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18 juillet 2019 4 18 /07 /juillet /2019 22:12
Pour tuer une philosophe, il faut la transformer en sorcière – Hypathie, l’étoile d’Alexandrie, Olivier Gaudefroy

Hypathie d’Alexandrie, figure émouvante qui a traversé les âges, a été projetée aux yeux d’un grand public par le film « Agora » d’Alejandro Amenabar, qui s’est cherché un chemin entre réalité historique et surinterprétation didactique. Là où dans l’Histoire il y a des « blancs », Amenabar laisse aller son imaginaire, et voit carrément la philosophe greco égyptienne comme une Galilée qui aurait été ensevelie par l’obscurantisme naissant. Je trouve qu’Agora est un très joli film (je suis un fan de Rachel Weisz de toute manière et je veux bien tout lui pardonner), mais ces jeux de manipulation ne m’ont jamais plu. Autant on se fiche de l’exactitude historique en fiction, lorsqu’il s’agit de détail ou de modifier la forme pour mieux restituer le sens (par exemple dans la série Chernobyl, la communauté scientifique est personnifiée par un personnage), autant changer le sens d’une œuvre, d’une existence, est tout de même critiquable. Amenabar pourrait arguer du fait que son hypothèse est tout à fait envisageable. Oui, mais voilà, entre l’envisageable et la réalité objectivée, le spectateur, lui, ne peut pas distinguer. Il est donc « manipulé ». Certes, on va au cinéma pour être manipulé, cela fonctionne comme une hypnose qui nous fait tenir pour réel ce qui ne l’est pas, et nous jouons le jeu, mais au fond nous savons bien que nous voyons de la fiction. On butte souvent sur ce type de souci avec les films historiques, car ils ne reposent que rarement sur une réflexion approfondie sur le concept d’Histoire, malheureusement. Ceci étant, le film d’Amenabar oscille, et a aussi réussi à faire comprendre les enjeux de cette époque, où le christianisme, autorisé, puis religion officielle, écrase le paganisme.

 

D’où l’utilité, si vous revoyez ce film, touchant (et la vie d’Hypathie est touchante) formellement très bien réalisé (« on s’y croirait » comme on dit), de lire la petite biographie, « Hypathie, étoile d’Alexandrie », que consacre Olivier Gaudrefoy à la philosophe néoplatonicienne, pour s’y retrouver un peu. Gaudefroy n’est pas historien à ma connaissance (peut-être a-t-il suivi des études d’histoire ? je ne sais pas), mais il a écrit des romans policiers dont l’enquêtrice est Hypathie. On l’a donc poussé à réaliser une biographie, et malgré la faiblesse des sources, ne s’est pas dérobé. Ce que l’on peut savoir d’Hypathie nous vient de très peu d’éléments. Principalement les sept lettres admiratives et dévouées qu’un de ses élèves, devenu évêque, lui adressa. Mais aussi les commentaires à son propos d’un autre néo platonicien, d’Athènes, écœuré par sa disparition.  On trouve une référence dans une encyclopédie antique, aussi.

 

D’abord précisons quelques repères : en 313, le christianisme est autorisé, après la conversion de Constantin. Quelques décennies plus tard, vers 380 Théodose lance une campagne contre la destruction des temples païens et le christianisme devient la religion officielle de l’Empire romain. Douze ans plus tard, le paganisme est carrément interdit en tant que culte. En 415 Hypatie est assassinée, dans des circonstances à l’évidence horribles.

 

Alexandrie, la ville du fameux « phare », est une création grecque en Egypte, décidée par Alexandre le grand lui-même, quatre siècles avant JC.  Les descendants d’Alexandre, les Ptolémée, en font la ville de l’esprit, construisant la fameuse bibliothèque universelle et un lieu d’accueil plein de prodigalité pour les gens de savoir, en résidence comme on dit aujourd’hui. La ville accueillera Eratosthène, qui mesura la circonférence exacte de la terre, Aristarque de Samos, qui comprit que la terre tournait autour du soleil (Amenabar fait d’Hypatie sa continuatrice, qui parvient à le prouver empiriquement, juste avant de mourir, ce qui n’a aucun fondement historique). Il y a aussi Euclide, qu’on ne présente pas, la première école de médecine, et le Ptolémée du « système de Ptolémée », conception astronomique erronée (mais utile et fondée sur l’observation) qui met la Terre au centre, qui resta en vigueur jusqu’à l’âge moderne, et dont la remise en cause suscite bien des ennuis pour Galilée, après Copernic et Keppler. Le père d’Hypatie a commenté Ptolémée, avec l’aide de sa fille. A l’époque où elle vit, la grande bibliothèque a été endommagée par l’Histoire des conflits entre Empires, et l’essentiel du savoir « non chrétien » est conservé dans la bibliothèque du temple de Sérapis. que les chrétiens saccagent donc, en 391. Hypathie a vécu ces moments de destruction, sans doute avec une infinie tristesse.

 

Après le fameux épisode de la mort de Cléopâtre, ce sont les romains qui dominent. On sait que les romains se considèrent comme héritiers du monde grec, ils continuent donc de travailler à la grandeur d’Alexandrie. Les chrétiens y sont présents dès la fin du premier siècle. A la fin du 4eme siècle, l’Empire Romain étant trop grand, on sépare l’Orient de l’Occident. Alexandrie se retrouve sous la tutelle de Constantinople, mais c’est la seconde ville de l’Empire d’Orient, où siège le Préfet d’Egypte.

 

Après la conversion de Constantin, les frictions apparaissent entre autorité ecclésiastique et pouvoir politique. Le premier voulant soumettre le second, encore sensible au paganisme d’une partie des élites.  Mais les chrétiens sont tout de même très occupés par leurs propres querelles, entre arianistes et nicéens.  Les disciples d’Arius pensent que Dieu et son fils n’ont pas la même substance.  S’ensuit une très longue controverse, et les ariens disparaîtront, non sans avoir été dominants à certaines périodes (l’Empire Wisigoth était arien par exemple). Mais en 380 Théodose a tout de même marqué une étape décisive, en désignant le catholicisme, christianisme nicéen, comme religion officielle. C’est ainsi que la vindicte chrétienne va se tourner contre leurs anciens bourreaux, les païens. A Alexandrie, en 391, forts du soutien qu’ils ressentent chez Théodose, ils envahissent, après une querelle prétexte, le temple de Sérapis, dieu de la Cité. Ils détruisent au passage un nombre important de manuscrits précieux. Théodose protège les païens contre l’extermination, mais leur reprend le temple. C’est un coup mortel.

 

On ne sait pas trop quel âge avait Hypathie quand elle est morte. Il y a plusieurs hypothèses. La fille de Théon le mathématicien vit au milieu des écrits, elle s’affirme ainsi philosophe, astronome, mathématicienne. Une exception pour l’époque, où l’on compte sur les doigts de la main les femmes qui parviennent à échapper à la relégation dans la sphère privée.  Elle fonde sa propre école, financée sur fonds publics, où elle enseigne la philosophie, commente Platon et Aristote, les stoïciens. Aucun de ses écrits n’a survécu mais on sait qu’elle a rédigé des traités scientifiques. C’était une philosophe à l’ancienne, vêtue du drap enroulé, se promenant dans Alexandrie et ne refusant pas d’improviser un commentaire de philosophie à qui l’interpellait. Alexandrie est aussi un foyer d’innovation technique, où l’on a travaillé sur l’air comprimé par exemple, dès cette époque. Hypathie, qui était empiriste, a elle-même fabriqué un astrolabe ou encore un système de mesure de la densité d’un liquide.

 

Mais qu’est-ce-que le néo platonisme de ce temps ? Ce n’est pas une philosophie qui a ma faveur, mais « la philosophie » a ma faveur sur les dogmes. Le platonisme a influencé des minorités chrétiennes, comme les gnostiques, combattus par l’Eglise. Mais il a aussi donné lieu à des réinterprétations philosophiques.  Au temps d’Hypathie, des principales branches de la philosophie grecque (platon Aristote, les stoïciens, les épicuriens), seul le Platonisme survit. Il se divise en deux polarités (plutôt que tendances, ces gens ne s’affrontant pas), l’une mystique, qui veut accéder aux « idées éternelles » par la magie, l’autre plus rationnelle, plus marquée par Aristote. La scientifique Hypathie est de ce côté. Elle va vers Platon, celui qui a dit à ses élèves « nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». La sagesse c’est d’abord le sens de la juste proportion. On doit mentionner le rôle majeur de Plotin. Qui au troisième siècle dirigea une école philosophique à Rome même. Les relations entre platonisme et christianisme sont complexes, il n’y a qu’à lire St Augustin pour s’en convaincre. Certains (à commencer par Nietzsche pour qui Socrate est le premier chrétien) considèrent que le platonisme est un ingrédient essentiel de la pensée de Jésus. Il est vrai que les rapports sont étroits.

 

On sait que Platon propose une philosophie fondée sur une hiérarchie. Au sommet, il y a l’Esprit, et plus on va vers le matériel, plus c’est la déchéance.  Les manichéismes s’en sont inspirés.  Le but du philosophe est de se rapprocher de l’Unicité de l’Esprit, comme le but des chrétiens est de sa rapprocher de Dieu. Les passions étant choses corporelles, elles doivent être repoussées au profit de l’activité de l’esprit, qui occupait totalement la chaste Hypathie. Il y a cet épisode où pour calmer l’amour pour elle d’un de ses élèves (elle était très belle), elle lui donna un foulard maculé de son sang menstruel, en lui disant « voila ce que tu trouves beau ». Dénoncer cette haine du corps sera la lutte impitoyable de Nietzsche contre les idéalistes, ces gens qui détestent le corps et donc la vie réelle, qu’ils qualifient de « nihilistes ».

 

Hypathie est d’Alexandrie et non d’Athènes. Son approche est philosophique, et elle ne donne pas dans le mysticisme. Aucune référence à un quelconque paganisme de type rituel ne lui est attachée. Elle ne semblait pas prendre part aux querelles religieuses. Dans son école, chrétiens et païens étudiaient ensemble, la philosophie était censée transcender ces différences. En cela, elle est émouvante, car elle est des derniers qui tentèrent de faire survivre l’esprit d’une pensée séculière, alors que le miracle athénien avait dépéri et que le traditionnel « je m’en foutisme » païen sur les croyances d’autrui était balayé par le monothéïsme.

 

Pourtant Hypatie n’est pas véritablement tuée au nom de ses options, mais au nom de la politique. Comme souvent nous voyons que les conflits religieux ne cachent que des chocs de pouvoir. Alors que le paganisme a été marginalisé, déjà, par la destruction du temple de Sérapis, l’évêque d’Alexandrie, Cyrille, un dur, est en conflit avec les juifs. Cela finit mal pour eux. Mais il y a un obstacle à la toute-puissance de l’évêque, c’est le Préfet certes baptisé, mais tolérant, équilibré, et très à l’écoute d’Hypathie dont il suit l’enseignement et à laquelle il demande conseil. Cyrille tend un guet-apens au Préfet, lui demandant de s’agenouiller devant les évangiles après avoir lu des passages évoquant l’interdiction aux femmes de commander ou d’enseigner. Le Préfet refuse, la scène tourne à l’émeute, le Préfet est blessé par un moine fanatique, qu’il fait exécuter, et que Cyrille déclare Saint. Hypathie est devenue le symbole d’un monde qui résiste encore à l’Eglise. Après une campagne de diffamation, elle est agressée, et sauvagement tuée, dans des circonstances qui varient selon les récits, mais qui semble affreuses. On crie au scandale, mais l’Empire chrétien efface l’ardoise.

 

La postérité utilisera Hypathie en fonction de ses propres intérêts. Des artistes protestants s’y identifièrent. Le romantisme, nostalgique de l’hellénisme, y fit allusion. Cas intéressant, le catholicisme essaya de créer une Sainte Catherine d’Alexandrie, très populaire, pour recouvrir son souvenir, mais elle n’a aucune réalité historique, et reprend les traits d’Hypathie. On la trouve chez Umberto Ecco (« Baudolino »), chez Corto Maltese, dans la bande dessinée. Le féminisme la célèbre comme femme émancipée (oubliant son puritanisme et le fait qu’elle n’était nullement entourée de femmes).

 

Après Hypathie, il y eut certes des Christine de Pisan, des femmes de lettres, comme Mme de Lafayette (qui ne signait pas, toutefois), mais pour retrouver des femmes audacieuses comme elles en matière de prétention à un savoir universel, on doit chercher chez certaines souveraines, ou aller jusqu’aux Lumières, chez Emilie du Châtelet, dont l’ami Voltaire rendit hommage à Hypatie d’ailleurs.

Pour terminer, citons un poème de Leconte de Lisle, certes pompeux qui lui est consacré :

« Les dieux sont en poussière et la terre est muette ;

Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté

Dors ! Mais vivante en lui, chante au cœur du poète

L’hymne mélodieux de sa Sainte beauté ».

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28 juin 2019 5 28 /06 /juin /2019 10:21
Comment un monde est englouti mais laisse trace - Chronique des derniers païens-Pierre Juvin

"Aujourd'hui, guère moins ignorants ni moins démunis, nous sommes de surcroît perdus dans un monde hors de l'échelle humaine, né dans une explosion, lancé dans un mouvement vertigineux et destiné à périr. Devant lui, les vastes palais de l'Olympe paraissent infimes. Ils ne retrouvent leur grandeur que ramenés à notre taille - mais c'est au prix de leur divinité".

 

L'Histoire est écrite par les vainqueurs, mais elle est tout aussi passionnante du côté des perdants. J'avais été ébloui par le livre "Effondrement" de Jared Diamond, qui évoquait les conditions de disparition de nombreuses civilisations, conditions que nous sommes activement en train de mettre en place. Je cherchais un bon ouvrage sur la fin du paganisme après la conversion de l'Empereur Constantin, et je l'ai trouvé avec le maître Livre de Pierre Chuvin, "Chronique des derniers païens, La disparition du paganisme dans l'Empire Romain du règne de Constantin à celui de Justinien" (difficile à trouver malheureusement). Nous savons que le christianisme commence après la mort de Jésus, mais nous ne pouvons pas dire quel a été le dernier paîen et nous ne le saurons jamais. Il a pourtant du exister. Quelle conscience les derniers des derniers avaient de leur destinée ? Peut-être ne se rendaient-ils pas compte de ce qu'ils vivaient. Leur conception de l'Histoire n'était pas la nôtre.

