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18 juillet 2019 4 18 /07 /juillet /2019 22:12
Pour tuer une philosophe, il faut la transformer en sorcière – Hypathie, l’étoile d’Alexandrie, Olivier Gaudefroy

Hypathie d’Alexandrie, figure émouvante qui a traversé les âges, a été projetée aux yeux d’un grand public par le film « Agora » d’Alejandro Amenabar, qui s’est cherché un chemin entre réalité historique et surinterprétation didactique. Là où dans l’Histoire il y a des « blancs », Amenabar laisse aller son imaginaire, et voit carrément la philosophe greco égyptienne comme une Galilée qui aurait été ensevelie par l’obscurantisme naissant. Je trouve qu’Agora est un très joli film (je suis un fan de Rachel Weisz de toute manière et je veux bien tout lui pardonner), mais ces jeux de manipulation ne m’ont jamais plu. Autant on se fiche de l’exactitude historique en fiction, lorsqu’il s’agit de détail ou de modifier la forme pour mieux restituer le sens (par exemple dans la série Chernobyl, la communauté scientifique est personnifiée par un personnage), autant changer le sens d’une œuvre, d’une existence, est tout de même critiquable. Amenabar pourrait arguer du fait que son hypothèse est tout à fait envisageable. Oui, mais voilà, entre l’envisageable et la réalité objectivée, le spectateur, lui, ne peut pas distinguer. Il est donc « manipulé ». Certes, on va au cinéma pour être manipulé, cela fonctionne comme une hypnose qui nous fait tenir pour réel ce qui ne l’est pas, et nous jouons le jeu, mais au fond nous savons bien que nous voyons de la fiction. On butte souvent sur ce type de souci avec les films historiques, car ils ne reposent que rarement sur une réflexion approfondie sur le concept d’Histoire, malheureusement. Ceci étant, le film d’Amenabar oscille, et a aussi réussi à faire comprendre les enjeux de cette époque, où le christianisme, autorisé, puis religion officielle, écrase le paganisme.

 

D’où l’utilité, si vous revoyez ce film, touchant (et la vie d’Hypathie est touchante) formellement très bien réalisé (« on s’y croirait » comme on dit), de lire la petite biographie, « Hypathie, étoile d’Alexandrie », que consacre Olivier Gaudrefoy à la philosophe néoplatonicienne, pour s’y retrouver un peu. Gaudefroy n’est pas historien à ma connaissance (peut-être a-t-il suivi des études d’histoire ? je ne sais pas), mais il a écrit des romans policiers dont l’enquêtrice est Hypathie. On l’a donc poussé à réaliser une biographie, et malgré la faiblesse des sources, ne s’est pas dérobé. Ce que l’on peut savoir d’Hypathie nous vient de très peu d’éléments. Principalement les sept lettres admiratives et dévouées qu’un de ses élèves, devenu évêque, lui adressa. Mais aussi les commentaires à son propos d’un autre néo platonicien, d’Athènes, écœuré par sa disparition.  On trouve une référence dans une encyclopédie antique, aussi.

 

D’abord précisons quelques repères : en 313, le christianisme est autorisé, après la conversion de Constantin. Quelques décennies plus tard, vers 380 Théodose lance une campagne contre la destruction des temples païens et le christianisme devient la religion officielle de l’Empire romain. Douze ans plus tard, le paganisme est carrément interdit en tant que culte. En 415 Hypatie est assassinée, dans des circonstances à l’évidence horribles.

 

Alexandrie, la ville du fameux « phare », est une création grecque en Egypte, décidée par Alexandre le grand lui-même, quatre siècles avant JC.  Les descendants d’Alexandre, les Ptolémée, en font la ville de l’esprit, construisant la fameuse bibliothèque universelle et un lieu d’accueil plein de prodigalité pour les gens de savoir, en résidence comme on dit aujourd’hui. La ville accueillera Eratosthène, qui mesura la circonférence exacte de la terre, Aristarque de Samos, qui comprit que la terre tournait autour du soleil (Amenabar fait d’Hypatie sa continuatrice, qui parvient à le prouver empiriquement, juste avant de mourir, ce qui n’a aucun fondement historique). Il y a aussi Euclide, qu’on ne présente pas, la première école de médecine, et le Ptolémée du « système de Ptolémée », conception astronomique erronée (mais utile et fondée sur l’observation) qui met la Terre au centre, qui resta en vigueur jusqu’à l’âge moderne, et dont la remise en cause suscite bien des ennuis pour Galilée, après Copernic et Keppler. Le père d’Hypatie a commenté Ptolémée, avec l’aide de sa fille. A l’époque où elle vit, la grande bibliothèque a été endommagée par l’Histoire des conflits entre Empires, et l’essentiel du savoir « non chrétien » est conservé dans la bibliothèque du temple de Sérapis. que les chrétiens saccagent donc, en 391. Hypathie a vécu ces moments de destruction, sans doute avec une infinie tristesse.

 

Après le fameux épisode de la mort de Cléopâtre, ce sont les romains qui dominent. On sait que les romains se considèrent comme héritiers du monde grec, ils continuent donc de travailler à la grandeur d’Alexandrie. Les chrétiens y sont présents dès la fin du premier siècle. A la fin du 4eme siècle, l’Empire Romain étant trop grand, on sépare l’Orient de l’Occident. Alexandrie se retrouve sous la tutelle de Constantinople, mais c’est la seconde ville de l’Empire d’Orient, où siège le Préfet d’Egypte.

 

Après la conversion de Constantin, les frictions apparaissent entre autorité ecclésiastique et pouvoir politique. Le premier voulant soumettre le second, encore sensible au paganisme d’une partie des élites.  Mais les chrétiens sont tout de même très occupés par leurs propres querelles, entre arianistes et nicéens.  Les disciples d’Arius pensent que Dieu et son fils n’ont pas la même substance.  S’ensuit une très longue controverse, et les ariens disparaîtront, non sans avoir été dominants à certaines périodes (l’Empire Wisigoth était arien par exemple). Mais en 380 Théodose a tout de même marqué une étape décisive, en désignant le catholicisme, christianisme nicéen, comme religion officielle. C’est ainsi que la vindicte chrétienne va se tourner contre leurs anciens bourreaux, les païens. A Alexandrie, en 391, forts du soutien qu’ils ressentent chez Théodose, ils envahissent, après une querelle prétexte, le temple de Sérapis, dieu de la Cité. Ils détruisent au passage un nombre important de manuscrits précieux. Théodose protège les païens contre l’extermination, mais leur reprend le temple. C’est un coup mortel.

 

On ne sait pas trop quel âge avait Hypathie quand elle est morte. Il y a plusieurs hypothèses. La fille de Théon le mathématicien vit au milieu des écrits, elle s’affirme ainsi philosophe, astronome, mathématicienne. Une exception pour l’époque, où l’on compte sur les doigts de la main les femmes qui parviennent à échapper à la relégation dans la sphère privée.  Elle fonde sa propre école, financée sur fonds publics, où elle enseigne la philosophie, commente Platon et Aristote, les stoïciens. Aucun de ses écrits n’a survécu mais on sait qu’elle a rédigé des traités scientifiques. C’était une philosophe à l’ancienne, vêtue du drap enroulé, se promenant dans Alexandrie et ne refusant pas d’improviser un commentaire de philosophie à qui l’interpellait. Alexandrie est aussi un foyer d’innovation technique, où l’on a travaillé sur l’air comprimé par exemple, dès cette époque. Hypathie, qui était empiriste, a elle-même fabriqué un astrolabe ou encore un système de mesure de la densité d’un liquide.

