour y échapper, sort d’on ne sait où.

 

Husymans l’avoue comme une étape vers sa conversion au catholicisme, dans une préface étonnante donnée deux décennies plus tard. Et on le comprend aisément. Tellement « A rebours » décrit comme impasse lugubre un monde sans Dieu. Mais quand Huysmans écrit ce roman, tellement daté au sens où on ne saurait plus l’écrire, la technique ayant chassé de nos esprits un tel sens de l’observation, de connaissance de la matière, et une telle profusion lexicale, il est un disciple d’Emile Zola, et donne dans « le naturalisme » de son maître, dont il a toutes les qualités pour l’exercer. Pourtant, si l’on écarte ses qualités d’observation, « A rebours » est très loin de tout naturalisme, et Zola a du être éberlué en lisant ce livre, qui se complait à nager dans l’imaginaire baroque d’un personnage tourmenté et flirte avec le délire d’un névrosé .

 

Des Esseintes s’ennuie et veut tromper cet ennui. Il est livré au spleen. Il n’a pas à travailler, alors que faire ? Son passage par l’enseignement chez les jésuites ne l’a pas hameçonné à la foi. Il va dans le monde, s’y ennuie, se laisse tenter par les péchés, en particulier le stupre, mais ne repousse pas l’ennui. Il développe alors une misanthropie et un pessimisme radical, au cousinage schopenhauerien, et conçoit de la haine pour son siècle. Celui du matérialisme en somme. Paradoxalement c’est dans la dépense, la décoration et l’architecture d’abord, puis toutes sortes de lubies couteuses, qu’il espère porteuses de sens, qu’il pense trouver la solution.

 

En vérité, Des Esseintes ne conçoit pas que c’est sa classe en putréfaction qu’il déteste, et donc lui-même, et pas seulement la bourgeoisie qu’il déteste autant que Flaubert, auquel il ressemble beaucoup, en dehors de son improductivité. On retrouve nombre d’accents de la correspondance de l’auteur de Salammbô, et d’ailleurs Des Esseintes est on ne peut plus attiré par l’exotisme antique, qu’il contemple dans les œuvres de Gustave Moreau.

 

Alors il décide de vivre isolé, à Fontenay, et d’exercer des passions avant tout esthétiques, mais aussi sensorielles. Nous allons toutes les visiter, une à une, avec lui, avec délectation. Mais rien n’y fera, la dépression augmentera, prendra un tour de plus en plus physique. Des Esseintes épuisera chacune de ses plongées, chaque désir s’étiolant et n’appelant qu’à un autre désir, chaque déception aiguisant la névrose . Aucun objet ne saurait remplacer l’objet perdu : Dieu.

Le diable lui-même n’est guère tentant, n’ayant de sens à transgresser que par l’existence de Dieu

 

Des Esseintes essaie de faire de sa décadence un motif esthétique, il apprécie tout ce qui glorifie cette décadence, qui lui donne forme, en poésie comme en art plastique, et jusqu’aux parfums ou à la végétation. Cette tentative narcissique ne le soulage pas plus, même s’il y trouve refuge, oui, de manière fugace.

 

Le roman est l’occasion, en plus d’admirer une richesse de nuances esthétiques extrêmement rare, de découvrir l’admiration de l’auteur -et du détestable, et moqué personnage (il y a du Dostoïevski se moquant de Fedor fedorovitch dans les « possédés » dans ce livre) pour les artistes de son temps. Baudelaire d’abord et par dessus tout. Mallarmé. Odilon Redon. Verlaine. Mallarmé Gustave Moreau. Edgard Allan Poe. Les Goncourt (dont on a peine à imaginer comment ils furent admirés en leur temps).La recherche éperdue de plaisir et de nourritures spirituelle, sensorielle, du reclus anxieux nous transporte dans une histoire sublime de la littérature latine tardive. Mais aussi dans les nuances infinies de la parfumerie, de la contemplation des pierreries. Le roman éreinte aussi, toute une littérature chrétienne ou laïque oubliée. Un moyen critique.

 

Le défaut du roman est que l’intrigue saute aux yeux assez rapidement. On saisit que c’est un voyage immobile dans le désir, qui conduit dans un cul de sac.

 

Il faudra que Des Esseintes se résolve à son échec, et à revenir peu ou prou parmi les gens.

On pourrait se dire qu’il est une annonce prophétique du consommateur frustré contemporain. Je crois que non. alors que pour notre temps Dieu est la marchandise, pour le personnage du roman Dieu est dans la marchandise. L’objet n’est aucunement pour lui un signe. C’est une chimère. Un vecteur vers l’absolu, une illusion de transport céleste. Son raffinement obsessionnel n’a pas de sens social mais métaphysique. Il est du côté de la valeur d’usage et non d’échange. Il est un collectionneur mais le contraire du spéculateur. Ce que nous avons en partage avec lui c’est de devoir nous débrouiller avec un ciel vide. Huysmans est moderne. Nous sommes post modernes. Des Esseintes n’est pas notre contemporain.

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12 mai 2015 2 12 /05 /mai /2015 12:19
Miracle de l'instant ("La promenade au phare", Virginia Woolf)
Miracle de l'instant ("La promenade au phare", Virginia Woolf)

Dès l’entame de la « Promenade au phare » de Virginia Woolf on crie au génie. Un génie qui s’exprime aux antipodes d’autres génies littéraires. Woolf c’est le contraire absolu du minimalisme littéraire, celui de Dashiell Hammett (« Moisson rouge« ) qui fait découler la psychologie de l’action. Ici c’est l’exploration radicale du monde intime qui prime. Ces deux littératures, opposées, sont des voies distinctes du modernisme, qui rompt avec le roman par exemple hugolien ou celui de Dumas : du récit plein de sens, édifiant, appuyé sur des personnages dont la psychologie se définit explicitement, en contact avec le récit.

 

La question se pose avec cette auteure, dont l’acuité semble à vrai dire unique dans la perception de tous petits riens humains, de savoir si on peut parler de « génie féminin« , expression utilisée par Julia Kristeva. Le génie d’une femme, certes. Le génie d’un « éternel féminin », sans doute que non, au sens où il n’y a de féminin qu’historicisé. Mais on peut se demander si un homme aurait pu exprimer ce que Mme Woolf a su exprimer. Parce qu’elle était une femme, c’est à dire un être sexué, dont les caractéristiques biologiques indéniables (la femme sait qu’elle est femme), prennent un sens particulier dans un milieu et une époque données. Ces questions agitent les anthropologues, les sociologues, les psychologues, les débats autour du féminisme. Et on ne conclura jamais, peut-être que c’est mieux. Cela prouve que l’on ne maîtrise pas l’Humanité, ce qui est une bonne nouvelle.

 

La promenade au phare repose sur une intrigue minimale. Une famille nombreuse et des amis sont en villégiature dans une maison située dans un île anglaise, d’où l’on voit briller un phare. On y passe quelques heures avec eux, du point de vue intime des individus, particulièrement de la mère de famille. Dix ans après, alors que la grande guerre est passée et a bouleversé la vie de toute famille, un certain nombre d’entre eux y reviennent, et effectuent la promenade au phare qu’un jour on a pas pu réaliser à cause du mauvais temps. La famille ressemble de près à celle de l’enfance de l’auteure.

 

Mais tout cela n’a que peu d’importance. Cela suffit pour que Virginia Woolf s’abandonne à ce qu’elle sait faire comme personne, sauf un Marcel Proust : exprimer une hypersensibilité surhumaine -et sans doute invivable- en se saisissant du langage.

