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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 08:54

 

deluca.png Au fur et à mesure que l'on vieillit, le monde physique se sature de références, de souvenirs, de phrases tatouées sur la pierre... Le monde, en somme, ne nous laisse pas tranquille avec notre présent. Il nous traque dans notre intimité de l'instant. Ceux qui vivent - c'est mon cas- dans leur ville de naissance et d'enfance, savent de quoi je parle...

 

Dans son petit roman triste et mélancolique, "Acide, arc en ciel", l'ouvrier-écrivain Erri de Luca, si sensible à la matière et riche de son intelligence manuelle, touche cette sensation.

 

Un homme âgé, semble t-il malade, marqué depuis toujours au fer de la fragilité, est condamné à l'exil dans sa maison de pierre. Les souvenirs y circulent partout, chantent en se cognant aux murs et aux feuilles des arbres du jardin.

 

L'homme revisite ses rencontres avec trois personnages qu'il a connu longtemps, rencontrés à Naples, pas forcément fréquenté beaucoup mais au long cours. Ces hommes sont venus le visiter dans cette maison.

 

Le premier était un ouvrier dans les années de plomb, engagé dans la lutte révolutionnaire jusqu'à la clandestinité. Il fut conduit à tuer. Puis il s'enfuit en France comme beaucoup. Il ne reste rien de ces années. Tout cela a été inutile. Ces meurtres n'ont été que des meurtres, rien de plus.

 

Le second est devenu homme d'Eglise et missionnaire en Afrique. Il en est revenu fourbu avec le sentiment d'un échec total. Il s'est raccroché à l'idée qu'il a été conforme à la parole du Christ. Mais les hommes, là bas, n'ont pas changé. C'était folie et prétention de croire qu'il transformerait ce monde là.

 

Le troisième était le charisme incarné. La beauté, l'élégance et l'intelligence. Le modèle de ses amis de jeunesse. Il n'en a rien fait, sinon du nomadisme de séduction. Et la vie est passée, comme ça, de chambre en chambre.

 

Tout cela est vain. Tout cela se dissout et chante dans le vent. Tout cela résonne dans les souvenirs. Et même les pierres de la maison subissent l'obsolescence. On le voit à l'oeil nu si on regarde de près et que l'on ne fuit pas la matière. 

 

Les êtres humains comptent malgré tout beaucoup pour les autres. L'amitié n'est pas vaine. Elle traverse les époques et les péripéties. Elle survit à beaucoup de tempêtes.

 

Une des maladies de l'Homme est d'être en prise avec ses souvenirs, de ne pouvoir les bannir. Mais il peut aussi les convoquer, glisser sur eux, les contempler sans fin, même s'ils paraissent s'effacer. Ils sont là cependant. Les choses autour de nous en sont les garantes.

 

C'est l'esprit de ce petit roman d'Eri de Luca, magnifiquement écrit. Où la pensée et la perception sensorielle fusionnent, comme dans la personnalité d'un auteur au parcours unique. En le quittant, je me suis surpris à fredonner la belle chanson de "Noir Désir", ambivalente de douleur et d'apaisement : "tout disparaîtra, mais... le vent nous portera".

 

(Merci Anne-Charlotte, pour le cadeau.)

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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 08:11

 

grossman.jpg Quand j'étais gamin, j'avais souvent recours à la pensée magique. Si je parvenais à faire rouler un caillou du collège jusqu'à chez moi, c'était un 15/20 garanti à l'interro dont je sortais...

 

De ces petits jeux conjurant l'angoisse, l'écrivain israëlien David Grossman a fait le lit de son roman fleuve : "Une femme fuyant l'annonce".

 

Une femme apprend au dernier moment que son fils prolonge son service militaire et interrompt son projet de grande randonnée avec elle, pour participer à une opération de "nettoyage" dans les territoires occupés. Elle va conjurer la possible mort au combat en se coupant de tout : en partant marcher sans son fils en Galilée, en y emmenant de force le père véritable de son fils, qui vit dans la déchéance loin d'elle depuis de longues années, après être revenu à moitié mort d'une prise d'otage lors d'une précédente guerre.

 

Ora, la mère du jeune Ofer, pense que si elle fuit la possible annonce,  n'écoute pas son répondeur, qu'elle refuse d'entendre quelque information, rien ne pourra arriver car rien ne pourra parvenir jusqu'à elle. Les militaires aux airs contrits ne pourront pas se présenter à sa porte. Et si elle fait vivre Ofer dans ses propos auprès de son père, alors il n'en aura que plus de force pour survivre. Alors Ora et Avram vont marcher, remonter leur histoire et celle d'une famille, qui se conçut dans la guerre, celle-ci ne lui lâchant plus la nuque.... Et dérouler l'histoire d'un pays et d'un conflit.

 

C'est un beau roman sur un pays qui n'a connu que la guerre, où les enfants naissent avec la désignation inévitable de l'ennemi arabe et le sentiment de la menace permanente. C'est un beau roman sur l'horreur d'être parent dans un tel pays, qui soumet ses générations successives de jeunes à la menace d'une mort violente, et à la souffrance inouïe des conflits armés. Des parents qui voient leurs enfants obligés de s'endurcir, de devenir soldats, de perdre leur innocence.

 

C'est un beau roman sur l'absurdité du sort des arabes israëliens, et sur la situation inhumaine créée entre les deux parties de la population vivant en Israël, qui ne peuvent pas vivre dans l'harmonie quand ils savent ce qui se passent aux lisières du pays. C'est un beau roman aussi, sur la beauté éblouissante de cette terre, malheureusement souillée de sang.

 

C'est un beau roman, encore, qui nous permet de mieux comprendre, dans la chair des personnages, pourquoi le peuple israelien ne se révolte pas contre cette guerre permanente qui lui répugne, car être mère et père d'un soldat c'est se sentir solidaires de ceux qui sont envoyés aux check points. Et être mère de soldat et mère de la paix est un déchirement. C'est ainsi un odieux et efficace chantâge quotidien qui plâne sur le peuple, organisé par son propre Etat. C'est aussi un bon roman sur la splendeur de la culture juive, et sur son ancrage véritable, qu'on le veuille ou non, dans le bain oriental.  

 

Il y a quelque chose de biblique dans cette longue marche à travers Israël, et bien sûr dans cette croyance des personnages dans la force du Verbe. Et David Grossman nous dit sans doute que la Terre Promise, c'est la survie des jeunes, c'est le silence des armes.

 

C'est un long et dense roman, et cette forme se justifie car il s'agit d'exprimer l'interminable attente du retour du fils, qui oblige à marcher plus loin, à gagner du temps sur la peur, à la repousser en s'épuisant.

 

En le refermant chaque soir, je me suis demandé comment il pouvait subsister de l'humanité, de la civilisation digne de ce nom, dans un pays où plusieurs générations successives n'ont connu que l'état de guerre. Car Israël reste une démocratie libérale, c'est à dire une démocratie certes largement formelle, truquée par la guerre (et par l'impotence des dirigeants travaillistes ralliés, muets, laminés, incapables d'incarner une autre voie) comme l'ont magnifiquement dit les Indignés de ce pays. Mais une démocratie tout de même, avec un Etat de droit, un pluralisme, des libertés publiques, un débat, des polémiques, des mises en cause publiques des dirigeants. Et ce constat est tout de même rassurant sur l'humanité. Même si cette guerre de cent ans qui gangrène le Moyen Orient et bien d'autres enjeux au delà dans le monde, est en elle-même d'une abjection démoralisante.

 

Pendant que David Grossman écrivait ce livre, c'est à dire pendant la dernière guerre du Liban, son propre fils est mort brûlé dans un tank. Le savoir ne rend cette lecture que plus poignante.