 

Mais qu’est-ce-que le néo platonisme de ce temps ? Ce n’est pas une philosophie qui a ma faveur, mais « la philosophie » a ma faveur sur les dogmes. Le platonisme a influencé des minorités chrétiennes, comme les gnostiques, combattus par l’Eglise. Mais il a aussi donné lieu à des réinterprétations philosophiques.  Au temps d’Hypathie, des principales branches de la philosophie grecque (platon Aristote, les stoïciens, les épicuriens), seul le Platonisme survit. Il se divise en deux polarités (plutôt que tendances, ces gens ne s’affrontant pas), l’une mystique, qui veut accéder aux « idées éternelles » par la magie, l’autre plus rationnelle, plus marquée par Aristote. La scientifique Hypathie est de ce côté. Elle va vers Platon, celui qui a dit à ses élèves « nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». La sagesse c’est d’abord le sens de la juste proportion. On doit mentionner le rôle majeur de Plotin. Qui au troisième siècle dirigea une école philosophique à Rome même. Les relations entre platonisme et christianisme sont complexes, il n’y a qu’à lire St Augustin pour s’en convaincre. Certains (à commencer par Nietzsche pour qui Socrate est le premier chrétien) considèrent que le platonisme est un ingrédient essentiel de la pensée de Jésus. Il est vrai que les rapports sont étroits.

 

On sait que Platon propose une philosophie fondée sur une hiérarchie. Au sommet, il y a l’Esprit, et plus on va vers le matériel, plus c’est la déchéance.  Les manichéismes s’en sont inspirés.  Le but du philosophe est de se rapprocher de l’Unicité de l’Esprit, comme le but des chrétiens est de sa rapprocher de Dieu. Les passions étant choses corporelles, elles doivent être repoussées au profit de l’activité de l’esprit, qui occupait totalement la chaste Hypathie. Il y a cet épisode où pour calmer l’amour pour elle d’un de ses élèves (elle était très belle), elle lui donna un foulard maculé de son sang menstruel, en lui disant « voila ce que tu trouves beau ». Dénoncer cette haine du corps sera la lutte impitoyable de Nietzsche contre les idéalistes, ces gens qui détestent le corps et donc la vie réelle, qu’ils qualifient de « nihilistes ».

 

Hypathie est d’Alexandrie et non d’Athènes. Son approche est philosophique, et elle ne donne pas dans le mysticisme. Aucune référence à un quelconque paganisme de type rituel ne lui est attachée. Elle ne semblait pas prendre part aux querelles religieuses. Dans son école, chrétiens et païens étudiaient ensemble, la philosophie était censée transcender ces différences. En cela, elle est émouvante, car elle est des derniers qui tentèrent de faire survivre l’esprit d’une pensée séculière, alors que le miracle athénien avait dépéri et que le traditionnel « je m’en foutisme » païen sur les croyances d’autrui était balayé par le monothéïsme.

 

Pourtant Hypatie n’est pas véritablement tuée au nom de ses options, mais au nom de la politique. Comme souvent nous voyons que les conflits religieux ne cachent que des chocs de pouvoir. Alors que le paganisme a été marginalisé, déjà, par la destruction du temple de Sérapis, l’évêque d’Alexandrie, Cyrille, un dur, est en conflit avec les juifs. Cela finit mal pour eux. Mais il y a un obstacle à la toute-puissance de l’évêque, c’est le Préfet certes baptisé, mais tolérant, équilibré, et très à l’écoute d’Hypathie dont il suit l’enseignement et à laquelle il demande conseil. Cyrille tend un guet-apens au Préfet, lui demandant de s’agenouiller devant les évangiles après avoir lu des passages évoquant l’interdiction aux femmes de commander ou d’enseigner. Le Préfet refuse, la scène tourne à l’émeute, le Préfet est blessé par un moine fanatique, qu’il fait exécuter, et que Cyrille déclare Saint. Hypathie est devenue le symbole d’un monde qui résiste encore à l’Eglise. Après une campagne de diffamation, elle est agressée, et sauvagement tuée, dans des circonstances qui varient selon les récits, mais qui semble affreuses. On crie au scandale, mais l’Empire chrétien efface l’ardoise.

 

La postérité utilisera Hypathie en fonction de ses propres intérêts. Des artistes protestants s’y identifièrent. Le romantisme, nostalgique de l’hellénisme, y fit allusion. Cas intéressant, le catholicisme essaya de créer une Sainte Catherine d’Alexandrie, très populaire, pour recouvrir son souvenir, mais elle n’a aucune réalité historique, et reprend les traits d’Hypathie. On la trouve chez Umberto Ecco (« Baudolino »), chez Corto Maltese, dans la bande dessinée. Le féminisme la célèbre comme femme émancipée (oubliant son puritanisme et le fait qu’elle n’était nullement entourée de femmes).

 

Après Hypathie, il y eut certes des Christine de Pisan, des femmes de lettres, comme Mme de Lafayette (qui ne signait pas, toutefois), mais pour retrouver des femmes audacieuses comme elles en matière de prétention à un savoir universel, on doit chercher chez certaines souveraines, ou aller jusqu’aux Lumières, chez Emilie du Châtelet, dont l’ami Voltaire rendit hommage à Hypatie d’ailleurs.

Pour terminer, citons un poème de Leconte de Lisle, certes pompeux qui lui est consacré :

« Les dieux sont en poussière et la terre est muette ;

Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté

Dors ! Mais vivante en lui, chante au cœur du poète

L’hymne mélodieux de sa Sainte beauté ».

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17 mars 2019 7 17 /03 /mars /2019 11:36
Oui à la vie, oui à la mort - Georges Bataille, la mort à l'oeuvre -Michel Surya

La mort.

Georges Bataille la fréquenta très jeune, lui l'enfant d'un père aveugle et paralytique. Et de deux parents sombrant dans la folie. Elève paresseux et étrange (il s'auto mutile), il a dix sept ans, en 1914, et il découvre que sa vocation est d'écrire, tout en se convertissant au catholicisme.  Reims va être bombardée, et lui et sa mère doivent fuir la maison, y laissant son père, qui y mourra. Son père représente alors la fugure d'un Dieu renié et abandonné. Bataille caresse l'idée de se consacrer à Dieu. Puis après quelques semaines à l'armée, il en sort pour raison de santé et il est admis à l'Ecole des Chartes. Il écrit "Notre Dame des Rheims", un roman chrétien de jeunesse. Il découvre dans ses lectures chrétiennes la haine de la chair. L'anti chrétien radical qu'il sera gardera l'idée de la chair comme annonce de la mort.  Il découvre "le rire " en lisant Bergson, et sa pensée chemine. Il voit le rire non pas comme une joie mais plutôt comme un effondrement,. Sortant des Chartes, il est envoyé à Madrid. Il y assiste à des corridas, et à la mort d'un torero. "L'angoisse en aucune mesure n'atténuait le désir d'aller aux arènes. Elle l'exaspérait au contraire, composant une fébrile impatience, Je commençais alors à comprendre que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus grands".

