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15 août 2012 3 15 /08 /août /2012 08:49
Canudos--prisoners-of-war-.jpg 
« Chaque écrivain tout au long de sa vie exprime un seul thème. C'est la nécessité de compréhension, de tendresse et de persévérance dans l'infortune chez des individus traqués par les circonstances. »
Tennessee Williams
 
Avec "La guerre de la fin du monde", écrite au début des années 80, Mario Vargas Llosa rejoint les plus grands romanciers classiques, dont il est un héritier me semble t-il assumé, loin des épigones du nouveau roman et aussi du réalisme magique de son continent (même s'il y a des accointances frappantes entre ce roman là et "Cent ans de solitude" de Garcia Marquez, dans la matière elle-même).
 
C'est un roman épique, drôle, effrayant et stimulant que j'ai lu avec un enthousiasme réel. Une grande lecture, que je ne saurai trop recommander.
 
Vargas Llosa, dans ce roman épique, dantesque, est un enfant  en droite ligne de Cervantès, de Hugo, de Tolstoï, de Dostoïevski aussi. Des grands chroniqueurs du réel qui parvinrent à embrasser dans leurs fresques l'individuel et l'Historique. Ni plus ni moins. Avec un style simple et adapté, naturel, qui se contente de trouver la beauté à travers la vérité (ou plutôt sa traque). Parvenir à retrouver ces accents classiques avec force et crédibilité, c'est une prouesse au moment "post moderne" où il écrit. Et il y parvient notamment grâce à une bonne dose d'humour constante, au milieu d'un drame gigantesque. On sourit beaucoup en lisant ce livre, malgré les horreurs de la guerre. Ce qui est drôle c'est la suprise permanente que les hommes s'infligent à eux-mêmes, qui leur donnent l'air ahuri. Tout ce qu'ils croient stable s'effondre sans cesse, les laissant décontenancés. On pense aussi à "Quo Vadis" dans cette articulation entre la micro histoire et la fresque historique politico-religieuse.
 
J'ai lu plusieurs livres du grand écrivain péruvien, dont certains sont abordés dans ce Blog, mais je ne l''avais jamais trouvé à un tel niveau (excusez moi on est en plein J.O de Londres).
 
Son propos, encore une fois, c'est l'Utopie. Et au delà d'elle ce que la conviction, l'Idée, est capable de susciter chez les hommes ou en tout cas de réveler comme un catalyseur. Car les hommes sont comme cela, pour bien se battre ils ont besoin de croire.
 
L'Absolu est pour l'action humaine comme un puissant moteur à explosion. MVL l'a vu chez Flora Tristan, chez Gauguin, et dans les forcenés de Canudos.
 
La toile de fond est la jeune République brésilienne de la fin du 19eme siècle et sa consolidation face à l'ancien régime. Consolidation bien entendu fragile.
 
Comme Tolstoï, l'auteur s'empare de l'Histoire réelle, d'évènements véridiques (incroyables faut-il préciser), pour la recréer en roman.
 
Dans un coin perdu du Nordeste, le Sertao, terre aride, brutale, implacable, un prêcheur vaque de village en village pendant des années. Il nettoie les tombes, les chapelles, les reconstruit, et tient un discours à la fois apocalyptique (issu du Sebastianisme, un courant mystique qui prétendait qu'un roi mystérieux disparu allait revenir de chez les morts au moment du jugement dernier), mais aussi prétendant en revenir radicalement à la pureté chrétienne (sans attaquer l'Eglise officielle d'ailleurs). On l'appelle bientôt Antonio "Le Conseiller".
 
Il focalise aussi sa vindicte contre la République, bien qu'elle ne soit pas vraiment arrivée jusqu'à cette contrée où un Baron reste le chef de tout. Cette lointaine République est coupable d'instaurer le mariage civil, le système métrique, et le recensement... Une pensée assez confuse mais convaincante pour tant de pauvres de cette région. Le "Conseiller" agrège autour de lui des dizaines, puis des centaines, des milliers, des dizaines de milliers de personnes, comme un Jésus qui aurait réussi. Ils finissent par s'installer à Canudos, terra réquisitionnée sur celles du Baron. Ils y créent spontanément une société communiste, auto organisée, sans institutions, regroupée autour d'un mystique vivant dans le dénuement le plus absolu, prêchant le renoncement à tout et annonçant la fin du monde. Le Conseiller rallie non seulement les pauvres hères, les exclus des exclus, les esclaves marrons mais aussi nombre de leurs bourreaux : les pires bandits qui martyrisaient le pays et qui subjugués par le discours et l'exemple du Conseiller, se rachètent sincèrement en le suivant et en organisant ensuite la défense de Canudos avec une efficacité incroyable.
 
Ce qui s'ensuit est le fruit d'une somme de malentendus aux conséquences immenses, mais qui s'expliquent finalement, en arrière-plan, par une logique profonde de modernisation du pays.
 
Canudos devient un enjeu politique de première importance. Les jacobins accusent les autonomistes du Baron local de fomnter cette révolte, en lien avec les Anglais, contre la République. Ce qui est pure invention. Le Baron local est mis en difficulté aussi bien par Canudos que par les républicains. Les gens de Canudos, à cause du recensement, assimilent la République naissante au vieil esclavage, qui a été supprimé à la toute fin de l'Empire, et idéalisent complètement l'ancien ordre qui pourtant les opprima. L'Eglise, officiellement, est avec la République et ne peut suivre les excès des disciples du Conseiller, mais certains curés locaux se rallient. Ce qui se passe là est aussi un prémisse de la théologie de la libération, ce processus tout à fait original qui fera d'une partie de l'Eglise un combattant de la liberté et un ennemi du pouvoir d'Etat en Amérique du Sud.
 
Dans ce roman, ce que Vargas Llosa réussit admirablement, c'est faire vivre une foule de personnages (réels et inventés) dans chaque camp, de les suivre au long cours dans les tumultes et les combats effarants (les 30 000 habitants se battront jusqu'au bout et seront liquidés pratiquement jusqu'au dernier, les pertes de l'armée seront énormes), mais surtout il y manifeste ce qui est à mon sens une fonction irremplaçable de la littérature : décaler le point de vue, ce qu'un Essai historique ne peut pas réaliser. Le personnage du Baron de Canabrava, par exemple, est merveilleux car l'auteur ne le traite pas du point de vue unique de son rôle social et politique, caricatural, mais aussi comme quelqu'un de sceptique, de désabusé, de lassé par la politique, de sujet à des préoccupations étranges, de charnel, avec même un côté midinette. C'est ainsi que la littérature nous rend plus humains, moins sectaires, plus ouverts à l'expérience de la vie : il nous permet ce regard qui ne réïfie rien ni personne. Cependant le roman montre une logique implacable : le Brésil lutte pour son unification, et la bourgeoisie républicaine soutenue par l'armée doit, assez vite, passer un accord historique avec les anciens dirigeants du pays autour du respect du droit de la propriété, sous peine d'être balayé. Cet accord se réalisera, sur les braises de Canudos. Les barons accepteront les acquis de la Révolution et celle-ci ne sera nullement "permanente".
 
Il faudra quatre expéditions militaires pour venir à bout de Canudos, malgré des moyens militaires croissants et devenus énormes. Le 7eme régiment, force d'élite de l'armée brésilienne dirigé par un colonel mythique, sera écrasé par les habitants prêts à tout pour défendre leur lieu sacré, et qui se battent avec des sarbacanes et des pétoires volées. Les soldats brésiliens pensent qu'ils se battent contre les soldats de la réaction (alors que Canudos pille les vieux barons) et des traîtres à la patrie, les gens de Canudos croient qu'ils se battent contre le "Chien", c'est à dire les forces diaboliques. Tout le monde est fanatisé, mais imprécis, à côté de la plaque. Se battant pour des idées dépassées ou une cause qui n'est pas la sienne. Une belle introduction au vingtième siècle en somme. Et ce roman c'est avant tout cela. Une annonce sanglante de la politique du siècle qui va s'ensuivre.
 