 

On pense ce qu'on veut de ce conflit, et ici n'est pas le lieu pour développer mes pensées à ce sujet. Mais même si on se qualifie de "pro palestinien" (ce n'est pas mon cas, car je n'aime pas ce terme précis qui replonge dans la mêlée nationaliste et tourne affreusement en rond, même si l'occupation des territoires me scandalise et si la politique des gouvernements depuis la mort de Rabin me consterne), on doit toujours à mon avis conserver intacte dans sa réflexion la conscience de ce peuple israëlien, de son parcours et de ses représentations. Bien souvent, cela me frappe, ce "facteur" est absent des réflexions. Or sans nul doute, ce peuple possède une large part de la solution, non ? C'est pourquoi les récentes manifestations de la jeunesse d'Israel, prenant le débat à contrepied, et désignant la guerre comme une diversion alors que la vraie question est comment tous vivre une vie digne, m'ont profondément touché.

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2 novembre 2011 3 02 /11 /novembre /2011 08:13

limonov.jpg Emmanuel Carrère me semble appartenir à la confrérie singulière (en imaginant qu'elle existe) des Chrétiens sceptiques. Ou des Sceptiques chrétiens, plutôt. Tant le Scepticisme l'emporte. Mais un Scepticisme qui ne pousse pas au retrait ni à l'indifférence, mais au contraire incite à en savoir plus, à la curiosité.

 

Son dernier et excellent livre, "Limonov", sorte de mélange entre biographie romancée du peu gouleyant Edouard Limonov (dirigeant du Parti National-Bolchévique russe, romancier, ancienne figure de la nuit parisienne, ancien engagé dans les milices serbes... et bien d'autres vies encore, comme clochard à New York ) et exercice d'introspection, en fournit encore une manifestation.

 

D'Emmanuel Carrère, j'avais déjà lu "L'Adversaire" . Vous savez, ce livre qui retraçait la vie de Jean Claude Romand, ce type qui ratant sa première année de médecine le cache pendant de longues années à tout son entourage, se faisant passer pour un ponte médical de l'OMS, vivant à crédit grâce à de faux placements proposés à ses proches. Et finissant, devant l'inéluctable, à savoir le dévoilement de la vérité honteuse, par résoudre le problème en liquidant toute sa famille et en ratant son suicide.

 

C'était déjà une tentative de compréhension de l'Autre, dans ses tréfonds les plus impénétrables. Comme si Carrère prenait le parti de dire : "rien de ce qui est humain ne m'est étranger". Mais dans "L'adversaire", point de réponse définitive, point de jugement lapidaire. Même si Carrère règle ses comptes avec ces chrétiens attirés par les parloirs et dont la compassion suspecte est magnétisée par ceux qui commettent les actes odieux (merci Lolo du 91 d'avoir un jour, tu ne t'en rappelles sans doute pas, attiré mon attention sur cet aspect du livre, avec ton réalisme habituel...).

 

Ici encore, il ne parvient pas à conclure sur ce Limonov. Il "suspend son jugement". Dubitatif devant la somme d'actes qui composent une vie aussi incroyable, riche, secouée, que celle de Limonov. Assistant au spectacle désolant de ce monde déchiré par les passions, la violence absurde et inutile. Alors que tout cela est bien vain.

 

(Emmanuel Carrère est un descendant de Russe Blanc. Le fils - ça je ne le savais pas - d'Hélène Carrère d'Encausse, l'Historienne (de droite) spécialiste de la Russie. J'ai d'ailleurs lu il y a longtemps son "Lénine", un bon livre, pertinent et complet, qui loin des réflexes droitiers ne compare pas du tout Lénine à Staline, le prend au sérieux et le considère comme un homme d'Etat conséquent et non comme un ogre et un illuminé sanguinaire...  Dans l'esprit de l'Historienne, Lénine doit sans doute être un Grand Russe. Un continuateur de Pierre Le Grand et un modernisateur. Et même si c'est un satané Rouge, elle ne peut pas le traiter comme un guignol psychopathe.)

 

Mais revenons à Edouard Limonov.

Emmanuel Carrère l'a croisé au début des années 80 à Paris où il était une figure dans un certain milieu intello-fêtard. Il se souvient de lui comme d'un type sympathique et plutôt attachant. Un peu provoc. Et puis il le revoit bien plus tard, à Moscou, dans une cérémonie annuelle clairsemée d'hommage aux victimes de ce spectacle qui tourna à la prise d'otages, auquel Poutine réagit en envoyant les forces spéciales tout liquider, terroristes et otages confondus...

Et Carrère se demande alors comment ce type a pu devenir leader des "nasbols" après avoir écrit des romans punks où il racontait ses expériences homosexuelles avc des grands blacks dans des bacs à sable de New York, et comment un rouge-brun de son acabit (qui ne fut néanmoins jamais antisémite pour un sou) peut être allié avec le joueur d'échec Kasparov dans un front anti Poutine, tout en clamant sa nostalgie de l'Union Soviétique... Et puis il y a tant de gens qui connaissent Limonov et en disent du bien. Carrère voudrait "déplier" ce paradoxe vivant.

 

Limonov va donc devenir, à travers ce récit de vie, un révélateur des soubresauts russes, car seule une société qui a vécu de tels bouleversements peut créer des trajectoires aussi insensées. Et à travers Limonov, un homme de sa génération, Carrère va s'interroger sur lui-même, et exprimer tout le doute que lui inspire le monde : il en est ainsi avec le conflit des balkans par exemple, qui suscita les passions à Paris, alors que Carrère n'y voit que folie et nationalismes tous aussi épuisants et ridicules, dignes de provoquer le dégoût (sur ce point, c'est aussi ce que m'inspira la guerre dans les balkans).

 

Limonov est si lointain du sage Emmanuel Carrère. Mais si proche, car il lui parle de cette Russie incroyable, terre de toutes les souffrances et folies. Cette Russie où il revient souvent et qu'il aime. Une Russie qui mériterait sans doute de souffler un peu.... Il lui parle aussi de lui, Emmanuel Carrère, en lui permettant de s'interroger sur tout ce qu'il n'est pas. Et ici, dans cette rencontre entre deux êtres si différents et qui ont tant à partager, se loge sans doute Emmanuel Carrère le chrétien. Discret mais présent en ces pages.

 

Limonov est aussi un livre sur l'être humain comme tissu de contradictions et strates emberlificotées. Il y a un Limonov repoussant et explicite, il y a un Limonov en creux, humain et solidaire de celui qui est opprimé, quoi qu'il en coûte. Il y a un Limonov déconcertant dans sa manière de foncer du mauvais côté, et tout aussi étonnant dans son refus de céder aux pentes faciles (entrer à la solde du FSB par exemple). Il y a un Limonov attentif à son entourage, à la moindre personne qu'il rencontre, mais passionné par la violence et la radicalité. Un Limonov ivrogne et adepte du "Zapoï" ( ces cuites russes s'étalant sur plusieurs jours, où on part à la dérive, montant dans des trains sans destination, pour finir par se réveiller sans plus rien se rappeler) mais ultra discipliné et sculptant son corps tout au long de sa vie.