 

L'extinction n'a pas été soudaine, et il y a donc une Histoire propre du paganisme déclinant. Le fait de ne plus être religion officielle a du conduire les païens à s'adapter. Constantin adopte la foi chrétienne puis décide de mesures de tolérance, à vrai dire extraordinaires à les relire, puis un demi siècle plus tard, un empereur philosophe, Julien (son pamphlet contre "les nazaréens" vaut le détour), tente une restauration, éphémère, et c'est au milieu du sixième siècle que Justinien décide des mesures drastiques contre le paganisme l'interdisant purement et simplement. Mais nous avons des preuves de répression postérieures, donc d'une certaine persistance. Le fil n'a pas été tout à fait coupé, puisque la Renaissance est notamment inaugurée par les influences néo platoniciennes, qu'il a bien fallu sauvegarder.

Le païen, étymologiquement, c'est l'homme du coin, le paysan. L'homme de cette terre. Et tel était le paganisme : une incroyable mosaïque inédite de croyances et de rites attachés à un territoire, tournés vers la protection des cités et la fertilité des terres. Pour le monde romain, chacun a reçu une part de message de la divinité, et si ce monde est cruel il n'est pas fanatique religieusement. L'éloignement des autres, étrangement, crée la tolérance. Cela rappelle Nietzsche, qui prône de préférer son lointain à son prochain. On étouffe son prochain. C'est ce que feront les chrétiens, réprimant tout ce qui ne les rejoignait pas.

Paradoxalement, la divine surprise pour les chrétiens, de l'accès au rang de religion officielle, vient après une séquence de répression furieuse contre eux. Paul Veyne a raconté, pour ceux que ça intéresse, la conversion de Constantin et ses possibles motifs ("Comment notre monde est devenu chrétien"). Elle est précédée d'un mouvement de division dans l'Eglise, sur la question, longtemps ouverte, de la nature du Christ, et par un virage stratégique des chrétiens, montrant leur soumission à l'Empire plus explicitement. Ce Constantin est tout de même un drôle de type. Il a d'abord une vision d'Appolon, puis un peu plus tard, à la bataille du pont de Milvius, de la croix dans le ciel (une autre version parle d'un songe). Enfin, il était sujet aux visions. Avec son collègue empereur d'orient il rédige un texte incroyablement précurseur dans l'histoire de l'humanité. L"édit reconnait "le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux" à chacun et une "liberté" "complète" en ce domaine. Ensuite, il ménage les uns et les autres, se sert de la formule "Sol Invictus" tout en assumant son rôle de chef des chrétiens. Cependant, il prend quelques mesures anti païennes, comme de mettre hors la loi la magie qui veut porter atteinte à autrui, ce qui semble logique, mais servira de base à une répression plus large ensuite. Il réprima aussi des temples où l'on pratiquait manifestement des agissements contraire aux moeurs catholiques comme on dit aujourd'hui. 

Au siècle suivant, les chrétiens sont occupés à se déchirer, soutenus par l'orient d'un côté, l'occident, de l'autre, entre ariens et futurs romains (toujours à propos de la nature du Christ). Julien l'Apostat, règne, pour quelques mois, et fait relever des temples qu'on a saccagés ici et là dans  l'Empire, et attaque les chrétiens au portefeuille. Il essaie de contre attaquer en relançant les grands prêtres païens, en copiant la charité. Mais le paganisme de Julien est un peu élitiste, et ne parvient pas à de grands résultats dans le peuple. Julien meurt précocément et il n'aura obenu qu'un délai de tranquillité pour le paganisme.

Au début, ce qui est reproché, c'est la divination, et ses usages politiques (qui règnera, qui est appelé à périr). Les pouvoirs politiques local et central ne supportent plus ces pratiques, et les punissent. Antioche, suite à des procès, est purgée de ses païens et de ses textes non chrétiens. Mais la situation est très contradictoire, les empereurs apprécient les soutiens en leur faveur sous les formes païennes, certains chrétiens subissent encore le joug symbolique des signes interprétés par les païens. A la fin du 4eme siècle, toutefois, la déferlante répressive s'abat. Un homme, Saint Ambroise de Milan (auquel Patrick Boucheron, historien au colllège de france, vient de consacrer un livre), n'y est pas pour rien. Il a l'oreille de l'empereur Gracien et obient qu'on coupe les subsides aux prêtres païens. Malgré les ripostes intellectuelles (les païens ayant dans leurs rangs des belles plumes), la machine est lancée. Les évêques font détruire les temples. Les chrétiens et leur clergé intermédiaire sèment les troubles, et le pouvoir politique et religieux de haut niveau laissent faire, sans s'en prendre à la haute élite païenne. 

Théodose renforce alors la répression. En fait, le catholicisme, s'emballant d'abord contre des dissidents, les ariens, ou des hérétiques comme les manichéens, prend le pli de l'intolérance, et se retourne contre le paganisme.  Les sacrifices, la fréquentation des temples, et même regarder les statues, tout cela devient prohibé. Le paganisme est renvoyé à l'intime. A chaque défaite, le fait que les dieux ne réagissent pas, désempare les païens et facilite les conversions, plus ou moins enthousiastes. En 392, un usurpateur païen prend le pouvoir et il est défait par Théodose d'Orient lors d'une bataille opposant les étendards d'Hercule et ceux de la Croix, les païens sont écrasés. "Les officiants des anciens cultes n'étaient plus que des amuseurs forains". La destruction des temples devient une politique impériale, et on coupe les arbres sacrés.

Vient l'évènement, considéré parfois comme la fin de Rome, à savoir sa mise à sac par les Wisigoths. Un signe que les païens ont pu interpréter comme un acte des Dieux. Mais ce n'est pas pour autant que les chrétiens cessent de pousser l'avantage. Il y a par exemple le cas d'Hypathie, non pas pretresse païenne, mais philosophe platonicienne, figure très respectée d'Alexandrie, énseignante auprès de chrétiens comme de païens, qui est assassinée de manière atroce par les chrétiens, prise malgré elle dans la querelle entre le Préfet qui avait été son élève et l'évêque (Rachel Weisz l'incarne dans un film). Les païens, qui subsistaient dans les cercles du pouvoir sont écartés, ou convertis, puis la tendance se diffuse à toute l'administration. Le 5eme siècle achevé, le paganisme a pour seul refuge la sphère intellectuelle, et l'enseignement. A Athènes subsiste un paganisme contemplatif, dont le philosophe Proclos est une figure. Le paganisme conserve un attrait culturel, qui ressort chez des auteurs chrétiens. Et de l'autre côté, il devient clandestin et marginal, livré à des mages peu scrupuleux.

L'Empire d'Occident est défait. C'est le temps des Rois, ariens ou catholiques. Les païens ne se remettront jamais d'avoir perdu leur place de religion d'Etat. Un siècle après les lois de Théodose en finissant juridiquement avec lui, le paganisme n'existe plus que comme survivance culturelle, esthétique, et chez des paysans qui continuent d'exercer leurs rites, et sont peu à peu réduits. Justinien, bâtisseur de Sainte Sophie, porte le coup de grâce en décrétant le baptême obligatoire et en épurant l'enseignement. et fait symbolique de haute portée, il ferme l'école platonicienne d'Athènes. Les philosophes tentent de se réfugier à l'extérieur de l'Empire où ils ne prospèrent pas. A Harrân, près de la frontière perse, une école est refondée. Elle subsistera jusqu'au 11ième siècle, mais elle a joué sans doute un rôle essentiel dans la protection des textes qui retransiteront par l'Andalousie, avant d'infuser la Renaissance. A la fin du 6ème siècle, il est encore question dans les chroniques de procès, de liquidation de poches païennes, comme la plaine de la Beeka. On parle d'une Ile, où le culte persiste jusqu'au 9eme siècle.

De quoi est tissé ce paganisme tardif ? qui est laminé après Constantin ? D'une vaste culture livresque, philosophique et "magique", très diverse. Un livre sacré, perdu, fut "Les oracles chaldaïques", écris en vers, écrit sous Marc-Aurèle. On réinterprète de manière mystique les textes d'Homère et de Virgile. La haute culture des païens leur a permis de tenir un temps dans les cercles de l'administration de haut niveau. Les conversions "sages" des intellectuels, encore imprégnés de l'ancienne culture, ont sans doute évité de plus grands massacres et des guerres de religion à grande échelle. 

Le paganisme n'était pas un libéralisme culturel, comme le rappelle la mort de Socrate, mais plutôt une mosaïque d'affiliations qui ne posait pas de souci de cohabitation. A cette pluralité répond une diversité de la politique de conversion, par la force ou la prédication. Mais ce qui est le plus difficile est de faire comprendre à un néo chrétien qu'il doit abandonner des coutumes.

Quant aux cultes, ils sont mutants, ils voyagent, sont réinterprétés, comme les dieux eux-mêmes. Le paganisme a tendance à évoluer vers un monothéïsme au voisinage des chrétiens, d'où le rôle éminent du Soleil. Némesis, déesse de la Justice, occupa aussi un rôle important. L'auteur évoque les fêtes d'Eleusis, le culte de MIthra, ou encore le culte de Cybèle, qui paradoxalement, malgré son caractère sanglant, fut plus résistant alors que les sacrifices étaient interdits (le rite comporte une douche... De sang de taureau).

Le culte, expulsé des temples et de l'espace public a évolué du sacrifice au repas de famille et à la prière. Les oracles disparaissent, et la divination emprunte des formes diaphanes, comme lire dans les nuages. Les chrétiens ont détruit les statues, aussi bien pour des raisons religieuses que pour en récupérer le matériau précieux.

Dans le paganisme clandestin, les cultes n'ont pas toujours gardé le meilleur, et il y eut des procès pour sacrifice humain. 

On doit ditsinguer magie, qui cherche à obliger les dieux, et théurgie, qui rend hommage et invoque. On invoque même Platon, ou Achille... On utilise des communicateurs avec les Dieux, comme des toupies en or et saphir.

Le paganisme n'est pas mort sans laisser de trace. Il a infusé le christianisme qui en a repris des fêtes, renommées. La souplesse du paganisme a permis cette réappropriation; les peuples ne renonçant pas aussi aisément à leurs coutumes. Les légendes de fondation des villes subsistent. Sainte Agathe est un des noms anciens d'Isis. C'est par la voie profane que le paganisme a influencé le monde qu'il quittait. Où fut la dernière grotte où l'on a célébré le culte ? Quels furent les sentiments de ces derniers qui malgré tout persistaient, considérant que tous les autres étaient dans l'erreur ? Nous ne saurions le savoir. Car bien avant la disparition, l'Histoire des derniers païens nous est parvenue par les chrétiens, qui monopolisaient la transmission.

 

 

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25 juin 2019 2 25 /06 /juin /2019 03:33
Où en est-on avec Jésus ? -  Vie et destin de Jésus de Nazareth - Daniel Marguerat (PARTIE 2)

(Dans la première partie de l'article - publiée sur le blog - nous avons que les découvertes archéologiques, l'effort d'analyse des textes extra canoniques trouvés il y a quelques décennies, avaient contribué à renouveler le regard d'Historien sur Jésus. Nous avons pu constater, avec Daniel Marguerat, que la théorie de la pure construction d'un Jésus fictif n'est pas tenable un instant, la question est donc pour l'historien de s'interroger sur qui était ce Jésus et non sur son existence, évidente. Malheureusement nous ne tomberons sans doute jamais sur la source dite "Q", identifiée par déduction comme un témoignage écrit, racine, influençant les évangiles, ce qui rapprocherait du personnage. Marguerat développe les critères de rigueur permettant aux historiens de se diriger entre le discours de propagande et l'indice d'historicité. Les faits historiques sèment des indices : concordance entre deux sources au moins, critère de gêne (si on ne supprime pas l'information du texte, alors qu'elle complique le prosélytisme, c'est que sans doute il y a un élément historique qu'on ne peut balayer). Il y a aussi l'inédit de Jésus, tout ce qui est inédit peut difficilement avoir été inventé par plusieurs personnes. Et puis il y a la cohérence des récits avec ce que l'on sait de l'époque. L'historien doit donc pratiquer une dialectique entre l'inédit de Jésus et le "commun" de son époque. Une des indications les plus manifestes est que Jésus fut certainement un "mamzer", un bâtard sans père identifiable. Tout contribue à le désigner comme tel, et ses comportements sont en cohérence avec ce statut hautement stigmatisé. C'est un premier né éduqué, un rabi, dont la vie bifurque à la rencontre de Jean le Baptiste. Puis ce dernier engeôlé, Jésus trace sa voie originale. Au dieu vengeur de son mentor il subsistue un Dieu bienveillant, dont il annonce le règne, déjà là, qui se manifeste notamment par les guérisons (Jésus est un guérisseur de type chamanique, qui n'a rien de très différent des médecins de son époque, excepté le sens théologique qu'il donne aux guérisons)

 

C'est ici que nous reprendrons. Comment Jésus peut-il à la fois annoncer la venue du Royaume et montrer qu'il est "déjà là" ? A des pharisiens, il explique que le Royaume ne sera pas observable comme un fait, comme un objet, il est parmi les hommes. Dans le monde juif, le vrai règne de Dieu est à venir, depuis l'exil, même si le Seigneur règne déjà sur le peuple. Jésus reprend cette dualité, mais la transforme. C'est le règne à venir qui s'immisce dans le présent. Pour exprimer cela, Jésus se fait poète, énonciateur de paraboles qu'il ancre dans le monde des gens qu'il côtoie : les cultivateurs et les pécheurs de Tibériade.  