 

Puis au début de ces années 20, il "bascule". C'était tout l'un ou tout l'autre. "Pas de demi-mesures possible" dit Michel Surya. Il devient un débauché. Par l'entremise de Proust, de Gide, et surtout de Nietzsche. Il décide de dire "Oui" au monde. Il est solitaire mais rencontre Leris, et Léon Chestov, qui l'initie à Dostoïevski. Chestov, russe socialiste émigré, ne croît plus à la société heureuse, il pense que le monde est tragique. Ceci influencera immensément Bataille, mais pour le moment le jeune homme est comme beaucoup, magnétisé par le marxisme. Certains de ses amis sont du début de l'aventure surréaliste, et des passerelles entre le mouvement d'avant garde et le communisme. Bataille les cotoie, mais ne sera jamais surréaliste. Il y voit une "supercherie". Le surréalisme ne répond pas à sa quête d'absolu (il détestait ce mot), il ambitionne d'aller plus loin. Alors qu'il commence, par sa personnalité, à impressionner certains jeunes intellectuels du second cercle surréaliste, Bataille rencontre les grands leaders, Breton, Aragon, Eluard. C'est un fiasco. Il est séduit mais a peur d'être étouffé. Breton le réduit à un "obsédé". Il a manqué Antonin Artaud, dont il dit un jour qu'il fut "son ombre".

 

A ce moment, il a la vie la plus débauchée qu'on puisse imaginer. C'est un débauché, non un libertin. Pour lui il faut que cela soit sale. Il remplace son ancienne Eglise par le bordel. Les prostituées et les femmes qui s'avilissent dans les maisons les plus troubles sont des Saintes Il écrit, sous pseudonyme, ne publie pas, ou à très peu d'exemplaires.

 

En 1925, il découvre une photo qui marque toute sa vie : le supplice des cent morceaux.  Il s'agit d'un meutrier chinois condamné à être découpé en cent parties. Or, le cliché, pris pendant le supplice, le montre extasié. Il y voit l'identité, comme dans la crucifixion de Jésus, entre horreur extrême et extase.

 

Bataille inquiète ses amis. Il suit une thérapie d'une année avec un freudien hétérodoxe. Elle le sort non pas de ses dérives, mais de sa réserve. Il écrit l'"Histoire de l'oeil", puis "L'anus solaire". Archiviste reconnu, il publie dans la revue Athéruse, et on lui confie la responsabilité de la revue "Documents". Il la subvertit, y attire les rejetés et hérétiques du surréalisme, Breton excluant à tour de bras. A cette époque il écrit un article sur les aztèques, et le sens du sacrifice humain. Se creusent alors les désaccords avec les surréalistes, que Bataille juge pour être de piteux idéalistes. Breton oppose à la boucherie de la première guerre mondiale le sens du merveilleux. Bataille, lui, reconnaît que ce que la guerre a montré ne disparaîtra jamais. C'est la part maudite. Il faut l'accepter, il faut dire "oui" au monde. Bataille est plus que jamais Nietzschéen. Breton prend alors Bataille pour cible, il en fait un obsédé, un malade.  Bataille est de ceux qui publient un document resté fameux, présentant Breton avec une couronne d'épines, sous le titre "Un cadavre". Prévert le traite de "Déroulède du rève". Bataille le traite de "lion châtré".

Malgré le désordre de sa vie privée, Bataille est à l'extérieur un homme calme, placide, un bibliothécaire, dont le revenu est dépensé dans les excès (il sera pauvre toute sa vie, haïssant toute idée de thésaurisation, et même de projet). Mais il est absentéïste et connaît quelques ennuis malgré la qualité de son travail. Jamais il n'obtiendra, alors qu'il a laissé une grande postérité, le moyen d'écrire librement. Séduisant, captivant par la parole, de l'avis de tous, extrêmement à l'écoute de tous, quels qu'ils soient, il vivra des amours, avec des femmes, qu'il entraînera dans ses tumultes.  Dans ses écrits, il va le plus loin possible, plus loin que Sade peut-être.  Tout ce qui peut dit doit être dit, interprète Surya (comme Barthes quand il parle de Sade. On ne sait pas ce qui est autobiographique et ne l'est pas (heureusement suis-je tenté de dire), mais à l'époque où il perd sa mère il parle de masturbation nécrophile.  L'évolution de la revue "Documents" déplaît, et elle cesse de paraître. Il est renvoyé à la solitude. Il est certain que quelqu'un qui écrit à ses amis que " ma propre mort m'obsède comme une cochonnerie obscène et par conséquent  horriblement désirable" a de quoi consterner,

Il va rencontrer un personnage qui fut considérable, le premier à dénoncer aussi clairement le stalinisme, à gauche : l'exilé russe (encore) Boris Souvarine, qui crée la revue "Critique Sociale". Bataille y collaborera et y donnera deux articles jugés très importants encore aujourd'hui, l'un sur la notion de dépense, l'un sur la psychologie du fascisme.

 

Il y rencontre Colette Peignot, appelée Claude Araxe, et "Laure". La compagne de Souvarine, auquel il la soustraiera. Elle sera de toutes ses expériences., jusqu'à sa mort prématurée.  Colette Peignot, qui partageait avec Bataille l'idée (ou la pulsion) de vivre tout ce que l'on pensait, avait semble t-il (du moins essayé) de vivre dans un kolkhoze... Pour tenir ses promesses de communiste, jusqu'à y ruiner sa santé (comme Simone Weil, son amie, en usine). Elle n'avait pas peur des prétentions de Bataille.

 

Il y a aussi, justement, dans Critique Sociale, la philosophe Simone Weil. La cohabitation entre elle et Bataille paraît saugrenue mais elle eut bien lieu. Ce furent en réalité deux mystiques, de manières diamétralement opposées. Weil s'en étonna. Tout les séparait, de prime abord. Bataille est plus radical que tous les autres. Pour lui, la révolution ne peut pas déboucher sur le bonheur. Le désastre stalinien n'est pas un accident mais un révélateur (en ceci l'Histoire lui donne malheureusement raison). La révolte doit donc être sa propre fin. C'est à cette époque qu'il donne un sens nouveau aux découvertes de l'anthropologie sur le potlatch, la dépense destructrice, qui consolide le lien social. La société bourgeoise en est exempte. La société bourgeoise tente d'homogénéïser, de rendre tout fonctionnel. Y échappent des éléments hétérogènes, inutiles au sens utilitariste. De cet hétérogène surgissent des personnalités comme Mussolini et Hitler. Ils resaississent ce qui est ignominieux et rejeté, et le portent au divin, violemment. Le danger, ce n'est donc pas la part maudite que porte toute vie humaine, mais l'Etat, qui est un instrument de domination. L'ennemi politique c'est l'Etat, capitaliste ou socialiste.

Une rencontre qui le poussa encore un peu plus vers le fantasme de la totalité, fut celle de Hegel, par l'intémérdiaire de celui dont on dit encore qu'il fut son plus grand passeur, Alexandre Kojève, qui deviendra l'ami de Bataille. "Bataille regarda Hegel comme la possibilité enfin atteinte d'être Dieu".

C'est le même homme qui écrit le "bleu du ciel", et s'abîme dans la fascination de la mort, de par la chair, qui pourtant fonde une revue politique antifasciste, "Contre Attaque". Puis avec son ami peintre André Masson, il fonde Acéphale. C'est le nom d'une revue... Et d'une société secrète. Car longtemps Bataille fantasma la communauté. La vraie communauté, tel qu'il se la figurait aux temps archaïques. Et il tenta d'en créer une, dont on ne sait pas grand chose, sauf qu'elle eut effectivement des rituels, dans les bois.  La revue et la société secrète ne se recouvrent pas tout à fait. Acéphale se donne d'abord pour objet d'arracher Nietzsche à l'imposture fasciste. La libération des forces vitales, pour les fascistes, ouvre sur l'asservissement. Pour Acéphale et tout un courant nietzschéen, qui survivra, elle ouvre sur la liberté.

