Il y aurait tant à écrire sur les chemins qui nous mènent à un livre. Ce serait cartographier un monde intérieur.
Pour le dernier livre que j'ai lu, qui date des années 70, "Argiles et cendres"(tome 1) de Zoe Oldenbourg, c'est... François Mitterrand lui-même (et oui, rien que ça !) qui m'a donné l'idée. Je regardais sur le site de l'INA un "Apostrophes" exclusivement consacré à celui qui était alors seulement chef du Parti Socialiste. Il y parlait de ses lectures, de son rapport à l'écriture, avec ce charme irrésistible qui le caractérisait. Bernard Pivot, loin d'être un homme de gauche, était hypnotisé. Et les Critiques chargés de l'interroger, parmi lesquels quelques réactionnaires, étonnaient par leur déférence et leur incapacité à masquer leur admiration.
A un moment de l'émission, Mitterrand explique tel un oenologue qu'il y a "des livres de rencontre",
c'est à dire de belles surprises. Et il cite l'exemple récent d'"Argile et cendres". Je me suis alors souvenu du "Bûcher de
Montségur", que j'avais lu il y a vingt ans dans cette collection superbe : "les journées qui ont fait la France" chez Gallimard. Collection qui ne me déçoit jamais. Cet
ouvrage d'histoire m'avait beaucoup plu par sa densité simple. Mais je n'avais pas goûté aux oeuvres littéraires de Mme Oldenbourg. Chose désormais réparée grâce à la suggestion du grand homme.
Merci Monsieur le Président.
Le roman médiéval n'est pas un genre particulièrement prisé par les meilleurs talents littéraires. Souvent, il s'agit de dépayser un Polar ou de creuser la veine fantastique, quand on ne sombre pas dans le roman dit "historique", forme d'exotisme sans grand intérêt.
"Argile et cendres" n'est pas de ce bois là. Il s'agit d'une chronique familiale ambitieuse, réaliste et rigoureuse, appuyée sur une parfaite connaissance du Moyen-âge, et qui ne sombre jamais dans l'anachronisme.
On y évoque la vie quotidienne et les pensées d'un couple de petits seigneurs du douzième siècle en terre de Champagne. On y suit les faits et pensées intimes d'Ansiau et d'Aalais, mariés dès l'adolescence, de leurs proches et de leurs enfants, en un siècle marqué par les croisades.
Pour qui veut découvrir l'humanité médiévale sans passer forcément par des travaux universitaires, "Argiles et cendres" est absolument à découvrir. On comprend pourquoi l'historienne a eu besoin de se muer en romancière : c'était indispensable pour entrer dans la pensée des êtres de cette époque, pour explorer leurs espoirs, leurs frayeurs, leurs rêves, leurs représentations. "Argile et Cendres", écrit dans une langue qui flirte parfois avec la poésie, est un roman psychologique avant tout. Un roman qui prend le temps d'installer les personnages et de les fouiller, de restituer leur destin dans le temps long. Et pour ma part je n'avais pas encore lu de telle fresque située dans ce contexte. C'est donc une oeuvre singulière qui mérite le détour.
Comment donner un sens à sa vie dans une telle époque ? C'est ce que semblent se demander sans cesse les personnages, petits nobles sans fortune ni relief. Le moindre déplacement est un sacrifice inouï, le danger de mort est omniprésent, la communication est difficile. La religion est omniprésente, mais se mélange grandement à la superstition. Et l'on comprend que les croisades ont d'abord pour motif que les hommes s'ennuient, et qu'ils ont soif de découvrir l'ailleurs.
C'est une époque où rien ne semble vraiment cristallisé. La Justice existe certes, mais sans un périmètre vraiment défini ; la violence n'est pas encore monopolisée par la puissance publique, et l'on se protège grâce au système de la seigneurie.
La famille est un principe solide, mais à géométrie variable selon les intérêts et les moments.
Le raffinement se mêle à la porcherie, les grands sentiments à la légèreté, l'amour courtois à la domination implacable de l'homme sur la femme, les principes moraux les plus fermes aux écarts de comportements.
Les gens cherchent un sens à la vie en donnant descendance, et pourtant la mortalité infantile est si forte que l'on ne doit pas trop s'attacher aux enfants, qui naissent nombreux, rivant les femmes à leurs multiples grossesses.
L'idée de progrès est totalement absente, à un moment où les découvertes techniques sont peu nombreuses, et l'accumulation d'un capital n'est pas à l'ordre du jour.
Dans ce monde culturellement pauvre, où le loisir n'existe pas de manière autonome, le moindre évènement social déclenche de fortes émotions.
C'est un monde puritain et où en même temps l'intimité n'existe pas vraiment.
Il y est bien difficile de séparer la folie meurtière du comportement courant.
L'éducation n'est pas organisée, et pourtant l'enfance ne doit être qu'un très court passage.
C'est donc un monde incertain et passionnant, plus complexe qu'il n'y paraît. Un monde froid, rude et
obscur, mais illuminé par un regard enchanté, et où autrui peut s'avérer réconfortant et infiniment précieux.
Le souci de Zoe Oldenbourg, c'est de nous montrer que ces hommes et femmes, bien qu'ignorants de ce qui se passe au delà de leur région, et dont l'horizon est bien étroit, ont une vie intérieure, sont parfois déchirés, amoureux, confus, déprimés même. Cette Histoire médiévale comporte une dimension subjective qu'il convenait de tirer de l'obscurité. L'auteur y parvient tout à fait.
La littérature accomplit ici parfaitement sa mission : nous donner à vivre ce que nous ne pourrions espérer de connaître.
Allez-donc vous payer quelques tranches de vie dans un château du douzième
siècle.