 

D’ailleurs, une des questions de lecteur qui m’a saisi à la lecture de ce chef d’œuvre sublime, c’est celle du caractère autocentré de l’écrivain. Car finalement, Mme Woolf prête son hyper sensibilité, et sa capacité à la penser (et non seulement à l’écrire, mais on pense aussi avec du langage), à ses personnages. Ainsi, soit chacun est doué d’une vie de pensée des émotions d’une densité exceptionnelle, soit Mme Woolf projette son tumulte intérieur sur les personnages.

 

On a qualifié, dans la sapience littéraire, l’écriture de V Woolf comme celle du « flux de pensée ». Elle s’empare en effet des pensées profondes des personnages, chacun à leur tour, pour nous les restituer. Le génie de l’auteur c’est de parvenir à saisir la pensée comme un flux, ce flux rapide, qu’on observe quand on s’essaie à la méditation et que justement on tente, si difficilement de ne pas penser. Mission tellement rude que le maître en méditation finit par dire » vous ne pourrez pas ne pas penser, observez vos pensées, et mettez les de côté doucement ». Mme Woolf les écrit.

 

Elle s’avance, et c’est là sa force, sa marque, jusqu’à cette lisière entre la pensée et le pré conscient. Jusqu’à des pensées qui sont pensées mais que l’on ne se sent pas penser. Le point de contact entre l’émotion et la pensée, où la langue est déjà là. Car pour traduire ce flux il faut du langage. Avant cela il faudrait peindre. Comme Edward Munch.

 

Le flux de pensée n’est que la logique de notre soumission au temps, flux des flux. Les personnages et notamment Mme Ramsay, le centre de ce petit monde, sent lourdement la transformation incessante du réel en passé. Qu’est ce qui crée alors l’unité du Moi dans ce monde en charpie temporelle ? Le travail de la mémoire, l’unité du langage. V Woolf luttait contre la folie et sans doute une angoisse de morcellement et devait sans doute la nécessité de cette lutte à cette hyper sensibilité féroce, démesurée, que seule la littérature pouvait tenter de contenir en lui donnant au moins une forme.

 

Souffrir étrangement n’empêche pas de parvenir aux mêmes conclusions que les grandes sagesses, par l’émotion elle-même. C’est ce que révèle ce roman. Deux personnages, deux femmes, parviennent au sentiment de l’Etre, sentiment qui peut rejaillir de la mémoire. L’éternité existe, c’est celle de l’instant, puisque l’harmonie mirifique d’un instant ne saurait périr. Les personnages et l’auteur en proie à la finitude traquent ces miracles sur la plage ou autour d’une table. C’est là leur possible bonheur.

 

L’hyper sensibilité c’est d’abord celle portée à autrui évidemment. Le roman dépeint des individus absolument dépendants d’autrui, souffrant sous le joug de son possible regard. Il décrit aussi une attention d’une acuité incroyable envers les autres. Ce qui a pu être même difficile à lire, car à en croire l’auteur on ne saurait passer inaperçu un instant. On ne saurait échapper à ce jeu d’observation forcené.

 

Même dans l’amour, l’amitié, l’affection, il est fatal d’être insupportable, comme ces adultes mâles qui brisent l’espoir en affirmant de leur science que « demain on ne pourra pas aller au phare » à cause du mauvais temps. Parce que cette dépendance est ressentie, parce que l’on ne peut s’empêcher d’être soi, parce que la tyrannie n’est jamais tout à fait absente, parce qu’on ne peut pas donner à autrui ce qu’il veut quand il le veut. Parce que l’on est contraint d’abord de s’occuper de soi, de son corps, de sa propre pensée, de sa propre estime de soi. Certains individus, on ne sait pourquoi, ont la capacité d’unir les autres, de symboliser la beauté, la bonté, l’espoir. Bien que l’on sache leurs limites. Le charisme est aussi incernable que la beauté. Mme Ramsay est de cette trempe des sources d’inspiration. Elle est le vrai phare du roman.

 

Enfin, Virginia Woolf semble écrire pour moins souffrir. Le flux de pensée la berce et nous berce. Elle se berce de ce qui la fait souffrir et la déborde, par l’entremise de la création. La présence des vagues, en arrière plan constant du roman, n’est pas fortuite. Mais la vie intérieure est plus forte. Elles peuvent inspirer l’apaisement ou irriter l’anxiété. Il n’y a pas de déterminisme esthétique ou sensoriel. Les vagues cèdent devant l’esprit.

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2 mai 2015 6 02 /05 /mai /2015 19:37
Humain en perspective ("Vendredi et les limbes du pacifique", Michel Tournier)
Humain en perspective ("Vendredi et les limbes du pacifique", Michel Tournier)

En général, pour écrire dans ce blog de lectures, je lis, je souligne parfois. Et je me lance. En me disant "c'est un blog, il va ou il veut". Mais là j'ai hésité à écrire, tellement ce second roman abordé de Michel Tournier (son premier, à 42 ans), "Vendredi et les limbes du pacifique" intimide par sa grandeur.

 

D'autant plus qu'il est suivi par une grandiose post face de son ami, Gilles Deleuze, qui paraît définitive. Une post-face. C'est à dire un texte à lire après avoir lu. Soit ce que prétend réaliser ce blog. Mais comment parler sans paraphraser Deleuze, qui donne ici un texte indissociable du roman (on l'annexe à la plupart des éditions semble t-il). Que me resterait -il à dire ?

 

Essayons quand même de parler un peu de ma lecture propre de ce grand roman philosophique et psychanalytique. A quoi expose la solitude ? Le désespoir de la solitude. La tentation de la solitude. Le naufrage social. Le retrait. L'exclusion.

 

Quelque chose que Deleuze n'a pas dit, au sujet de cette reformulation des mésaventures du Robinson Crusoe de Defoe : il m'a fait rêver à une innovation pédagogique. On pourrait donner ce roman à un élève de terminale. Le mettre dans sa poche et lui dire "tu vas vivre avec lui cette année, et tu verras il va tout relier". Le rêve de décloisonner le savoir dont parle sans cesse Edgar Morin. Un seul texte. Une seule histoire. Voici ce que l'on peut en faire. Regarde, tout est lié. Regarde, ce n'est pas de spécialité que l'on te parle mais du monde.

 

Tournier pourrait le réaliser. On pourrait par exemple unifier une année entière de philosophie, et donc permettre de s'approprier la démarche philosophique, à travers ce roman, qui nous jette dans la phénoménologie et l'existentialisme (Etre, c'est Etre dans le monde), chez Lévinas (nous sommes humains par le visage de l'autre).

 

Certaines pages décrivent mieux que tout propos scolastique l'essence de toute sociologie (la nécessité de surmonter la séparation entre individu et société, entre monade et environnement). On peut y rencontrer Aristote et éclairer le concept d'"animal politique", le freudisme, car on peut lire ce roman comme une aventure d'analyse (de schyzo analyse pour Deleuze). Ou la pensée vitaliste de Nietzsche. On peut y aborder la science naturelle, la géographie, l'Histoire (nous sommes en période post révolution américaine).

 

On peut y fouiller le thème du Double, que Tournier aborde déja dans "Gilles et Jeanne" comme on l'a récemment abordé ici.

