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5 juillet 2017 3 05 /07 /juillet /2017 15:08
Dans le chaos, tout est possible, mais si peu - " Le cavalier suédois", Léo Perutz

"Le cavalier suédois" est un roman de Léo Perutz, viennois de la première partie du XXème siècle, de ce fameux "monde d'avant" qui agitait la mélancolie de Zweig.

 

Un roman chouchouté par des lecteurs avisés, qui le gardent un peu comme un secret coquet. Il n'est pas tellement glorifié, pas considéré comme un très grand classique, mais pourtant on le retrouve souvent dans les listings des lectures qui ont marqué. C'est une critique d'Emmanuel Carrère, republiée dans un recueil de ses articles, qui m'a donné envie de le lire, tellement l'écrivain était enthousiaste.

 

Et c'est vrai que "Le cavalier suédois" a tout de ce que les romans utilisent très vite, très jeune, pour vous faire aimer la littérature. Le goût du mystère, dont parle souvent Umberto Eco, qui ne vous lâche pas de tout le livre.

 

La sensation maintenue qu'il va se passer quelque chose, que le regard a oublié un je ne sais quoi en route, semé, qui resurgira.

 

La tension, aussi, installée par les contradictions intenables qui enserrent les individus. Dont les impasses éthiques.

 

Ce roman rappelle certains traits du Dumas de Monte cristo qui a tant marqué les lecteurs. Il use de la même fibre mystérieuse et aventureuse. Des ellipses aboutissant à une nouvelle donne qui nous livre un personnage totalement transformé par une expérience. Cette impression que la vie loge tant de vies et que le temps est une bien étrange matière. Les hommes peuvent devenir d'autres hommes mais ils n'effacent pas le passé, qui reste bien présent. Tragédie de la distorsion entre nos conditions ontologique et subjective.

 

A travers le récit les grands romans explorent avec clarté, les incarnant, les grands tourments humains, de manière à nous permettre de nous en emparer au mieux. C'est bien le cas du "cavalier suédois".

 

De quoi s'agit-il ? D'une histoire d'usurpation d'identité et de chassés croisés, qui semble se conformer à un roman classique, et qui en a bien des attributs.

 

L'histoire se déroule dans une époque et une région chaotique, incertaine, lugubre. En Silésie au 18ème siècle. Quelque part entre Pologne et Allemagne, sur des frontières mal surveillées et mal fréquentées. C'est la guerre, la longue guerre. Et le Roi de Suède, personnage charismatique de ce temps, est à l'offensive. Mais cet univers manque, à dessein, de réalisme. Il a quelque chose des univers lugubres de Shakespeare. Nous comprenons tout de suite que nous ne sommes pas dans un roman de facture historique. Que c'est bien autre chose qui se joue.

 

Ce choix contribue à créer le mystère. Car les relations sociales semblent incertaines, le contrôle social n'est plus totalement établi, le monopole de la violence légitime instable. Le contexte est propice à pousser l'instabilité encore plus loin, à permettre aux personnages de s'en emparer.

 

Deux hommes errent dans le froid.

Un voleur, qui au début , manoeuvre de l'auteur, parait sans potentiel, on pourrait le prendre pour Sancho Pancha, et un noble qui veut rejoindre les lignes suédoises. Ils risquent leur peau et se retrouvent chez un meunier mystérieux, que le voleur prend pour le diable en personne.

 

Nous avons ici droit à du comique burlesque, à des scènes picaresques, qui s'estomperont au profit d'un registre plus grave ensuite. Le langage est créatif, chatoyant, tout au long du roman, ce qui nourrit sans cesse la succulence de la lecture. Les événements attendent les personnages au tournant, et réveillent le sadisme incontestable de tout lecteur (être sadique en ses lectures c'est peut-être la meilleure façon d'assumer sa part d'ombre). Le roman, comme souvent, permet aussi de s'identifier à un hors la loi. A la fois catharsis et remise en cause des normes morales.

 

Le cavalier suédois demande au voleur, doué pour se faufiler partout, s'il est disposé à aller chercher de l'argent et des affaires dans sa famille, non loin. Mais il faut slalomer entre les troupes à la recherche des errants et des déserteurs. Il accepte puis tombe amoureux d'un seul coup de la promise de son "frère" d'infortune. Il va alors revenir chez le meunier et persuader le suédois d'aller se cacher dans les acieries d'un Prince évêque, véritable enfer sur terre qu'il connaît, lieu dont on ne sort pas. Refuge et prison.

 

Pendant ce temps, il devient chef, grâce à sa malice, d'une troupe de brigands qui commettent le pire des sacrilèges, voler les églises. Le voleur défie Dieu. Il va aller plus loin dans le sacrilège, en foulant au pied l'ordre du monde, le nom qu'on lui a donné, la place qui lui est dédiée.