Il est donc évident que Jésus débat, à l'intérieur du judaïsme. Il n'est pas le créateur d'une nouvelle religion, ou du moins ne se voit pas comme tel.  Mais Mahomet non plus, qui évoquera un retour au "vrai" monothéisme, égaré en route. Jésus transgresse et dépasse. Il prône l'amour de Dieu et du prochain comme équivalents, ce qui lui est spécifique. Il refuse la loi du talion, il en appelle à briser ici et maintenant la spirale de la violence, ce qu'il est le premier à exiger aussi radicalement. Il rompt avec l'idée de la pureté liée à des rituels, n'est impur que ce qu'on peut soi-même créer d'impur par son comportement (ainsi touche t-il des lépreux). Il est entouré de gens objectivement qualifiés d'impurs par le discours juif de son temps. Le plus significatif est qu'il partage son repas avec des gens catégorisés impurs, comme des prostituées, ce qui est impensable avant lui. Il est "inclusif" comme on le dit de nos jours.

Il parle de Dieu en disant "Père" (nous avons vu en quoi l'identité de Mamzer était cohérente avec cette vision.

"Jésus, l’enfant mamzer, l’enfant sans père, accroche toute sa sagesse au Dieu-père, dont la présence, la prévenance, l’infinie bonté autorisent un comportement extravagant de pureté partagée."
 
Jésus attire, et c'est pourquoi il est considéré comme un danger. Il est entouré de trois cercles, les douze (référence aux tribus d'Israël), les disciples, et les sympathisants. Ceci est du au fait que tous ne sont pas prêts à le suivre dans sa vie d'itinérance, en rompant avec la famille et en vivant dans une pauvreté absolue. Jésus est exceptionnellement radical dans son genre ("laissez les morts enterrer les morts" pour qu'on le suive est exemplaire à cet égard). Il prône tout de suite la fraternité universelle, par delà les familles (où il dit semer le désordre) et toute idée de domination. Les femmes, malgré les réticences des évangiles, apparaissent nombreuses à le fréquenter, et Marie de Magdala a une place éminente (et son propre évangile gnostique). Même la tradition catholique parlera d'elle comme de "la première apôtre" puisque c'est elle qui voit le Christ ressuscité la première.
 
C'est un rabi qui n'enseigne rien du tout, mais ressemble plutôt aux prophètes. Il est au delà de la politique (rendre à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu). Il voit la politique comme utilitarisme, alors que si l'on trouve Dieu, tout est donné par "surcroît".
 
.Les pharisiens discutent avec Jésus, dans ce monde juif hétérogène. Il n'a rien d'un zélote (ou ce qui s'appellera bientôt zélote), par son refus total de la violence et de la politique. Les juifs associés au Tétraque Hérode (l'équivalent des "collabos") ne peuvent que se méfier de ce disciple de Jean Baptiste qu'ils ont fait exécuter. Mais ce sont les saducéens, les scribes de Jérusalem, qui ne supportent pas ses remises en cause radicale de dogmes et des intermédiaires entre l'individu et Dieu (ce que symbolise sa crise de nerfs au Temple, et qui sera pour les saducéens et autres notables juifs le signe de la subversion à éradiquer).
 
Jésus agit mais ne se définit pas par la parole, ou si peu. Il se présente par ses actions. Ce qui ne l'empêche pas de s'affirmer, par sa phrase introductive, "Moi je vous le dis" (amen), qui marque la rupture avec ce que d'habitude, les juifs entendent (faites vos rituels en somme). Le Sanhédrin n'a pas condamné à mort Jésus, après l'avoir capturé, mais s'est débrouillé pour qualifier ses actes de manière à ce que Pilate, seul à même de condamner à mort, puisse le décider. Pilate, parfois présenté comme un dilettante je m'en foutiste (de manière à surévaluer le rôle du Sanhédrin) est en fait un dur. Le délit était donc politique ("le roi des juifs"), titre que Jésus n'a certainement jamais revendiqué, lui qui ne parlait même pas de Messie, mais de "Fils de l'Homme", formule quelque peu énigmatique mais qui correspond à son caractère inédit et à son rapport unique avec Dieu, tel qu'il se le représente. Les termes de Christ, de Seigneur, sont créés par les chrétiens et non issus de la parole de Jésus.
 
Il y a évidemment la question de la Résurrection, centrale dans le christianisme, les textes la traitent de manière désordonnée, hétérogène, et parfois sans cohérence avec ce que l'on sait des calendriers de Pâques, des rites mortuaires. C'est un grand fouillis. Les apôtres et les disciples ne s'y attendent pas, puisqu'ils fuient, s'éparpillent. Certains d'entre eux obtiennent de donner une sépulture à Jésus. 
 

."De graves questions se posent ainsi sur l’historicité du récit. L’absence de toute mention du tombeau dans les credos anciens cités par Paul intrigue. L’absence d’une vénération ancienne du tombeau de Jésus à Jérusalem est aussi frappante ; la localisation actuelle du Saint-Sépulcre remonte à l’empereur Constantin".

 
La résurrection permet de donner une interprétation à la mort de Jésus, incontestablement. C'est ainsi que certains disent que là commence la religion chrétienne. Les récits parlent de manière divergente de visions, multiples, données à des chrétiens, de Jésus ressuscité, et même d'échange de paroles. Seuls les croyants ont ces visions.
 
Daniel Marguerat note bien entendu qu'on touche là à la limite du travail historique. Pourtant, il dit aussi que c'est plus subtil, puisque les textes différents citent ce mouvement de dispersion, puis de rassemblent des apôtres, qui évoque qu'il s'est passé quelque chose. C'est alors qu'il glisse une citation de Ramuz à propos de la position des croyants, "ce n'est pas une explication mais c'est la seule". Marguerat me semble ici pratiquer une insinuation, en contrevenant pour la seule fois du livre, en 400 pages, à sa rigueur d'historien, mordant les bords. Si l'on considère que différentes voies orales ont décrit ce processus de dispersion puis de rassemblement qui implique un évènement majeur (car il était difficile de regrouper tout le monde), alors on ne peut écarter la simple rumeur, ou la vision traumatique d'un des disciples, ou de plusieurs, faisant boule de neige. On pourrait renvoyer Daniel Marguerat à la relecture de "La rumeur d'Orléans" d'Edgar Morin, où l'on a failli après guerre commettre un pogrome dans cette ville sur la base d'un emballement de rumeurs sur la traite des blanches dans les boutiques, souvent appartenant à des juifs, de la rue commerciale de la ville;
 
Marguerat revient ensuite sur l'extraordinaire "littérature en archipel" qui caractérisera les premiers siècles, et que nous pouvons désormais redécouvrir grâce aux archéologues. L'unicité chrétienne était un mythe de vainqueurs. 
 
"Entre le Jésus juif qui argumente sur la Torah et le pilote du vaisseau céleste des âmes, entre l’Enfant génie et le Visiteur des enfers, entre l’interlocuteur de Pilate et le Jésus gnostique dont on occulte la mort, quelle cohérence ? Tous ces courants se sont inspirés de l’« événement Jésus » pour en exploiter une dimension qui satisfasse leurs besoins et leur culture."
 
Il développe aussi les lectures juives et islamiques de Jésus. Pour le judaïsme Jésus a pu être un "rabi qui a mal tourné", puis face à l'Inquisition, les références juives à Jésus ont été expurgées, même si une dimension critique a subsisté, souterrainement, sur ce magicien séducteur. Au XXème siècle le monde juif revisitera la figure de Jésus comme fils d'Israel. 
 
Quant à l'Islam on sait qu'il donne une grande importance à jésus, dans la lignée des prophètes et d'Adam, mais qu'il conteste l'idée qu'il puisse être le fils de Dieu. Il n'est pas mort sur la croix, car c'était une ruse (on voit que Mahomet a pu être influencé par les gnostiques). Il n'est pas divin, il est envoyé par "le souffle" de Dieu, et il est le fils de Marie. Il est un prophète majeur, qui annonce Mahomet et reviendra au moment du Jugement dernier (ce qui n'est pas le cas de Mahomet). Les juifs ont commis une faute en le repoussant. Quant à la tradition gnostique, elle s'exprime fortement dans le soufisme, qui voit le divin dans l'intériorité, le germe divin des gnostiques, qui subsiste en chacun.
 
 
Jésus est le bien commun des trois monothéismes, et à cet égard il peut être le vecteur de leur cohabitation ou de leur convergence, à l'avenir. Mais il reste insaisissable, largement, à l'Historien, de par la diversité des sources et leur nature, mais aussi par son caractère inédit, inassimilable à une catégorie.
 
Pour moi Jésus est un visionnaire, un juif frotté au platonisme, qui voit loin et comprend que le bien est immanent, qu'il dépend simplement des humains, unilatéralement. Mais il ne peut parler que la langue de son époque, celle d'un monde encore monopolisé par les forces surnaturelles. Il ne peut parler la langue d'un monde sécularisé et d'ailleurs il ne peut penser en ces termes, donc il poétise.
 
Il nous dit simplement que le royaume est déjà là, qu'il suffit de le décider. D'être non violent et de se laisser à l'amour, de mépriser l'argent. Que le formalisme rituel n'a rien à voir avec cela.
 
Mais Jésus voit qu'il n'est pas compris. Qu'on ne peut pas l'entendre et que l'on ne le comprendra pas (et c'est vrai, l'Eglise ne l'entendra pas du tout ainsi). A mon sens, il plonge en dépression, d'où sa crise au Temple, et puis son acceptation du funeste sort qui lui est réservé, qu'il ne fait rien pour prévenir, tout au contraire. D'où ses réponses évasives typiques, comme "c'est toi qui l'a dit" (à Pilate). D'où son expression lamentée d'abandon. Destin touchant.
Paradoxalement cet errant incompris deviendra le Seigneur d'un monde, après sa mort.
 
 
 

 

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25 juin 2019 2 25 /06 /juin /2019 03:31
Où en est-on avec Jésus ? -  Vie et destin de Jésus de Nazareth - Daniel Marguerat (PARTIE 1)

Régulièrement, depuis ma lecture il y a vingt ans de "la vie de Jésus" d'Ernest Renan, je fais un bilan d'étape sur Jésus, d'un point de vue historique. Je suis athée, je précise. Athée respectueux et curieux de l'intérêt des miens, des humains, pour le sacré depuis la nuit des temps. D'ailleurs le sacré est à mon sens accessible aux athées.

Pour moi, Jésus est une sorte de Bob Marley de son temps, dépressif (mais pas psychotique comme certains l'ont prétendu, pour des raisons politiques), et génial. Un juif platonicien qui crée sa propre synthèse avec un succès incroyable, du à son propre échec, paradoxe des paradoxes. Sans la croix, Jésus aurait peut-être été oublié, ou serait perdu dans la liste des prophètes. J'y reviendrai sans doute.

Daniel Marguerat est un Historien avant tout. Ceux qui ont vu les documentaires sublimes (et exigeants certes, mais c'est comme tout, il faut se le chercher), de Mordillat et Prieur sur les origines du christianisme sur Jésus et l'Islam et sur l'Apocalypse, le connaissent.

Il ne cache rien. Il est croyant, et théologien (protestant). Mais cela n'enlève rien au fait qu'il affiche et applique très nettement les principes que la communauté des historiens a adoptés pour délimiter ce qui relève de la propagande et de l'Histoire dans le domaine de l'Histoire religieuse. Ces critères me paraissent très convaincants, j''y reviendrai aussi. Cela ne m'empêche pas d'être vigilant, à chaque ligne, au cas où je décèlerai que le croyant déborde un peu. En plus de 400 pages, je n'ai fait la moue qu'une seule fois, et une petite moue. A propos de la résurrection.

N'est-ce pas risqué de considérer Jésus en Historien quand on est croyant comme l'auteur ? Oui. Marguerat le dit. Il y a des choses gênantes (et ces choses gênantes justement sont souvent la marque d'une historicité, sinon on les aurait dégagées des textes, parce qu'elles gênaient la mission évangélique). Par exemple il est compliqué pour un chrétien de se dire que Jésus a eu un mentor, en Jean Baptiste. Pour le fils de Dieu, devenu presque Dieu depuis les conciles de l'Antiquité, c'est compliqué à considérer. Mais Marguerat, lui, n'en est pas gêné, il trouve qu'un Jésus plein d'humanité est encore plus intéressant. La foi, c'est la foi. Ca ne se perd pas aussi aisément. C'est d'abord l'enfance, la famille, les émotions, je suppose. Il en est de même avec la foi politique, que la vie vous arrache parfois en vous mutilant.

Depuis Renan de l'eau a coulé sur le Jourdain, il n'est donc pas inutile de regarder de temps en temps, où l'on en est.  Comme l'a fait, pour Luc l'évangéliste, Emmanuel Carrère, nous livrant un livre sublime, "Le Royaume".

Qu'est-ce qui a évolué ? Ces dernières décennies, c'est l'archéologie, mais aussi un effort de lecture et d'exégèse des évangiles non canoniques (le "canon" c'est les quatre évangélistes Marc, Matthieu, Luc, Jean, ainsi que les actes des apôtres rédigé -de l'avis de tous- par Luc, les épîtres de Paul, et l'Apocalypse de Jean - qui n'est pas le même Jean que l'évangéliste). En outre, de nouvelles théories fleurissent, parfois ce sont des reprises d'anciennes tentatives. Et puis le dialogue entre religions évolue. Ainsi il est important de constater que la "détente" entre monde juif et chrétien ne date que de l'après Shoah. C'est hier à l'échelle de deux millénaires. Et depuis lors, le monde juif, commence à reconsidérer Jésus comme un de ses fils. Ce qui permet de reconsidérer encore ces questions.

 

D'abord, cessons de dire des bêtises. Jésus a existé. La question est "quel Jésus" ? Quel Jésus sur lequel on peut se mettre d'accord hisroriquement, plus ou moins, et quel Jésus au regard de la spiritualité. Des croyants, des non croyants peuvent tout à fait considérer de la même manière un Jésus historique, et deux personnes partageant la même foi peuvent être en désaccord sur l'interprétation historique.