Dans l'idée de communauté, Bataille considère la mort... Toujours elle, comme centrale. C'est parce que l'angoisse de mourir est là que les hommes se resserrent, au début de l'aventure humaine.  Le fascisme déchaîne la mort, Bataille lui, veut que la société soit pleinement consciente de la présence de la mort, ne la refoule pas. C'est ce qu'il a pensé en examinant les sacrifices aztèques, ou les rites de destruction associés au potlatch. Ainsi la société secrète s'est peut-être dirigée vers une sorte de néo paganisme.... Antifasciste. Un témoin a même prétendu que Bataille aurait proposé... Qu'on le sacrifie, lui-même, pour créer la communauté, à travers un mythe fondateur.

Colette Peignot est de tous ces moments, avant de mourir. Avec elle il vit l'expérience de l'érotisme et de son lien intime avec la mort. L'érotisme met fin à la discontinuité, et la passion débouche ainsi sur la mort. "Avec la mort cesse l'attente, l'asservissante attente d'être, et d'être un" (Michel Surya). Acéphale ne survivra pas après Colette, Laure.

Bataille était très lucide. Il pensa très tôt que le fascisme avait gagné et qu'on aurait du le combattre avec ses propres armes, en donnant libre cours aux pulsions. Il n'a rien d'un pacifiste, puisqu'il n'a aucune illusion idéaliste sur l'humain. Il faut que certaines pulsions humaines s'expriment, que l'angoisse-engouement pour la mort trouve à se dire.  La libération doit s'exprimer contre ce qui la corsète, c'est pourquoi Bataille ne demandera jamais, d'ailleurs, de "libération des moeurs".

 

Avec la guerre, Bataille est rattrapé par les autres, par le monde. Il était déjà dans la conscience de l'horreur, depuis 'l'enfance. Retiré de Paris, il écrit alors plusieurs récits ("Le coupable", "Madame Edwarda", "Le mort", qui reprennent inlassablement ses obsessions). Il écrit l''expérience intérieure" en faisant partager la lecture à ses amis, à Paris. Il s'essaie aussi à la poésie, lui qui déteste la poésie, comme "impression délicate" (Michel Surya). La publication de l'expérience intérieure fut l'occasion d'attaques, dont celle de Sartre qui vit dans Bataille un "chrétien honteux" ( ce n'est qu'après-guerre que les relations avec Breton et Sartre se réchauffèrent un peu, se relativisèrent). Bataille retrouve l'amour, deux fois.

 

Puis la guerre finit. Sur les constats que l'on sait. Le mal, Bataille ne le découvre pas, mais enfin il note tout de même que l'image de l'homme sera "désormais inséparable d'une chambre à gaz". Les bourreaux ne sont pas des monstres, mais des humains. Il l'a pensé avant guerre et le redit maintenant. Il prend la tête de la revue "Critique", et abandonne toute idée de refaire communauté. Il va creuser ses intuitions économiques. Pour Bataille, l'humain a malheureusement inventé la Fin, le projet (l'érotisme, c'est précisément le contraire, la prodigalité, et l'Instant). Et le calcul. Il s'est séparé de lui-même et a fragmenté son temps intime. Il s'est ainsi éloigné des autres et a inventé la domination. Dans la société, il y a un surplus. Celui-ci était dépensé en rituels, dont le potlatch. On sacrifiait. La société calculatrice n'a trouvé que la guerre pour consumer ce surplus. Bataille nous ouvre un chemin vers le mystère de la permanence, de la facilité de la guerre, de cet engouement partout constaté, et sur le fait que la culture, ou l'enrichissement, ne semblent pas contribuer à l'annihiler. Tout juste à la déplacer.

 

Bataille restera jusqu'au bout un révolté. Mais un révolté pessimiste, qui se délesta de la politique et de l'idée même de l'Histoire.  "Le seul moyen de répondre fur pour moi de m'efforcer d'être communiste. Mais en dépit d'une obstination certaine, je n'y suis jamais parvenu. Jamais je n'ai réussi à haïr davantage notre civilisation bourgeoise, et jamais je n'ai réussi à me débarrasser d'un scepticisme qui me disait : l'idée d'une révolution porte à la tête, mais après ? Le monde se refera, se refermera, ce qui pèse sur nous aujourd'hui se retrouvera demain sous quelque autre forme". Le mal, c'est donc, non pas tel ou tel pouvoir, mais le pouvoir. C'est l'Histoire elle-même. Bataille débouche ainsi sur le concept hyper anarchiste de Souveraineté. Celle de l'enfant. La monstreuse souveraineté de l'enfant.

Frappé d'une maladie du cerveau, Bataille sera, pendant quelques années, l'observateur de cette déchéance et de l'avancée vers la mort qui l'a tant occupé.

Etait-il fou, comme le pensait Sartre, et d'autres ? "Malade". Peut-être.

Mais il y a deux phrases à méditer. Celle, sublime, que son ami Maurice Blanchot lui écrit ;

"Il me semble depuis longtemps que les dificultés nerveuses dont vous souffrez (...) ne sont que votre manière authentiquement cette vérité, de vous maintenir au niveau de ce malheur impersonnel qui est le monde en son fond".

Et une phrase de Bataille lui-même, à propos de l'art :

" la santé mentale est le fonctionnement satisfaisant d'une machine dont l'activité efficace est la fin, mais à laquelle il est humain de ne pas être réduit".

La folie ne se détache pas d'une possible puissante logique. Car c'est bien de la prise de conscience de la mort de Dieu que Bataille prit conscience de la réalité de la mort humaine et de son importance au coeur même de la vie.

 

 

 

 

 

 

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4 mars 2019 1 04 /03 /mars /2019 00:26
Deux fois illuminé - Joe Di Maggio - Jérôme Charyn

La tragédie affectionne la gloire et la chute, la chute parce que la gloire, la gloire et donc la chute. C'est pourquoi ceux qui l'aiment délaissent parfois Lady Mc Beth ou Médée et s'intéressent parfois aux étoiles du sport ou des arts populaires. Jérôme Charyn, dans son beau dernier livre, nous dit son amour lucide pour "Joe Di Maggio", le mythe du base ball américain du milieu du siècle (jusqu'à être cité nostalgiquement dans la chanson Mrs Robinson de Simon and Garfunkel), et aussi pour quelques mois, mais beaucoup plus en réalité en son for intérieur : "Mr Marylin Monroe". Shakespearien. Un grand type gominé au nez de Pinocchio, toujours habillé en pyjama de base-ball rayé, ou avec la même chemise de cadre moyen blanche assortie d'une cravate unie, qui collectionnait les "goodies" et gagna sa vie longtemps en signant des balles et des gants, peut être tragique.