Dans le même temps, un Ecossais anarchiste, fuyant la répression de la Commune, voit dans Canudos un foyer où la révolte renaît et où l'idée révolutionnaire reprend vie, malgré quelques "scories" religieuses et autres superstitions à son avis secondaire. Il essaie à tout prix de se rendre là-bas, se voit fatalement saisi dans les conflits entre républicains et autonomistes, mais n'arrivera jamais à bon port. Comme une parabole de l'Utopie condamnée à l'échec. L'heure de l'utopie est passée, comme celle des vieilles pratiques paternalistes des barons, et s'ouvre celle des réalistes, de ceux qui se jouent habilement des idées pour les manipuler. Commence l'ère du cynisme, de la propagande, de la violence absolue et du divorce clair et net entre la morale et la politique.
 
Le roman est un océan de réflexion sur le fanatisme, dans chaque camp, sur ses ressorts (tordre le réel pour qu'il corresponde aux idées préconçues, quel qu'en soit le prix). Mais le terme fanatique, pour les gens de Canudos, me paraît inadapté, il faudrait parler, si le mot n'avait un autre sens, d'"Absolutiste" plutôt. Ce n'est pas une idéologie ou un dogme très construits, c'est le moins que l'on puisse dire, qui les transcende. C'est l'Idée du Bien. Du souverain Bien. Dans un contraste violent avec le mal sans limites qu'ils ont subi sur cette terre. 
 
Le terrain de jeu du romancier est une terre brésilienne incroyable, aux dimensions disproportionnées, aux conditions extrêmes, ce qui se prête à toutes les histoires, toutes les possibilités. Le roman est comme la ville de Canudos retranchée : un immense réseau de trajectoires individuelles, souvent vers la mort. C'est aussi, et je finirai sur cette note plus positive, un hommage vibrant à l'esprit de sacrifice des hommes, à leur solidarité dans les pires conditions, à leur capacité à résister à toutes les peurs et les souffrances pour sauvegarder ce qu'ils ont créé ensemble ou tout simplement pour ne pas abandonner leurs semblables. Et tout cela est beau.
 
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14 juillet 2012 6 14 /07 /juillet /2012 08:40

 

 

9782283025802.jpg C'est un tout petit roman de rien du tout qui se lit comme on boit un monaco en passant entre deux réunions. Une petite historiette sans prétention, un peu caustique, un peu ironique. Sans trop non plus. Un petit livre au style simple et fluide, qui ne la ramène pas plus que ça. A lire le temps de quatre allers retours de métro. C'est le petit roman d'Eliane Girard intitulé "Le cadeau", édité par cette maison d'édition au nom que j'aime beaucoup : "Buchet-Chastel"... C'est beau hein ?

 

Un petit roman qui décrit et moque avec un plaisir évident les mésaventures d'un trentenaire parisien des classes moyennes saisi dans l'étau des injonctions de la société de consommation; écartelé entre ce qu'elle propose, offre faussement, incite à acquérir, et la raison qui le pousserait à plus de parcimonie dans ses achats

 

A travers cette petite moquerie qui jubile, l'auteur se gausse de notre dépendance maouss costaud à la marchandise et surtout au Signe (la marque KUCCI occupant une place centrale dans le récit). Et s'amuse de ce pauvre garçon hésitant et anxieux en proie à des pulsions contradictoires. Avec un brin de méchanceté justifiée. Sans trop, car on sent bien que c'est de nous, et d'elle y compris, que l'écrivain se moque. Et de cette société de fausse promesses, de mirage organisé, où le crédit à la consommation sert d'opium.

 

Pour l'anniversaire de sa copine, Félicien s'en va aux galeries lafayette à Opéra (enfin on comprend que c'est là). Il ne trouve pas ce qu'il était venu chercher, financièrement dans ses cordes, alors il erre. Et là il "craque" pour une paire de bottes KUCCI. Il achète. A un prix exhorbitant, qui représente la motié de son salaire mensuel.

 

Le pacte avec le diable a été signé. Félicien s'enfonce très vite dans les tourments et les regrets, prenant conscience de l'incongruité de sa dépense au regard de son niveau de vie et de l'intérêt de telles bottes. Il hésite et son stress le conduit évidemment à commettre des bévues et à s'enfoncer dans la mouise. Le livre devient burlesque. On s'amuse avec une cruauté gentillette des malheurs sans trop de conséquences du petit mec de bureau qui projetait sur sa nana des rêves de luxe et de splendeur, et qui se retrouve à courir partout dans le métro, chez une inconnue, sur le web, pour tenter d'effacer ses gaffes, aggravant sans cesse son cas. Au passage, l'air de rien, légèrement, on s'interroge sur le concept de Valeur.  

 

Ce qui est drôle, c'est la manière dont le personnage essaie sans cesse de se justifier à ses propres yeux, passant d'un pied sur l'autre. Le discours rationnel n'est que le masque habile des passions qui le bousculent. En clair il est sous influence, et son instinct de sécurité le retient, essaie de le défendre, parfois l'emporte. La raison apparaît comme le déguisement des forces qui se battent pour conquérir sa conscience.

 

Pauvres classes moyennes, tenues en laisse par la publicité, menton levé de force vers la couche supérieure, à laquelle il est déjà bon de ressembler un peu.

Pauvres classes moyennes, sous contrôle du marché, ainsi incapables de se défendre, de prendre conscience de ce qui leur est imposé, de comment on les gruge. Admiratives de ceux là même qui les mettent sous pression. Eliane Girard leur dit en substance : vous n'êtes pas des victimes, vous êtes des dupes ridicules. Des faisans.

 

Ce que ça m'inspire ?? Disons que toute critique politique véritable est nécessairement une remise en cause d'un mode de vie. Le reste, la péripétie de gestion, n'est que rayure sur la glace.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 juillet 2012 6 07 /07 /juillet /2012 08:11

9782253121121g.jpg Si vous n'avez pas abordé Truman Capote, il vous reste heureusement à découvrir "De sang froid", ce livre marquant qui inaugura le roman réel, genre qui prospéra. Tous ces romanciers, qui aujourd'hui jouent avec la réalité, les faits divers en particulier, parce qu'ils dépassent toute fiction, sont les héritiers de ce livre là. Qui parle de la violence humaine incommensurable, prête à surgir, n'importe quand. On peut en approcher la source, oui, car rien de ce qui est humain ne nous est étranger. Il reste que son explosion  a une dimension stupéfiante quand elle se produit .

 

Mais si vous voulez goûter rapidement le talent de Truman Capote, il y a ce petit récit de jeunesse (1948), découvert après sa mort : "La traversée de l'été". Un écrit où toute sa précision sensible se donne à voir.

 

Un écrit qu'il se permit de mettre au rencard, à peine évoqué dans sa correspondance, alors qu'il ferait pâlir de jalousie bien des auteurs. Le talent a quelque chose d'injuste, on ne peut le nier. Dès cette époque, Capote maîtrise absolument la technique romanesque, sait intégrer la densité qui convient à son récit, jouer des détails qui rendent vivante la narration. Impressionnant.

 

Truman Capote, c'est un style ambitieux. Mais avant tout une plume au service d'un hypersensible. Et Truman Capote c'est aussi  - ce n'est pas son image - mais ça me frappe, un romancier du social, des barrières sociales, de la société de classes. Ce fond là. on le trouve dans "Déjeuner chez Tiffany's" mais plus encore dans "la traversée de l'été".