Michel Onfray a récemment, pour créer du scandale et vendre du papier, réhabilité la thèse du début du 20ème siècle selon laquelle ce Jésus serait une fable en lui-même. Je ne savais pas que les bolchéviks avaient aussi donné la-dedans, ce qui me déçoit de leur part. Onfray ne me déçoit pas, je pense depuis longtemps que c'est une baderne narcissique. Il faut vraiment être de mauvaise foi, pardon pour le jeu de mots, pour nier l'existence de Jésus. Car en réalité, c'est un des personnages les plus documentés de son époque, même si nous n'avons rien de sa main (nous n'avons rien de la main de Socrate non plus et de beaucoup d'autres). Des tas de textes, certes chrétiens, évoquent Jésus. Ils sont écrits par des gens qui ne se connaissent pas, qui ne se sont pas lus, et vivent éloignés. De plus ces gens sont parfois en affrontement féroce, et pourtant dessinent des portaits qui diffèrent mais convergent aussi beaucoup. Il est évident qu'il y a eu un Jésus, et que suite à sa disparition,  la nouvelle est partie dans plusieurs sens, portée par des gens dont l'existence est attestée. En outre, les textes chrétiens apparaissent très tôt après la mort de Jésus, ce qui montre que des communautés se sont développées et ont parlé et écrit, très vite, ont correspondu. Toute cette richesse de liens et d'interprétation ne peut surgir du néant. Pourquoi s"intéresser en plus à un mort artificiel, ce qui est un désavantage au départ ? Les faussaires ne se faciliteraient pas l'affaire.  Le plus vieux document dont on dispose est un bout de l'évangile de Jean, daté de 125, alors que l'évangile a été écrit trente ans avant d'après les indices (les références utilisées, comme la destruction du Temple de Jérusalem, permettent de situer les textes). Jésus est mort vers 30, donc dans les décennies qui suivent quatre évangiles sont écrits, et la littérature paulinienne, constituée de lettres à des communautés, écrite à peine trente ans après la crucifixion. Les lettres de Paul montrent qu'il écrivait à des gens qui connaissaient la vie de Jésus, par voie orale au moins ou avaient connu Jésus. Des gens éloignés les uns des autres.

 Il y a aussi des sources romaines, certes rares, mais la palestine était un bled sans importance pour Rome. Tacite parle d'un "Christ" au premier siècle, Suétone aussi. Pline le jeune encore. Et puis il y a Flavius Josèphe, cet historien de la guerre des juifs, qui est passé des juifs aux romains. Mais aussi des syriens. Aucun ne dit que ce Jésus n'existait pas. Dans le Talmud, plus tardivement, Jésus est évoqué, et dans le Coran, il a un rôle important.

Depuis un peu plus d'un siècle, les historiens subodorent qu'avant les évangiles il y a eu un premier texte, baptisé"Q", et malheureusement on ne l'a pas retrouvé. Q est la pièce manquante, car Matthieu et Luc ont des passages communs, précis, que les autres n'ont pas. Ils auraient donc puisé dans un texte, qui serait donc daté d'une dizaine d'années après Pâques. Marc est sans doute le premier évangéliste parmi les canoniques  Puis Matthieu, ensuite Luc qui connaît le texte de Matthieu mais a ses propres sources, ensuite Jean qui lui diverge. On a même dit (ça je le sais d'une autre lecture) que Jean serait le fameux Simon le magicien, gnostique de premier plan.

Et puis il y a les évangiles non canoniques. Dont beaucoup ont été retrouvés après la seconde guerre mondiale en Egypte (gardés par les coptes). Les évangiles des premières communautés minoritaires par leurs options théologiques. Il y a deux courants, la gnose (mélange de platonisme et de christianisme), et les judéo chrétiens, qui tiennent à rester dans le sein d'Israel, et présentent Jésus en conséquence. ils sont très interessants parce que très différents des canoniques. A chaque évangile, se relie une personnalité propre de Jésus, porteuse de son "vrai" message. Ainsi Marie de Magdala, Thomas, ou même Judas.

L'archéologie de plus, tend à confirmer la véracité des contextes décrits par les textes. Que ce soient des inscriptions, des bassins d'ablution, ou ce que l'on sait de la crucifixion à cette époque. Les écrits s'appuyaient sur des récits de gens ayant vécu la période.

Comment séparer ce qui doit être pris au sérieux par l'Historien comme possiblement historique, et la propagande ou l'enjolivement ? L'Historien se donne les repères suivants pour repérer l'historicité :

- Deux sources différentes au moins évoquent le point en question.

-C'est gênant pour les chrétiens (et donc si c'était faux, on ne l'écrirait pas)

-L'inédit de Jésus. Ce qui peut difficilement s'inventer parce qu'on le le trouve nulle part ailleurs.

-La cohérence avec le contexte historique plus large.

 

Si on reprend ces critères, un point saillant est d'une immense importance. La naissance de Jésus pose problème et ceci n'est nullement caché.  Tout converge pour que Jésus apparaisse aux historiens comme un Mamzer juif, à savoir un bâtard, dont on ne connaît pas le père. Les psychanalystes sautent alors de joie.... Se donner Dieu comme père, c'est tout de même ce qu'il y a de plus salvateur. D'autant plus que le Mamzer est très stigmatisé en ce temps là, interdit d'héritage, de mariage avec une non Mamzer. Jésus était entouré de femmes, mais pas marié, alors qu'un rabi doit l'être et avoir une famille nombreuse. Il est mal vu chez lui, à Nazareth (pas prophète en son pays). On ne parle pas de Mamzer dans les textes, mais on ne peut pas contourner le malaise créé par la situation, et même les allusions de certains. Et de plus deux évangiles disent que Joseph et Marie se sont connus tardivement, Jésus n'est pas le fils de Joseph. Alors de qui ? De Dieu. Mais comment recevoir ce message ? On peut aussi le recevoir en se disant "puisqu'il n'a pas de père, son père c'est le Dieu qu'il s'est forgé en lui-même"

Beaucoup de choses s'éclairent, si on considère que Jésus portait ce stigmate. Il nie la famille, ses frères et soeurs, pour lui, ce sont les gens qui l'accompagnent. Son ouverture inédite aux marginaux vient certainement de sa propre marginalité dans sa communauté. Il méprise hautement l'obsession des prêtres juifs pour la pureté. 

Il est donc impossible de savoir où il naît, et quand, exactement. Il naît sous le règne d'Hérode le Grand. Il a des frères et soeurs. Il parle araméen, mais aussi grec, et lit l'hébraÏque. Premier né, il a été très certainement bien éduqué, et il est capable de parler en connaisseur des textes. C'est un homme des campagnes, des villages. Il ne s'approche pas des villes, sauf de Jérusalem.

Le tournant semble la rencontre avec Jean Baptiste, qui annonce la fin du monde et baptise ceux qui renoncent au péché. C'est gênant que Jésus vienne se faire baptiser, mais pourtant c'est central dans les évangiles. Jean est sacrément "disruptif" avec son baptême.  Jésus est baptisé, il a une vision, et sa vie change. Il commence par accompagner Baptiste. Quand Jean est arrêté par Hérode, Jésus continue, mais bifurque. Il annonce le Royaume, parle de l'inutilité des rituels, ce qui compte étant l'amour, et son Dieu n'est pas le Dieu vengeur du colérique mentor. Mais un Dieu de miséricorde. il annonce la bonne nouvelle de l'imminence du règne de Dieu, en allant de village en village.  

C'est surtout un guérisseur. Tous les textes le disent. Il n'est pas seul dans ce cas. Sa manière de guérir est connue dans d'autres traditions. On pense au chamanisme, aux exorcistes, aux hypnotiseurs. En cela il n'y a rien de bien étonnant finalement, dans une perspective cuturaliste. Si on croit, tout peut arriver. Et d'ailleur Jésus le dit lui-même ! Encore aujourd'hui le traitement psychiatrique prend la forme de l'exorcisme, culturellement, dans nombre de cultures (à commencer par le bocage français normand décrit par Jeanne Favret Saada il y a quelques années dans ses livres passionnants). Mais on peut penser aux transes vaudous.  J'ai même pensé à Franz Fanon, quand l'Historien parle de la palestine de l'époque comme colonisée par les romains, ce qui est traduit par des métaphores d'occupation du corps, qu'il s'agit de libérer symboliquement. Un malade soigné par Jésus se dit occupé par un Esprit mauvais appelé... "Légion" !

 

Mais là encore Jésus franchit un pas. Il guérit mais sa guérison est le règne de Dieu qui s'étend. Il montre que le règne de Dieu est en train d'apparaître. 

"Le « Règne déjà-là » survient entre les mains du Jésus guérisseur. À ce titre, Jésus n’est pas un théologien spéculatif comme pouvaient l’être les apocalypticiens avec leurs fantasmagories futuristes ; il est un théologien pragmatique. Il découvre Dieu à l’œuvre plutôt qu’il n’en spécule la possible venue."

 

(Suite à l'article suivant...)

 

 

 

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18 juin 2019 2 18 /06 /juin /2019 14:25
Les révolutions de demain seront Benjaminiennes - Sur le concept d'Histoire - Walter Benjamin

"On le sait, il était interdit aux juifs de prédire l'avenir. La Torah et la prière leur enseignent par contre la remémoration. Pour eux la remémoration désenchantait l'avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les juifs l'avenir ne devient pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie".

 

Nous sommes pris en tenaille entre les réactionnaires du tout était mieux avant, et les "progressistes", pour lesquels le cours du monde est le réel, et ce réel est rationnel. On doit s'adapter et se taire.

 

Ce n'est pas nouveau. Ce clivage existe depuis que l'idée du Progrès a été inventée.

 

Il y a un homme singulier s'il en était, qui dans un désespoir croissant, qui le conduira à l'exil en France, puis au suicide à Port-Bou, convaincu qu'il était d'être rattrapé par les nazis, et épuisé, a essayé, avec son bagage culturel bigarré, de surmonter ce faux dilemme. C'est l'attachant et inspirant Walter Benjamin, qui n'a guère publié de son vivant, mais a profondément marqué ceux qui l'ont connu (voir par exemple le long portrait, touchant, que lui consacre son amie Hannah Arendt, dans sa galeries de portraits, "Vies politiques"). "Benji " a eu une grande influence sur la philosophie d'après-guerre.

 

A l'heure où la notion de "progressisme" est monopolisée par des gens qui tentent d'en revenir au contrat de louage du travailleur, et filent tout droit vers la destruction du monde par dépendance à la marchandise, nous pouvons nous demander, plus que jamais, si le clivage progressiste/conservateur a le moindre sens, s'il ne contribue pas à nous empêcher de penser clairement. Et Walter Benjamin, à cet égard, tombe à pic.

 

En 1940, au bord du gouffre, il écrit un petit texte, que j'ouvre de temps en temps, qui traîne dans ma bibliothèque, titré "Sur le concept d'Histoire". Et qui mérite d'être médité et relu.

 

L'étrangeté de Benji ne se comprend que dans sa maturation dans un contexte très particulier, écrasé par les nazis ou exilé. C'est un pur produit de cette fameuse "mittle europa" qui a produit des génies au début du XXème siècle, et d'une certaine judéité de gauche ou tout au moins rétive au conservatisme (qui était antisémite, de toute façon), qui se retrouve chez Rosa Luxembourg, entre autres, mais aussi Kafka, ou un autre inspirateur de l'Ecole de Francfort, Lukacs. Ces gens parlent allemand, circulent entre Prague, Berlin, Vienne, se connaissent. Ils étudient la philosophie, discutent avec les courants sionistes, ont une éducation religieuse, mais adhèrent au socialisme. A un socialisme non autoritaire, fréquemment. La démocratie leur parait un moyen d'émancipation des juifs, et les Etats, ils s'en méfient évidemment. Benji se lie notamment avec ce qu'on appellera l'Ecole de Francfort, et son esprit rôdera dans leurs écrits ultérieurs, comme un fantôme. Benji a aussi un rapport particulier avec la France, via Baudelaire, et son amour des passages parisiens . Je ne vais pas développer sur sa personne et son œuvre, ce serait très long, mais sachez par exemple qu'il est incontournable pour penser la culture moderne, avec ses écrits sur l'œuvre d'art à l'âge de leur reproduction technique de masse (et qu'on ne peut pas saisir Wharol sans avoir lu Benjamin).

 

Benji" (comme l'appelle Arendt)a été gagné au marxisme. Mais comme d'autres penseurs de ce bouillon culturel juif d'Europe centrale, il l'emmène ailleurs, en dehors de l'orthodoxie aux deux visages stalinien et "social démocrate" (au sens post union sacrée de la guerre de 14).  Ainsi, il est le premier philosophe, devant l'évidence des années 30, à ne pas voir là une "ruse de la raison", qui annonce la révolution (Hitler annonçait la révolution communiste sur son échec, selon les communistes allemands staliniens), mais il est conduit à remettre en cause ou à reformater la philosophie de l'Histoire marxiste, héritée largement de Hegel pour qui la"Raison" se cherchait dans l'Histoire, comme dans une grande dissertation qui finirait par une conclusion où tout serait réconcilié. Hegel pensait que cette synthèse était l'Etat prussien... Et Marx le communisme. Pour Benji, le matérialisme historique doit se débarrasser de son squelette théologique qui cherche à tout justifier au nom d'une logique de l'Histoire linéaire, passive, vide finalement.

 

Pour lui cette affaire de Progrès, ça ne tient pas. Et fidèle à la tradition juive, il parle par allégories (comme Maïmonide le jugeait nécessaire pour toucher des vérités). Benji, fils de bourgeois, à qui l'on menace sans cesse de couper les vivres parce qu'il ne fait que lire, écrire, et accumuler un nombre insensé d'ouvrages, sans réussir de carrière universitaire, considère que le progrès est une idée de bourgeois, et que ses amis marxistes devraient s'en délester. 

Que propose t-il à la place ? 

D'abord, il se tourne vers le passé (ce qui fait que certains gens de droite, comme Finkielkraut, passéiste et nostalgique, aiment Benjamin), et voit le devoir révolutionnaire comme lié à une rédemption des luttes du passé. Il songe aux morts sur les barricades parisiennes. Ce n'est pas la théorisation d'un "devoir de mémoire" comme aujourd'hui, mais de faire justice de ce qui s'est passé. Ainsi les révolutionnaires ont une tâche messianique, qui le rattache à sa culture d'origine. Mélancoliquement, romantiquement, Benji ne parle pas de "lendemains qui chantent", mais au contraire illumine le passé par le regard inspiré de ceux qui le regardent et reprennent le flambeau.