 

Et pas besoin d'y connaître quoi que ce soit au base-ball pour s'y plonger et s'y émouvoir (même si on ne comprendra pas deux trois éléments, mais ça importe peu). C'est une biographie, émue, pas du tout à l'eau de rose, justement poivrée d'une certaine épice Ellroyienne dans sa manière de ne rien cacher des mœurs (le cul, le droit de cuissage au cinéma, dont Marylin a subi toutes les formes, la cruauté des grands studios, le continuum entre sport et mafia), une plongée dans l'épaisseur humaine d'un sport, où les héros sont beaux et fragiles, et ne ressemblent pas à ceux d'Homère, tout en étant en réalité aussi intéressants (notamment dans la manière dont ils peuvent tout de même résister à la pression, à l'apparition d'un concurrent), mais avant tout un portrait littéraire nostalgique, qui n'a rien d'une hagiographie même s'il dit sa fascination.

 

Une œuvre très personnelle mais où il arrive à Charyn de dire "nous", car il sait que son livre est un écho à un sentiment populaire partagé. C'est un livre incisif, d'un style lyrique qui correspond à la sentimentalité qui le fonde. La littérature est belle et "populaire", non pas quand elle flatte le "populaire", qu'elle l'achète par des procédés de manipulation, qu'elle adapte l'offre à la demande, qu'elle se moque du peuple, en réalité. La littérature est belle et populaire quand elle forge l'art au grand vent des époques. Dans l'esprit du Temps. C'est le cas chez Charyn. Et c'est souvent disons-le la force de la littérature américaine, le romancier américain ne se séparant pas, en tout cas longtemps, des grands courants qui agitaient le peuple. Charyn est un fondu de base-ball, comme l'était Hemingway, un ami de Di Maggio. Il parvient à voir dans le base-ball les élans et la chute, ce qui s'élève au niveau de l'art, à force de travail sur le don. Le détail qui sépare le Dieu du demi Dieu. Il n'y a pas de matière vulgaire, il n'y a que des regards vulgaires.

 

Le base-ball était et reste une religion aux Etats-Unis. Le grand italien venu de Frisco pour devenir l'image éternelle des yankees de NY était un de ces Dieux. Il jouait devant 70 000 personnes. Pendant longtemps le base ball ne payait bien que quelques stars, et on en apprend aussi beaucoup sur la manière dont ils étaient traités, leur déchéance après la fin de carrière, leur usure, des drames à la "Raging bull". Joe a connu ses drames, ses humiliations sur et en dehors du terrain, le sentiment d'être au dessus des nuages mais aussi d'être fini assez jeune, mais il a tenu bon, comme une teigne, il est mort en 1999. Un aspect touchant de cette histoire, qui s'élargit à celle de ce sport, est aussi la ségrégation, et les parcours de joueurs noirs qui ne pouvaient pas se mesurer aux meilleurs blancs, jusqu'à ce que la seconde guerre oblige à percer la gangue.

 

Mais revenons à Joe, dit "La châtaigne", le "yankee clipper", pour la violence unique de son coup de batte qui fit gagner des volées de titres à NY, en balançant les balles par dessus les tribunes. Un type qui n'existait que pour son sport, et ne savait que s'exprimer par ce sport. Un charisme total, mais concentré sur le losange de base-ball, capable de faire gagner son équipe par sa seule présence, même les jours de guigne ou de méforme.

 

C'est quand usé jusqu'à la corde par les blessures, et devenu un homme publicité, que Joe voit arriver sur lui une tornade. Marylin Monroe, qui folâtre, mais se marie avec lui pour "faire un coup", alors qu'elle est en bisbille avec les studios.  Il la persuade de se marier. Ca ne durera que quelques mois. Joe ne s'en remettra jamais. Ils n'avaient pas grand chose à se dire, même s'ils partaient de rien tous deux. Mais ils ne voulaient pas aller au même endroit. L'horizon de Joe c'était le foyer américain modèle. L'horizon de Marylin.... C'était la fusion avec l'univers tout entier, au moins avec l'amour, et l'enfantement. Et puis, l'Esprit, être reconnue aussi pour son esprit, véritable. Et l'amour pour Arthur Miller participe de cette envie là.

 

Marylin rendit fou, très vite, le "cogneur" et ramassa d'ailleurs quelques beignes. Elle lui vola la vedette partout, lui qui était la star de l'Amérique (notamment auprès des troupes en Corée), et cet homme jaloux fut mis au supplice par une femme avide d'hommes, et prête à passer, dans les années 50, en robe sous une soufflerie en pleine rue, et de voir la photo en affiche dans toutes les grandes villes du monde. Joe pouvait supporter les blessures handicapantes et continuer à jouer pour les yankees alors qu'il boitait, mais pas ça. Drôle de Marylin, qui resta proche du fils du premier mariage de Joe, l'appelait souvent. Elle n'a jamais vraiment rompu les ponts avec "Joaltin' Jo" et il fut question de se remarier, avant cette journée d'abus de médicaments, qui reste encore brumeuse.

 

Joe, bien pâlichon en dehors du terrain, au regard des matamores qui séduisirent le sex symbol du XXème siècle, fut le seul homme à rester loyal à Marylin, jusqu'à la déchéance, quand il passait son temps à la faire suivre, à lui-même l'épier, à multiplier les liaisons avec des miss america blondes ou mêmes des sosies officielles de Marylin... Pour soigner son addiction. Par sa curiosité, il s'infligeait la liste dense de ses amants, et de leurs incorrections (Les deux Kennedy, Sinatra, se comportèrent comme des salauds, et Miller ne fut pas très glorieux). Mais on voit ce que sont les hommes quand c'est difficile. Et Joe touche à la grandeur quand il va chercher celle qu'il aimera toujours, envers et contre tout, et bien après sa mort, à qui il aurait tout pardonné, pour la tirer de son hôpital psychiatrique, malgré tout, longtemps après la rupture, pour la protéger. Encore digne quand il s'occupe de ses obsèques, et refuse de faire le moindre sou, lui l'avare, en racontant quoi que ce soit sur elle. Un ange était passé dans la vie de cet homme, un génie de son sport, mais un homme à l'étroit, renfermé, taiseux, sans aucun centre d'intérêt. Elle l'a illuminé puis elle est partie. 

Ce type insignifiant, en dehors de l'aire où il régna comme un Dieu sans comparaison encore aujourd'hui, fut capable de beauté. Irradié qu'il fut par cette femme après l'avoir été par les lumières des stades pendant une quinzaine d'années. 

Il fut capable d'aimer en dépit de tout. Dans un monde où tout était instrumental. Et où Marylin était un "actif" de studio, un faire-valoir pour superstar, avant d'être l'icône dont Warhol comprit la signification dans le nouveau contexte de l'art.

 

"Where have you been, Joe Di Maggio ?"... Et bien dans une très belle œuvre littéraire de Monsieur Charyn. Belle revanche pour un taiseux.

 

 

 

 

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25 février 2019 1 25 /02 /février /2019 21:26
Le refus d'être digéré - Vie et mort de Guy Debord - Christophe Bourseiller

"C'est quand on est surpris qu'il faut surprendre l'ennemi lui-même"

Sun Zu, L'art de la guerre.

 

Christophe Bourseiller, ce drôle d'individu, d'abord acteur, est devenu un spécialiste reconnu des phénomènes minoritaires, au fur et à mesure des publications, en dehors de la ligne obligatoire universitaire française. Mais dans ces galaxies, le situationnisme a pour lui une place à part. Autant l'auteur s'amuse, quand il parle de l'ultra gauche, autant la personnalité propre de Guy Debord, Directeur de la revue de l'Internationale Situationniste (expression grandiloquente, pour un micro groupuscule très élitaire et voulu comme tel, mais finalement, justifiée avec le temps), son style d'écriture, semblent l'avoir réellement impressionné. D'où le sérieux de la biographique qu'il lui a consacré, très fouillée, et qui n'envie rien à une approche universitaire par sa rigueur, loin s'en faut. Il concède avoir travaillé à ce livre depuis très longtemps.