 

C'est un récit qui joue avec le thème universel de l'amour impossible, mais dans le contexte de l'époque.

 

A New York une jeune fille issue de la grande bourgeoisie financière s'éprend, on ne sait pourquoi d'un garagiste. Tout les sépare sinon leur ferveur. Ils jouent l'espoir sans trop y croire, en comprenant très vite qu'ils sont dans l'impasse sans se résigner à l'acter. Si la fille cherche à s'émanciper de son milieu et ne supporte pas d'avoir une destinée de débutante puis de femme du monde, le gars ne semble pas trop savoir où il va et reste de toute manière étanche, le focus étant mis sur les pensées de Grady, l'amante.

 

La relation durera le temps d'un été caniculaire. Un amour vécu comme une valse hésitation, et sans phrases. Si romantisme il y a, il s'exprime de manière minimaliste, par de petits actes significatifs.

 

New York est un personnage central du livre, souffrant de la chaleur, et pesant sur les réactions des protagonistes, que le narrateur regarde avec empathie. La ville est puissante chez Truman Capote. "La traversée de l'été" est avant tout un drame mis en scène par NY.

 

C'est un petit roman presque bourdieusien, je me permets de le souligner malgré l'anachronisme. Je me demande ce qu'en penserait Annie Ernaux, tiens... Les frontières sociales sont là, hyper solides et sans cesse tangibles, elles s'opposent à toute issue heureuse, mais pas seulement : elles enferment la fille et le garçon dans des gangues, elles les condamnent à des gestuelles, des attitudes, elles les empêchent de se mouvoir à l'aise sur le territoire de l'autre. Elles les éloignent continuellement, comme une force centrifuge. Seul l'amour physique est une passerelle solide entre ces deux là.

 

Ce n'est rien, c'est léger, une aventure entre deux jeunes. Mais c'est vite trop quand ça fissure l'ordre social. Ca ne peut se contenir et ça éclabousse. Ca sent peu à peu le drame. On y va tout droit.

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13 juin 2012 3 13 /06 /juin /2012 08:04

 

58170.jpg (Ce matin, lendemain de levée de Brennus de mon équipe d'Ovalie favorite, et accessoirement de législatives, je pars chercher cette madeleine de Proust qu'est pour moi la lecture de la Dépêche du Midi et de l'Equipe relatant ces finales gagnées. La dixième au moins depuis que j'ai l'âge d'aimer le Rugby. On y retrouve exactement le même chemin de fer : l'homme du match, le voyage avec les supporters en train, les notes des joueurs, les réactions d'après match, les félicitations classiques des notables... Savoureuse impression d'éternité. Et toujours cette écriture fleurie des rédactions sportives qui dépareille heureusement dans la langue de bois journalistique. Le lieu de l'affrontement des avants devient "la Forge" par exemple.

 

Et puis en revenant je m'arrête chez les bouquinistes du marché au puces qui se raréfient. Pendant que je fouille, le remarque trois jeunes filles, une grande soeur sans doute et ses deux cadettes, d'origine indienne ou pakistanaise peut-être, et issues sans trop prendre de risque de nos couches sociales les plus populaires. Si j'en crois les codes vestimentaires arborés en tout cas. Elles tripotent frénétiquement dans les bacs, cherchant manifestement des classiques français. "Ca te dit de lire Rabelais ?", "Et l'éducation sentimentale tu veux que je le prenne, non tu l'as déjà je crois ?"... Je suis donc en l'occurence voyeur et je reste à à écouter, tout près, émerveillé. A un moment, une soeur propose d'acquérir La chartreuse de parme, et celle qui est juste à côté de moi dit que "bof"... Alors je me risque à lui dire que "la chartreuse de Parme, franchement vous devriez essayer, c'est tout à fait magnifique". Elle ne s'en offusque pas et me répond "qu'elle l'a en CD". Je comprends que non contente de lire elle écoute aussi des enregistrements de lectures, pratique qui a tendance à se répandre. Bon, je souris et je m'en vais, les laissant là les bras chargés de chefs d'oeuvre en Poche. Lueur voluptueuse. J'ai entrevu, un court instant, un monde parallèle dans lequel j'aimerais vivre, une distorsion de l'espace temps. Aucune chance d'y accéder. Je ne sais si cette opportunité a existé mais elle a disparu. Pas d'illusion. Mais que ce genre de scène puisse encore être vécue, moi ça me met en joie.)

 

Cela n'a absolument rien à voir avec le livre dont je vais ici parler, "HHhH" de Laurent Binet (censé être un premier "roman"), mais j'avais envie de l'écrire. Et comme c'est mon blog, jafécekejeveux.

 

(On pourrait cependant se dire pour trouver un lien que la culture est quand même un rempart contre la haine et donc contre le retour de l'ultra droite. Mais en même temps, on se rappellera que l'Allemagne était une Nation éduquée, où l'Université était une institution grandiose, productrice d'intellectuels majeurs depuis plus d'une centaine d'années, et que le personnage dont on va parler maintenant, Heydrich, était cultivé. Ce qui n'empêcha pas ce dernier d'organiser des massacres de masse inimaginables (Binet rappelle que le fossé de Babi Yar est long d'un kilomètre...) et de planifier l'extermination des juifs d'Europe, mission plus qu'à moitié remplie au bout de la guerre).

 

On m'avait dit du mal de ce livre, et puis j'ai quand même beaucoup lu sur le nazisme (et à force ça casse un peu le moral faut-il avouer), alors j'avais laissé de côté ce roman qui avait eu à sa sortie un écho important. Mais il se trouve qu'une copine à moi, bretonne devenue parisienne jusqu'à la moelle, est amie avec ce Laurent Binet qui a le même âge que moi. Alors elle me dit en substance "ben t'as qu'à le lire le livre de Laurent qui cartonne partout dans le monde et en parler dans ton blog tu verras". Et donc je m'exécute, parce qu'elle a un caractère trempé et que ça moufte pas.

 

C'est un livre très original, très plaisant, émouvant et bien réalisé.  Bon, Laurent Binet n'a pas la puissance d'évocation d'un Javier Cercas, mais justement on est au coeur du problème qu'il soulève : doit-on "faire littérature" avec l'Histoire ? Lui il y rechigne et donc s'emploie à retenir ses effets de style, même si quand il s'écarte de l'aspect historique de son récit, il se lâche et montre l'ampleur de son talent.

 

Laurent Binet a été marqué par la figure des résistants tchécoslovaques, qui venus de Londres et s'agrégeant à la Résistance intérieure, sont parvenus à éliminer "la bête blonde" que fut l'inimitable Heydrich, "Protecteur" installé à Prague par Hitler pour mater le pays et le "germaniser", et en même temps artisan infatiguable de l'holocauste et chef de la plus grande partie de l'appareil policier du Reich. Il était déjà dans le cumul des mandats, et le pire qui soit.

 

Donc l'auteur veut raconter cette histoire d'attentat. Mais comment s'y prendre ? Il sait ce qu'il ne veut pas produire, mais il hésite sur ce qu'il veut vraiment écrire. Et cette réflexion court tout au long du livre. "Faire de la littérature" avec l'Histoire de ces héros, inventer quoi que ce soit, c'est un peu trahir selon lui. C'est en tout cas traiter la réalité avec légèreté et manquer de respect aux acteurs. Le livre de Laurent Binet en somme est l'antithèse de "Jan Karski" dont on a déjà parlé ici ( Jan Karski, celui qui témoigna pour rien ), pour lequel on ne s'est pas embarrassé de ce genre de questions, peut-être malheureusement. Laurent Binet, lui, il est tenaillé par ces interrogations. 