 

On peut y aborder la poésie, car il s'agit de bout en bout de prose poétique d'une immense qualité. Dans la description de la nature d'abord. Mais aussi à travers l'évocation du travail, du génie créatif humain. Robinson invente sans cesse des solutions pratiques, pour domestiquer la nature comme notre espèce l'a réalisé, et on à peine à imaginer comment l'intellectuel Tournier a pu s'engager dans cette voie, sans doute au prix d'un immense travail de recherche, rendant hommage à son personnage, pour nous la rendre tellement réelle et en faire ressortir la beauté. On peut y méditer sur la spécificité de la culture occidentale et le sens du colonialisme. On peut, comme le dit Deleuze, découvrir ce qu'est la perversité, à travers la relation à l'Indien Vendredi, qui n'existe pas pour lui-même.

 

Bref, c'est un livre monde. Il se passe à proximité des côtes chiliennes et semble résonner avec cet aspect dévorant de la littérature sud américaine, qui pourtant ne semble pas une influence décisive de Tournier.

 

Le principal thème du roman reste l'indispensable altérité pour l'humain. Elle est abordée par un versant que je n'ai pas découvert ailleurs, sauf peut-être dans des tableaux, comme l'infante de Velasquez, qui ont illustré la maîtrise de la perspective à partir de la Renaissance. Ce que nous permettent les autres, c'est la perspective, la profondeur de champ, la distance. C'est à travers leur regard, leur présence, leur écho, l'espace qu'ils créent entre les choses, que l'on sait que les objets ont plusieurs faces. Qu'il y a d'autres scènes qui se jouent que la nôtre en même temps, ailleurs. Le langage évidemment, qui n'existe pas sans interlocuteur, donne sa forme indispensable à la conscience. Ces deux là ne peuvent pas se séparer.

 

Autrui donne donc sa réalité à la conscience du monde. Sans autrui, la conscience humaine ne peut pas être "pour soi". Elle risque de s'enfermer dans un En Soi radicalement autiste. Robinson se force à parler et à écrire, mais son usage du langage ne se confronte pas au langage de l'Autre. Il tourne en lui-même. Il ne suffit pas d'avoir à sa disposition une végétation et une faune luxuriante. Elle ne peut suffire à nourrir sa capacité intellectuelle, sans le contact avec la production de l'esprit d'autrui. Fort heureusement Robinson a pu retrouver une bible dans le navire échoué, et c'est ce qui le sauve.

 

Robinson lutte contre sa déshumanisation, en passant par plusieurs transformations ou renaissances. Il finit par préférer sa solitude, son rapport direct à la nature à la société des hommes, parce qu'il est allé trop loin dans ce mode de vie. Mais il est resté un humain. Il ne le doit pas qu'à l'arrivée de Vendredi, l'indien métisse, qu'il va d'abord sadiser et soumettre à son ordre, dont il va devenir ensuite dépendant, et qu'il va transformer en vecteur de ses transformations successives et de l'exploration de sa psyché. C'est Vendredi qui l'aide à se rapprocher de la nature, par la faune, puis du soleil, par sa maîtrise des vents. Jusqu'à atteindre le bonheur dans une sorte de panthéïsme sensuel.

 

Robinson, seul, va tout expérimenter pour supporter son sort. Il va s'enfoncer dans lui-même en même temps que dans l'île qu'au début il ne considère que depuis la plage, qu'il veut fuir au plus vite (le déni ?) sans comprendre que sa frénésie de construction d'un bâteau de fuite est vouée à l'échec. Première phase de l'analyse. Le retour à l'animalité la plus brute l'emporte, il se vautre dans la boue. Il essaie ensuite de s'en remettre à des rites sociaux, à une discipline totale, codifiée, aux mirages que nous construisons nous-même, d'exprimer sa puissance en mettant la main sur l'Ile baptisée Speranza dont il s'autoproclame gouverneur, et à la religion. Chercher le sens de sa vie dans l'industrie et l'organisation. Robinson Prométhée.

 

La régression encore plus radicale consistant à se nicher dans une alvéole utérine, dans l'obscurité la plus totale, domptée, de se sentir au coeur battant d'une île devenue un corps vivant. Puis la communion sexuelle hallucinée avec la terre. Jusqu'à découvrir une forme de sagesse épiphanique, et la notion rimbaldienne, autant qu'orientale, d'éternité de l'instant. La folie qui guette Robinson est la tentation du double. Et peut-être l'irruption de Vendredi, fuyard d'un navire, est elle le moyen de maintenir l'équiibre du singulier et du double.

 

Robinson c'est nous. En proie à la condition humaine. Mais obligé de la regarder en face, privé des jeux sociaux. Obligé aussi donc, de regarder ce qu'autrui lui permet de supporter.

 

Alors qu'est ce qui sépare ce roman, en grandeur, de son influence évidente : Don Quichotte ? Le personnage philosophique par excellence. Et bien, en toute humilité, il me semble que Robinson est un poil trop philosophique et pas assez romanesque. Il sait parfaitement écrire, dans son journal de bord. Comme un grand philosophe. Il ne trébuche pas grotesquement. Mais s'il trébuche c'est parce que le roman philosophique le requiert. Il sait tout faire de ses mains, et ça tombe bien. Ce que Cervantès possède, et non Tournier, c'est la capacité à embrasser le prosaïque, le chaos vivant du romanesque, et la profondeur philosophique. Le chevalier à la triste figure est donc un personnage plus vivant que Robinson, dont les ficelles sont apparentes. Tournier n'atteint pas ces sommets. Mais il est très très haut. "Vendredi et les limbes du pacifique" est sans conteste un des plus beaux romans français de son siècle. Je le découvre bien tardivement dans ma vie de lecteur. Mais c'est une bonne nouvelle. Car d'autres viendront.

 

 

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8 avril 2015 3 08 /04 /avril /2015 14:38
Justice par dessus tout ("Le consul", Salim Bachi)
Justice par dessus tout ("Le consul", Salim Bachi)

J'ai découvert l'existence d'Aristides de sousa mendes dans l'essai, chroniqué dans ce blog,de Jean François Bayard, où il se demande s'il eut été résistant ou bourreau et s'interroge sur ce qui peut créer des être infiniment justes et courageux. Bien qu'ayant habité à Bordeaux en deux périodes de ma vie et être passé des centaines de fois devant les lieux de ses actes d'un courage infini, je ne le connaissais pas. Il n'est pas très connu. Moins qu'Oskar Schindler.

 

Le romancier algérien Salim Bachi rend justice à cet être de justice, avec "Le consul", roman qui imagine une longue lettre de mémoires de ce héros à son amante, Andrée.

 

Aristides termine sa vie, brisée par le dictateur Salazar, dans la misère, et finit par se réfugier chez les franciscains. C'est là qu'il est supposé écrire.

 

Hannah Arendt a eu cette intuition géniale : le mal n'est jamais radical. Seul le bien peut l'être. On la comprend en découvrant le parcours de Monsieur le Consul du Portugal dans mon sud-ouest de naissance et de vie.

 

Le mal n'est pas radical. Parce que celui qui le perpètre ne le fait jamais purement. Il a des arrière-pensées. C'est ainsi que je l'interprète. Il ne fait pas le mal pour le mal, mais par cupidité, conformisme, folie ou décrépitude interne mêlée de petitesses, de mesquineries, de trouille (différente d'une peur légitime, dans son côté malsain égotique). Celui qui maltraite a parfois honte, il se dissimule, il n'assume pas, il donne le change, il se cherche des indulgences et des sauf-conduits. Comme l'ont montré les historiens, les massacreurs tombent malades. Ils s'alcoolisent. Ils décompensent. La brute est souvent lâche et prompte à retourner sa veste. Elle se ment éhontément à elle-même. A Nuremberg, aucun n'assume. Aucun. Ils sont tous à chercher des excuses. Les nazis, perdants, ne sont plus nazis. Ils se déshonorent une fois encore en fuyant leurs responsabilités. 