 

En plus, il y ajoute un humour et un goût pour l'anecdote loufoque, qu'un sage mandarin n'aurait peut-être pas insérés, ce qui cadre avec son sujet, les "situs" mélangeant toujours, étrangement, le plus grand sérieux théorique, un dogmatisme sectaire incroyable, et la déconnade permanente, l'esprit du jeu de mot allié au pamphlet ou à l'intervention physique violente.

 

"Vie et mort de Guy Debord" est la meilleure et la plus plaisante des voies pour accéder au situationnisme, dont Bourseiller est un excellent pédagogue, mais c'est aussi une tentative, difficile, d'approcher la figure de Debord, à la fois touchante et abjecte, parfois. Il alterne.

 

Ce fils de la bourgeoisie, même au terme de cette biographie, reste largement impénétrable. Il devait l'être à lui-même. Difficile de trouver ce qui s'articule, alors qu'il semble pétri par de profondes contradictions. En particulier entre une facilité à se lier, à vivre des amitiés, et en même temps à les briser cruellement. Il fait tout ce qui est possible pour finir seul, mais non, il est toujours entouré.

 

Debord n'est pas de la génération 68 mais la précède, il naît au début des années 30, comme pas mal de ses compagnons. Enfin, ceux-ci se renouvellent fréquemment, il n'a pas gardé de liens de toute une vie. Ce libertin qui fut marié à deux femmes assez longtemps, les deux partageant son engagement, finissait toujours par cesser tout commerce avec ses amis, pour un mot, un acte, un rien. Et chez les "lettristes", dont il prit la direction progressivement, puis les situationnistes (une internationale qui ne dépassa jamais quelques personnes certes éparpillées sur la planète, mais propagea des idées, notamment dans la phase d'agitation dans les universités qui mènent à mai 68), l'exclusion sans rémission était considérée comme une pratique saine. La saignée devait s'opérer, à fin de distinction de la véritable avant garde avec tous les autres, ceux qui étaient "dans" le spectacle, qui n'avaient pas compris que l'art était mort, qui pratiquaient le moindre compromis avec le système. Plus ces gens étaient proches des situs, plus il fallait s'en démarquer, violemment, car ils risquaient de ternir le talisman.

 

Ces gens étaient libres, ces gens étaient radicaux, ils applaudissaient le vandalisme, ils étaient très imaginatifs et drôles, pratiquant le "détournement" (des romans photos, des comics), pour agir au cœur du spectacle, et mélangeaient un souci du collectif, de l'égalité, et en même temps des pulsions dictatoriales. Ils devaient être tellement sûrs de leur analyse, qu'il fallait, comme les premiers chrétiens, maintenir à tout prix l'intégrité du mouvement minuscule. A certains égards, d'ailleurs, certains textes de Debord anticipent même le complotisme contemporain, et d'ailleurs certains courants complotistes n'hésitent pas à le saluer aujourd'hui.

 

Le situationnisme est né de beaucoup d'influences, qu'il aime particulièrement insulter, justement, pour s'en démarquer. Les lectures hégéliennes de Marx, la gauche des conseils ouvriers, l'anarchisme, le socialisme utopique, le surréalisme, le trotskysme (particulièrement Socialisme et Barbarie de Castoriadis et Lefort), que Debord fréquenta, la pensée du quotidien et de la ville d'Henri Lefèvre, qui lui aussi sera très proche de Debord, et se verra décrété hérétique. On songe aussi à Brecht, qui organisait sur scène "la distanciation", pour éviter la passivité des spectateurs.

 

Sous l'impulsion de Debord, le lettrisme, sorte de néo dadaïsme, insultant les surréalistes et Tzara, a évolué vers le situationnisme,, plus sociologique qu'artiste, théorisant la nécessité de créer des situations qui déchirent "la matrice" du spectacle en quelque sorte, en sortant de la gangue de l'art, puis il a contribué, en tirant parti de ce qui s'était dit dans l'ultra gauche depuis longtemps, à une critique puissante, fascinante, renouvelée, et armée d'outils novateurs, du capitalisme consumériste.

 

Ces déglingués avinés, enragés, étaient d'une lucidité étonnante. C'est peut-être cette lucidité qui les condamnaient aux excès. Debord et les siens avaient compris ce qui apparaît aujourd'hui : le goût de la mort inclus dans la représentation, politique ou picturale, contrepartie de la passivité. Ils avaient compris que le spectaculaire participait de la reproduction du pouvoir. Tout comme le terrorisme contemporain participe de notre stérilisation, de notre apathie, de notre incapacité à nous occuper de nos propres destins. Ainsi Debord a tout de suite subodoré que le terrorisme rouge en Italie était manipulé par l'Etat ce qui est aujourd'hui confirmé. Mais au delà, le spectaculaire nous dépossède, et forme un tout.

 

Dès les années soixante, les situs étaient conscients, avec Castoriadis, de l'équivalence entre les systèmes capitalistes et celui du communisme réel. L'Etat soviétique n'était pas un Etat ouvrier "dégénéré" mais un capitalisme d'Etat. On l'a vu, quand les élites du parti ont organisé eux-mêmes la transition au capitalisme d'accumulation privée, plus tard. Les situs étaient complètement conscients de la nature du maoïsme, du castrisme, alors que les gauchistes qu'ils croisaient ici et là dans Paris, étaient béats.

 

Les situs avaient prévu l'accélération présentiste, ils avaient annoncé que la passivité organisée des masses, allait s'accentuer et mener à la domination totale (nous voyons notre planète brûler et nous en regardons le film sur les écrans). Ils avaient compris l'impasse politique, à travers la béance entre les chefs, les "représentants", et les militants qui les contemplent et les consomment.

 

"La société du spectacle", qui sort juste avant mai 68, malgré son caractère parfois sibyllin, comporte des intuitions d'une pertinence incomparable. Dans le situationnisme il y a cette idée essentielle selon laquelle le capitalisme n'est pas seulement une organisation de la production, accompagnée d'un discours, qui est combattu par d'autres discours. C'est un moteur de construction d'une totalité. En fabriquant la consommation, il a fabriqué les consommateurs, transformé la réalité en spectacle qui se consomme, et où la critique est une consommation comme une autre. La solution, donc, ne peut être seulement discursive. Elle doit constituer en une rupture totale, immédiate, d'abord dans la vie quotidienne. Car la publicité, en donnant envie, légitime la domination. Le loisir est un mensonge, car il est hétéronome, comme le travail, et participe d'un même règne de l'aliénation. "Ne travaillez pas" dit un de leur slogan.

 

Oui il faut bien manger, mais c'est tout. Toute autre participation, bienveillante, au système, comme participer au marché de l'art, au droit d'auteur, par exemple, vous entraîne dans le spectacle. Ainsi Debord doit son mystère, sa part de fascination, a une attitude proprement politique : ne jamais coopérer avec le système des images, avec la logique marchande. D'où sa fascination, aussi, pour les canailles. Lettrisme et situationnisme naîtront dans "la faune" de St Germain, repaire des "chevaliers de la Lune" chantés par Greco. dont certains accompagneront Debord, malgré leur inculture théorique et leur incapacité à tenir un stylo. 