 

Qui est donc ce Limonov ? (un pseudo)

 

Un Ukrainien né pendant la "grande guerre patriotique" dans une petite famille de rien du tout. Son père est un Tchékiste, mais de rien du tout. Pendant la guerre, il sert de geolier à l'arrière. Edouard voudra toute sa vie rattraper cette occasion manquée. Devenir un héros du peuple. Cette pulsion l'attirera d'abord vers les petits bandits, puis vers le milieu Underground, à Kkarkov puis à Moscou, au gré des rencontres. Il y dévoile un talent de plume certain, dans une veine très directe et autobiographique (à l'époque la poésie est un peu comme le rap dans les milieux marginalisés en URSS). Taraudé par le désir de gloire (plus que d'argent, il restera pauvre toute sa vie), Limonov touche à la prison. On le confond souvent avec un dissident, alors qu'il les méprise. Lui il se veut un délinquant, ce n'est pas pareil. S'il ne s'intègre pas dans la bureaucratie soviétique, c'est qu'elle est vieillissante et ringarde. Son autre passion, ce sont les femmes. Avec une tendance à la monogamie passionnelle et charnelle, et une attirance pour les déglinguées.

 

Etouffant dans le milieu des écrivaillons moscovites, il tente, au milieu des années 70, le départ pour New York avec son égérie du moment. Là-bas, après quelques incursions dans la jet set sous le parrainage de quelques émigrés russes, c'est l'échec total, la misère et la solitude, la déchéance. Il devient Valet de Chambre saugrenu  et ses écrits très destroy commencent à circuler. Il atterrit ensuite à Paris où il a été publié pour la première fois, et s'y liera à l'équipe provoc de l'Idiot International pour qui tout scandale est bon à prendre. Puis viendra la Perestroïka, qui révoltera Limonov. Comme beaucoup de russes ne supportant pas qu'on leur expliquât que pendant 70 ans ils avaient été des monstres pareils aux nazis. Et que tout ça n'avait servi à rien. Limonov prend alors le parti de la nostalgie de l'Union Soviétique, essayant de prendre part aux quelques escarmouches et tentatives de coups d'Etat menés par des généraux débordant de Vodka : mais il n'y parvient jamais vraiment.

 

Il s'échauffe pour le conflit des balkans, tentant d'y retrouver le feu sacré de la grande guerre patriotique dont papa n'a pu revenir médaillé.  Il porte donc treillis et AK47, risque sa peau dans des accrochages, sans vraiment se salir les mains directement. Mais tout cela tourne en eau de boudin, et ses parrains serbes ne sont pas aussi romantiques que lui...

 

En Russie, il devient une figure connue grâce à sa plume. Il fonde un journal (Limonka, ce qui signifie la grenade...) et un Parti, fruit d'un conglomérat de nostalgiques du fascisme, en tout cas de son prétendu élan vital, de néos staliniens, de fans de Rock et de BD... Journal qui détonne et qui séduit des jeunes sans espoir, parce qu'on y parle de musique et que ça les change des bulletins paroissiaux...

 

La Russie est paumée. L'Union Soviétique s'est effondrée sur elle-même, dirigée par des apparatchiks hors d'âge, puis par un Gorbatchev adulé par l'Occident mais dépassé par les évènements. Eltsine, après deux ou trois tours de magie symboliques (le coup du Décret supprimant le PC qu'il fait signer de force à Gorby) , se vautre dans l'alcool, laisse ses conseillers ulta libéraux démanteler le pays et le brader aux futurs oligarques.

L'espérance de vie chute en quelques années.

Par tricherie et profitant de la stérilité de l'opposition, composée de dérivés monstrueux (Jirinovski par exemple), les pseudo-démocrates restent au pouvoir. La guerre en Tchétchénie parvient à canaliser la colère des russes dans une forme nationaliste.

 

Limonov fait partie de ceux qui ne supportent pas les nouveaux riches, ne veulent pas être du côté de ceux qui vomissent sur des décennies de vie du peuple russe, et ne sont pas attirés par la vie maffieuse non plus. Mais ces gens n'ont plus de référence. Ils s'en créent, sans aucune rigueur, et s'ils crient "Staline ! Goulag ! " dans les manifestations, c'est plus par dépit qu'autre chose.

 

Limonov parvient tout de même à rassembler 7000 jeunes gens dans son Parti, sur une base plus esthétique que politique semble t-il, et grâce à son charisme et à ses livres. Sans raison sérieuse, le FSB lui tombe dessus et il passe quelques années en prison, où il s'apaise grâce à la Méditation et étoffe son oeuvre littéraire.

 

Poutine, dont le parcours et les valeurs ressemblent à certains égards à ceux de Limonov (il est nostalgique de l'Union Soviétique, et il est au départ un perdant, devenant chauffeur de taxis après la chute de l'URSS), parvient au pouvoir. On pourrait imaginer Limonov rallié au pouvoir en place, qui après tout défend des principes assez proches des siens.

 

Mais Limonov, parvenu à 70 ans, est toujours un punk.

 

C'est un livre étonnant. Où on découvre un auteur, Carrère, très attentif au monde mais essayant de garder une distance salubre pour lui-même, constatant que décidément ce diable d'être humain fuit tout le temps entre les mots quand on essaie de le caractériser. Un livre au style dépouillé convenant à la froideur de l'attitude de l'auteur et à sa moue dubitative (il doute même de l'intérêt de ce livre là). Contrastant avec l'agitation du personnage Limonov. Sauf quand auteur et personnage se rejoignent et communient brièvement... dans le Yoga et ses techniques de souffle...

 

Un livre triste et marquant. Désolé de ce qui arrive à la Russie et sans illusions sur les Russes.

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25 octobre 2011 2 25 /10 /octobre /2011 21:20

frioux.jpg Premier roman réussi que ce "Brut" de Dalibor Frioux qui parvient à surnager un peu, grâce à la critique et aux conseils avisés des libraires, dans la marée de cette rentrée littéraire où on ne sait se repérer.

 

Le sujet est original et ambitieux : la Norvège au milieu du XXIème siècle... Un roman non pas de science fiction, mais de prévision.

 

Le roman s'attache à quelques personnages norvégiens qui se connaissent, à leurs espoirs et leurs frustrations, alors que la Norvège se retrouve, du fait de la rareté du pétrole et de son prix exorbitant, dans une position extraordinaire : privilégiée au sein d'un monde en crise, appauvri par la situation énergétique et frappé par le réchauffement, c'est un petit pays qui ne sait plus quoi faire de sa fortune et vit des tourments de riche. Un des rares pays à encore utiliser la voie des airs, le monde étant cloué au sol par le prix du carburant, les salariés acculés au télétravail, et la "démondialisation" ayant accompli son oeuvre.

 

L'expression n'est pas utilisée, mais il me semble que c'est un roman d'un philosophe sur "le fétichisme de la marchandise", en l'occurence le Pétrole. Cet or noir si présent dans nos vies, si indispensable, et dont nous ignorons sciemment les conditions de production et les rapports de domination qu'il suppose pour être produit, vendu et consommé.

 

Richissime de son pétrole, la Norvège de Dalibor Frioux a jusqu'à ce que débute le roman, au début d'une campagne électorale nationale, essayé de le vivre intelligemment.

 

Tirant leçon d'expériences étrangères amères, elle a analysé les effets pervers de la rente pétrolière qui peut transformer une Nation en un ensemble passif. Elle consacre ainsi une partie seulement de ces revenus immenses à améliorer le sort immédiat des sujets d'une monarchie devenue élective. La durée du temps de travail est devenue faible, les chômeurs se déclarent artistes et sont subventionnés, et plus aucun norvégien n'effectue de travail pénible ni même très productif... L'immigration y pourvoie.

 

De fortes ressources sont provisionnées pour les retraites. Et beaucoup est investi à l'étranger, soit dans des entreprises dont on s'assure de l'éthique, soit sous forme humanitaire. On dépense aussi beaucoup dans la transformation écologique, comme pour payer la contrepartie de la richesse qu'on doit à une substance si polluante. Les vieux norvégiens passent leurs dernières années dans des pays du sud où se développent d'immenses colonies de peuplement.