 

La tentation lui vient, alors qu'il risque d'être arrêté, de prendre la place de son ami fugace dans l'artistocratie, maintenant qu'il a de quoi avancer quelques sous. Il y réussit et devient hobereau, se marie avec une belle aristocrate qui voit en lui le cavalier suédois qu'on lui présenta plus jeune, et naît une magnifique petite fille qu'il chérit.

 

Mais une fois encore il est rattrapé. Son ancienne amante, dans la troupe des brigands, veut le retrouver et lui faire payer sa dissolution de la bande en le livrant à la soldatesque. Il est ainsi obligé, retrouvé qui plus est par des complices, de fuir à nouveau, repartir à zéro. Il veut préserver sa famille, celle qu'il a usurpée mais défendue, en lieu et place de l'homme usurpé. Il songe à rejoindre l'armée suédoise, comme son "ami" roué l'avait prévu. Pendant ce temps, le vrai suédois sort des fonderies de l'évêque et parvient à rejoindre les troupes du Roi de Suède, après avoir encore croisé le meunier rencontré au début du roman... Le reste je ne le raconterai pas. Mais on comprend que le drame se noue à partir de ces lignes qui se suivent et s'entrecroisent. Le génie du roman est de tenir l'intrigue jusqu'à la dernière ligne.

 

Ce pourrait être un roman asiatique, bouddhiste, car il insiste finalement sur la vanité de toute opération humaine. De toute ambition.

 

Finalement on en revient toujours au même point, et chaque chemin est équivalent. Les personnages ont une fâcheuse tendance à tourner en boucle.  Ils n'amassent que du sable. C'est la manière dont on vit qui compte, ainsi, et pas ce qu'on vit, pourrait-on conclure, même si l'auteur se garde bien de livrer quelque interprétation morale, nous laissant à méditer seul ces trajectoires. Tout ne tient qu'à un fil. Les plus belles constructions n'ont qu'un temps. La vie est chaos permanent, devenir, changement. 

 

Plus encore, rien n'est juste ni injuste. Certes on paie pour ses fautes, mais on peut aussi chuter si on se rachète, si on est vertueux. Les humains peuvent à la fois être moraux et immoraux, en même temps.

 

Ainsi en usurpant l'identité, le voleur va rétablir la santé de tout un domaine laissé à l'abandon et livré aux canailles de l'usure et du vol. Il va provoquer la prospérité. Mais il devra cependant fuir. Chef de brigands, il aidera ses comparses, mais en les quittant il ouvrira la boite de pandore qui le conduira à sa perte.  Le vrai suédois ne sera pas payé de ses douleurs. Mais il est vrai qu'il s'est désintéressé de sa promise et des siens pour courir la gloire. Il est fidèle au trône de Suède, cependant. Un temps cela lui rapportera. Un temps. Pour quoi ? On ne peut guère jouer au plus malin avec la vie. Tout a un prix, tout a une contrepartie, tout trouve sa limite.

 

Le "cavalier suédois", écrit à l'époque où Kafka écrit, et non loin de lui, dans cette mittle europa en crise, et en même temps tellement féconde de génie, est l'expression d'une culture marquée par la remise en cause totale

 

Ce cavalier qu'on nous annonce n'en est pas un mais bien un autre. Mais pas définitivement, alors qu'il entre dans sa peau, donne son nom à une descendance. Les jeux de l'identité perdue, ambigue, le fait que jamais on ne reconnaisse l'usurpation sur le visage, l'utilisation par tous de déguisements, sont significatifs du "soupçon" qui ont conquis la philosophie, ou qui fondent, dans la même ville où vit l'écrivain, la psychanalyse. L'inquiétante étrangeté freudienne suinte de toutes les pages de ce roman.

 

L'ordre social ne tient plus et dans le roman les nobles volent, se cachent pendant que les voleurs s'occupent des enfants, leur sont aimables, et assurent le rendement des terres. Les frontières n'en sont plus, après les guerres balkaniques et le grand éclatement de la première guerre mondiale. On ne sait plus qui est qui, durablement, qui deviendra qui. Le bien et le mal s'enlacent et le destin ne tient parfois à rien. A une décision d'un instant, au hasard d'un carrefour. 

 

Le roman parle donc de son temps, de la condition précaire des hommes du temps, et particulièrement de la communauté juive, à laquelle appartient l'auteur. La présence d'une figure hébraïque, l'ange de la mort, qui apparaît à la fin du livre, nous renseigne à ce sujet.

 

Je ne sais si j'exagère, mais les fonderies mystérieuses du Prince évêque dont on voit les fumées au loin apparaissent rétrospectivement comme une prescience de l'Enfer sur terre, qui s'annonce en Allemagne, et en Pologne, précisément là où le roman s'installe. Elles ressemblent toutefois plus à un purgatoire, puisque le meunier qui y mène semble un envoyé de Dieu.

 

Tel est le génie du romancier. Saisir dans un récit l'esprit du temps sans le séparer des grandes questions intemporelles, le transformer en parabole, nous permettre de le contempler, à hauteur d'homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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