 

Né dans une famille riche, puis recomposée, déclassée, puis redevenant riche grâce à un nouveau mariage., il est chouchouté, et va voir la vie comme la voit un enfant gâté, mais insolent sans aucune limite. Il ne saura que penser, écrire, comploter, provoquer, ne saura jamais ni conduire ni cuisiner. Il est physiquement courageux, étrangement.  Il pense, comme ses amis, que la vie doit être une œuvre d'art, et s'y emploie. Il boit énormément par exemple mais peut-on le qualifier d'alcoolique ? Jamais il ne considèrera son rapport à l'alcool comme un souci ou une honte. Boire, jusqu'à en mourir, et alors ? Libre autant que se peut, jusqu'à se suicider dans sa soixantaine, ne supportant pas la maladie, sans avoir eu de compte en banque ni de permis de conduire, sans avoir fait d'études mais devenant un grand écrivain, un théoricien de premier ordre, doté d'une immense culture. et même un cinéaste, de films sans images tournées, dont les projections finissaient en bastons.

 

Debord et ses amis, dont son épouse pendant longtemps, Michèle Bernstein, qui finança son "génie" en toute lucidité, déambulaient dans les villes, à la recherche de situations, justement.  La situation des situations, c'est la révolution, la situation qui naît par exemple, sur une place du monde arabe et ouvre une brèche.

 

Du grand n'importe quoi à hauteur d'homme, et une cohérence théorique. Il s'agissait de décoloniser sa vie, de ne pas se conformer, de ne pas s'identifier aux rôles que la société offre pour obtenir l'adhésion. Le jeu occupait de place, un jeu délirant et sérieux, une alliance d'utopie sauvage et de désespoir, toujours provisionné quelque part.

 

L'Internationale situationniste s'est bâtie autour de la parution de sa revue, que Debord écrivait largement, son siège aura toujours été l'adresse d'un bar. Et pourtant cette histoire fascine, et le nom de Debord est resté. Il est lu, il compte pour des intellectuels des générations suivantes. Jean-Patrick Manchette, par exemple, lui aussi un transmetteur d'héritage, à la lecture de son journal (encore un livre OVNI) se considérait comme "pro situ" et d'ailleurs subvertissait le vieux polar populaire commercial (Debord n'aimait pas trop le phénomène des pro-situs, pétri dans ses contradictions entre la volonté de faire la révolution et la préservation de la pureté révolutionnaire).

 

Il reste largement incompréhensible, comme individu. Après la dissolution jamais réalisée de l'Internationale, il se liera avec Gérard Lebovici, un homme d'affaires primordial du cinéma, qui lui accorde tout, notamment une maison d'éditions, où Debord ne se rend jamais mais où il semble omniprésent. Ce lien, la force d'influence que Debord exerce sur le "lion" du cinéma, paraît inconcevable, et pourtant il exista.

L'assassinat de Lebovici, jamais éclairci, occasionna un livre jugé magnifique de Debord. Avant sa mort, Debord eut le temps de voir sa renommée s'amplifier, mais il ne céda pas à l'appel de la vie publique.

 

Le livre donne accès à une histoire ludique, où la cruauté a sa part. Debord jouait, il voyait certainement la société comme un champ de guerre, et à la fois comme un jeu d'échecs (il a créé un jeu de guerre d'ailleurs). Debord insistera pour faire rééditer Clausewitz, par exemple. Le jeu demande que l'on reprenne souvent à zéro.  Jouer avec la vie, c'est jouer avec les gens. Il blessa, énormément.

 

Mais comment ne pas songer à Debord, à son concept, plus tardif de "spectacle intégré" à la réalité, quand on regarde la télé réalité, ou quand Mme Schiappa se rend chez un clown sordide, Hanouna, dans le cadre d'une politique publique de concertation ? Comment ne pas songer à Debord quand nous nous voyons encerclés de dispositifs technologiques, imposés par le marché, nous installant de plus en plus dans "la séparation", d'avec le produit du travail ? Comment ne pas voir la confusion entre l'être et la mise en scène ? (le savoir être, les speed datings).

 

Aujourd'hui Debord a été digéré, il est exposé dans des institutions qu'il aurait, en tout cas jusqu'aux derniers temps, copieusement insultées. Il avait raison sur la puissance dévoratrice du spectacle. Mais gardons l'essentiel : il est possible, nécessaire, de se libérer. De ne pas attendre que des structures nous libèrent. Il est possible de refuser d'être une chose. Il est possible de ne pas se conformer. Debord et ses amis successifs, qui n'arrêtaient pas de créer du malaise, de la transgression, pour démontrer l'arbitraire du monde, briser la "réification" des rapports sociaux (Lucaks) s'inscrivent dans cette lignée jamais interrompue. S'il y a de l'espérance, c'est de cette continuité. De Rimbaud sautant sur la table d'une réunion de poètes conformistes, et les menaçant d'une canne, aux pompiers qui refusent, en solidarité aux Gilets Jaunes, de défiler devant des notables, et se mettent de dos. Créer des situations, et puis tout devient, intellectuellement possible.

 

 

 

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14 novembre 2018 3 14 /11 /novembre /2018 00:25
Dans les vestibules de la pensée - "Roland Barthes" -Thiefaine Samoyault

Il est bien difficile d'imaginer écrire une biographie d'un homme qui a surtout consacré sa vie à penser et à écrire, en dehors de ses incursions secrètes dans les délices de la chair. On pense et on écrit d'abord seul. Dans un bureau, sur un canapé ou en marchant, et pas sabre au clair sur le pont d'un navire. Et pourtant Thiefaine Samoyault, en un style audacieux pour une biographie, envolé, l'a tenté et l'a réussi. Comme on l'a réussi récemment aussi pour l'amie de Barthes, Susan Sontag. Mais la biographie de Barthes est plus profonde encore que celle sur Sontag , elle s'enfonce dans le gris clair de cet homme, homme discret mais engagé, violemment impudique et pourtant retenu, et en ramène des richesses de réflexion sur ce qui réunit beaucoup de gens avec Barthes : l'attention à la centralité de la langue. Pour Barthes, la littérature c'est d'abord révolutionner la langue. Quand il nous parle de Sade, il nous parle d'une transgression des limites de la langue à dire, et de rien d'autre. 

 

La biographe fouille aussi loin que possible, jusqu'à l'hermétisme, dans les liens possibles entre l'œuvre et la personnalité. C'était d'autant plus difficile que cet homme, qui fascine nécessairement tout amoureux des lettres, a beaucoup semé à son propre sujet, laissé partout ce qu'il appelait des "biographèmes". Il a laissé aussi une masse considérable de documentation à travers des journaux, les innombrables fiches qu'il réalisait, de la correspondance mais surtout des agendas très factuels. Il a aussi écrit un "Roland Barthes sur Roland Barthes". Il fallait donc oser se confronter à la parole du Maître sur lui-même. Courageux.