 

Mais l'abondance ne signifie pas la vie dans la stabilité du bonheur. L'homme est ainsI fait... Et l'existence n'est qu'envie, l'abondance n'y changeant rien ou pas grand chose..

 

Le consensus norvégien qui régnait sur cette manière sage et équilibrée de vivre la richesse se fendille. Et un mouvement "populiste de droite", le FRP, qui gouverne en coalition avec les conservateurs, est en passe de prendre le pouvoir. Sa ligne est la suivante : assez de tempérance et de souci pour le monde : il faut réinjecter la richesse dans la société norvégienne, se replier et repousser l'étranger. Déjà, une immense clôture, censée hypocritement protéger le pays des rats, est en train d'être édifiée autour du royaume.

 

Mais la victoire de ce parti tient à un élément : la croyance dans l'infaillibilité du modèle pétrolier et dans la découverte de nouveaux gisements. Tout ce qui pourrait faire croire le contraire est dangereux.

 

Mystérieusement, une épidémie inexpliquée de morts subites frappe les jeunes norvégiens. Comme si l'absence d'enjeu dans leur vie la rendait désormais inutile.

 

Dalibor Frioux nous guide dans cette Norvège repue en suivant quelques personnages : il y a surtout Kurt Jensen, personnage public parvenu à la fin de sa carrière, qui a grandi en se perchant sur le modèle pétrolier, et qui intrigue pour entrer au Comité Nobel. Il y a Katrin, ancien mannequin aujourd"hui richissime et tentée par l"égoïsme du FPR. Sa fille Sigrid, promise à une belle carrière dans une Banque, et qui nous ouvre sur la jeunesse norvégienne. Lund, ancien plongeur qui se sacrifia pour aller ouvrir les puits de l'abondance au fond de l'eau, et qui aujourd'hui survit à son invalidité. Et Henryk, personnage qui symbolise les tiraillements de la société norvégienne : philosophe présidant le comité éthique du gigantesque fonds financier constitué par le pays pour investir à l'étranger. Censé trouver la voie d'un capitalisme éthique, dont la base reste l'exploitation forcenée d'une ressource naturelle et sa vente à prix prohibilitif, à des pays à qui l'on va réclamer un comportement digne et humain.

 

C'est un beau roman, imparfait certes comme un premier roman (inégal dans son intensité), qui évite les écueils du roman à thèse trop didactique. C'est bien l'intrigue et le destin des personnages qui nous guide, et soulève les questions politiques et philosophiques majeures. C'est un roman porté par une vision ample, une capacité à évoluer élégamment du particulier au général, de l'individuel au macro-social ; fort d'une prose capable d'embardées poétiques. Lorsqu'il s'agit d'aller y voir, au fond de cette eau de la mer du nord, là où s'étendent ces poches pétrolifères.

 

Qu'est-ce que le progrès ? Qu'est ce que le bonheur ? L'absence de malheur peut-il le définir ? Peut-on être heureux en s'isolant dans un monde en proie à la douleur ? Faut-il fermer les yeux sur ce que l'on ne peut pas changer et se contenter d'incarner un modèle de ce qui peut être accompli ? La vie vaut-elle d'être vécue si elle ne suppose pas quelque engagement pour survivre ? Thèmes philosophiques intemporels et que chaque civilisation est conduite à interroger.

 

Par cet exercice d'anticipation, Dalibor Frioux donne aussi corps à ce qui pourrait se passer très bientôt. Si l'humanité ne redéfinit pas son modèle de consommation et d'utilisation des ressources naturelles, si la recherche ne débouche pas sur des solutions permettant de tracer, par la décision politique, un avenir tout à fait différent.

 

Le monde décrit par Dalibor Frioux est étrangement proche du nôtre. Son oeuvre ne ressemble pas à de la science-fiction. Le progrès technique a été faible entre notre temps et celui du roman. Aucune innovation majeure n'est présente. Je ne crois pas que c'est un manque du livre. Je crois au contraire que c'est une hypothèse pessimiste de l'auteur. Absorbé par ses problèmes irrésolus, le monde a stagné, il a filé droit dans le mur de la crise énergétique et environnementale. La faiblesse de la croissance a stérilisé la recherche et l'innovation. Tels sont les dangers qui nous guettent.

 

Si ce monde d'anticipation est prôche du nôtre, c'est qu'il parle aussi sans doute de notre Europe. Tentée par l'ignorance du monde, des famines et guerres civiles africaines par exemple. Ne se résolvant pas à une politique étrangère indépendante. Pacifiste, plus par passivité du consommateur que par sagesse et méditation de l'Histoire, contrairement à ce que nous voulons croire. Une Europe tentée par l'aveuglement géopolitique, et la pulsion défensive. Déjà largement à l'écoute de ceux qui promettent une muraille autour de nos frontières. Une Europe sans projet, vieillissante et conservatrice. L'avenir imaginé par l'auteur en Norvège n'est que le reflet des tendances du présent.

 

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17 septembre 2011 6 17 /09 /septembre /2011 15:54

 

fautedegout.jpg Ma bien aimée ville de Toulouse ne produit pas seulement, dans le domaine culturel, que de la variété des 80's, des avocats bling-bling fournissant les sujets de la presse à scandales et (le bientôt usé jusqu'à la corde à force d'être célébré) Claude Nougaro. Non, elle produit aussi heureusement de bons écrivains. Dont la jeune Caroline Lunoir, qui vient de publier son premier roman chez Actes Sud : "Une faute de goût".

 

Un joli petit roman incisif sur la violence des rapports de classe, sur cette lutte qui "sourde depuis des millénaires" et qu'en dehors des petits bourgeois coincés entre deux feux, les protagonistes saisissent parfaitement.  Ce n'est pas seulement une guerre pour le partage des richesses, mais aussi pour se distinguer des autres groupes sociaux. Car la distinction justifie l'inégalité et l'exploitation. C'est une séparation fondamentale qui s'instaure dans la société inégalitaire, et elle est évidente, épidermique, intuitive. On ne se mélange pas aux inférieurs : c'est dégoûtant !

 

Telle est cette violence sans appel, et au sortir du roman de Caroline Lunoir on songe au ridicule consommé de ces ratiocineurs récitant que les classes sociales c'est un machin de vieux schnock barbu... Même si avec la crise qui déshabille le capitalisme et l'expose dans sa nudité, ils se planquent un peu...ou font mine d'avoir été mal compris.

 

On essaie d'ailleurs de faire croire que "la lutte des classes" est un slogan, un refrain folklorique, un souhait émanant d'esprits agités. Pourquoi s'entêter à appeler les groupes sociaux à lutter entre eux, au lieu d'invoquer la raison et l'apaisement ? On n'est pas sage dans ce pays... Mais là n'est pas la question : l'antagonisme social n'est pas une morale, ni un programme. C'est l'état déplorable de la société. C'est le principe organisateur qui découle de la manière dont nous produisons nos richesses et les distribuons.  Le roman "une faute de goût" le montre : il n'y a rien d'individuel là-dedans. On vit en ce temps et on est inéluctablement jeté d'un côté ou de l'autre, à moins d'être en apesanteur sociale.

 

Caroline Lunoir, aujourd'hui avocate, donne la parole à un personnage qui lui ressemble beaucoup. Elle y assume sa destinée bourgeoise, mais comme une bombe dormante au coeur de sa classe.

 

La narratrice est une trentenaire, avocate sans enfant qui vient se reposer dans la grande maison familiale du sud-ouest (située dans le Bordelais semble t-il). Un château plus qu'une maison. C'est le mois d'août, tout le clan est là. Toute la lignée. Une famille d'officiers, d'industriels, transplantée dans l'ouest parisien pendant l'année, mais qui lors des vacances migre sur ses terres d'origine.