 

Quand Louis Ferdinand Céline pleurniche, alors qu'il a évité la potence pour ses libellés écoeurants d'appel au meurtre de masse, les résistants pour beaucoup s'en retournent à une vie modeste. Aubrac redevient Ingénieur. On l'oublie. Réné Char reste dans sa maison, et se remet à sa table d'écriture, délaissant le fusil et la gloire politique à laquelle il aurait pu postuler.

 

Il faut comparer les procès de Nuremberg, ou le procès d'Eichmann à Jérusalem, à ceux de Rosa Luxembourg devant une juridiction allemande pour son pacifisme, celui de Blum à Riom, celui de Trotsky à St Petersbourg après la défaite de la révolution de 1905.  Le procès du terroriste Carlos à celui des Pussy Riot. Ou même celui, tête haute, de Danton, qui était un être ambivalent, à celui du piteux Louis XVI qui n'assume rien. D'un côté, ça transpire de malaise et de honte, ça se dédouane, c'est incohérent. De l'autre, le procès devient un moment éclatant de cohérence.

 

L'être de justice se dépasse. Ses principes ne lui sont pas extérieurs. Il n'en a pas usage. Ce sont ces principes qui fondent sa personnalité. Mandela ne peut pas accepter les propositions de ses adversaires, qui le libèrent s'il accepte de se soumettre idéologiquement. Il ne peut pas. Sinon il sait qu'il meurt. Il meurt en tant qu'individualité.

 

Le bien est radical parce qu'il n'a aucune besoin de compensation. Il parle en son nom. Il assume sa responsabilité. Il n'a aucune raison d'utiliser le frein à main, sinon pour respirer un moment et produire encore plus de bien. Le bien peut être radical.

 

Le consul est de cette trempe. Le roman décrit, d'une plume claire et certaine, le processus qui le conduit au grandiose et à la chute. En juin 40, ce chrétien viscéral, de cette catégorie minoritaire des Bernanos, pour qui Jésus n'est pas un fétiche et un moyen, mais une vraie voix, est en poste à bordeaux. Déjà, lui l'homme de droite, royaliste, déteste Salazar, sa brutalité et son absence de morale. Mais il vaque de poste en poste, autour de la planète, se consacrant à sa famille, à ses quatorze enfants. Il ne rompt pas. Il n'a pas encore atteint le point où sa conscience va vraiment être mise au défi.

 

Et puis c'est l'exode depuis la Belgique, pays qu'il aime, et en France. Les réfugiés, antifascistes et juifs aflluent vers Bordeaux. Porte vers le sud, vers les amériques. Vers un Portugal censé être neutre. La compassion conduit d'emblée le consul à les laisser entrer dans le consulat, à y dormir. Ils s'y entassent. La situation est terrifiante. La place des Quinconces est envahie de ceux qui fuient la gestapo. Ils supplient le consul de leur accorder un visa.

 

Salazar a diffusé une circulaire, enjoignant les services diplomatiques à n'accorder aucun visa pendant cette période. Sauf exception prise de Lisbonne. Au début le consul fait des entorses, une ou deux, et même des faux. Il est réprimandé.

 

Et puis vient la crise. Le dilemme. Il s'enferme trois jours durant. Saisi par le conflit. 

 

Celui entre la loyauté à son pays, à la loi, et sa fidélité à l'humanité qu'il voit avec le regard de Jesus. Le conflit aussi, entre le courage intrépide et ses intérêts propres, comme ceux de sa grande famille qu'il doit protéger.

 

Cela dure trois jours. Il en sort avec les cheveux blanchis mais "refondé". Il a décidé qu'il ne ferait qu'une seule chose : sauver le maximum de gens, jusqu'à ce qu'on le stoppe. Alors il signe toutes les demandes de visas. Toutes. Il signe tout. Il signe sur ce qu'il peut. Il fait signer à sa place un collaborateur ou run rabbin qui n'accepte pas de partir sans aider les siens. Il va à Hendaye et à Bayonne, réveiller ses subordonnés qui se cachent et leur imposer d'en faire de même.

 

Les historiens estiment que le consul a permis la fuite de 30 à 50 000 personnes.

 

Mais aux frontières on se plaint. On repère le manège. Le consul est vite destitué. Il retourne à Lisbonne ou il est brisé et finira dans les soupes populaires. Il se bat. Salazar, le cynique, se glorifie de sa politique d'asile lors de la victoire des alliés. Mais le consul lui a désobéi, il paiera. La famille est dispersée. Le fils du consul subit un procès parce qu'il s'est battu avec les alliés, mais s'en sort. Le consul n'avait pas assez d'imagination pour s'enfuir. Pour rejoindre les gaullistes par exemple. C'etait un conservateur.

 

Ironie du sort, c'est une anglaise qui le dénonce en premier. Se mêlant aux réfugiés au consulat, elle exige de passer devant les pouilleux de l'Est qui envahissent les bureaux. Le Consul, devant son impolitesse, la congédie. C'est elle qui donne la première alarme en se plaignant.  Les justes se heurtent à l'ironie du sort, parce que le monde se fiche de leurs principes.

 

Le Consul est un homme d'administration. Là où le mal moderne, post weberien, bureaucratique, fleurit, il est une figure d'exception, et on le pense au mieux "fou". Les criminels de bureau sont banals. Ils obtempèrent. Ce sont, dit Arendt, des "Mister nothing" et non des Attila. Ils sont efficaces. Ils évitent de penser. Ils pensent de manière instrumentale. Le consul, c'est l'antipode de la banalité. Mais c'est possible. Il est possible d'échapper au machinisme. Au moins parfois. Au moins quelquefois.

 

Pourquoi devient-on le consul ? La religion ? Non. Car la religion, c'est aussi le franquisme qui massacre à tour de bras les démocrates. Et quand ce n'est pas le franquisme, ça peut être le vatican de ce temps là, lâche, jouant sa propre survie, et ne regardant pas l'extermination des juifs sans certaines arrière-pensées pour certains secteurs. La religion ne suffit pas. Elle entre en jeu mais doit rencontrer d'autres qualités.

 

Il y a un fait important dans le roman et la vie du consul. Ce chrétien fervent a une maitresse française, qui est enceinte de lui. Tout Bordeaux le sait. Sa femme aussi. Il culpabilise mais ne peut pas s'empêcher d'aimer cette femme plus jeune que lui. Ainsi sans doute a t-il été conduit à ne plus voir la morale d'un point de vue superficiel et à réviser ses principes. L'amour passe par dessus tout. L'amour de l'humanité.

 

Il y a aussi eu la perte de son fils, qui est mort. Il porte éternellement la souffrance de cette disparition, comme son fils cadet, mais il ne remet pas en cause sa foi. Et cette mort, pour lui, a certainement été comme un multiplicateur sensible. La vue de ces orphelins traversant la france lui est insupportable. Cette mort aussi, l'a recentré sur l'essentiel.

 

Enfin il y  a le mystère de l'enfance. De l'éducation. De ce qui nous fonde. Et là nous ne pouvons aller. C'est ce que Lévinas tente d'approcher avec son thème de l'humanisation par le visage d'autrui. Mais il se trouve que pour certains, la souffrance d'autrui n'est pas admissible. Le consul a un frère jumeau. Diplomate aussi. Dont il est très proche. Est-ce une passerelle vers la bonté irrésistible ?