 

Le livre va donc raconter l'histoire de cet attentat, son mûrissement, son exécution et ses suites. Mais sans rien romancer, sans "boucher les trous", et en signalant justement toutes les difficultés de la manoeuvre, toutes les tentations de fiction qui surgissent, toute la gageure de rendre compte du passé qui n'existe plus.

 

Donc Laurent Binet, parti pour écrire un récit historique, nous livre un passionnant "Work in progress", un livre en train de se réaliser; nous montre un auteur face à ses doutes, une création qui se déroule dans le temps et subit les influences des lectures, des films à la télé, de tout ce qui vient percuter le créateur. Belle réflexion sur la littérature dans ses rapports avec l'Histoire.

 

Ce n'est pas une biographie de l'abominable Heydrich, ni des justiciers qui le liquidèrent. Ce n'est pas un roman historique.

 

Alors pourquoi préciser, sous le titre, qu'il s'agit d'un "roman" ?

J'y ai songé et il me paraît -c'est en tout cas ma conclusion- qu'il s'agit en fait d'un roman sur un écrivain en train de s'attaquer à cette histoire là. Une sorte de méta roman historique. Un genre inédit. On trouve évidemment des biographies distanciées, des livres d'Histoire où l'auteur est un personnage qui existe dans le livre. Mais ici Laurent Binet radicalise cette approche.

 

J'aime aussi le ton de ce livre, lucide, modeste malgré son ambition d'ampleur (dix ans de travail, un souci de reconstitution maniaque). Cette manière directe dont use Binet pour nous signifier que ces types, Heydrich, Himmler, Hitler, et autres, ainsi que les collabos, sont de sales types ou des détraqués. Pas des êtres surnaturels. De belles "saloperies" comme il le dit. Et Laurent Binet n'hésite pas à être souvent sarcastique à leur encontre (Himmler est un Hamster, mais dangereux), et je trouve ça pertinent. Ne pas magnifier, même sous la forme du diable, ces ordures, qui sont souvent incultes, très souvent frustrées, maladroites et bestiales, permet de prendre conscience qu'ils ne sont pas si lointains que cela. Et ils ne le sont pas.

 

J'aime aussi cette humilité non feinte face aux héros de la Résistance, cette manière de se comparer à eux pour les rendre tout à fait humains, et donc de souligner le courage incroyable dont ils ont fait preuve. Une question marquante est celle de la possible survie à l'attentat. Ils ont une chance sur 1000 de fuir, mais cette possibilité change tout, elle ouvre la porte à l'espoir et modifie donc toute l'approche psychologique de ce combat.

 

Le "clou" du livre, c'est l'attentat lui-même, et puis les suites : la traque, le dénouement de cette affaire (dénouement que je ne connaissais pas pour le coup) tout à fait incroyable. A blêmir d'admiration pour les résistants qui y laissèrent leur peau. Et on comprend tout à fait pourquoi Laurent Binet a été travaillé par cet évènement. Dans cette partie du roman où on bascule, où le rythme s'accèlère, la narration est fort réussie.

 

Une petite faiblesse du livre, à mon sens, est de passer un peu trop de temps à des épisodes tout de même assez connus de l'Histoire de la guerre, qui n'apportent pas tellement d'eau au moulin. Mais je dis cela pour nuancer mon enthousiasme. Car j'ai pratiquement lu le livre d'une seule traite.

 

On a beau avoir lu des milliers de pages sur cette période, on ne cesse jamais de découvrir l'ampleur des horreurs perpétrées par les nazis, et par exemple la répression psychopathique qui s'abattit sur le pays après l'attentat. La Tchécoslovaquie, à qui Laurent Binet déclare sa flamme, a saigné abondamment pendant cette guerre. Petit frisson au passage : Binet note qu'Heydrich, le supérieur d'Eichmann (ça devait être la super ambiance au bureau) était en passe d'être nommé à Paris pour appliquer les mêmes méthodes que celles appliquées "de manière exemplaire" (dixit Goebbels) dans son Protectorat de Bohème-Moravie.

 

In fine, ce qui semble préoccuper Laurent Binet, dans ce premier "roman" fort prometteur, c'est la question de la Vérité. Tout simplement. Et s'il n'est pas le premier à s'y attaquer, certes, il a la superbe effronterie  de s'y frotter avec beaucoup d'intelligence et une sincérité tout à fait admirable.

 

 

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1 juin 2012 5 01 /06 /juin /2012 08:35

548304_3364765872608_1072964610_3077520_201061852_n.jpg"La mort difficile" de René Crevel est un court roman autobiographique sacrément triste, et plombant... Il eut pu être titré "prolégomènes à un suicide", celui de l'auteur neuf ans plus tard.

 

C'est un roman imprégné d'un surréalisme hâbilement bridé (Crevel était considéré comme "le prince" du mouvement). Il est de facture classique, mais criblé d'images surréelles (les poings dans les poches sont "des fleurs qui se fânent"). La narration y est d'une forme complexe : on passe indifféremment d'un narrateur omniscient aux pensées intérieures d'un personnage sans crier gare. Une tonalité hyper moderne pour un écrit de 1926. Difficile aussi pour le lecteur.

 

"La mort difficile'" est le roman du désespoir radical d'un enfant de la bourgeoisie parisienne, enchaîné à son destin. Fils d'un colonel fou à lier (il a écrit des milliers de lettres à la Pompadour et mis des palmes à des chars pour les rebaptiser "poissons mitraille") et d'un mère, Mme Dumont-Dufour, qui l'asphyxie et le condamne par avance à suivre le même chemin que son père. Ce jeune homme absolument écorché -Crevel lui-même affublé du prénom Pierre- est acculé par l'angoisse de devenir fou. Il est aussi tiraillé entre ses pulsions homosexuelles et la vie rangée que lui suggère sa relation ambigue avec Diane, une autre jeune bourgeoise, dont le père s'est suicidé et qui est sujette au même acharnement maternel, sa mère étant persuadée que le suicide est une maladie héréditaire.  

Crevel est d'un siècle où la jeunesse ne va plus supporter d'être assignée à quoi que ce soit, elle aspire à inventer son avenir. Chez Crevel, ce conflit avec la famille dévorante prend une tournure dramatique.

 

Comme beaucoup de jeunes de l'entre deux guerres, Pierre a une soif inextinguible d'absolu (elle s'exprimera de mille façons, et parfois dans l'adhésion au fascisme), qu'il tourne vers la vie amoureuse. Ce jeune américain, Bruggle, avec lequel il vivra des étreintes brûlantes mais qui ne répondra pas à son désir de passion exclusive, le conduira au désespoir puis au suicide. Le thème du sentiment de culpabilité homosexuel est là, en filigrane, même si les personnages ne l'évoquent pas... Mais l'homosexualité est qualifiée de "vice", y compris par les concernés.

 

Crevel a beaucoup insisté pour que les surréalistes s'engagent auprès du Parti Communiste et fut meutri par cet échec. On est éberlué à la pensée que l'auteur de ces lignes fusse un communiste, tellement les thématiques sont "bourgeoises" au sens où le Parti les définira (l'écriture "bourgeoise" s'apitoie, pendant que Stakhanov bat des records le visage radieux). Il faut croire que les communistes des années 20 étaient beaucoup moins sectaires et bornés sur le plan culturel qu'après la glaciation stalinienne.