 

Mathilde, la narratrice, a toujours été proche du couple de gardiens et de leur fils, qu'elle connaît depuis toujours. Elle n'a rien d'une rebelle, elle est lucide sur sa famille mais elle l'aime, elle en perçoit l'héritage dans son être.

 

Nous allons pénétrer dans ces jours de repos, dans cet trame de non dits qui se noue dans les réunions familiales.  Dans ces rites bien réglés, où chacun répond aux attentes du clan. Ou les hommes et les femmes sont à leur place inamovible, selon leur génération. La place des femmes dans la famille bourgeoise est tout particulièrement scrutée dans le roman. Gardiennes du cercle familial et de son intégrité, ce sont elles qui sont attentives aux "fautes de goût"... c'est à dire à ce qui dépasse la ligne rouge, menaçant la stabilité du projet tribal.

 

Nous allons suivre Mathilde dans ses réflexions, et la voir succomber à la conviction d'être condamnée à rester parmi les siens. La question ne se pose même pas, alors qu'elle est consciente (peut-être grâce à son métier d'avocate) de l'injustice qui règne en ces lieux, sur les fondements écoeurants qui permettent à ces jours de bonheur paisible de s'épanouir...

... Car pendant que la famille des propriétaires se repose, profite, joue, il faut tondre le gazon, surveiller le javel de la piscine, retracer le jardin, préparer les chambres, ramasser les feuilles, couvrir la piscine. Et le soir passer son temps à découper des bons de réduction pour contenir la jauge du surendettement.

 

Le style choisi, sobre et élégant, sans audaces, cultivé et empreint de l'attention aux choses : à la pierre, au plantes choisies dans les jardins, à la qualité des nappes... Tout cela inscrit Mathilde parmi les siens, dans cette bourgeoisie vigilante et fière, sûre de sa légitimité. Elle ne prétend pas s'en extraire, elle affirme juste son absence de candeur.

 

On ne se mélange pas.

Et c'est la nouvelle piscine à peine construite et que l'on met en eau, qui va le souligner de manière incontestable.

 

Le grand-père de Mathilde, homme de bonne volonté, et qui fréquente sans doute trop son jardinier... propose à Rosanna la concierge, qui s'occupe d'entretenir la nouvelle piscine, d'en "profiter" quand les propriétaires sont de sortie. Là est "la faute de goût". La famille ne le supportera pas. Et il n'y aura même pas à le verbaliser auprès des gardiens... Ils le sentiront immédiatement dans le premier regard porté par une femme du clan sur Rosanna en maillot de bain.

 

Violence sociale.

Violence à bas bruit.

Violence considérable pourtant, dans les douces vapeurs du tilleul qu'on fait bouilir et bercée par les jeux d'enfants.

 

La douce langueur des vacances au bord de la piscine ne fait, par contraste, que souligner habilement la folle violence qui régit les rapports entre des acteurs sociaux, par delà les individus de bonne volonté.

 

Mais le mélange des corps, la circulation de l'eau entre eux, n'est pas admissible. Comme si celui qui ne possède pas était d'une espèce différente. Espèce tolérée, indispensable certes. Mais qui doit vivre en parallèle. Et si Rosanna venait avec son fils, puis avec les amis de son fils, c'est toute la classe inférieure, la classe dangereuse qui s'insinuerait dans le lieu protégé.

 

La révolte est certes possible. Et Rosanna décide d'arrêter de s"occuper de la piscine puisqu'il en est ainsi. Mathilde exprime son désaccord à sa famille. Mais sans insister. Cela, elle le sait, ne servirait à rien. Les racines du mal sont si profondes, si anciennes dans notre Histoire. Lutter au sein de sa famille, cela ne susciterait que de la douleur morale. Elle préfère partir, rentrer chez elle, vivre sa vie, retourner à son travail. Tout en donnant, par une dernière visite et une demande de conseil, un signe de réciprocité à la famille des gardiens.

 

C'est un petit roman lucide, fataliste certes (mais comment le lui reprocher ?), et qui à travers une péripétie de vie familiale banale, découpée dans le réel, dynamite une idée phare de l'idéologie dominante : non, nous ne vivons pas dans une société d'individus libres et indépendants, à armes égales, qui méritent le destin qu'ils ont choisi. Nous vivons dans une société fracturée, où le sort des uns est arcbouté à celui des autres. Une société qui, au coeur même des apparences les plus doucereuses, trouve son centre de gravité dans le conflit et la domination.

Et au fond chacun le sait, sans trop savoir comment y remédier.

 

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11 septembre 2011 7 11 /09 /septembre /2011 19:06

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Il y a une dizaine d'années, j'ai passé une semaine à Rome avec ma compagne, aux frais intégraux du contribuable... Je ne vous refilerai pas le plan, il n'est plus reproductible...

 

Je ne suis pas revenu ébloui.

Pour la première fois, grâce au contraste avec le mythe de la Ville éternelle, je prenais pleinement conscience de la réalité de la Ville-Musée, et de l'uniformisation forcée des métropoles sous le souffle de la mondialisation.

 

C'était l'époque où le Maire de Rome était cité en exemple par les édiles français... (avant de se donner à un Maire fascisant). Alors qu'il m'avait semblé que l'évolution de cette ville nous alertait au contraire sur les risques qui s'apesantissaient sur l'urbanité de notre temps.

 

Rome nous avait alors donné ce semblant de Rome auquel le touriste paresseux et assommé par la chaleur pouvait prétendre. Mais c'était tout. Seul le Colisée m'avait singulièrement plu. La visite du Forum m'ayant laissé une impression de visite d'une maquette géante.

 

J'ai donc été acquérir immédiatement un livre de cette "rentrée littéraire" 2011, qui se proposait de donner la parole à Rome elle-même. Cité parvenue à l'âge informatique, étonnée de se retrouver recréée dans l'univers virtuel des jeux électroniques.

 

"Rom@" de Stéphane Audeguy (Gallimard) est un livre libre et audacieux. Terriblement triste aussi.

 

Le narrateur est Rome elle-même. Une Rome excédée par la présence "flasque" des touristes, par l'hypocrisie marchande qui lui vole ses façades et une partie de ses vieilles pierres "comme un coucou" qui fait son nid dans celui des autres. Sans même avoir la trempe de tout détruire et d'assumer une nouvelle Rome.

 

Mais Rome est sentimentale. A l'égard d'individus qui essaient de vivre et s'aiment dans ses murs. A l'égard des paumés et des damnés qui, comme autrefois sous l'Empire, refluent encore vers elle parfois.

 

Il y a une influence des mythes antiques dans ce livre, Rome ayant  la tentation, comme Zeus, de s'incarner dans les corps humains pour y vivre la passion.

 

Rome est excédée. Elle ne va plus accepter la règle du jeu du temps, et va lâcher les amarres. Aussi, le livre bascule dans la surnaturel. Toutes les strates de Rome surgissent. Les touristes paniqués y croiseront Saint-Pierre, Mussolini ou Audrey Hepburn. Il se précipiteront sauvagement sur Anita Ekberg, revenue dans la fontaine de Trevise de la "dolce vita".

 

Ce livre poétique, qui regarde aussi vers Lucrèce et son "de rerum natura" me semble t-il, est avant tout une expression de dépit et de dégoût devant la mondialisation. Ce stade du capitalisme qui donne un pouvoir exhorbitant à des enrichis immatures, et qui en décloisonnant tout, produit une violence sans précédent. Et combine de manière stupéfiante l'inégalité la plus  vertigineuse et la proximité.

 

On regrettera certaines fioritures lyriques peu nécessaires, et surtout, encore une fois dans un livre contemporain, cette propension au cradingue, à la pornographie sale, inutile.