 

Evidemment il y a trois jours de combat interne. Mais le consul ne pourrait pas vivre avec le poids de l'inaction alors qu'il peut agir. Il ne peut pas empêcher les millions de morts de cette guerre, mais il peut sauver des vies. Beaucoup. Et jusqu'au bout, même après la destitution, il usera du dernier papier à sa disposition. Seul. Incompris. Exilé dans son propre pays.

 

Salim Bachi prête certaines analyses politiques au consul, très lucides. Une conscience nette de ce qui se déroule, du rôle du pétainisme. Je ne sais pas si cela est authentifié ou si le romancier plaque par souci d"édification du lecteur. Qu'importe.

 

Le ridicule ne tue pas, mais la honte le peut. Le Consul le sait. Il se préserve d'une honte incommensurable en choisissant le courage. Il se leurre volontairement en se disant qu'il sera sans doute entendu lorsqu'il expliquera son geste. Mais au fond il ne calcule plus. Le consul c'est la défaite de l'utilitarisme. La défaite de l'homo economicus. C'est la preuve de la liberté possible des hommes.

 

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25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 21:20
Vieillir, dit elle ( « Vernon Subutex 1 » , Virginie Despentes)
Vieillir, dit elle ( « Vernon Subutex 1 » , Virginie Despentes)

C’est le premier tome, réussi, d'une trilogie annoncée. « Vernon subutex 1 » de Virginie Despentes (dont on retrouverait dans ce blog une évocation de son essai stimulant et fracassant, « King Kong theory »), est un roman d’époque, un roman de quadra qui sent sa chair s’affaisser et sa jeunesse mythique s’éloigner sérieusement. Un roman de son temps, congruent avec bien des romans de son temps. Notamment dans sa nature post moderne, éclatée, monadique, caractéristique d’une société déboussolée et désenchâssée. Sans fil rouge, sinon celui d’une ombre en sursis : Vernon Subutex.

 

Post moderne, « Vernon subutex » l’est assurément, par cet aspect chaotique, quand les destins s’entrecroisent, se frôlent, se heurtent, comme voués à des trajectoires aléatoires, sans principe organisateur. Mais aussi par son style qui transcende les frontières entre classique et familier, entre langue tenue et argot rock. Son style à elle. Reflet de son parcours, des squats punks aux pages Libé, des béruriers noirs à la Princesse de Clèves, de la fréquentation des écrivains à celle de ses copines porn stars. La synthèse Despentes. Un ton personnel. Un écrivain, donc.

 

La plupart des personnages évoluent dans un monde culturel sans plus aucun repère, où seul le désir est de mise. Le désir du moment. Sans préjugé. Avec la conscience de l’absence de quelque transcendance mais aussi de quelque autorité légitime, encore.

 

C’est un roman de l’entropie. Celle d’une génération, la sienne. Un roman du vieillissement fatal, de la libido au rabais, de l’éclatement des bandes, des tribus, dont celle du rock, dans un monde anomique désormais en réseau. Il nous trimballe à travers différents milieux sociaux que Mme Despentes appréhende avec conviction, tous autant qu’ils sont. De la brute entrepreneuriale au SDF averti. Et il faut admirer cette capacité du romancier à se mettre dans la peau de n’importe qui, à penser de sa place, à faire sien le principe selon lequel rien d’humain n’est étranger pour soi. Despentes la féministe parle du point de vue d’un homme violent envers les femmes, et même d’une brochette de brutes identitaires. Convaincante. Le roman va où le discours politique ne peut pas aller. Il est son complément indispensable, il le décentre admirablement.

 

Le roman se présente comme un saut de personnage en personnage, reliés à la fois par un commun passé d’amateur de rock et par un rapport plus ou moins fugace avec le sieur paumé, Vernon Subutex (décomposition  du glamour Vernon Sullivan, fantasme américain et pseudo de Vian. On nous signifie ainsi qu’il n’est plus permis de rêver les gars). Il ne reste pas grand-chose de ce passé autour de la boutique de disques de Vernon qui a fait faillite, sinon un peu de nostalgie. La survie a imposé le chacun pour soi. Ce qui rassemble, ou plutôt connecte quelque peu les protagonistes, fugacement, c’est une bande son à possible valeur d’échange que possède Vernon Sullivan. Rien d’autre. Sinon un peu de culpabilité et de mélancolie, vite épuisées. Personne n'a le temps de s'attarder.

 

C’est aussi un roman sur le processus de marginalisation, de rupture en rupture, voyant le futur clochard marcher sur un fil de plus en plus mince, celui de l’entraide au compte-goutte, jusqu’à ce qu’il casse et que les portes se referment brutalement, la rue étant jalouse. Une marginalisation, fruit de la fameuse « destruction créatrice » qui en l’occurrence concerne l’industrie du disque, et condamne socialement Vernon Subutex, autrefois, dans d’autres conditions de production, et donc de culture, au carrefour ou à l’origine de destins. Ainsi, Alex, la star morte, doit sa passion à Vernon. A travers le destin piteux d’un personnage qui s’enfonce nous touchons le caractère superstructurel de la culture, et la chair meurtrie de ces processus de modernisation dont la littérature, seule, anoblit les victimes. Jeunes, protégés par les adultes, les uns et les autres n’auraient pas imaginé être contraints à autant d’éloignement et de dureté. Mais ils s’y mettent.

 

C’est un roman dense. Très dense. Où l’on ressent au mieux un aspect de ce qu’Annie Lebrun appelle « le trop de réalité », cette pression asphyxiante de la marchandise, de la culture, de la technologie, de l’information, cette exigence d’être au top sans cesse, sur tous les fronts, d’être interpellé. Cette proximité étouffante du monde qui caractérise l’homme post moderne, enfermé dans le présent, confiné dans la nécessité de se méfier d’autrui (à raison souvent), voire de haïr, relié aux autres par facebook (pour Vernon c’est le dernier secours, d’où sa première préoccupation quand il quitte un hébergement : trouver un moyen de se connecter au réseau pour prendre contact avec les humains).

 

On ne saurait pas trouver que retrancher à ce parcours saisissant de réalisme, de pertinence ("malgré son voile elle n'avait pas l'air moderne") et de crudité aussi. La seule réserve que l’on oserait adresser à Mme Despentes, c’est son appétit pour le scabreux, dont elle a du mal à se défaire encore. Qui est peut-être une facilité. Après tout c'est ce qui l'a porté au devant de la scène. Ceci étant, avec ce roman, elle parvient à s’élever à hauteur des romanciers qui saisissent leur époque, tout en sachant sortir d’eux-mêmes. C’est un excellent roman. Attendons la suite.

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17 février 2015 2 17 /02 /février /2015 23:03
Malgré le Mal ("Confiteor", Jaume Cabre)
Malgré le Mal ("Confiteor", Jaume Cabre)

C’est le livre dont on parle, « Confiteor » de Jaume Cabre, monument de 800 pages, d’une densité rare. Un grand roman. Un très grand. Mais je me demandais ce qui manque à ce roman catalan pour entrer dans l’Olympe. J’y reviendrai peut-être.

 

Difficile de synthétiser une telle profusion narrative, surtout sans « spoiler ». L’auteur ouvre, comme dans tout grand roman, une diversité de chemins, qui s’entrecroisent, comme dans l’esprit du narrateur, Adria Ardevol, qui écrit dans l’urgence, frénétiquement.