 

La lecture de "La mort difficile", qui me paraît tout de même un peu daté, vaut surtout pour ses lignes intenses sur le désespoir et l'angoisse, et pour la richesse de son style magnifié par le surréalisme. Mais c'est avant tout un roman qui peut aujourd'hui s'apprécier dans la connaissance de la trajectoire de René Crevel. Il préparait en ses lignes, d'une manière ou d'une autre, le grand saut vers l'absolu, la libération de cette poisse où il agonisait. Peut-être aussi un appel au secours, mais dans son milieu le suicide était plutôt considéré comme une solution possible, une forme de liberté parmi d'autres et pas comme un acte coupable ou une pathologie. C'est une triste lecture, il faut le dire, à cet égard un peu étouffante... Elle suscite une forme de malaise, car ce n'est pas un hasard si l'on détourne les yeux de ceux qui souffrent. Au fond, on sait bien que ça nous pend au nez.

 

 

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26 mai 2012 6 26 /05 /mai /2012 20:40

9782021029482 1 75 La guerre d'Espagne de Napoléon, on ne s'en souvient guère, sinon grâce à Goya souvent reproduit dans les manuels de castillan.

 

L'Espagne fut pour le despote corse ce que le désert africain fut à l'Allemagne hitlérienne : la première défaite, la fin de l'irrésistible conquête. Napoléon s'enlisa en Espagne, aux alentours de 1811, s'y affaiblit, connut le doute. La courbe de son destin s'y infléchit. Cette guerre fut particulièrement cruelle et atroce, car les français furent difficiles à déloger. Et les espagnols manifestèrent déjà ce mélange de désorganisation et de résistance acharnée dont on reparla au vingtième siècle.

 

C'est le cadre de cette histoire, et plus particulièrement la ville blanche de Cadix, située au bout d'une langue de terre, à l'extrêmité de l'Europe, qu'a choisi Arturo Perez-Reverte pour son ample et foisonnant roman : "Cadix, ou la diagonale du fou", écrit en 2009.

 

Une fresque narrant le siège de la ville par l'artillerie française, dans un environnement tout à fait inédit, fruit des amours de l'eau et de la terre (le combat est sur les eaux, dans les airs avec l'artillerie, mais aussi dans les marais avec la guerrilla). 

 

C'est aussi un roman policier efficace, un livre de mer, une plongée dans la classe commerçante atlantique de l'époque, une histoire d'amour (impossible, comme il se doit), et aussi un livre sur les débuts d'un certain scientisme qui culminera quelques décennies plus tard. Sans oublier une dimension politique sur le début du libéralisme politique européen, et de son courant espagnol né fragile et qui le restera. Toutes ces dimensions étant habilement imbriquées à travers les liens entre les personnages.

 

Perez-Reverte y est à son aise, et ce livre m'a beaucoup plus conquis que les fameuses aventures du capitaine Alatriste, manquant de surprise de mon point de vue. Ici Perez-Reverte, sans doute aiguillé par sa passion pour Cadix et son appétit d'Océan, donne le meilleur de son talent : dans l'imagination, le style clair et poétique mais qui évite l'ampoule,  la construction, l'épaisseur des personnages, la description de la beauté des lieux.

 

Le roman prend son temps pour démarrer - comme il sied à une oeuvre de longue haleine (762 pages) mais peu à peu on s'y installe solidement. Il se déploie sur plusieurs fronts :

 

D'abord la vie à Cadix sous le siège, du point de vue d'une admirable femme, Lolita de Palmas, seule à la tête d'une maison de commerce transatlantique. Cadix est au début du roman le retranchement encerclé de l'Espagne fidèle au Roi Ferdinand gardé à vue en France, qui refuse de se soumettre à Joseph Bonaparte. S'y dessine une Espagne monarchiste et parlementaire, alliée méfiante des anglais. Elle adopte une Constitution et se confronte aux premières révoltes en Amérique du Sud qui vont abattre son Empire. Le commerce est frappé par la guerre et y tient son rôle, à travers l'action des corsaires affrêtés par les compagnies. De la rencontre entre Lolita de Palmas et un capitaine corsaire naîtra la romance.

 

Mais ce quadrillage de rues est aussi sujet à une double géographie meurtière : celle du bombardement français qui se veut de plus en plus scientifique et cherche à couvrir toute la ville, mais surtout celle d'un tueur en série qui assassine les jeunes filles avec cruauté, pourchassé par un policier cynique et brutal, intelligent, aidé d'un professeur qui l'aide à approfondir ses intuitions sur l'assassin. Tout le mystère est là : le tueur frappe où tombent les bombes françaises, envoyées par un officier obsédé par les calculs, mais parfois aussi avant leur chute, sur le lieu même ! Les deux géographies se recoupent ainsi et c'est bien entendu en trouvant pourquoi que l'intrigue pourra être résolue.

 

"Cadix, ou la diagonale du fou" est un beau roman, fruit d'un travail de titan. Un

roman qu'aimerait sans doute écrire Umberto Ecco s'il avait gardé le fluide du "nom de la rose". Ces romans d'écrivains accomplis et capables de grande ambition qui rendent hommage à leurs passion d'enfants : ici on reconnaît les exploits des corsaires et les petits soldats de plomb de l'Empire.

 

Il est sans doute le résultat d'une investigation titanesque sur l'Espagne de l'époque, sur Cadix décortiquée rue à rue, sur la navigation il y a deux siècles (les manoeuvres sont décrites avec un sens technique impressionnant), sur les pratiques commerciales de ce jeune capitalisme. Ces informations s'insèrent aisément dans l'onde romanesque, dans une écriture bercée par les flots qui restitue toute la poésie de ces villes de la côte atlantique subsumées par la présence de l'océan.

 

Enivrant, dépaysant. Un roman du grand large. De ceux que l'on lit pour l'évasion et la force du vent. De ceux qui nous rappellent à nos émotions épiques. Il en est besoin de temps en temps pour un lecteur.

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11 mai 2012 5 11 /05 /mai /2012 08:22

 

Darth-20Vader-202.jpg"Les dingues et les paumés se traînent chez les Borgia" chante HF Thiéfaine dans une belle chanson surréaliste.

 

Et si HFT a raison, on peut dire que c'est un sacré cirque gore qu'ils ont choisi comme lieu de retraite...

 

J'en reviens moi-même, à travers la lecture du roman incicif et fulgurant "Les Borgia", écrit au début du vingtième siècle par Klabund (pseudonyme du considérable écrivain allemand que fut Alfred Henschke).

 

Pour ceux qui voudraient en savoir sur cette dynastie de sociopathes qui contrôlèrent la Papauté pendant une cinquantaine d'années, c'est un bon vecteur. Moi j'ai essayé pendant dix minutes la série "Les Borgia" diffusée sur Canal Plus, et j'ai vite renoncé devant cet énième alibi historico tragique pour nous refiler du trash. Donc repli sur le papier.

 

Ce Klabund, d'ailleurs, use d'un style minimaliste plutôt rare dans le roman de veine historique, où d'habitude on donne plutôt dans le baroque. Mais il est vrai que là, dans le genre baroque, pas besoin d'en rajouter au sujet...

 

Un style très direct, elliptique, très rythmé et allant à l'essentiel. Une volonté de décrire et de livrer, de chroniquer, sans donner jamais dans la morale, l'analyse, la psychologie. En sélectionnant des passages de la vie des Borgia très marquants, sans besoin d'être complet. Une écriture préfigurant le cinéma. Klabund a du penser, en partie à raison, que le surgissement certain de ce nouvel art allait percuter la littérature, et que celle-ci devait s'adapter pour continuer à exister. Il a du être fasciné par l'impact immédiat de l'image. Klabund est précurseur du style direct, punchy et épuré du Hard Boiled américain, mais les condottieri et autres gars en collants annoncent les Détectives blasés. Dans ces descriptions sans jugement moral, il y a aussi me semble t-il un hommage à Machiavel qui l'appliqua à l'art de l'Etat, personnage que l'on retrouve d'ailleurs à l'oeuvre dans ce livre, comme émissaire de la Cité de Florence auprès de César Borgia.