 

Le cradingue est décidément l'authenticité du petit-bourgeois lettré, et notre époque ne peu s'empêcher de planquer des caméras dans les chiottes. Il n'y a pourtant rien d'intéressant à y observer.

 

Ce roman est une vengeance jubilatoire contre le virtuel. C'est une fable qui dit aux hommes : vous voulez du virtuel bien réel, et bien je vous en donne ! Ca fait mal.

 

Enfin, l'auteur porte un regard sur l'entropie, l'usure de toute chose, l'érosion fatale. La sagesse est de s'y mêler, de s'y fondre, d'accepter de retourner à la poussière du monde. En profitant de la beauté et de l'amour.


Dans cette filiation philosophique qui nous convie à accepter le sort qui est le nôtre, Stéphane Audeguy est indéniablement un auteur romain.

 


 

 

 

 

 

 


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31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 08:27

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Di-thy-ram-bique !

Dans ce blog, j'essaie de contenir mes enthousiasmes, sous peine de crier risiblement au génie sans cesse. Mais pour une fois je me permettrai d'être dithyrambique.

Car je viens enfin de lire "Lord Jim" de Joseph Conrad. Un livre époustouflant.

J'avais déjà lu de lui l'intéressant et pessimiste "l'agent secret", mais confronté à "Lord Jim", c'est une peccadille que Conrad a du écrire en se relevant pendant deux ou trois siestes.

"Lord Jim" est tissé du papyrus des romans qui prétendent à l'universel et qui y parviennent. Tout simplement.

Ce n'est donc qu'aujourd'hui que je découvre cette oeuvre extraordinaire, écrite en 1900 tout juste. Cela ravive encore, s'il le fallait, mes pulsions de lecteur. Il y a encore de telles merveilles dans tous les recoins des librairies. Je ne m'apitoierai pas comme Mallarmé en disant : "hélas la chair est triste et j'ai lu tous les livres...". D'abord parce que la Chair n'est nullement triste, mais parce qu'il y a tant à puiser encore et toujours dans la littérature.

C'est d'abord, et rien que cela serait déjà grandiose, un éloquent roman d'aventures. Puisque nous suivons l'errance d'un homme dans "les mers du sud". Roman marin aussi, qui fait sa part à un certain exotisme (le lecteur de l'époque n'y était sans doute pas insensible). Oui, parmi ces seules littératures de "genre" pourrait-on dire, "Lord Jim" surpasserait ce qui s'est écrit de meilleur.

Mais tout cela n'est qu'un arrière-plan s'il vous plaît.

Car le vrai propos du roman est de nous plonger "au coeur des ténèbres" humaines (pour citer un autre livre de Conrad, celui qui inspira Apocalypse Now. Et que je n'ai pas lu encore).

L'être humain est un animal bien singulier. Doté de valeurs ou de sentiments - chacun préfèrera - comme "la dignité", "la honte", "la culpabilité", "l'honneur".

Certains êtres y échappent partiellement ou complètement, et ils sont présents dans le roman de Conrad. Très présents même. Mais ils ne l'intéressent pas vraiment. Il y a indéniablement de l'aristocratisme chez Conrad. On pourrait le recevoir comme un auteur organique de l'Empire Britannique : les"indigènes" y apparaissent pour la plupart vils, inconstants, influençables, grégaires. Mais voila,  les européens subissent le même traitement... Seuls certains êtres triés sur le volet (rien à voir avec leur naissance d'ailleurs) sont dignes d'intérêt poursuivi et d'admiration.

D'autres sont habités par ces spectres (l'honneur, la dignité...) de la manière la plus intense. Il en est de ces tempéraments que le narrateur (un capitaine de marine, qui raconte la vie de Jim) qualifie de "romanesques". Jim a cet attribut.

Chacun construit une image de soi et ne doute point de sa solidité. Mais certains évènements vont surgir qui peuvent fragiliser voire dynamiter cette construction. C'est ce qui arrive à Jim et tout s'effondre alors. Le reste de sa vie sera consacrée à la quête d'un rachat. Jim est trop imprégné par ces valeurs humaines essentielles, abstraites mais tellement puissantes en nous, qu'il ne peut pas s'en tirer en tordant la réalité ou par quelque contorsion morale. C'est là sa grandeur et c'est aussi son mal mortel.

On se moque parfois habilement des gens qui ont encore le culot de porter des principes agissants, en les qualifiant d'enfants, c'est d'ailleurs une belle preuve du mépris que l'on peut porter aux enfants. L'adulte, ce serait le cynique, ou du moins celui capable de se tordre à l'infini. Notre étonnante époque définit l'adulte comme un être inconséquent...  C'est , comme nous le rappelle Annie Lebrun ( L'imagination contre le trop de réalité (Annie Lebrun), le modèle qui est largement proposé aujourd'hui. Dans le roman qui nous occupe, un personnage abject ne cessera de définir Jim comme "un enfant", tout à ses chimères.

La construction du roman est un chef d'oeuvre en elle-même. Marlow, le narrateur, est censé raconter la vie de Jim dans une soirée entre amis. Et Conrad trouve le moyen de rendre le lecteur attentif comme l'auditeur. La narration se joue des tunnels du Temps pour appâter notre curiosité, notre sens de l'anticipation. Certains évènements considérables, voire sidérants, sont jetés comme ça, simplement, au milieu d'une phrase : de manière à dérouter le lecteur et à l'accrocher à sa page. Sur moi, ça fonctionne.

La psyché de Jim s'offre à nous peu à peu, à travers chaque évènement. Avec parcimonie. Conrad est ce ceux qui pensent, manifestement, que les évènements révèlent les hommes mais ne les forgent pas véritablement. Jim est d'une essence romanesque qui se heurte à la vie et se dévoile.

Malgré son idéalisme philosophique, ce roman préfigure des thèmes sartriens : l'acte comme écriture de la seule vérité de l'individu, mais aussi "la mauvaise foi" qui définit les "salauds". Jim a pu être lâche, mais il n'est pas un "salaud".

Au début du roman, Jim est second à bord d'un navire médiocre. Il est sûr de lui, prêt à dévorer le monde, il a soif de réalisations glorieuses. Et il est certain qu'il saura être à la hauteur.

Mais voila, un évènement surgit. Une avarie tourne mal, et Jim n'est pas au rendez-vous. Les faits qui vont être largement connus, ne sont pas en réalité aussi accablants que l'opinion commune va les juger. Tout est affaire de nuance, mais Jim ne peut pas nier son échec cinglant. D'autres se mettraient au vert quelque temps, feraient le dos rond. Mais pour Jim, c'est un monde qui disparaît. C'est sa présence au monde, telle qu'il se la figurait, qui est brutalement dissoute.

Le récit du naufrage tel que vécu par Jim est un sommet de littérature sur la différence entre le bien et le mal. Impossibles à délimiter, tout étant une question de point de vue. Mais tellement nette à la fin, pour celui qui ne se ment pas.

Marlow, fasciné par ce qui arrive à ce personnage, qui aurait pu s'enfuir sans assumer, va l'aider à reprendre pied. C'est une longue quête de l'occasion de renaître à sa propre conscience qui commence. L'occasion viendra, sous la forme d'une région isolée où rien ne l'attend mais où tout est requis de lui.  Mais la vie ne laisse que des pauses, et il est impossible d'effacer le passé, ni de changer véritablement. Malgré tant et plus. Mais Jim n'acceptera pas de revivre deux fois la même mort spirituelle.