 

Il s’agit d’une confession à maints égards déchirante d’un homme sans Dieu, que la conscience du mal rend irrémédiablement athée, en même temps que la fascination totale pour la capacité créative de l’Humanité. La question de Dieu est vite réglée quand Adria découvre de quoi sont capables les artistes et écrivains. On n’a plus besoin de lui.

 

Il décide, devenu âgé, avant de perdre l’esprit comme les médecins lui prédisent, de raconter sa vie entière à la femme de sa vie, Sara. En ne dissimulant plus rien, lui qui a toujours eu du mal à dire la vérité, préférant parfois l’omission, ne voulant pas affronter les démons mais s’ébattre dans l’esthétique, échappant à la fois au désir d’une vie qu’on aurait décidée à sa place, mais aussi au passé dont il ne se veut pas comptable, jusqu’à en oublier ce qu’il a pu entendre, enfant, caché derrière un divan.

 

L’autre grand personnage du roman est un violon. Un instrument d’une valeur inestimable, datant du 17eme siècle. Les nombreux passages évoquant ce violon, sa conception, ceux qui l’essaient et le touchent, sont très beaux. Lorsqu’on évoque le bois, le violon qu’ « on fait sonner ». Il ressemble à un véritable être vivant. C’est le parcours stupéfiant de cet objet qui donnera corps à l’obsession montante d’Adria : le Mal. Pourquoi le Mal ? Il ne saura pas y répondre. Mais il nous dira, d’une certaine manière ce qui peut permettre de nous en sauver autant que se peut : l’amour, l’amitié, l’art. La musique, les fusains de Sara, et l’immense bibliothèque d’Adria, celui qui choisit comme projet dans la vie de tout savoir. Il y a aussi, thèmes très présents dans « confiteor », le pardon et la réparation.

 

Autour de ce violon vont se nouer les fils joliment sertis agités par l’écrivain, mais encore la convoitise et l’aspiration à la beauté, qui se livrent une lutte toujours de retour. La construction de ce roman est ahurissante de complexité et on reste pantois devant un tel échafaudage créatif ; mais peu à peu tout s’ordonne, comme pour enfin livrer, pour celle qui reçoit ce livre comme pour nous, un effet de vérité riche d’émotion.

 

Adria est un enfant surdoué. Il souffre de se sentir l’objet d’un désir parental implacable, et de ne pas être aimé en lui-même, mais pour ses promesses. Son père en particulier, exige de lui la perfection, avec la complicité distante de sa mère. Quand il s’agit de parler un nombre démentiel de langues, cela convient à Adria, qui les apprend comme on reprend des chansons. Mais pas quand il s’agit de devenir le plus grand violoniste de son temps. C’est le violon, d’un mal sortant le bien (ce qui est aussi une cause première de nos difficultés à en terminer avec le Mal) qui le lie d’une amitié pour la vie avec Bernat, qui deviendra musicien, lui. C’est un très beau roman sur l’amitié, ses difficultés et ses preuves, sa solidité à toutes épreuves possible, même si une vie impose bien des contorsions et des coups de canif. C’est un livre qui nous parle de la différence entre l’authenticité et la vérité, aussi. Au passage, l’auteur inclut dans le roman une relation précieuse entre Adria et deux « objets transitionnels » comme disent les pédopsys, qu’adulte le Professeur Ardevol ne lâchera pas pour autant.

 

Et puis il y a le grand amour, celui de Sara . Difficile, tragique parfois. Car l’amour n’échappe pas à l’Histoire qui nous traine aux basques. L’amour ne peut s’extraire du devenir historique et d’un passé qui ne saurait passer. L’amour n’échappe pas aux dilemmes, ce qui est un thème éternel des amants de Vérone à Corneille. Mais le roman sait tout cela et ne se contenterait pas de nous offrir une issue classiquement romantique. L’amour lui aussi est traqué par le Mal, qui revient, sans cesse, sous des formes renaissantes, de l’Inquisition espagnole  aux expériences immondes des médecins d’Auschwitz, que Jaume Cabre a osé affronter très directement, avec succès, de sa plume. Nous sommes tous les enfants de ce passé, et le refouler ne nous expose qu’au retour du refoulé. Douloureux.

 

C’est un homme pressé de tout écrire avant de sombrer dans la nuit de l’oubli, qui rédige ses mémoires sincères adressés à l’être aimé. Tout s’y bouscule, et nous plongeons au cœur d’un cerveau puissant, alimenté d’une culture inépuisable, aussi bien abstraite que charnelle (Adria est musicien et grand professeur d’Histoire des idées) qui commence à lutter avec ses propres faiblesses.

 

La grande originalité du roman est son mode narratif audacieux, qui rend compte de la bataille menée contre le temps par le narrateur. L’écrivain a osé passer d’une époque à l’autre, du réel à l’imaginaire, en plein milieu d’une phrase, superposant les temporalités et les personnages, et pas seulement d’un chapitre à l’autre. Il use constamment de ces déroutants procédés (que je ne me souviens pas d’avoir trouvés ailleurs), mais qui ont un sens dans le roman, et ne ressortent pas de pur jeu littéraire. C’est exigeant pour le lecteur mais celui-ci garde le fil grâce à la virtuosité du style, à sa limpidité qui vient comme pour adoucir ce qui est imposé. L’on comprend un peu cette puissance intellectuelle d’un homme pressé, dont les souvenirs se percutent, qui mélange ses feuillets, et qui a constamment opéré des liens. On ne sait pas toujours (le sait-il lui-même ?) s’il imagine, reprend d’un mythe, ou raconte ce qu’il a appris du passé : le parcours du violon, le passé trouble de son père, antiquaire qui a usé de méthodes poisseuses, en particulier pendant la guerre, et dont il est qu’il le veuille ou non l’héritier. J’ai pensé, pour la profusion de mémoire, à « la mystérieuse flamme de la reine Loana » d’Eco, et pour le rapport au père à la lettre de Gunther Anders au descendant d’Eichmann.

 

Et finalement tout cela consistait à dire « je t’aime ». Un je t’aime sincère de huit cents pages. Mais c’est toute l’histoire de la parole d’amour que de parvenir à renaître, à se développer, comme une immense forêt nourricière.

 

J’ai dit, en commençant à écrire que « confiteor » ne siègera peut-être pas dans l’Olympe du roman. Même si personne n’en détient les clés, de cet Olympe. Pourquoi donc ? J’ai du mal à le cerner à vrai dire. Mais il me semble, tout de même, que ce qui différencie un grand roman d’un roman éternel, c’est la profondeur métaphysique. C’est ce qui sépare Jaume Cabré, ici de Kafka. Je pourrais aussi évoquer quelques autres breloques : un peu de sentimentalisme, une tendance à l’érudition parfois sans grande utilité, ou à cette manie qu’ont aujourd’hui les écrivains de parler de bons vins, flattant le goût des bonnes choses (dans mon agglomération il y avait un festival des livres et du vin). Cet épicurisme-là , un peu plaqué, n’a jamais trop convenu au lecteur que je suis .

Mais chacun ses aspirations. Confiteor.

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31 janvier 2015 6 31 /01 /janvier /2015 16:09
Péremption ? ("Soumission", Michel Houellebecq)
Péremption ? ("Soumission", Michel Houellebecq)

Quand on a lu un auteur au long cours, on ne sait pas trop pourquoi notre perception évolue. C'est moi qui mute, devenant plus exigeant, moins candide et impressionnable ? C'est l'auteur qui change ? On se croise sans doute. Oui.