 

On suit donc les exploits et l'ascension des Borgia, et particulièrement des trois principaux représentants de ce clan espagnol à la conquête de l'Italie morcelée : Alexandre le Pape, César le Seigneur et guerrier, Lucrèce la courtisane diabolique. On les accompagne dans leur univers amoral, cruel, criminel, pervers et déloyal. On trempe un peu dans leur luxure sans limites et leurs pratiques incestueuses. On les suit dans leurs luttes face au puissant Charles VIII qui déferle sur l'Italie et qu'ils parviennent à séduire, pour écraser ce fanatique de Savonarole (un autre symptôme de la crise de cette époque), ou pour réduire en cendres les grandes familles italiennes comme les Orsini.

 

Les Borgia ont ceci de supérieur à l'adversaire qu'ils ne respectent aucune autre règle que l'intérêt des Borgia, et se permettent absolument tout, préférant réduire autrui au silence que d'attirer son amitié sincère. Alors que leurs adversaires croient à la loi du contrat et à la parole donnée par exemple, et vivent encore dans un monde où la transcendance existe, les Borgia évoluent en plein nihilisme. Seule compte leur jouissance et leur pouvoir. Ils parient systématiquement sur le lucre et le vice et gagnent la plupart du temps, quand ils se trompent (comme avec Savonarole), ils procèdent par la trahison et la violence sans la moindre retenue. Contrairement à d'autres crapules de leur genre, ils ne se donnent même pas la peine de sauver les apparences.

 

Est-ce un paradoxe de voir cette dynastie sans vergogne diriger la chrétienté alors que la Renaissance explose (Léonard de Vinci est à leur service !) ?

 

Il me semble justement que les Borgia sont le signe de la crise de l'ancienne société Très Chrétienne en pleine décomposition.  Ce n'est nullement un hasard si leurs transgressions se commettent au coeur même du saint des saints.

 

Le Moyen âge vivant sous le doigt de Dieu et l'enchantement du monde sont morts. Des esprits commes les Borgia le perçoivent, et les vieilles menaces théologiques ne les effraient plus du tout. Mais la nouvelle civilisation où la Raison règnera n'est qu'embryonnaire. Alors l'humanité est dans un intermède d'où surgissent génies et monstres. Pour citer Gramsci (dont je lis en ce moment une anthologie), "la crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés". Phrase géniale qui s'applique merveilleusement à notre temps, et à bien d'autres préoccupations que le devenir historique. Gramsci ne cite pas les Borgia ou la folie aux antipodes du prêtre Savonarole, mais il me semble que ces exemples illustrent parfaitement son propos.

 

On peut sans doute lire "Les Borgia" avec une certaine fascination pour le Mal porté dans ses confins. Moi c'est pas mon truc une seconde. Pas là en tout cas. Les Borgia, j'en suis désolé pour les esprits avides d'histoires de vampires, me semblent surtout dignes d'intérêt dans une perspective de philosophie historique. Désolé pour les internautes néo gothiques...  Je garde mes lunettes et je me coupe les cheveux.

 

 

 

 

 

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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 13:41

perec.jpgJe sais…. Ben non j’avais pas pris le temps de lire « la vie mode d’emploi » de Georges Perec »… Allez savoir pourquoi.  Je l’avais laissé là, jaunissant sur les étagères dans un rayon « déjà lu », et je l’avais négligé. J’avais pourtant jugé en son temps nécessaire de lire des œuvres aussi définitives que le récit par BHL de son tour des Etats-Unis ou l’ « Inceste » de Christine Angot (et oui). Mais si j’avais lu des Perec (les choses, quel petit vélo… , et récemment l’Art et la manière…), j’avais bêtement provisionné ce chef d’œuvre immense de la littérature contemporaine. (Leçon à retenir : nous n’avons pas assez de temps pour lire, choisissons-bien à qui et à quoi nous dédions ces heures rares et précieuses.)

« La vie mode d’emploi », roman de 600 pages du décidément génial et attachant Georges Perec, est un objet conforme aux règles de l’OULIPO dont nous avons déjà parlé : on se fixe un cahier des charges drastique et on s’y tient( Georges Perec, ou Kafka qui prend le parti d'en rire ). De la dureté de la discipline surgit l’étincelle créatrice du littérateur.  Cette fois-ci il s’agit de recenser la vie d’un immeuble parisien avec la plus grande méthode : d’en décrire systématiquement les pièces et les objets, d’en caractériser les personnages, leurs prédécesseurs depuis que l’immeuble existe. Jusqu’aux objets trouvés dans l’escalier au cours des âges, et ceux nichés dans les caves.

Dantesque projet (une décennie d’écriture), que le lecteur découvre un plan de l’immeuble sous les yeux. Il aboutit à  l’exploit de faire tenir un monde dans un livre d’une densité absolument unique, avec une jubilation de décrire et décrire encore, détailler, dévoiler l’infinie créativité des hommes lorsqu’il s’agit de créer des objets pour peupler leur espace et tromper le temps.

Perec nous invite dans une immense et folle brocante où l’on touche du doigt le périssable, le galvaudé, le devenu inutile. Des univers entiers mis au rencart par le temps qui s’écoule. Les hommes menacés par l’absurdité de leur sort tentent de s’entourer de leurs propres décors pour occuper l’espace et le maîtriser, mais ils ne parviennent qu’à entasser des éléments dérisoires et vite pourrissants. Les œuvres de l’esprit ne sont pas épargnées, et malgré les efforts acharnés pour les réaliser, sont tout autant voire plus sujettes à l’obsolescence que les objets. Mais en cherchant un peu, on peut les retrouver dans des labyrinthes sans fin où Perec s’amuse à nous promener le sourire aux lèvres.

Tendresse légèrement teintée d’ironie pour les créations désuètes et sans fin de l’homme, pour les complexités qu’il invente et où il sombre (ces organisations sociales, ces règles, cette division du travail qui ne cesse de se dilater, ces interactions économiques et sociales qui créent autant d’embûches, de gouffres, mais aussi de possibilités de survivre et de rebondir), mais aussi pour ses chimères innombrables, dont celle de la postérité, de la découverte ou de l’influence.

Les habitants de l’immeuble essaient de donner un sens à leur vie, et pour cela ils sont très performants depuis l’enfance. Ils s’imposent,  comme les écrivains de l’OULIPO, des projets grandioses, des rêves inatteignables, des désirs artificiels mais métaphysiquement essentiels et s’y perdent tout à fait. Certains d’entre eux, dans cet immeuble bourgeois près du Parc Monsouris, ont beaucoup d’argent et de temps à y consacrer, tel ce Bartlebooth qui aquarellise tous les ports du monde pour faire réaliser des puzzles par un voisin et passer des semaines à les reconstituer. Leurs  phantasmes leur servent de gouvernail dans le tumulte du vingtième siècle où les êtres ne sont que fétus de paille. Leurs passions, leurs névroses, ne sont que des tentatives pour survivre à leur condition saugrenue. Leurs objets, leurs décorations, leur obsession pour l’image et la couleur ne sont que formes données au néant, repères dans le brouillard.