C'est un destin tragique qui n'aurait jamais pu s'écrire si l'homme répondait à une logique utilitariste vulgaire. Car Jim, s'il suivait ses propres intérêts les plus évidents, ne choisirait presque jamais les options qu'il retient (sauf une fois, et de là vient tout son malheur). Il est animé par des spectres et non par une logique implacable. Conrad, dans Lord Jim, sans y penser peut-être, détruit l'Homo Economicus. Messieurs les disciples d'Hayek ou de Friedman, lisez Lord Jim. L'homme n'est pas que calcul prosaïque. Il a bien d'autres potentialités.

Qu'est-ce que l'Honneur, la dignité, la honte ? C'est le monde social en nous. Ce sont ses injonctions. Présent même quand nous sommes au bout de l'univers, loin des nôtres. L'homme est bien un animal politique.

Tout au long du roman, j'ai songé à cette phrase, qui me semble toucher juste, de Nietzsche (un personnage qui me déplaît de plus en plus, au fur et à mesure que je vieillis) : "La liberté, c'est de ne pas rougir de ce que l'on est". Et j'ai aussi pensé à son Zarathoustra, qui appelait l'homme, ce trop adulte dégénéré, à redevenir "un enfant" dessinant sur le sable.
 

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24 août 2011 3 24 /08 /août /2011 08:56

 

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"Qu'on laisse un roi tout seul sans compagnie, penser à lui tout à loisir ; et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères"

 

Blaise Pascal, Les Pensées

 

"Un roi sans divertissement"  de Jean Giono est un joyau de notre littérature. Je ne me rappelle pas ce qui m'a conduit vers lui : sans doute ce titre fleurant les romans d'Italo Calvino. Le sens de l'absurde de Calvino et la patte classique française, ça devait m'attirer. Je l'ai donc inscrit dans ma liste d'envies, et je viens de le lire. Bien m'en a pris. Même si ce n'est pas Kafka ou Calvino que ce roman évoque. Mais un continent à lui tout seul : Giono.

 

Ecrit en 1946, sous l'influence très perceptible de Stendhal, c'est un roman relativement bref (245 pages) et donc le résumé est court.

Pourtant quel parcours ! Il commence comme un conte philosophique à la Diderot (celui de "Jacques le fataliste"), qui se poursuit comme un roman noir exaltant,  continue comme une ode au piémont rural français et à l'oralité paysanne. Et qui se finit en nous plongeant dans la réflexion sur la condition humaine. Tout cela en quelques chapitres fondés sur cette multiplicité de points de vue il me semble assez rare en son temps (pas de narrateur omniscient, mais des témoins successifs).

 

Le personnage principal, celui qui porte en lui le mystère de cette histoire, tout ce vertige métaphysique qui en rejaillit, c'est Langlois, le gendarme puis officier de Louveterie. Mais jamais il ne nous parle. Il est l'objet d'observation des témoignages fascinés, et cela épaissit encore le sentiment d'un monde caché. Comme si l'auteur ne nous proposait que billevesées et éléments superficiels, l'essentiel étant derrière cet écran, pas même suggéré. Juste une impression omniprésente. Et on tourne les pages dans l'attente fébrile d'un dénouement où ce vrai monde apparaîtra au grand jour. Dénouement il y aura, mais qui nous confrontera à de nouveaux abîmes.

 

Le roman se déroule dans un coin isolé près de Grenoble, sous la Monarchie de Juillet. Au contact de la forêt. Il débute comme un roman philosophique, ou méta littéraire. Tout part de la description d'un arbre, un Hêtre, et depuis cet arbre le roman va se déployer. Et l'on s'attend alors à un "making of" de roman, ou à un "work in progress" littéraire. Pas du tout, le roman change de direction et attise notre appétit.

 

Le village est le lieu de disparitions inexplicables et terrifiantes. Un certain Langlois, personnalité ténébreuse, retenue, impressionnante, mais aussi insaisissable, est envoyé au village pour résoudre l'affaire. Il y parvient, mais sur un non-dit. Entre le responsable des disparitions et Langlois il s'est passé quelque chose. Mais on ne sait quoi.

 

La vie continue. Une battue au Loup à laquelle participe tout le village sous la conduite de Langlois, revenu au village après une absence, mais sous le titre d'officier de Louveterie, ressemble étrangement à la traque précédente. Et connaît le même dénouement.

 

Le mystère s'épaissit encore, et l'on ne comprend pas pourquoi le Procureur Général de Grenoble vient fréquemment voir Langlois dans sa pension modeste. Langlois, un simple représentant de l'ordre public. Mais on nous glisse que le Procureur est "amateur des âmes humaines". Bon...

 

Et comme un secret de famille enfoui, comme un refoulé, la fin inexplicable de l'enquête sur les enlèvements va resurgir dans le quotidien de Langlois et des habitants devenus ses proches. Jusqu'à la fin, inévitable et sidérante.

 

Je n'en dirai pas plus et ne développerai pas de conclusions, ce qui serait déflorer le mystère de ce livre que je ne saurai trop vous conseiller de lire.

 

Je me contenterai de dire, au delà du sens profond de ce roman qui est indisssociable de l'intrigue, que c'est aussi un magnifique monument à la langue populaire, sans doute fantasmée, mais en tout cas magnifiée. A son pouvoir d'évocation et à la richesse poétique de notre langue.

 

C'est aussi, une constante chez Giono, une déclaration d'amour à la nature, à la campagne.Tellement vive dans son oeuvre qu'elle l'a conduit en prison à la libération, alors qu'il n'avait rien à se reprocher, et même quelques courages à son actif.

 

C'est enfin une prose poétique dont on sort, avec l'impression que la vie humaine est ce mélange déroutant de la tragédie et de la légèreté, les deux étant incestueuses et jouant à cache-cache sans cesse.

 

Dans un "post" précédent, nous évoquions ce "trop de réalité " qui nous assaille dans la culture contemporaine, conceptualisé par Annie Lebrun

( L'imagination contre le trop de réalité (Annie Lebrun) ) . S'il est une oeuvre qui est conçue comme l'antidote à ce massacre de l'imaginaire, c'est bien "un roi sans divertissement".

 

Un roman qui nous tient légèrement (Stendhal...) par la main, nous conduit sur le chemin, dans la forêt, à travers les faiblesses de l'homme, celles qu'un animal ne connaîtrait pas. Car il ne saurait se demander : "à quoi bon ?".

 

Mais grâce à Giono c'est au lecteur d'accomplir une bonne partie du chemin, et de se perdre.

 


 


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20 juillet 2011 3 20 /07 /juillet /2011 08:56

 

chesil.jpg "Sur la plage de Chesil", court roman au style classique de Ian McEwan, est un peu le contrepoint indispensable de l'argumentaire de Pasolini que nous avons déroulé récemment dans ce Blog ( Pasolini, le Corsaire qui a tout compris) , sur la face obscure de la libération des moeurs et les fausses promesses de l'hédonisme, génératrices d'angoisse et de névroses.

 

Ce roman d'une maîtrise admirable, d'autant plus impressionnant que l'auteur n'est pas de la génération qu'il dissèque (il a dix ans de moins), nous décrit avec un subtil mélange d'empathie et de sarcasme léger (on sourit un peu) les affres d'un jeune couple anglais parti vivre sa  nuit de noces au bord de la mer dans un hôtel, en 1962. Soit juste avant la grande transformation anthropologique. Un temps où la répression sexuelle était encore prégnante mais déjà insupportable.

 

J'ai songé à un beau film de James Ivory avec Emma Thomson et Anthony Hopkins, où n'osant s'avouer leur passion réciproque par simple souci de convenance, deux employés de maison anglais vont passer à côté du bonheur  et le regretter douloureusement (le titre ne me revient pas).