 

On voit qu'à la vision linéaire du "progressisme" libéral ou marxiste, il oppose une vision du temps beaucoup plus complexe, où présent, passé, futur, dansent ensemble. Le passé est un enjeu de lutte indissociable du présent et du futur. " À chaque époque il faut tenter d'arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s'emparer d'elle (...) Le don d'attiser dans le passé l'étincelle de l'espérance n'échoit qu'à l'historiographe parfaitement convaincu ,devant l’ennemi, s’il vainc, mêmes les morts ne seront point en sécurité".

 

Nous en venons à sa fameuse allégorie de l'Ange de l'Histoire. Il s'inspire d'un tableau de Paul Klee (souvent en couverture des éditions du texte), où l'on voit un Ange. En lui il voit un Ange de l'Histoire, qui regarde les montagnes de morts accumulées par l'Histoire, les injustices, les guerres, les répressions. Il n'en détache pas son regard. C'est une vision tragique de l'Histoire, mais réaliste. Benjamin a cette phrase un peu glaçante mais véritablement tragique : 

 

"il n’y a pas un document de la civilisation qui, simultanément, ne le soit de la barbarie". L'Histoire est écrite et véhiculée par les vainqueurs.

 

Cette phrase est aussi à méditer par les simplificateurs de l'Histoire et les manichéens moraux. Car, oui, tout ce qui nous paraît illuminer le passé, a sa part de victime.

 

Mais un vent souffle dans ses ailes, et le repousse, c'est le vent du "Progrès". On est loin d'une vision irénique du progrès linéaire. Le temps est l'expression de notre avancée, certes, mais il ne révèle pour le moment que des monceaux de cadavres. Et le temps s'écoule, l'Ange ne s'arrête jamais pour soulager les souffrances, mais le vent l'emporte et déroule le même spectacle (pour les années qui suivent son texte, on peut dire qu'il a vu juste !).

 

Je disais que l'Ecole de Francfort avait été hantée par Benjamin. La première manifestation en est qu'elle a analysé le fascisme et le nazisme, non comme des régressions, mais comme des produits inédits de la modernité et des chemins pris par la Raison (ce que disaient aussi les surréalistes après la première guerre mondiale, sur la boucherie 14-18). Adorno, ami proche de Walter, insiste sur ce point. C'est un pays cultivé, moderne, qui a enfanté Hitler, et ce n'est pas du tout fortuit. A partir de là, ces penseurs vont penser le totalitarisme comme un phénomène moderne.

 

La révolution alors, n'est pas réalisée au nom du meilleur des mondes attendu, programmé, mais - comme elle commence aujourd'hui même à être appréhendée, ce qui est une prophétie remarquable de Benjamin sur le destin de la modernité - comme une opération de sauvetage contre la grande catastrophe. En son temps, le nazisme occupant l'Europe, en notre temps la destruction de la planète et de l'humanité par conséquent.

 

Benji a théorisé une position révolutionnaire anti progressiste, mais... Non réactionnaire. Celle qui émerge aujourdhui dans une synthèse entre la critique du capitalisme à son stade morbide et la conscience de la mortalité de l'éco système nécessaire à l'humain, semble s'inspîrer de Benjamin.

 

La conscience révolutionnaire de Benjamin puise sa force dans ce regard de l'Ange sur le passé. Dans le lien culturel, puissant, avec ce qui a été vécu, expérimenté, autrefois, et dont on se nourrit et tire les leçons (ce qui n'est pas le point fort de l'époque, certes, la transmission étant méprisée).

 

"Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention".

 

C'est dans la colère de ce qu'on a fait aux nôtres que devrait se nourrir la force de renverser le monde, et non dans un "idéal" abstrait, sans consistance.

 

La révolution devient ainsi nécessaire, urgente, ne peut pas être différée par de savants calculs  sur la "mâturité" (ici Benji est du côté de Lénine ou du Che contre les Mencheviks), elle assume un certain pessimisme et même une mélancolie. Mais elle est synonyme de pure créativité, car rien n'est écrit d'avance. Rien n'est perdu d'avance. Le "Messie" (le peuple) passe par "la porte étroite". Camille Desmoulins aux jardins des tuileries, puis on se déplace à la Bastille. Un homme s'immole, sur une place du Moyen-Orient, et tout bascule. 

 

" Une fois que la société sans classe était définie comme une tâche infinie, le temps homogène et vide se métamorphosait pour ainsi dire dans une antichambre dans laquelle on pouvait attendre avec plus ou moins de placidité l'arrivée d'une situation révolutionnaire. En réalité, il n'existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire".

 

 

 

 

 

 

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14 mars 2019 4 14 /03 /mars /2019 22:57
Georges Bataille, les Gilets Jaunes, et les fascismes - La structure psychologique du fascisme - Georges Bataille

En 1933, Georges Bataille participait à une revue d'ultra gauche, où il fréquentait notamment Simone Weil. Celle-ci se demandait à haute voix comment elle pouvait côtoyer quelqu'un d'aussi différent qu'elle. C'était un débauché, jusqu'au bout, pis que ce que l'on peut imaginer, et un adepte de l'irrationnel, face à une chrétienne morale qui voulait convaincre le monde de se doter d'un fonctionnement raisonnable.  Mais voila, ils détestaient tous deux le capitalisme et travaillèrent ensemble dans cette revue qui comptait dans le milieu de gauche de l'époque : "Critique sociale". Il y a quelque chose de romanesque à les imaginer ensemble. Ceci étant, ils partageaient, l'un et l'autre, l'anti chrétien et la chrétienne, le goût du sacré et la conscience de son rôle pour l'humanité.

Bataille, bibliothécaire absentéiste, consacrait son temps libre à des activités intellectuelles et politiques, et à la débauche, donc. Il publiait peu. Mais il donna à la revue un long texte sur la "La structure psychologique du fascisme", très original, et qui reste une référence par sa profondeur. Il est bien difficile à lire, Bataille écrivant singulièrement de surcroît. Ce texte est facile à trouver en ligne dans son intégralité, il compte une vingtaine de pages, un peu plus, il est édité aussi chez "Lignes".  Il mérite qu'on le relise, même si l'Histoire ne se répète jamais, mais bégaie. Si elle ne se répète jamais, l'être humain lui, démontre certaines constantes. A l'heure des périls, ce texte, que j'ai eu envie de lire en parcourant la biographie de Bataille (dont je parlerai une autre fois, donc), peut être utile.

J'ai lu un certain nombre d'interprétations, psychologiques ou pas, du fascisme, celles de Daniel Guérin, de Wilhem Reich, d'Arendt et d'autres. Ce qui m'intéresse dans ce texte (dans Bataille, c'est encore autre chose, il est passionnant à de multiples égards), c'est qu'il voit dans la démocratie libérale même, et son action d'"homogénéisation", le fruit pourri qui va engendrer le monstre. Et cela peut, aujourd'hui, nous intéresser au plus haut point.

 

Dialectique de l'hétérogène et de l'homogène

 

Bataille a recours à deux concepts, dont j'ignore, je le concède, la généalogie : l'homogène et l'hétérogèneMais dans la manière dont on les utilise, on subodore l'influence de la pensée de Hegel, qui le subjuguait. Même si je ne sais pas si c'était déjà le cas à l'époque.

L'homogène social, c'est disons, ce qu'aujourd'hui nous appelons le monde inséré.  C'est donc la production. La classe ouvrière, en régime capitaliste, a une place particulière dans cet homogène social. Elle relève certes de l'homogène, en tant que force de travail, dans la production. Mais en dehors de la production, elle relève de l'hétérogène. 

Car l'hétérogène est tout ce qui est repoussant et repoussé. On le voit avec les Gilets Jaunes. Un Gilet Jaune, sur sa chaîne de production, est une fonction qui ne pose pas souci. Par contre, en dehors, sur un rond-point, il est de ce monde qui dégoûte profondément les dominants, suscitant des réactions de haine qu'on pensait réservées au passé (leur QI, leur violence supposée, leur fascisme congénital, leur ignorance, leur détestation de l'écologie supposée). C'est bien qu'ils ont transgressé des règles importantes et suscité une peur chez ceux qui ont intérêt à ce que le monde tel qu'il va, dure le plus possible (ce qui paraît une chimère, comme l'était la continuité à l'époque de Bataille, mais bon). 

 

L'hétérogène, donc, rassemble tout ce qui n'est pas utile au fonctionnement du capitalisme. C'est très varié. Du chômeur au fou, jusqu'à l'érotomane. Les déchets aussi. Et d'ailleurs les gens hétérogènes sont appelés, comme on le sait, des déchets. Mais aussi tout ce qui est irrécupérable par le marché. Bataille ne vivait pas dans une société de consommation, il pensait ainsi que la fête était hétérogène. Aujourd'hui, une fête hétérogène est une rave party improvisée dans un bois sans autorisation, non sponsorisée, et où l'Adjoint au Maire n'a pas pu passer un deal avec les organisateurs pour que son cousin fournisse l'alcool.

 

Le chef, surgi de l'hétérogène pour apporter une nouvelle homogénéité

 

Bataille souligne que le leader fasciste vient de l'hétérogène. Il est considéré comme un sale type par la bourgeoisie, qui veut en faire son jouet. On pourrait en effet longuement parler des CV des nazis : des anciens souteneurs, des paumés, des ratés, dont Hitler lui-même, artiste et architecte avorté, qui a connu la misère (voir la biographie incroyable d'Hitler par Ian Kershaw que j'ai dévorée hypnotiquement, et qui s'arrête sur le profil de nombreux de ses collaborateurs). Mais par un certain nombre de subterfuges, son hétérogénéité va magnétiser, et s'avérer divine. Dans l'extrême droite contemporaine, il en est de même. La difficulté que connaissent ces forces à trouver des cadres quand ils s'emparent de positions est patente. Ce sont des marginaux manipulés par des rentiers. 

 

La classe dominante essaie de maintenir l'équilibre et la continuité de la société homogène, qui bien entendu, sur ses marges (l'exclusion dit-on aujourd'hui) côtoie l'hétérogène. Le parlementarisme libéral mène ce travail de régulation, et en même temps l'Etat use de la répression contre l'hétérogène, sous différentes formes. Il faudrait, pour la classe dominante, que cela dure toujours, que chacun accepte son rôle fonctionnel. Mais voila, il y a le risque de rupture de l'homogène.  Une partie de la population qui était tenue dans l'homogène dérive vers l'hétérogène. C'est alors que le fascisme surgit pour s'adresser à elle.

 

Le leader fasciste, qui pourtant vient de l'hétérogène, et n'a que violences pour le fonctionnement de la société homogène pourrie, va entreprendre de re fabriquer de l'homogène, avec d'autres façons que le démocratisme libéral. On connaît les instruments : le charisme, le culte du chef, l'idée de l'unité, qui n'est pas celle d'une société sans classes, mais d'une société d'union des classes sous l'égide du chef, ou encore une geste héroïque aux antipodes du vieux régime croulant que les gens avaient fui pour se rapprocher des hétérogènes.  Le fascisme est inédit dans l'histoire des dominations tyranniques.

"Le pouvoir fasciste est caractérisé en premier lieu par le fait que sa fondation est a la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée."

Un point clef est le ciment du peuple "relié", d'une fermeté d'acier, qui n'est possible que par l'opposition violente à l'Autre. La société libérale était conflictuelle mais admettait la différence dans le conflit, et l'hétérogène, stigmatisé. Pour les fascistes, c'est l'Un contre l'Autre. Le fascisme c'est donc nécessairement le racisme, la guerre. Bataille insiste sur l'aspect religieux, souvent négligé, dans l'affaire, et qui nous rapproche des courants totalitaires contemporains : "le chef en tant que tel n'est en fait que l' émanation d 'un principe qui n' est autre que l' existence glorieuse d' une patrie portée a la valeur d'une force divine" (ça fonctionne avec l'Etat Islamique).

 

Comment on fabrique des bouchers sans remords

 

Bataille, alors que les plus grandes atrocités nazies ne sont pas encore là, malgré la répression féroce en Allemagne, explique par avance les mécanismes, encore jugés mystérieux aujourd'hui, de la participation des petites gens au pire, activement, de la nuit de cristal au plan d'extermination industrialisé :

D'abord, l'effacement de l'individu, enrôlé dans les défilés et les milices.

"Des êtres humains incorporés dans une armée ne sont que des éléments niés, niés avec une sorte de rage (de sadisme) manifeste dans le ton de chaque commandement, niés dans la parade, par l'uniforme et par la régularité géométrique accomplie des mouvements cadencés. Le chef en tant qu'il est impératif est !'incarnation de cette négation violente."

Ensuite le rôle du chef, qui endosse tout, supprime pensée et responsabilité.

"Sa nature intime, la nature de sa gloire se constitue dans un acte impératif annulant la populace infâme (qui constitue l'armée) en tant que telle (de la même façon qu'il annule la boucherie en tant que telle)."

Le passage à l'acte, sur mot d'ordre de Mussolini pour les expéditions punitives, ou de Goebbels avec la bénédiction d'Hitler (le pavé dans la vitrine du commerçant juif) est un moment essentiel. Il en est de même dans l'Etat Islamique. 

"toute action sociale affirmée prend nécessairement la forme psychologique unifiée de la souveraineté, toute forme inférieure, toute ignominie, étant par définition socialement passive, se transforme en son contraire par le simple fait du passage a 1' action. Une boucherie, en tant que résultat inerte, est ignoble, mais la valeur hétérogène ignoble ainsi établie, se déplaçant sur 1'action sociale qui 1' a déterminée, devient noble (action de tuer et noblesse ont été associées par des liens historiques indéfectibles): il suffit que l''action s'affirme effectivement comme telle, assume librement le caractère impératif qui la constitue. Précisément cette opération - le fait d' assumer en toute liberté le caractère impératif de 1' action - est le propre du chef".

Ainsi, un raid d'assassins sur un village yezidi fut comparé par Daesh à une chevauchée des nobles "cavaliers de l'Islam".