Livre vide grenier de l’humanité, livre d’hommage à l’activité frénétique de tout être humain, même celui cloué à sa chaise, et à l’ampleur de son génie imaginatif, « la vie mode d’emploi » est aussi un grand jeu littéraire. Un livre de tous les genres romanesques, ou s’emboîtent des dizaines d’histoires et de destins, s’accumulant et se croisant à travers des digressions. Livre gigogne où l’on rend hommage au roman d’aventure, au roman policier, au feuilleton populaire,  à la bande dessinée .  Un plaisir du pastiche et de la référence anticipant ce qu’essaie de faire Umberto Eco, avec moins de succès. Sous la plume de Perec  on retrouve les jeux des Mille et une nuits, les accents de Conrad, de Kessel, de Dumas, de Gaston Leroux, de Raymond Chandler, et on se promène dans nombre des mythologies de notre temps : les histoires de gangster, l’orientalisme, le mélo…

Il y a de la sagesse dans ces histoires : la vie est un chaos, et le destin n’a nulle morale. Du mal accouche le bien et réciproquement. Le plus grand élan s’interrompt brutalement et de la fureur vient le calme. On choisit ses actes mais la vie prend le dessus sans demander l’autorisation. Elle passe comme un rêve. Les êtres eux-mêmes sont imprévisibles. Rien ne sert de compter sur quoi que ce soit de défini.

« La vie mode d’emploi » , sur le mode du recensement, débouche sur un foisonnement d’informations et de mots souvent déterrés de l’oubli , où se mêlent l’invention loufoque et la connaissance encyclopédique.

C’est aussi un livre de fascination pour l’infiniment grand et l’infiniment petit, que l’auteur vient tutoyer alternativement, comme s’il s’agissait d’une grande respiration entre ces deux horizons.

 C’est encore un théâtre matériel infiniment baroque, et en même temps réaliste (comme l’était « les choses »), où se donne à cœur joie le goût de la fiction sans limite. Un monde entier comme terrain de jeu de l’écrivain. Un monde entier à investir sans parvenir à quoi que ce soit.

Et Perec veut à tout prix que ce voyage inutile, imprévisible et dangereux se réalise avec le plus de plaisir et de joie. L’écrivain et le lecteur ne sont pas différents du collectionneur ou de l’érudit qui débordent de ces pages.

Ils se vouent au plaisir de s’amuser avec L’éternel et l’éphémère.

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28 janvier 2012 6 28 /01 /janvier /2012 22:59

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Un monument réussi de 700 pages à la mémoire de l'attachant H.G Wells : voici le dernier livre que je viens de finir, sans avoir éprouvé le moindre découragement, malgré le caractère un peu répétitif des mésaventures du personnage.

 

Je n'y ai pas retrouvé l'humour dévastateur habituel de David Lodge (l'auteur sacré de ma femme, pour lequel je n'ai pas la même passion, mais que j'apprécie toutefois). Mais j'ai parfois souri devant les malheurs de cet anti conformiste sympathique s'emmêlant dans des interminables intrigues sexuelles, incapable qu'il est de résister à l'appel de la chair, dans cette société anglaise corsetée du début du vingtième siècle.

 

Si vous ne remettez pas immédiatement H.G Wells, sachez que vous le connaissez. C'est le grand pionnier de la science fiction et de la littérature d'anticipation. Sans lui, point d'Orwell, ni d'Huxley, ni de Barjavel, ni sans doute d'Aasimov ou de K Dick.

 

"La guerre des mondes", "l'homme invisible", "l'Ile du Docteur Moreau", "la machine à remonter le temps": quelques uns de ses titres, au sein d'une oeuvre gigantesque et foisonnante.

 

H.G Wells, aujourd'hui un peu oublié en tant qu'écrivain (excepté semble t-il dans son pays), fut une figure intellectuelle majeure dans les premières décennies du siècle dernier, et connut un succès à dimension planétaire. Certes, son talent s'érode à la fin de la première guerre mondiale, même s''il continue à écrire avec profusion, mais sans connaître le même succès ni plus produire de livres marquants. Le roman scientiste n'est plus en cour ; et pour la génération nouvelle, qui expérimente de nouvelles formes d'écriture (Joyce en est le fleuron), Mr Wells est une vieille lune au rationnalisme désuet.

 

Lodge lui consacre une véritable biographie détaillée, sous la forme d'un roman, mal titré "Un homme de tempérament" (je ne sais pas ce que ça signifie, et ça ne cadre pas avec ce que j'ai lu). Cette forme romancée semble inutile, je l'ai entendu à la radio, à certains critiques. Je ne partage pas cette impression : grâce à cette option, Lodge parvient à conférer à son oeuvre une dimension d'identification et une bonne dose d'humour, mais aussi de compassion à certains moments. Cet homme qui a eu le bonheur d'échapper à nombre de catastrophes individuelles bien que traversant les moments historiques parmi les plus difficiles de l'Histoire humaine, a tout de même souffert comme tout esprit lucide réfléchissant sur cette époque. Et en tant qu'homme épris de liberté, et la vivant contrairement à bien des plumes progressistes, il a essuyé les plâtres avec quelque difficulté.

 

H.G Wells, c'est la dernière flamme du scientisme flamboyant. C'est un des derniers représentants de l'optimisme pacifique de la raison, qui va se fracasser sur le réel avec la première guerre mondiale. Un rationnaliste de premier plan, déroutant par son don de l'anticipation (il imagina les tanks, la bombe atomique, et l'évolution de la guerre).

 

Ainsi H.G Wells adhère au socialisme, qui lui apparaît comme la manifestation de la raison dans l'Histoire. Ce socialisme anglais étrange, celui des Fabiens, ces ancêtres des "think tanks" d'aujourd'hui. Une société d'intellectuels bourgeois progressistes, à la fois réformistes et utopiques. Il y a de quoi les moquer, et Wells lui-même tenta (il échoua) de secouer ces socialistes de salon. Mais il faut leur reconnaître une certaine influence sur des bienfaits dont nous avons hérités. Beveridge, l'inventeur de la sécurité sociale, fut une de leurs jeunes recrues.

 

Ce roman est une exploration du milieu progressiste intellectuel anglais (dont le féminisme et ses tendances différentes sont un aspect parmi d'autres), où "HG" s'était hissé par son talent, lui-même venant d'un milieu populaire sans attrait pour la vie des idées, et il nous permet d'apprécier les débats littéraires de l'époque (le romancier des idées qu'était Wells s'opposait à la théorie du roman plus subjectif d'Henri James). Mais l'essentiel n'est pas là.

 

L'essentiel, c'est que ce roman apparaît à la fois comme un prélude, et un immense développement, du roman marquant dont on a déjà parlé ici : "La plage de Chesil' de Ian MC Ewan.( Sale nuit de noces) Cette petite histoire qui concentre tout le malaise que la société anglaise ressent à l'égard de "la chose".

 

Car la vie d'HG Wells, grand passionné de femmes, apôtre de la liberté sexuelle, défenseur, théoricien, et praticien émérite de l'Amour Libre, c'est un combat permanent pour être heureux et concilier sa vie d'homme public, d'écrivain apprécié et respectable, de militant socialiste, et de séducteur.

 

Un séducteur, c'est important, qui n'a rien à voir avec Don Juan. Car il respecte les femmes, leur est fidèle à maints égards, ne leur ment jamais (ou presque), leur est infiniment loyal, les considèrent comme son égal.

 

Les progressistes anglais ont beaucoup de mal à accepter qu'on tire les conclusions pratiques de leurs grandes idées. Et ils le feront payer à H.G Wells, en le traitant en corrupteur de jeunes oies naïves et vulnérables (elles n'en avaient rien bien entendu...). La vieille garde fabienne se servira de sa vie privée tonitruante pour faire échec à sa tentative de donner un cours plus populaire, et moins conservateur sur le plan des moeurs, à leur mouvement. Il fut poussé à renoncer à son engagement.