 

A travers les souffrances absurdes de ces jeunes gens, que nous appréhendons grâce à une habile alternance des deux points de vue intimes, c'est toute la société corsetée de l'époque qui nous apparaît dans son absurdité, sous la plume de McEwan.

 

Et nous savons ainsi gré à nos ainés d'avoir brisé le modèle.

 

La nuit de noces va tourner au fiasco lamentable.

Elle ne sera que l'aboutissement prévisible d'une relation faussée par la pudibonderie : entre une femme effrayée par "la chose", élévée dans le déni voire  la haine du corps, jusqu'à être dégoûtée par avance de tout contact physique, et un homme rendu fébrile par la répression du désir.

 

Tout cela, certes, se passe en Angleterre, terre puritaine. Entre deux jeunes gens issus de deux couches différentes de la middle class, qui vont d'ailleurs essayer d'attribuer leurs soucis à des motifs culturels et sociaux, certes réels mais non décisifs. On s'échappe de la pièce du drame (la chambre de la nuit de noces, irrespirable) pour plonger dans leur passé, comprenant comment ils en sont arrivés là. Vivant une jeunesse où toute chaleur et toute sensualité était proscrite, et fondant leur couple sur des bases platoniques et pudiques préparant la déroute finale.

 

Le talent de Ian McEwan, qui rend à travers ce roman - me semble t-il - un hommage appuyé à Virginia Woolf, est de jouer avec la présence obsédante de la nature, de la mer en particulier, inévitablement sensuelle. Comme pour renforcer le malaise des jeunes mariés et la réalité de leur aliénation, soulignant le contraste entre leurs sentiments dévoyés et leur être profond, refoulé.

 

La peinture psychologique des deux personnages est de toute première grandeur.

 

C'est aussi un beau roman sur le poids des mots et la valeur du langage. Grâce à la scène d'explication, grandiose, entre les deux jeunes gens après l'échec de la consommation du mariage.  Certains mots, certains choix grammaticaux sont fatals. Comme l'usage de l'imparfait : "je t'aimais"... plutôt que le présent. Parler c'est agir.

 

Cette scène, très riche décidemment, nous montre aussi comment une dispute peut finalement s'autonomiser de ses causes, enfler de manière inconsidérée, enflammer les orgueils et ainsi acquérir des dimensions irréversibles.

 

Quelques secondes, quelques paroles, peuvent changer le cours d'une vie. Finalement, l'échec de cette nuit là n'avait rien de dramatique. Il aurait du être facilement surmonté. Mais non, la terreur stupide l'a emporté, s'alliant au souci de ne pas céder à l'autre, de ne pas baisser la garde. Et c'est d'un bonheur peut-être incommensurable dont ces deux personnes se sont privés.

 

La situation est d'autant plus frappante que cette génération va vivre à cheval sur les deux époques : celle de la prison morale et celle de la liberté sans limites. Elle va donc pouvoir regretter le passé et s'interroger sur son étrangeté. 

 

Quelle autre génération humaine aura vécu dans sa chair un telle modification des règles du jeu anthropologiques ? Il y a là une expérience unique.

 

Ian McEwan est un grand romancier, un brillant explorateur des moments de vérité entre les êtres, qui éclairent des lames de fond d'une extraordinaire ampleur.

 

 

 

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22 juin 2011 3 22 /06 /juin /2011 08:10

zadiesmith.jpg Zadie Smith est perçue comme le grand espoir de la littérature mondiale. Elle n'a pourtant que 36 ans et publié que trois romans, mais l'espoir est justifié.

 

En 2007, j'avais lu le dernier d'entre eux : "De la beauté". C'est un peu ancien pour que j'en parle ici de manière digne d'intérêt. Mais je formule le souvenir d'un livre lumineux et baroque, magnifique, s'inscrivant résolument dans la tradition classique du roman : des personnages étoffés dont on explore la psychologie, une quête de la beauté du monde à travers la description. Et ce qui devient malheureusement rare dans la post-modernité où le "Je" a tout envahi : l'écriture dite "à la troisième personne". La technique du narrateur omniscient.


"De la beauté" est un roman du métissage, qui confronte des individus supposés "transculturels", les frotte à des difficultés, tout en arpentant les lignes de fractures diverses et contradictoires : conflits de générations, de classes ; clashes des capitaux culturel et social. L'intrigue s'articule autour des liens entre deux familles : l'une noire, anglaise et conservatrice ; l'autre métisse (père blanc, mère noire), américaine et progressiste. Chaque personnage n'est jamais vraiment à la place où on l'attend. Et l'on démontre que vivre dans la différence est beau et difficile (parce que vivre les uns avec les autres est une gageure). Dans cette toile de personnages, ce qui se joue c'est notre vie contemporaine : celle d'un monde décloisonné, mobile, où il faudra bien apprendre à être heureux tous ensemble.

 

Zadie Smith, jeune femme de père anglais et de mère jamaïcaine, explore donc ces mondes métisses. Sans user de facilités. Sans défendre de cause particulière. C'est son univers ou en tout cas celui qui l'intéresse, et elle peut y traiter de questions universelles aussi bien qu'ailleurs.

 

Je viens de lire le roman précédent, écrit en 2002, à 25 ans à peine. "L'Homme à l'Autographe" ne respire certes pas la même maturité que "De la beauté", mais est déjà une oeuvre de grande classe.

 

L'intrigue se situe dans un Londres plutôt populaire et partiellement à New York. Le personnage principal en est Alex Li-Tandem, anglais de mère juive et de père Chinois. Alex a substitué à des traditions spirituelles qu'il connaît mais qui ne lui parlent pas, un culte pour le passé, tel qu'il s'incarne dans le cinéma d'avant guerre et ses figures glamour, dont une actrice américaine inconnue qui le fascine. De sa passion, Alex vivote, dans un milieu de collectionneurs de fétiches au sein duquel il s'impose comme un bon courtier en... autographes.

 

Nous allons suivre cette quête du sacré, du graal laïque. Alex recherchant depuis toujours un autographe de Kitty Alexander, actrice déchue et introuvable. Une quête qui nous montrera la force du sacré, de la transcendance, sa vacuité finalement. Et les liens entre narcissisme et spiritualité.

 

On songe à l'influence, dans le picaresque urbain, de l'extraordinaire roman "La conjuration des imbéciles" de John Kennedy Toole (lâchez tout si vous ne l'avez pas lu !)( Rire d'en lire).

 

On a l'impression que Zadie Smith crée d'abord des personnages. Qu'elle les médite longuement. Puis elle les jette dans la rue londonienne. Ils deviennent ensuite simplement ce qu'ils sont. Et leurs origines ne les limitent en rien. Parvenu à un certain point, tout cela ne compte plus, on oublie cet arrière-plan culturel ou ethnique. Narratrice omnisciente, elle  "couve" ses créatures mais en leur laissant leur part d'étrangeté - le fameux espace de liberté du lecteur.

 

J'ai lu dans la plaisante revue "Books" que Zadie Smith a fait paraître un essai ("Prospect") où elle explique assez longuement sa méthode d'écriture. Et bien vivement qu'il soit traduit !

 

Surtout, Mme Smith aime ses personnages, qu'elle aime préserver au final et traite avec douceur. Elle apprécie les êtres humains et nous montre leur lumière.

 

Elle se meut à l'aise dans son époque tout en se situant très explicitement dans la continuité d'une histoire littéraire dont on sent la présence autour d'elle, pendant qu'elle écrit.

 

N'est-ce pas rafraîchissant et consolant ?

 

("L'homme à l'autographe" et "De la beauté" sont disponibles en poche chez Folio, ainsi que "Sourires de Loups" son premier roman. Acquis par mes soins mais non encore lu...)

 


 


 


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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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