 

La volonté d'homogénéiser est socialement pathogène

 

Ce qui a permis le fascisme donc, c'est le faux consensus démocratique. L'homogénéité de façade, que l'on a essayé vainement de colmater. Lorsque les leaders fascistes ont avancé, il était trop tard. L'homogène n'existait plus.  Ceci ressemble terriblement à notre temps. On nous explique que la violence sociale n'existe pas, il n'existe que de la violence de manifestation ou de fait divers. On nous parle de "nos valeurs", de "la citoyenneté", alors que des masses de gens se détachent en réalité de la société homogène, et... Votent pour l'extrême droite. Sans que l'on en tire quelque conséquence.

 

Bataille, pour sa part, en tire la conclusion suivante : la société doit regarder en face l'hétérogène. En produisant une fausse homogénéité qui s'oppose aux hétérogènes, elle produit de la pathologie politique hautement mortifère. C'est cela, le nietzschéisme de gauche d'un Georges Bataille. Le désordre est préférable à un ordre faussement équitable, qui provoque une folie de l'ordre (le djihadiste ou le néo nazi). 

 

L'analyse du fascisme, chez Bataille prend place dans une pensée plus large évidemment. Le capitalisme n'est pas simplement en cause parce qu'il finance les menées fascistes, explication superficielle, mais parce qu'il propose un modèle prétendument homogène, qui ne l'est pas, et montre du doigt les hétérogènes. Il est un monstre froid, qui demande à chacun de trouver sa fonction dans l'espace homogène. Cet espace est clivé. Il y a le possédant, l'ouvrier. Les relations sont marquées, comme l'ont dit d'autres, par la glaciation marchande. Bataille a beaucoup appris de l'anthropologie et a été vivement impressionné par l'économie du don, par les dépenses somptuaires, le potlatch.  Il écrit aussi pour "Critique sociale " un article sur la notion de dépense, qui restera un concept central dans sa pensée. Or, le bourgeois ne dépense pas, il n'utilise pas sa richesse à faire société, mais à un schéma d'accumulation, de réinvestissement ou de spéculation, puis d'accumulation, luttant absurdement contre la suraccumulation du capital. 

C'est donc à une réhabilitation de l'inutile, de l'hétérogène, mais aussi de tout ce qui n'est pas fonctionnel, tout ce qui crée d'autres rapports humains en dehors de la fonctionnalité, que nous appelle Bataille (qui lui-même dépensait son argent dans les bordels et le jeu, sans songer au lendemain, ce que personne n'est tenu d'imiter parce qu'il lit Bataille et le trouve intéressant). Cette réhabilitation de l'inutile contre le fonctionnel est une véritable forme de vie antifasciste. Quand on sort les calicots, superficiellement, entre deux tours électoraux, c'est bien trop tard. C'est déjà joué anthropologiquement. Il est à craindre que Bataille n'ait pas été très écouté, malgré ce que nous savons du fascisme réel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 janvier 2018 5 26 /01 /janvier /2018 09:27
Les paradoxes de l'ogre - "L'affaire Toukhatchevski", Victor Alexandrov

De vingt a trente ans deux sentiers de lecture approfondie m'ont beaucoup occupé. Ils sont extrêmement liés. Deux questions majeures me taraudaient.

Comment la grande espérance d'une nouvelle aube humaine - la grande lueur venue de l'Est- a t-elle pu déboucher sur une immense catastrophe, jusqu'à presque annihiler l'idée d'un autre monde possible que celui régulé par l'accumulation capitaliste. Et comment le nazisme, ce sommet de la violence humaine, a été possible.

 

Puis un peu épuisé par toutes ces horreurs, ce déluge de sang et d'acier, j'ai heureusement débusqué bien d'autres sentiers. 

Evidemment ces interrogations continuent, malgré tout, et elles ne cesseront de me pousser à en savoir plus, à consulter de nouveaux points de vue. Je suis tombé chez un bouquiniste sur un poche seventies d'un journaliste russe exilé, Victor Alexandrov, d'une tonalité "patriote russe", sur "L'affaire Toukhatchevski."

 

La liquidation du maréchal rouge, dirigeant suprême de l'armée, juste au rang inférieur au Commissaire à la Défense a inauguré une incroyable purge de l' armée, d'une ampleur telle qu'on se demande comment elle fut tenable sans réaction de type golpiste. A côté de cette entreprise meurtrière hémorragique les purges actuelles d'Erdogan ressemblent a une querelle de récré autour de cartes pokemon. Comment cela a t-il pu être envisagé, et possible ?


Pourquoi Staline a t-il cru bon de saigner ses officiers a un tel point ? C'est difficile de le saisir a la mesure de l'opacité de l'ogre géorgien. C'est un mélange.

 

Il y a un tournant stratégique d'abord. Staline veut passer un accord temporaire avec Hitler et le leader de l'armée rouge incarne nettement le projet de préparation d'une guerre centrale et même préventive contre le fascisme. Staline ressort un moment ce diable de Karl Radek (un personnage incroyable) du placard pour teaser les nazis sur ce qui deviendra le pacte d'acier (avant de le tuer). Et puis Staline, paranoïaque au plus haut point, pervers dans les formes utilisées (il appelle souvent ses victimes pour les rassurer la veille de leur arrestation), sans doute infecté par les fantômes, fonctionne en éliminant tout témoin des ses errements, revirements, faiblesses, erreurs, ignominies innombrables, même si ces témoins sont impuissants.

Comme s'il brisait des miroirs.

La folie de Staline semblait, c'est moi qui le dit, pas Alexandrov qui ne s'intéresse pas trop au tyran, plus à l'intrigue, projeter sur autrui ses propres tourments. En brisant les gens comme des statuettes, des fétiches, il semblait conjurer des souvenirs, des hontes, des petits secrets honteux. Par exemple il fit tuer tous ceux qui furent témoins des saletés de sa politique espagnole, plus préoccupée de chasser les gens de gauche indisciplinés que les fascistes.



L'imagination est dangereuse.

Staline a toujours frappé en anticipant sur ses adversaires ou potentiels adversaires. Ce fut le cas contre les oppositions internes et les possibilités d'intervention militaire. Avant même que les possibles adversaires n'imaginent leurs possibilités d'agir, Staline les imaginaient à leur place et les prévenaient par la déportation pour les plus chanceux, la torture mentale, l'assassinat et la persécution de leur famille, pour les autres. Le plus étonnant est que chacun pensait s'en tirer alors que l'on ne manquait pas d'exemple de la méthode stalinienne. 

 

Le sort de Toukhatchevski, qui n'a rien vu venir, alors qu'il avait assisté à l'élimination de Trotski, dont il avait proche, est intéressant a maints égards. Le destin du maréchal, issu des corps d'officier tsariste et de l'aristocratie, est témoin de la capacité de ralliement des bolcheviks a leur cause. Lénine a pu incarner l'idée d'une grandeur russe relancée. Encore aujourd'hui, des gens de droite respectent beaucoup la figure de Lénine, qui incarne un renouveau de l'orgueil russe écorné par la fin du tsarisme. On ne verra pas Poutine récuser Lénine, et malheureusement pas non plus Staline. La discipline au final suicidaire du loyal maréchal qui plus jeune vibrait a l'évocation de Bonaparte en dit long non seulement sur l'efficacité du NKVD pour dissuader toute tentation aventuriste de l'armée mais aussi sur l'autorité symbolique et le respect que le Parti avait réussi a inspirer en surmontant la guerre civile, et en assumant le développement industriel du pays à marché forcée. Ce tsunami d'acier avait converti des gens comme le maréchal au communisme, qui était l'autre nom, finalement, du Progrès ou de l'Histoire.


Dans le registre "la fin justifie les moyens" le stalinisme aura tout exploré et plus encore. Mais la liquidation du maréchal, boite de pandore dévastatrice, fut un sommet, et Alexandrov démêle le nœud d'un complot complexe, agrémentant son propos d'un mode de narration romanesque qui empêche de se perdre en route dans les méandres. Le livre n'est pas toujours rigoureusement construit, mais efficace.

 

Staline a laissé le maréchal continuer a prendre des contacts européens pour une alliance antifasciste. Dans le même temps Radek, décongelé de son bannissement, fort de son expérience d'envoyé du Komintern en Allemagne, était envoyé en discussion avec les allemands, les nazis ayant eux aussi reclassé nombre d'anciens serviteurs de l'Etat weimarien. Et surtout le NKVD utilisait un pathétique général tsariste exilé en France et agent double connu des soviétiques et des SS pour fabriquer des "preuves"... d'un complot du maréchal acheté par les nazis pour renverser le pouvoir a Moscou.

 

Sans se parler directement, mais se coordonnant spirituellement si l'on peut dire, les sinistres Heydrich le nazi et Iejov le boucher rouge ont coopéré sciemment pour prendre en étau le héros soviétique et le faire exécuter, préparant le terrain aux diplomates pour une entente  contre nature. En réalité entre deux systèmes totalitaires qui se comprenaient tout a fait avant de s'affronter. Mais Hitler avait raison de jubiler. C'est lui qui tirera les marrons du feu, Staline ne saisissant pas la proximité de l'affrontement, et vulnérabilisant son pays en le privant de ses leaders militaires.

 

Tout cela a été possible pour des raisons peu connues dont  Hans Magnus Ezenberger parle beaucoup dans son livre génial, "hammerstein ou l'intransigeance" et qui tiennent a la complexité des rapports URSS Allemagne. Des liens majeurs ont pu être réactivés ou évoqués avec perversité dans cette période. Déjà Lénine avait passé un célèbre accord avec l'armée allemande pour rentrer en Russie en 17 afin de provoquer la paix, l'Allemagne souhaitant se reconcentrer sur le front ouest. Qui avait servi d'intermédiaire ? Le polonais allemand Radek. Staline l'a garde au frigo pour cela.

 

Plus largement les fragiles régimes soviétique et de Weimar, isolés sur la scène mondiale, ont coopéré, après que le Komintern, toujours Radek a la manœuvre, eut échoué a déclencher la révolution en Allemagne, obsession de survie politique de Lénine et Trotski qui.ne croyaient pas au concept plus tard inventé par Staline, contre tout bon sens, de révolution dans un seul pays, qui plus est arriéré. Berlin devait devenir impérativement la capitale de la révolution internationale.  La vague révolutionnaire retombée, vers 1923, les soviétiques ont considéré que le mieux était encore de coopérer avec les allemands, pour briser un peu l'isolement soviétique, en attendant que le mouvement communiste allemand reprenne des forces, et prenne le dessus sur le SPD, alors pivot de la politique allemande. L'URSS et Radek jouera un rôle important, agira pour que l'Allemagne soit réintégrée dans le concert mondial et puisse négocier une révision plus douce de Versailles.

 

Urss soviétique et Allemagne social démocrate (la théorie du "front uni" entre communistes et socialistes est dessinée à ce moment là) ont donc beaucoup coopéré sur la scène diplomatique et conclu des accords militaires très ambitieux. Des généraux allemands ont pu diriger des manœuvres en Russie et Toukhatchevski comme d'autres a effectué des stages en Allemagne. Les traces de cette époque ont servi de matériel brut aux faussaires tchékistes, nourris en amont par les nazis, pour "prouver" la délirante idée de trahison "hitlero trotskyste" du maréchal. Pour faire tuer un général de ce niveau, Staline a du présenter un dossier solide devant le Bureau politique. Même si chacun savait à quoi s'en tenir, il fallait cependant sauver les apparences, respecter certains rituels. C'est le trait étonnant des pires totalitarismes de parfois respecter les formes; sans doute pour permettre à certains des acteurs de mieux dormir la nuit.


Quand après le pacte d'acier certains généraux de la Wehrmacht venaient assister aux défilés sur la place rouge avant de diriger leurs meutes vers Moscou, ils rencontraient de vieux amis. Le choc cataclysmique de 1941 oppose des dirigeants militaires qui se connaissent très bien, d'où la férocité des combats.


Presque inexplicablement, Staline fera preuve, lui le moins candide des hommes, de naïveté envers Hitler. il ne verra pas venir l'invasion. Déjà quand il liquide les chefs et les sous chefs de l'armée il n'écoute pas leurs avertissements mais cela dure, comme si ce grand psychopathe ne voulait pas se résoudre une fois de plus a sa spécialité du zig zag, à qui il donnait, avec sa malhonnêteté intellectuelle foncière, le nom de "dialectique". 

 

Jusqu'après le déclenchement de l'opération barbarossa il fait exécuter les messagers des alertes. il ne veut même pas voir les troupes allemandes s'amasser vers l'est. Etonnant aveuglement volontaire qui révèle que Staline ne veut pas se donner tort. En exterminant ses officiers il est directement responsable de la catastrophe de la première année de guerre et de dizaines de millions de morts russes qui s'ajoutent a son bilan sanglant.

 

Staline était tout aussi borné et dupe que les munichois occidentaux qui l'avaient convaincu, à force de veulerie, de passer le pacte d'acier. L'armée rouge décimée fut  écrasée par l offensive allemande et pendant un temps Staline reste pétrifié avant de lancer la "grande guerre patriotique" et de nouer les alliances avec anglais et américains. Paradoxalement, c'est l'occasion d une de ces dialectiques dont l'histoire est truffée, le vide permet a de nouveaux visages comme Joukov de prendre leurs responsabilités militaires et de prouver leur valeur comme le firent Toukhatchevski et d'autres en 1917. 



Je me permets d'en tirer une petite leçon pour le contemporain, heureusement dans un contexte qui n"a rien a voir avec les paroxysmes historiques du XXème siècle, du moins pas en occident pour le moment. On nous explique souvent, par une pédagogie fataliste, que l'on ne peut pas changer quoi que ce soit sous peine de susciter une "fuite des cerveaux". c'est le discours maître chanteur de la compétitivité. L'idée de bon sens, simplement raisonnable et juste, de plafonner des écarts de salaire, rien ne légitimant que quelqu'un puisse gagner dix mille fois ce qu'un autre producteur gagne, est repoussée à ce motif. Et bien l'Histoire, et ici celle de la Russie dans des conditions extrêmes, nous montre que la vie sociale a horreur du vide et que nul n'est irremplaçable. Si les élites partent elles sont remplacées par de nouvelles, personne n'étant préparé au devenir historique d'avance, chaque époque produisant ses nouvelles taches et ses figures de proue imprévues. Du pire il ressort toujours quelque leçon utile

 

 

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27 décembre 2017 3 27 /12 /décembre /2017 15:53
Les Lumières ont fait oublier les lucioles - "Actuel Moyen Age", collectif

On dit que le succès de la série Game Of Thrones, dont on ne soulignera jamais assez la richesse, notamment en termes de pensée politique, aurait suscité un regain d'intérêt pour l'Histoire médiévale. Tant mieux.