 

En tout cas ma lecture du dernier roman de Michel Houellebecq me plonge dans la perplexité et, pour tout dire, dans l'idée que le meilleur de l'œuvre risque de rester dans le passé. C'est la première fois que je m'ennuie en le lisant. Espérons que ce ne soit pas définitif. Que ce ne soit qu'une parenthèse. Après tout une œuvre n'est pas linéaire.

 

A vrai dire, même la polémique qui couvre "Soumission", sur le plan politique, n'est pas vraiment injustifiée. Même si je ne perçois pas une quelconque volonté de pondre un roman islamophobe. Mais il reste que l'inconséquence du contenu de ce roman peut servir de matériau au racisme, sans aucun doute. Je n'ai même pas la possibilité de développer ici la différence entre la littérature et la thèse. Car à vrai dire il est normal que ce roman sème une certaine confusion, étant lui-même confus. Si Michel H. est "mal lu" ici, c'est peut-être qu'il parle mal.

 

On sait ce qui a plu chez cet écrivain, qui m'a plu aussi : son arrogance à penser en surplomb historique et à saisir de grandes tendances de civilisation, tout en s'amusant avec ses personnages. Son humour grinçant, sa capacité à retourner la modernité comme un gant, son instinct sociologique incisif, son désespoir lamentable non dissimulé, son sens de la transgression.

 

Tout cela, nous le retrouvons dans "Soumission". Mais désormais ça ne prend pas. C'est éculé.

 

Là où un Philip Roth, dans "le complot contre l'amérique", réussit, Michel H. échoue. Parce que la politique fiction demande de la crédibilité. Comme la science fiction demande de la cohérence. Si la prise de pouvoir de Lindenbergh contre Roosevelt est crédible chez Roth, la construction de Houellebecq ne peut pas entrainer le lecteur. Elle tousse très fort.

 

Rien ne tient dans cette fiction, ni l'intrigue ni les personnages qui ne sont pas fouillés. Aucune chance de voir un parti musulman gagner les présidentielle dans deux ans. Et pourtant c'est l'hypothèse centrale du roman. Déjà, avec ça, on se sent en dehors du roman, d'emblée.

 

Le roman n'a pas de solidité politique. Si Michel H. a su dans le passé toucher juste en montrant que la liberté sexuelle avait débouché sur l'aliénation aussi, s'il avait su poser la question du post humain, s'il avait su montrer en quoi le libéralisme est une transformation profonde d'une civilisation, s'il avait mis le doigt sur la transformation de la France en parc de tourisme, là il ne nous offre aucune percée.

 

Sans doute, l'auteur sait-il s'aventurer brillamment sur le terrain de la philosophie politique (encore ici). Mais quand il s'engage en incursion dans "la" politique, il s'égare. Ce n'est peut-être, simplement, pas son truc.

 

Ce parti musulman modéré, qui d'ailleurs ne l'est pas vraiment tout en l'étant, on ne sait pas comment il se construit et l'emporte, sur quels ressorts il s'appuie, et franchement ce n'est pas crédible dans une société où l'islam est en proie aux obsessions haineuses. On ne comprend pas les mécanismes des ralliements des autres forces à ce projet. Rien ne tient.

 

Tout s'articule autour du personnage type des romans de l'auteur : un homme dépressif, solitaire, légèrement lubrique mais fatigué d'avance. Qui a un rapport de dépendance assez lucide avec la consommation, seule valeur authentique de ce monde (c'est sur ce point que Houellebecq me reste attachant). C'est un universitaire, en fac de lettres (l'auteur n'a pas fait l'effort cette fois-ci de chercher très loin).

 

En arrière plan il y a ce désespoir habituel lié à l'absence de sens, dont le revers est le retour du religieux. Un fil rouge de l'œuvre. Mais nous le connaissons trop ce personnage et il ne dit rien de nouveau, il recycle, presque dans le détail (il a par exemple toujours envie de se noyer dans l'alcool ou que la soirée cesse au plus vite. Il donne dans l'à-quoi-bonisme. Certes il y a encore, au début, quelques passages drôles, utilisant les leviers habituels de la misanthropie que l'on a trouvés dans les romans précédents Une manière crue d'écrire la sexualité. Mais ça s'épuise vite, et ça s'enlise dans une fiction politique dont on ne voit pas la fiabilité.

 

Cette idée centrale, selon laquelle les peuples ne fonctionnent pas au matérialisme mais aux valeurs, est effleurée. Personnellement elle me laisse froid, mais j'aurais voulu en savoir plus, plutôt que de voir le personnage principal se gaver d'alcool et de mezzes délicieux.

 

Le style de l'auteur n'a jamais été son fort. C'est un style qui se veut lucide et descriptif. Ce n'est pas un minimalisme car il incorpore une part de contemplation bien française. Mais ici dans ce roman, en plus, le style se relâche parfois de manière spectaculaire. A certains moments c'est même mal écrit, simplement. Les relecteurs n'ont pas du oser toucher à la prose de la star des lettres françaises, mais certaines pages aurait valu la corbeille à un romancier non publié

 

N'empêche, ça sent le relâchement. Michel H. parle beaucoup de l'affaissement des chairs dans ses romans. De l'entropie en général. On peut dire qu'il en démontre la portée lui-même. C'est un livre qui ne sent pas l'effort, sinon celui d'en finir avec lui. Et à vrai dire, même écrire à son propos me fatigue déjà un peu. Je ne ferai pas long cette fois-ci.

 

Ce n'est pas un roman raciste, ni islamophobe. A la limite, l'islam politique y apparait quasi explicitement comme une solution, sinon souhaitable, en tout cas cohérente. Susceptible de répondre à nombre de nos soucis, dont le chômage (par la sortie des femmes du marché du travail). Il n'y a pas non plus d'enthousiasme pour ce modèle, même si Houellebecq semble aimer l'ordre qui va de soi. Il aspire à la tranquillité en général, et donc des modèles de société enchâssés dans des traditions fortes ne paraissent pas pour lui déplaire. Il y a en tout cas la conviction suivante : une société a tendance à rechercher une transcendance pour se consolider. Ce qui est indéniable, mais pas fatal pourrait-on lui répondre, s'il avait envie de discuter, ce qui n'est pas certain du tout.

 

Le principal intérêt du livre est de cheminer un peu avec Huysmans, dont le personnage principal est un spécialiste.

 

C'est aussi une histoire de gens qui sombrent doucement, sans décision brutale, par adaptation naturelle, dans la collaboration, la "soumission". Oui. Mais là aussi, il n'y a pas grand chose à en tirer. En gros, on se laisse acheter assez facilement. Personne ne sera surpris. Michel H. a une conscience aigue d'un déclin européen, difficilement niable. Sans doute le PSG qatari aura servi de détonateur a l'idée de ce roman (il n'est pas évoqué). Que l'on ferme les yeux sur beaucoup pour obtenir les pétro dollars, c'est une chose. Mais ignorer la fragilité de l'islam au sein de la société française, ça ne tient pas debout. Nous sommes très loin d'une séduction générale de l'islam sur les élites et le peuple (ce que l'auteur imagine dans deux ans). Cette idée en filigrane, d'une démographie qui favoriserait l'essor de l'islam européen et finalement sa prise de pouvoir, est simplement fausse. Bref, le roman n'a pas de fondations solides. Il était condamné d'avance.

 

Nul besoin de transformer Houellebecq en Charles Martel. C'est un contresens, à maints égards, car à tout prendre une société islamisée ne semble pas à ses yeux (mais ou sont ils ? Qui parle pour l'écrivain dans le roman ?) pire que le nihilisme consumériste. C'est juste un écrivain doué qui se loupe. On ne sait pas si cela durera.