 

Le roman est donc une longue évocation des aventures amoureuses et/ou érotiques de ce dédramatiseur de "la chose". Et de ses tourments car il se heurta sans cesse à l'hostilité des familles, à la malveillance des rumeurs. Dans cette société anglaise certes coincée, mais tout de même plus complexe qu'il n'y paraît : c'est aussi le pays de la liberté ; on vous y attaque verbalement mais on ne s'en prend pas directement à vous, et ceux qui s'invectivent dans les articles et les relations épistolaires partagent souvent le thé ensemble en fin de semaine.

 

Mais les ennuis incessants d'H.G ne sont pas seulement dus au contexte social et historique qu'il participe à ébranler, par ses romans parfois audacieux et ... par l'action directe en quelque sorte. Ses ennuis sont aussi de dimension plus anthropologique. Vivre l'amour libre, ce n'est pas si facile, et ça expose à bien des tourments. H.G aura bien du mal à se retrouver sur la même longueur d'ondes que ses nombreuses compagnes successives, qu'il s'agissent de jeunes intellectuelles, de veuves chauffées à blanc... Il ne cessera de se se débattre avec les malentendus, trouvant des équilibres toujours précaires et sans cesse remis en cause, tentant de trouver une voie entre une monogamie décevante mais si vite convoquée, et la variété des amours et des expériences. Il trouvera la voie de la volupté souvent, mais jamais celle de l'apaisement ou d'un bonheur complet. Ecrire la vie d'H.G Wells n'est donc pas simplement moquer la pudibonderie post victorienne de l'angleterre et rendre hommage à un libérateur, mais en même temps poser la question de la vie affective à une échelle plus intemporelle et universelle.

 

Sous ses dehors d'un roman sur les ennuis d'un personnage sympathique, qui se débrouille comme il peut avec sa passion pour les femmes, "Un homme de tempérament" est un livre profond sur l'Angleterre, sur son identité particulière, unique. Je me risque à suggérer que tout lecteur intéressé par nos voisins d'outre-manche ne rate surtout pas la découverte de ce roman de David Lodge.

 

 

 

 

 

 

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21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 09:39

 

CHAMBRETEMPS.jpg"La chambre à remonter le temps" est un roman d'époque de Benjamin Berton, qui dresse un portrait au Wasabii des "classes moyennes", ou si l'on préfère de la toute petite bourgeoisie : les couches sociales salariées qui ont tout juste sorti la tête de l'eau pour ne pas faire leurs comptes en permanence et obtenir le droit de s'endetter sur 25 ans afin d'acquérir un titre de propriété.

 

Benjamin et Céline sont des trentenaires et viennent d'avoir une petite fille, Ana. Ils vivent au Mans... Perdus dans l'immense division du travail social, ils effectuent des tâches sans aucun intérêt au sein de l'économie privée bureaucratisée. Benjamin travaille à Paris où il se rend en TGV chaque jour.

 

Le couple achète une maison au Mans. Un "coup de coeur"... même si une chambre condamnée par les anciens résidents suscite un certain malaise.

 

Benjamin, qui sert de narrateur, ne va pas tarder à découvrir les pouvoirs de cette chambre : elle permet de voyager dans le temps. Il va s'en servir pour surmonter les contradictions de sa vie décevante : et notamment pour se débarasser de tout ce qui est pénible en effectuant des elllipses ou des flash backs. Peu à peu il perd contact avec le réel qui se conjugue au présent. Les difficultés s'amoncellent dans le couple, Céline et Benjamin n'étant plus sur la même longueur d'onde. Benjamin recherche la quiétude, Céline se réfugie dans les exigences matérielles et voudrait contraindre son compagnon à entrer dans ce moule.

 

On ne saura pas si Benjamin sombre dans la schyzophrénie ou si cette chambre détient de réels pouvoirs. Moi j'ai ma réponse... mais je vous laisse à votre réflexion si vous comptez lire cet intéressant petit roman, qui n'est pas le chef d'oeuvre français du siècle naissant, mais se laisse parcourir avec un sourire caustique et amusé.

 

Ce qu'il a de meilleur est son regard critique sur la vie de ces couches moyennes éduquées (dont je suis, même si un peu plus confortable que ces deux trentenaires). Le passage sur l'acquisition de la maison est particulièrement réussi. Acquérir une propriété est, on le sait, le graal contemporain. La caricature de ces parasites d'agents immobiliers et de notaires fonctionne très bien. J'ai aussi beaucoup  souri à la description d'un  repas "convivial" de voisins auquel le couple participe ... Car moi aussi, comme eux, je n'aime pas ça...

 

Le roman est intéressant en tant que regard sur le destin de ces couches sociales : l'anomie, la désaffiliation qui les caractérisent. Et surtout il restitue bien leurs frayeurs actuelles : la proximité des pauvres juste en dessous d'eux dans l'échelle sociale, qu'ils veulent repousser à tout prix. Cette peur sociale se traduit dans l'espace, elle se concrétise dans l'agacement puis la colère face aux tags et par un sentiment d'insécurité irrationnel...

 

La vraie menace qui pèse sur ces couches sociales, celle d'un capitalisme débridé, est trop désincarnée, trop abstraite. Il  n'y a plus de cadre collectif dans lequel on peut la saisir, l'analyser et lutter contre elle. L'ennemi c'est donc le jeune à capuche, ou encore le punk à chien. La menace, c'est la proximité de la "cité", imaginée comme un enfer et comme une métastase appelée à envahir tout le corps social.

 

Benjamin est enrôlé, plus ou moins à son corps défendant, par ses voisins mâles, dans des tournées nocturnes de vigilance. Tournées où il ne se passe rien et où on joue aux miliciens. Un bon prétexte pour échapper un peu au foyer et retrouver la camaraderie de collège... Les frustrations de ces couches sociales se cristallisent en violence potentielle et en haine qui se tourne vers le "bougnoule" et "le clodo". Benjamin, jeune homme éduqué venant d'un milieu plutôt progressiste, se rallie à cette vision du monde plus ou moins implicitement, car il endosse un nouveau rôle social.

 

Le roman devient alors politique. Et il touche juste quand il décrit cette France où les solidarités primaires ont été arrasées, où les mobilités et la famille nucléaire, adaptées aux exigences de l'économie, ont disloqué les communautés et produit de la poussière humaine. De l'isolement dans la disparition de tout dessein collectif qui donnerait un sens à l'existence. Ce n'est pas un hasard si le FN a du mal à s'implanter dans les zones où le lien social est encore un peu solide, où l'identité culturelle rassemble : la Bretagne, le Pays Basque par exemple.

 

Il y a bien l'Enfant, pour imprimer un sens à tout cela. Mais pour Benjamin cela ne suffit pas.

 

Mais le problème de ce roman, qui mêle habilement réalisme social et utilisation du surnaturel, c'est justement qu' il est écrit par un petit bourgeois qui parle des petits bourgeois. Sa distance corrosive masque habilement une tendance à la lamentation typique de cette classe : la déploration de l'ennui... Je me suis ennuyé, enfant ou étudiant. Mais aujourd'hui il m'apparaît que l'ennui est un luxe. Et en réalité je ne m'ennuie plus jamais. Et je n'adhère pas non plus à ce dégoût du quotidien qui anime le narrateur (et sans doute l'auteur). Pour ma part je n'ai jamais rêvé d'être Indiana Jones et la perspective de manger un confit de canard illumine ma journée. Rester une matinée sous la couette, c'est un royaume... Et je diffère aussi avec l'auteur sur la place de l'enfant : il justifie tout, ou en tout cas beaucoup.

 

Au final, je suis donc gêné par la contradiction de ce livre. L'ironie y fonctionne comme un leurre. Une diversion permettant d'exprimer, par la contre allée du roman, les tourments banals d'un scribe petit bourgeois.

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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