Fort de cet encouragement là, quatre jeunes chercheurs en Histoire médiévale ont entrepris ce livre collectif, "Actuel Moyen Age", qui se lit légèrement, écrit de manière non scolastique, très simplement, avec humour et espièglerie, sens des rapprochements inédits, utilisation de références "pop". Livre destiné à montrer en quoi se plonger dans le Moyen Age n'est pas une coquetterie, un luxe (et le luxe met en jeu la question des moyens à conserver ou à supprimer) mais permet de mettre en perspective nombre de sujets du temps présent.

 

Pour ma part, j'aime me replonger dans la période médiévale, régulièrement, comme en lisant la biographie de Louis XI par exemple, ou en jetant un œil aux poésies de Christine de Pisan, en approchant telle querelle théologique ancrée en ce temps là. Mais je n'y vais pas, principalement, pour en tirer des leçons pour aujourd'hui. Ni pour apprécier quelque "racine". Ce qui me plait c'est l'étrangeté du même. Je m'explique : ces humains sont à la fois très proches de nous, et très lointains dans leurs conditions de vie et leur vision du monde. Cette étrangeté du commun au lointain me plait. C'est elle aussi qui m'attire vers la psychanalyse, ou encore tout simplement le roman.

 

Au fond, par delà les arguments un peu utilitaristes que donnent nos chercheurs dans "Actuel Moyen Age", pour s'intéresser à cet âge de mille ans, je suis certain que leurs motivations sont proches des miennes. Comment peut-on être si loin et si familier ?  Pourquoi diable ces redondances extraordinaires entre les évènements du passé et d'autres futurs, alors que plus rien ne semble commun ? C'est un des mystères qui au fond fascine, je le crois, tout passionné d'Histoire.

 

Evidemment, le postulat de l'entreprise éditoriale "Actuel Moyen Age" ressort d'une critique de cette idée héritière du républicanisme vieux genre : le médiéval serait ténébreux.

 

La révolution aurait apporté la lumière, et évidemment il fallait à cette étape de la consolidation républicaine, l'époque de Michelet puis des "Jules" et des hussards noirs, accentuer le contraste avec le passé, obscur. L'obscurantisme est toujours attaché au moyen âge. On parle de "renaissance" parce que quelque chose est mort auparavant.

C'est peut-être vrai, en partie, mais ce n'est pas tout à fait vrai.

Si ces chercheurs se sont passionnés pour la période, c'est qu'elle avait de quoi passionner. Elle est riche, très riche. Etudiant je me souviens d'étudier la guerre de cent ans et de me dire que je n'arriverais jamais à me souvenir de la simple chronologie de base du conflit. Et c'était vrai (vous pouvez déjà deviner que je n'ai pas été retenu à Normale Sup, avec ça).

Les médiévaux avaient aussi, comme tous les habitants passés par cette planète, le sens de remplir leurs jours. C'est quelque chose que l'on ne peut pas enlever à l'humain, pour le meilleur et pour le pire. Il invente toujours quelque tumulte.

 

Sujet par sujet les chercheurs s'emploient donc à montrer en quoi les questions soulevées à l'ère médiévale résonnent avec nos propres questions. Ce dont découle la leçon suivante : les enjeux que nous affrontons sont toujours historiques. Un phénomène humain ne doit jamais s'aborder comme totalement naturel. Ce qui est humanisé est historicisé.

L'humain est ce qui ne stagne pas en nature.

 

Ils commencent d'ailleurs par le sujet de la famille, lieu naturalisé par excellence. Le Moyen âge montre que la famille est constructiviste. Il a fallu que l'Eglise lutte contre la polygamie mérovingienne, qu'elle installe la notion d'enfant légitime, qui n'existait pas en des temps qui font rêver pourtant nos "identitaires" qui luttent pour des crèches en Mairie...  La normalisation chrétienne prendra beaucoup de temps en réalité et l'union libre ne disparaîtra jamais, elle n'a pas été inventée par le vingtième siècle.

 

S'intéresser au Moyen Age permet de voir autrement certains contrastes trop évidents, de les re questionner. Le travail des femmes, par exemple, est souvent présenté comme une nouveauté liée à la première guerre mondiale. Sans doute s'il s'agit du travail salarié. Mais les femmes travaillaient durant le Moyen Age, aux champs comme en ville, et d'ailleurs dans le monde paysan la frontière entre travail de maison et travail de champ n'existait pas. C'est une parenthèse bourgeoise, au 19eme, qui a créé le dogme, finalement assez fugace, de la femme à la maison à ne pas travailler. Et encore ce dogme était-il ignoré d'une grande partie de la population. Ce ne sont pas non plus les femmes kurdes qui affrontent Daesh qui ont été les premières à prendre les armes bien sûr.

 

Les relations ambiguës, floues, entre hommes et femmes, que l'on pense réservées à la post modernité, pullulent dans la littérature médiévale. Courtiser la femme du seigneur est possible pour un chevalier. L'homosexualité fut certes réprimée, mais inégalement selon les époques et les lieux, et parfois on ne punissait pas sévèrement. La distinction entre "actif", quelque peu toléré et "passif", réservé aux dominés, datant de Rome, a perduré.

 

Paradoxalement, c'est la fin de l'âge médiéval, l'apparition de la modernité, et tout cela nous renverrait à Foucault, qui marque une évolution vers une société disciplinaire beaucoup plus sévère. Silvia Federici dans ses études de la sorcellerie a montré en quoi l'apparition du capitalisme a nécessité la mise au pas des corps, des pratiques privées. La modernité a sans doute encore plus brutalisé que le médiéval parce qu'elle avait besoin de dresser un type d'homme à des fins de productivité et de transformation en salarié. L'inquisition a certes été terrible, mais elle aussi inégale. Longtemps elle a plutôt cherché à faire changer d'avis. C'est au moment de la contre réforme qu'elle va devenir on ne peut plus violente.

 

Si l'on reprend chaque contribution de ce livre, et que l'on recoupe, on voit que les temps les plus obscurs ne sont donc pas imputables au Moyen Age, mais à la transition entre le médiéval et la modernité, époque à la fois éclatante, sur le plan artistique, sur le plan des découvertes, de la philosophie, mais aussi extrêmement violente. C'est le temps des guerres de religion, de traque de la dite sorcellerie, de déploiement mondial de l'esclavage, d'extermination des amérindiens.

 

Le Moyen Age n'est pas une ère d'imbéciles, à opposer à l'apparition soudaine du génie à la Renaissance. La notion d'échange par exemple, inclut beaucoup plus qu'aujourd'hui, dans le langage utilisé, la conscience du lien social qu'il construit et implique. Il y a dans l'échange médiéval une conscience sociologique dont sont dépourvus nos financiers éduqués à l'idée qu'il n'y a "pas de société" (Margaret Thatcher).

 

Contrairement à l'imagerie républicaniste un peu sommaire, et les travaux récents le confirment, le Moyen Age était plus alphabétisé que l'on n'a voulu le croire. Sur le plan savant, l'idée d'une disparition pure et simple du rapport à la pensée antique est fausse, puisqu'on polémiquait sans cesse entre les interprétations d'Aristote. Le Moyen Age n'a pas méprisé le savoir. Au contraire, il l'a toujours lié à la réussite sociale. Ainsi Marco Polo, pris en exemple, tire sa gloire du savoir qu'il a accumulé.

 

La pensée politique n'a pas stagné, elle s'est développée autour de très nombreux conflits. Par exemple entre le Pape et l'Empereur, ou pour la construction de l'Etat, le monopole de la violence légitime. Le livre compare même le conflit entre Roi de France et templiers à celui qui peut opposer nos Etats actuels à certaines organisations transnationales. Même le débat autour de la gestion de l'Etat, du nombre de fonctionnaires, occupait les "Etats". Les concepts politiques étaient plus subtils qu'on ne veut souvent le croire et notamment si la monarchie était de droit divin on affirme très tôt que le Roi a pour devoir de servir le peuple. C'est manifeste chez Saint-Louis.

 

A certains égards, les médiévaux sont plus modernes que la modernité, par exemple dans la manière dont à certains moments, dans certains milieux, ils appréhendent la Méditerranée comme un ensemble. Bien évidemment il ne s'agit pas d'idéaliser le passé, et la plus grande ouverture coexistait avec la traque des étrangers pour trouver exutoire à la Peste par exemple.

 

La continuité de nombreux phénomènes, depuis le Moyen Age, les chercheurs prennent l'exemple des supporters de sport (les gigantesques "factions" à Constantinople), doivent nous interroger, au delà du snobisme, sur les besoins profonds qu'ils viennent exprimer (ce qui ne veut pas dire que ces formes soient éternelles).

 

Certaines idées médiévales, comme si l'humanisme moderne vacillait d'ailleurs, reprennent comme étrangement du poil de la bête... et sans jeu de mot c'est le cas pour la conception de l'animalité. On sait que cette époque réalisait des procès de cochons. Ce qui implique une égalité juridique qui est aujourd'hui revendiquée par tout un courant écologiste, de plus en plus bruyant. D'ailleurs, nos ancêtres ont eux aussi été confrontés à des soucis que nous pensons simplement les nôtres, comme la pollution urbaine, la gestion malaisée des déchets. Leur manière de réagir est une référence utile.

 

Ce qui me semble personnellement merveilleux dans le Moyen Age c'est que malgré le peu de moyens techniques dont on disposait, tellement était possible. On parvenait à tisser des liens complexes de la Chine jusqu'à l'occident, à donner vie à une diplomatie subtile par exemple, alors que les déplacements étaient risqués et très lents. Le Moyen Age a paradoxalement un aspect rassurant. Même démunis, les humains se débrouillent à créer de la civilisation, de l'Histoire. De la guerre, beaucoup de guerre, certes. Mais n'oublions pas que pour qu'il y ait guerre, il faut qu'on ait à défendre et à conquérir.

 

Si le Moyen Age, où rien n'était mort, et que les Lumières à venir ne doivent pas assombrir au point où l'on oublierait ses lucioles, est "utile", c'est bien à cet espoir là. Dans le dénuement, nous saurions nous aussi capable d'édifier des cathédrales, d'inventer l'enluminure, de créer un réseau d'universités européennes en polémiques constantes, d'explorer le monde. C'est encourageant pour la suite qu'on nous annonce.

 

(les quatre chercheurs sont Florian Besson, Pauline Guéna, Catherine Kikuchi, Annabelle Marin)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 décembre 2017 7 24 /12 /décembre /2017 19:30
Le plaisir de fréquenter un peu le grand Molière - "Tel était Molière", Georges Poisson

La phrase "tout est politique" est mal comprise. Tout a une part de politique, sans doute, tout nous relie, mais tout n'est pas réductible à la politique, tout ne doit pas relever de l'affrontement politique, du volontarisme des pouvoirs, de la manipulation propagandiste ou de la force de la Loi. On reparle en ce moment du rapport entre l'œuvre et l'auteur, entre l'œuvre et l'auteur d'un point de vue moral, par instrumentalisation politique, à mon sens terriblement réductionniste.  On revoit malheureusement, à mon sens, ce qu'on pensait disparu avec l'esprit de censure réactionnaire, comme des manifestations demandant d'interdire une œuvre à cause des opinions ou pis, du comportement intime d'un auteur. Un metteur en scène infâme avec les femmes devrait voir ses films mis au pilon, nous dit-on, ce qui est une manière de se permettre d'interdire une œuvre, de briser ce tabou de la liberté créative, durement payé. Manière aussi, de s'en passer, des œuvres, et d'en rester à la pauvreté des préjugés et des jugements préconçus.

 

Il est absurde d'assimiler une œuvre à une biographie et de la réduire à un objet moral ou politique d'ailleurs.

Par contre, pas plus que l'amour n'est une flèche d'un ange tombant ici et là au gré de ses caprices, une œuvre ne tombe pas des nuées comme la foudre pour frapper au hasard (même la foudre ne le fait pas). L'œuvre éclaire la vie, la vie éclaire l'œuvre, bien entendu.

Proust a beau avoir raison contre Sainte Beuve, et une œuvre puise dans le secret de l'imaginaire, elle n'est pas réductible à un mécanisme biographique. Il n'empêche qu'un auteur est de sang, de chair et d'émotions, de douleurs de désirs et de joies, de passions, de vécu. Sa plume trempe dans l'encre de ses jours. La vie d'un auteur n'obère pas le mystère de la création. Mais elle permet de s'approcher du foyer où elle crépite.

 

Découvrir la vie d'un auteur, c'est aussi l'apprécier un peu plus, apprécier ses œuvres par un autre versant éclairé. Comme avec Molière, que l'on peut accompagner sa vie durant avec "Tel était Molière", de Georges Poisson, biographie précise, qui se démarque par le sens du patrimoine et des lieux de son auteur, permet d'ancrer le souvenir de Molière dans Paris ou ailleurs, à Pézenas, à Versailles naissant, à Vaux.

 

La vie de Molière est aussi, par sa narration, un moyen d'agiter le souvenir d'une France qui se recompose sans cesse, se transforme, se recrée. Il hante des lieux de son souvenir, mais les fantômes n'ont pas l'air qu'ils avaient de leur vivant. C'est une biographie d'Historien autant que de lettré. Mais d'Historien attaché à la pierre, à ce qu'elle laisse ressentir du passé lointain, sans illusion sur ce qui est dilapidé pour toujours. Le souci d'ailleurs, de la vie de Molière, c'est qu'elle manque, étonnamment au vu du rôle officiel de Molière, d'archives. Il faut au biographe un grand sens de l'hypothèse, et de l'autoanalyse pour ne pas romancer et trop verser dans le romanesque.