 

 

 

 

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1 septembre 2014 1 01 /09 /septembre /2014 18:21

Il se trouve que l'ours me fascine. Je ne suis pas le seul. J'ai tous les enfants avec moi, John Irving s'il vous plait (et son merveilleux personnage déguisé en ours dans l'"Hôtel New Hampshire") et maintenant Joy Sorman, talentueuse et éclectique auteure française ("du bruit", "l'inhabitable", chroniqués sur ce blog), qui fait paraître "La peau de l'ours", roman réussi de cette rentrée.

 

Joy Sorman s'est régalée en écrivant une fable, un conte pyrénéen dont je suis familier étant toulousain de naissance. L'écrivain poursuit invariablement ce plaisir incroyable de l'enfance, des histoires entendues les premières années, qui enchantent le monde et donnent l'envie de grandir et de s'y aventurer. Mais c'est une fable d'adulte. Une fable désenchantée.

 

J'ai beau chercher, je ne sais toujours pas ce qui frappe et émeut en l'ours. Ou je ne le sais que trop, je pourrais aligner les motifs. Par exemple ce mélange de force stupéfiante et de ridicule quand il est sur ses deux pattes, cet alliage de puissance et de confondant, qui nous ramène à notre condition absurde d'hommes prométhéens, violents et désuets. Mais cela expliquera t-il cette attraction immédiate qu'il nous procure, primitive et infantile, innocente et sauvage ?

 

Un ours nous raconte sa vie sous la plume claire, alerte, vivifiante de Joy Sorman. S'il sait parler c'est qu'il n'est pas vraiment un ours, mais un hybride. Il est né du viol d'une femme par un ours, mais en grandissant son corps est devenu celui d'un ours, et personne ne sait sa véritable nature. Il a donc la vie d'un plantigrade, vaincu par les hommes.  Vaincu parle surmoi. Vaincu par l'humanisation de la terre entière. La fable part de cette idée d'un monarque vaincu, l'ours, qui a partie liée avec une origine. Nous pourrions, avec Freud, l'appeler le "Ca". Ou avec Spinoza, que sais-je, le conatus ? Les ours ne devaient pas approcher du village. Le désir doit rester à distance.

 

Il y a ces cérémonies villageoises, que Sorman réintègre au cœur de sa fable, où l'on se déguise en ours et l'ont traque les habitants, les femmes surtout, pour les salir. Il y a aussi le chamane qui sait que l'ours est un médium vers un monde perdu. L'origine. L'avant du social. Une mémoire introuvable.

 

Cet ours là, qui joue le jeu de sa vie d'ours, traverse la terre en bateau ou en train, survit aux tempêtes, au commerce froid et à la brutalité des hommes, ressemblant de près à un esclave, se sent bien auprès d'autres monstres de foire, des nains et des femmes  à barbe, devient star de cirque et connait la morbidité du zoo, nous ramène à la stupéfaction qui devrait être la nôtre devant la ville ou la mer. Souvent on le laisse se déplacer à sa guise, comme s'il était familier, une part de nous-même finalement. Il devient ainsi un témoin.

 

Sa seule passion, ce sont les femmes, qui semblent reconnaitre une intimité en lui. L'ours, c'est aussi qu'on le veuille ou non le désir. Le désir qu'on ne chasse pas, malgré tous les efforts pour rendre tout aseptisé, lisse, contrôlable, politiquement correct, assimilable.

 

Enfermé en lui-même, ne déployant pas sa puissance, enchaîné et soumis à la froideur de l'humanité, ou à ses rires imbéciles. Il ne vous rappellerait pas quelqu'un ?

 

Avant de l'avoir tué en nous ("La peau de l'ours", Joy Sorman)
Avant de l'avoir tué en nous ("La peau de l'ours", Joy Sorman)
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24 août 2014 7 24 /08 /août /2014 23:31

La matrice de toutes les histoires reste pour nous, occidentaux, l'Illiade homérique.

 

Mais l'australien David Malouf choisit pour sa part, avec son roman "La rançon", d'y faire son nid.

 

Il revient longuement, d'un style prodige, fidèle aux sensations méditerranéennes que le mythe suggère, sur le moment de l'Illiade, où Achille le Grec, rend fou de colère par la mort de son ami Patrocle, tue Hector, fils du Roi de Troie Priam, et pendant onze jours traine son corps derrière son char devant les murailles de la ville. Priam alors, dans un total dépouillement, vient lui-même dans le camp grec proposer une rançon à Achille et reprendre le corps d'Hector pour lui rendre les hommages de ce temps. Achille accepte.

 

Malouf dit dans sa post face qu'il a découvert l'Illiade pendant la seconde guerre mondiale, le lien avec les évènement le choquant. Depuis  il est marqué sans doute par la dialectique du réel et de la fiction.

 

Ici il vient superbement densifier l'humanité dans l'Illiade, donner une épaisseur sensible aux personnages de la tragédie homérique, en donnant plus de vie à la nature qui les entoure aussi.  Mais aussi développer des aspects de ces moments qu'Homère a survolés ou omis.

 

Ainsi si l'on omet, c'est que l'on suppose que la scène est réelle. Alors non seulement la fiction est comme le monde, inépuisable, mais en plus elle est aussi réelle que le réel,  à partir du moment où elle compte dans nos vies. Et ces scènes ont beaucoup inspiré et compté.

 

En donnant leur pleine humanité à ces personnages, Malouf les autonomise des Dieux aussi. Priam, en prenant une initiative jamais réalisée, s'en remet à l'inédit, et évoque même le hasard qui fera ou non qu'il arrivera jusqu'au camp des achéens encore vivant. Aux côtés du charretier qui l'accompagne, il découvre sa commune humanité avec un sans grade absolu, mais aussi des dimensions essentielles de la vie qu'il a ignorées depuis qu'il est roi : le plaisir simple de la nature (mettre les pieds nus dans un torrent), le rapport direct à la nourriture et la connaissance de leur préparation, le bonheur de parler sans artifice. Il se coule dans la peau du père, et non plus du Roi  ; en vient à se demander pourquoi il a si peu souffert, au final, de la perte de si nombreux fils. Et c'est comme cela qu'il rencontre Achille, qui lui aussi pense à son jeune fils qui arrive de Grèce, et au défunt Patrocle, son ami d'enfance (Malouf invente la naissance de cette amitié qui n'est pas évoquée par Homère). Le portrait du roi Priam est une belle réflexion sur l'amputation d'humanité que provoque le pouvoir absolu.

 

Homère fut tout près d'inventer l'Histoire en somme. Celle faite par les Hommes. Ses personnages, ici, s'y risquent. Mais ils inventent aussi le roman, sortant de l'épopée, pour vivre leurs doutes, manifester de l'introspection, des sensations longuement exposées, des rêveries. Malouf n'a pas supprimé les Dieux, loin s'en faut. Ce monde là ne peut tenir sans eux. Mais il y a une distance. Les personnages sont tournés vers eux-mêmes et vers les autres, les Dieux sont des circonstances.

 

Ce qui n'était que passage de la grande Illiade, prend de toutes autres proportions. Mais ce sont bien eux que nous connaissions : Priam, Achille, Hécube, Cassandre. Ainsi ce sont les histoires qui nourrissent, pour l'éternité, nos Histoires. Histoires inspirées, en gigogne, amplifiées. Tout à la fois.

 

Illiade un peu plus humaine encore ("Une rançon", David Malouf)
Illiade un peu plus humaine encore ("Une rançon", David Malouf)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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