 

L'autre parti-pris de cette biographie là c'est d'insister sur l'importance des rapports entre Molière et Louis XIV, sans les idéaliser, mais justement en restituant ces liens dans leur équilibre (il rappelle notamment le rôle central de la fonction assez méconnue de Molière, héritée de son père, de valet de chambre du Roi, qui l'installait dans son intimité) mais  aussi dans leur caractère fondamental pour la vie de Molière.

 

C'est que Molière vit lors de l'installation de l'absolutisme d'après la Fronde. Il doit faire avec. Pour exprimer son génie il doit composer avec les grands protecteurs, et comme son génie est le plus grand de son temps, qui n'en manquait pas, c'est auprès du plus grand qu'il pourra trouver la garantie nécessaire. Molière acceptera d'être l'outil du Roi, comme d'autres, et notamment Lully, qu'il crut longtemps son ami mais qui le trahira, peut-être jusqu'à écourter sa vie en atteignant sa santé déjà faible. Molière sera très proche du Roi, qui le soutiendra souvent, mais il n'en sera pas l'ami, car le Roi n'avait pas d'ami, simplement des serviteurs. 

 

Il est particulièrement émouvant de voir cet artiste géant, et d'autres, obligés d'en passer par le contrôle politique, sous peine de se taire à jamais, tout en trouvant le moyen de signifier ce qu'ils avaient à exprimer, envers et contre tout. Marcher sur la crête, ou sur le fil de l'épée, est partie intégrante de leur génie. Molière savait trouver la bonne vague pour sortir ses banderilles. Il frappait telle ou telle catégorie quand la fenêtre politique le permettait. Ce n'est qu'avec Tartuffe qu'il s'est un peu trompé, temporairement, faisant les frais de la tension entre le Roi, le jansénisme, les dévots, le Vatican. S'il fait des concessions, s'il répond aux injonctions royales, c'est sur la forme, le genre, mais il ne cédera jamais sur son intégrité artistique. Le Roi qui n'était pas un grand intellectuel, mais aimait par dessus tout les artistes, savait d'instinct, lui-même danseur, qu'il ne fallait pas trop se mêler de la création d'autrui, et préfèrera instaurer une sort de dialogue avec eux.

 

Tout cela ne pourra pas durer. La main de fer, même bienveillante, mais toujours à la menace planante, ne sera plus supportée. Elle éclatera un jour, sous les coups de tant de talents étouffés par une société pré ordonnée.

 

Molière est tout sauf un opportuniste. Il prendra au système ce qui est nécessaire, mais il ne se cachera jamais contre des coups dont il savait qu'il ne pouvait, en plus, les supporter, lui le sensible, ce qui le rend infiniment attachant. Rien ne lui demandait, sinon les nécessités de l'esprit, de réaliser Tartuffe et de subir l'interdit, malgré le Roi qui cette fois-ci dut composer.  Il aurait pu précocement quitter la scène, et le sort méprisé de saltimbanque, qui lui coûta un enterrement infâmant d'ailleurs, pour la gloire de l'auteur reconnu, sans doute l'Académie française. Mais il n'abandonna jamais les siens, qu'on connaît mieux grâce à une biographie comme celle de Georges Poisson. Ceux avec qui il tenta longtemps avant sa gloire d'ouvrir un théâtre à Paris, dans le Marais, échouant, puis auprès desquels il écuma la province pour gagner son pain. Avant d'être croisé par le Roi et de devenir le comédien et l'auteur le plus glorieux du Royaume.

 

Molière n'allait jamais trop loin, mais autant qu'il le pouvait. Son sens psychologique le poussa a créer cette alternance entre la farce et la comédie sociale, ménageant la capacité de la société à supporter ses audaces, tradition qui est encore à l'œuvre dans cette Comédie Française qui reçut son héritage, et existe, juste à côté de ce Palais Royal dont Molière reçut la jouissance pour sa troupe.

 

La haine qui le visait, de la part des dévots et des jaloux que ne manque pas de susciter le génie, ne le découragea jamais. Simplement parce qu'il ne pouvait pas faire autrement que d'écrire ces rôles de comique de caractère, fustigeant les défauts de ses contemporains, bien au delà de ses contemporains. 

 

La biographie de Molière, qui permet d'éclairer ici et là son œuvre mais jamais de l'enfermer dans quelque déterminisme, le génie créatif consistant justement à inexplicablement créer de l'inédit à partir d'un immense sens d'observation, est une incursion possible parmi d'autres dans cette époque si particulière où s'installa une spécificité française, l'absolutisme royal, humiliant les aristocrates, les châtrant même (l'évolution de l'art de la guerre aussi l'explique), tout en instrumentalisant une bourgeoisie symboliquement méprisée, (comme Molière le fils de tapissier fructueux) qui détermina fortement le sort de la France, en empêchant notamment certaines formes de compromis social.

 

Le résultat fut que c'est par une explosion immense que la France se sortit de la royauté, et que la France c'est avant tout l'Etat, ce qui marque encore le pays profondément aujourd'hui. On sait combien la culture joua un rôle majeur dans la construction de cet absolutisme là, et Molière en fut un outil primordial.

 

Il mourut en sentant sa disgrâce arriver, non pas qu'il ait fauté, mais parce que l'évolution du règne de Louis en appelait à d'autres formes artistiques. Il reste que Molière, qui connut la gloire et la réussite financière fut reconnu comme auteur de son vivant, ne sera jamais oublié ou mis entre parenthèses. Son œuvre accéda au rang d'une véritable mythologie dont nous, écoliers de la République depuis des générations, sont les dépositaires. Molière est éternel. Son universalité implique d'ailleurs des dialectiques, voire des contradictions (entre le moraliste Don Juan et l'anticlérical Tartuffe par exemple, entre le Molière parfois féministe et le misogyne des Femmes savantes). Chaque génération le joue et le jouera, capable de le reformuler, car ce qui est universel est par là même, toujours réinterprété. Il mérite bien qu'on se penche un peu sur sa vie, qui ne manque pas d'être tout aussi extraordinaire que son talent de comédien, d'organisateur de fêtes, de dirigeant de troupe, d'auteur, d'inventeur de genres.

 

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6 septembre 2017 3 06 /09 /septembre /2017 00:17
Point Godwin du marché éditorial - "La disparition de Josef Mengele"- Olivier Guez

Il ne sert à rien de critiquer négativement les livres qu'on lit. Il y a tellement de bons livres à défendre. Je passe, la plupart du temps. Mais voila, parfois, la critique négative apporte, en contraste, certaines réflexions utiles. Et puis, certains livres bénéficient, comme celui dont on va parler ici, d'amples louanges. Donc un contrepoint, même dans son coin inaudible, ne porte atteinte à personne. Mais ce qui peut être dit mérite toujours d'essayer de l'être.

 

Je ne sais qui a eu l'idée de cette "Disparition de Josef Mengele" qui fait carton plein dans toutes les chroniques de la rentrée littéraire 17. L'auteur a peut-être le sens de ce qui touche juste pour toucher le jackpot. Ou l'éditeur.

Il est certain que depuis 'Les bienveillantes", le livre qui nous conduit à côtoyer de près les nazis dans la veine de "la mort est mon métier" de Merle a repris sa place dans les rentrées littéraires. Il y a eu le livre réussi de Laurent Binet sur Heydrich. Il y a aujourd'hui cette chronique de la fuite de Mengele, le médecin infâme d'Auschwitz.

Mais celui-ci ne me paraît pas une oeuvre de grande qualité. Il me semble juste céder, certes habilement, à une tentation de succès appuyée sur la fascination du morbide. Fascination, dont d'ailleurs, paradoxalement il se gausse sincèrement (la poutre, la paille.... Toujours la même histoire), quand il évoque les sous james bond qui utilisaient autrefois des fantasmes sur le docteur de la Mort.

 

Le grand critique Antoine Albalat avait écrit un essai sur le bien écrire, défini à partir de son contraire. Et on peut procéder de la sorte pour se demander ce qu'est un bon roman.

Est-ce un puits de documentation? Comme l'est certainement le livre de Monsieur Guez. Non. Une synthèse documentaire,même joliment rédigée, n'est pas un grand roman.

 

Est-ce de dénoncer le mal ? D'une certaine manière le livre dénonce, il montre l'incapacité totale de Mengele à se remettre en cause, son fanatisme continué, sa mauvaise foi infinie, sa cruauté fondamentale. Et bien cela ne suffit pas non plus Un grand roman ne tient pas à la justesse de ses idées ou à sa valeur morale.

 

Un grand roman a besoin d'un point de vue. 

Un grand roman a besoin d'une épaisseur humaine, qui peut d'ailleurs procéder paradoxalement du minimalisme.

Un grand roman a besoin d'aller là où seule la littérature peut aller.

 

Ce "roman vrai" sur Mengele ne me semble détenir aucune de ces qualités.

 

La chronique n'a pas de point de vue particulier. On nous raconte la fuite d'un rat qui se terre. Mais qu'est-ce que l'auteur a à nous dire de spécifique à ce sujet ? Rien.

 

L'épaisseur humaine des personnages est inexistante. Même celle de Mengele. Et ce n'est pas en inventant certains de ses rêves, d'ailleurs ridiculement cousus de fil blanc, que l'on y parvient.

 

Enfin, à part le confort du lecteur, la forme romanesque n'apporte rien de plus qu'un long essai documentaire. Ou pas assez. D'ailleurs on peut être critique sur l'indistinction que l'auteur laisse flotter entre ce qu'il a recueilli et l'imaginaire. Les bons "romans vrais" savent teinter ces distinctions pour nous permettre de nous y retrouver.

 

L'absence de travail réel sur la langue procède en réalité de ces éléments. Car le style est la marque de la singularité.

 

Alors oui, on s'étonnera un peu, si on ne s'est pas intéressé au cas Barbie par exemple, de la facilité avec laquelle les criminels nazis ont évolué, surtout dans l'immédiat après-guerre, en amérique du sud.

On découvrira l'aspect ignoble du peronisme, qui alors même qu'il séduisant des gens comme le jeune che guevara, couvait les plus grands tortionnaires nazis.

On découvrira quelque peu ces nazis d'outre atlantique, dont Roberto Bolano se moque tant dans 'la littérature nazie en amérique", qui sont tout étonnés quand les exilés leur disent que oui, les crimes dénoncés par l'ONU sont bel et bien réels, et qu'il faut en être fier. On redécouvrira le malaise au sujet d'une Allemagne qui a largement contourné l'épuration, dont la Police post 45 est noyautée par les anciens nazis. On sera un peu nauséeux en découvrant les motifs qui ont permis à ces criminels de s'en sortir.

 

On apprendra toujours des choses, qu'on peut aussi lire dans des tas d'essais à sensation sur l'espionnage. Ou on verra une certaine part de vérité rétablie, par delà les fantasmes. 

Mais à quoi tient finalement le livre ? A la fascination pour le monstrueux, essentiellement. Même si l'auteur ne joue pas trop avec cela. Un peu, parfois.

 

C'est un livre court et on sent tout de suite qu'il l'est trop. J'ai songé au contraste avec un grand livre que j'ai lu il y a quelques mois, de Munoz Molina, sur la cavale de l'assassin de MLK, un fasciste (voir dans ce blog). Les différences sautent aux yeux. Munoz Molina plonge totalement dans la peau de ce personnage détestable, s'acharne à le comprendre, par le corps, par toutes les traces qu'il laisse. Loin de la superficialité qui touche ici Mengele. Un bon auteur est un obsédé. Pas uniquement un bosseur.

 

Munoz Molina, comme Binet pour Heydrich, font de leurs livres des tunnels d'interrogation sur l'esprit de résistance, sur l'acte d'écrire sur les sujets qu'ils choisissent. Guez n'est jamais qu'un chroniqueur absent, et on aurait aimé le voir se débattre avec son envie d'écrire sur Mengele. Cette envie ne va pas de soi. Aller là ou cette ordure s'est cachée a un sens. On aurait souhaité le voir se dépatouiller de cela. Non, malheureusement.

C'est le signe : l'objet s'est imposé comme une évidence, parce que ça se fait, ça marche, c'est bankable. C'est louable au regard du devoir de mémoire.

 

Ce qui est louable ne suffit pas à donner naissance à un grand roman. Mais ici à une oeuvre anecdotique. Au prix d'une implication certainement très forte.

Mais pourquoi ? Pour faire un livre qui n'existait pas ? Mais pourquoi écrire ce livre là ? C'est ce qu'a manqué l'auteur. Il aurait aussi pu, comme dans "les bienveillantes", nous plonger dans le chaos. Il n'a pas non plus choisi cette voie difficile. Finalement, malgré l'effort documentaire, le livre a sans doute pâti d'un manque d'ambition.

 

En réalité, me dis-je, est-ce que cette histoire là a le moindre intérêt ? 

 

Un salopard de la pire espèce se terre avec l'aide de complices fanatiques. Il a de plus en plus de mal à se cacher, parce que la stupeur passée, on s"intéresse au passé. Il s'étiole dans son exil. Oui, et ?

Et c'est tout. Les péripéties de la vie de Mengele après la guerre n'ont guère d'intérêt. Ce pauvre type a plongé dans l'angoisse, a gémi, s'est caché. 

Je ne sais pas si ce destin minable mérite quoi que ce soit de construit.

C'est peut-être cela que l'auteur aurait du aborder.

 

Et puis il y a cette fin irritante, qui assène. Ou l'on règle en deux phrases son sort à l'humanité. Cela semble camper une lucidité admirable que de prétendre que toutes les deux ou trois générations on massacre tout le monde. C'est un peu court. Il faudrait nous en dire plus. Freud, dans "Malaise dans la civilisation", par exemple, nous en a dit plus. Qu'est ce que ça signifie de balancer, comme ça, que l'humain est une entité horrible ?

 

Rien n'est moins certain. Parce qu'il n'y avait pas que des Mengele quand Mengele vivait. Et puis, Monsieur Guez, vous oubliez que l'on n'a pas du tout attendu deux ou trois générations. Ca ne s'est jamais arrêté. Tout comme la bonté ne s'est jamais arrêtée elle aussi.

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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