 

Barthes, cet intellectuel inclassable, écrivain des passages, exigeant et pourtant très lu, touchant le grand public (ce qui ne cesse de m'étonner), se construit autour d'absences et de rendez-vous manqués. Absence du père, mort à la guerre. Absence de figure masculine, d'où une fixation infantile sur la mère, que l'on peut voir comme source de son homosexualité, un amour profond qui ne cessera qu'à la mort de celle-ci, trois ans avant lui, et dont il écrira le journal de deuil. Une mère qui le laissera grandir librement et qui peut-être lui a transmis cette douceur particulière dont ceux qui l'ont connu témoignent (on peut être profondément basque, comme lui, et doux !), comme sa voix que l'on peut aisément trouver sur internet. L'absence au monde social, aussi, car il passe la seconde guerre, au moment des engagements, dans des sanatoriums qui marqueront profondément son œuvre et sa manière de vivre, très ritualisée.  L'ennui menacera sans doute toujours Barthes. D'où sa capacité à s'enfoncer dans un objet au périmètre resserré (une simple nouvelle de Balzac, dans "S/Z"), ou son amour non démenti pour la musique (il était pianiste amateur), dont il parlait souvent à la radio.

 

Barthes est donc un homme des "vestibules". Il passe d'un domaine à l'autre, d'une approche à l'autre. Œuvrer autant que possible pour le théâtre brechtien, puis ne plus aller au théâtre, un jour. Théoriser le degré zéro de l'écriture, recenser les mythologies de la société de consommation naissante, produire une théorie de la photographie, analyser la civilisation chinoise. Il chemine au voisinage de la psychanalyse, il est structuraliste mais pas forcément adoubé par le pape Levi Strauss. Il s'approche, ne se fixe pas. Il rechigne à signer quelque tribune collective. Il reste ambivalent face au coagulé, sans non plus le refuser (comme le travail dans les revues, l'édition). C'est un individualiste très connecté à de nombreuses personnes de tous horizons. Dans le cinéma, par exemple Téchiné. Fidèle et attentif, lisant avec application les thèses des jeunes chercheurs. Brisant les barrières, sans ostentation ni vacarme. Il a son domaine à lui, l'Afrique du Nord. Le Maroc et la Tunisie, où il a travaillé jeune (ainsi qu'en Roumanie communiste !). Il y retrouve peut-être une de ses premières passions littéraires : la tentative de Camus, pour rénover la littérature avec l"étranger".

 

Son engagement à gauche n'est pas didactique. Il est pourtant radical, souvent, cet enfant lucide de la petite bourgeoisie, mais indirect, et donc encore lisible aujourd'hui, car non circonstanciel. Quand Barthes écrit sur Sade, Fourier et Loyola, il pense à Mai 68 mais nous pouvons l'entendre encore aujourd'hui sans l'impression de nous mêler d'enjeux anachroniques. Un certain fil directeur, un peu enfoui, chez Barthes, c'est l'antifascisme. C'est dans ce mouvement qu'il milite, jeune. Il dira aussi, avec provocation et génie, que "la langue est fasciste". Elle s'impose à vous. Et elle vous fait parler. En cela, il est d'accord avec Foucault ; le propre du fascisme n'est pas de censurer, mais de faire parler.  Quand il part en Chine maoïste, avec son ami Sollers, il se marginalise tout de suite, allergique au totalitaire qu'il perçoit immédiatement, malgré le parcours réglé sur mesure.

 

Qu'est-ce qui peut définir son œuvre, après tout, sinon une tentative, multiforme, de démystification, de déconstruction selon son ami Derrida ? Bref une lutte pour nous fournir des outils contre l'emprise fasciste des appareils de domination. La biographe esquive un peu cet aspect politique profond, au profit d'anecdotes, il me semble.

 

S'il est un domaine qui tente les dominateurs, c'est le corps. Un souci réel pour Barthes. Qu'il nourrit de sexe et de nourriture. Avec application, exigence. Un corps qu'il faut se trimballer, qui rappelle la maladie mortelle. Un corps taraudé entre les tentations ascétiques et les débauches.

 

La littérature, c'est aussi s'alléger du corps tout en partant du corps même. Barthes aimera beaucoup Sartre sans en être proche. Le corps dont on guette sans cesse les symptômes, donc les "signes". Sans la tuberculose Barthes n'aurait pas contribué à l'invention de la sémiologie. Barthes ne regarde pas vers le ciel, vers la métaphysique. Il part des corps, des objets, du corps dans l'espace. 

 

Sa sexualité, vivace mais buissonnière, rappelle sa manière de penser, qui ne se fixe jamais sur un seul objet bien longtemps, s'exprime aussi par fragments. Sur le discours amoureux par exemple.

 

Barthes a donné à beaucoup le sentiment de la liberté face à la littérature. Elle appartient autant au lecteur qu'à l'écrivain, et aucune méthode de pensée et d'analyse de l'écrit ne saurait s'imposer d'elle-même.  Barthes portait une utopie du lecteur. Et nous lecteurs nous ne sommes pas à la hauteur du rêve qu'il portait pour nous.

 

La maladie l'a marginalisé, l'a éloigné des parcours classiques qu'il n'a pu suivre. Pas d'agrégation. Pas d'Ecole Normale. Et pourtant il va imposer sa pensée et son style. Ce n'est qu'ensuite qu'il deviendra, par des chemins détournés, alors qu'il n'a aucun réseau d'appui, un grand professeur, qui changera aussi l'esprit universitaire, avec d'autres, à partir de la pratique des séminaires. Ceux-ci nourriront ses livres qui nourriront ses séminaires. Ses étudiants ont ainsi participé à son œuvre, et en restèrent profondément marqués, comme Julia Kristeva ou Chantal Thomas.

 

On doit Barthes, à ces gens méconnus mais si importants de la gauche non communiste, dont il était, qui lui ont tendu des perches. Tel cette figure majeure de la littérature en France au XXème siècle : Maurice Nadeau, qui lui donna accès aux tribunes critiques. Il lui faudra beaucoup de temps pour que sa place dans la pensée se traduise dans le champ universitaire. On le doit en particulier aux efforts de Michel Foucault, avec lequel il partageait une belle amitié magnifiquement décrite par la biographe. A une voix près Barthes est entré au Collège de France. Grâce à une campagne menée par son ami.

 

Son grand fantasme tardif et effrayant, lui qui meurt tôt, fut de franchir le pas de l'écriture romanesque. Lui qui l'a autant étudiée. Il s'y préparait, différait, tenait séminaire sur "la préparation du roman", avant d'être stupidement écrasé par un camion alors qu'il allait vérifier une question d'éclairage pour un cours. Il avait eu le temps de beaucoup nous laisser, tout de même. De se rattraper du temps inutile à craindre la mort, dans l'isolement et les rituels monastiques des sanatoriums, mêlant l'isolement et le collectivisme, comme dans les utopies socialistes libertaires. Ces expériences de vie ont beaucoup inspiré sa lecture structurale. Les structures, d'abord, lucidement. Mais la haine du fascisme. Sa personnalité furtive, insaisissable, mobile, est en elle-même antifasciste.

 

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21 février 2018 3 21 /02 /février /2018 15:07
Comme elle a voulu - "Susan Sontag" - biographie - Béatrice Mousli

 

Béatrice Mousli a donc le mérite de réaliser la première (et consistante) biographie française de Susan Sontag. Une biographie pourtant à l’anglo saxonne (Mme Mousli enseigne aux Etats-Unis), exhaustive, dense, chronologique. Peu analytique. Sans doute a-t-elle voulu établir la biographie de référence. Mais à mon sens c’est une erreur d’avoir choisi cette option (ceci n’enlève rien à mon plaisir d’avoir lu cette biographie, je précise). Car la vie de Susan Sontag, en elle-même, en tant que « monade » d’une certaine façon, n’est guère passionnante, enfin ce n’est pas celle d’Hemingway ou de Malraux. Elle n’est pas un personnage de roman, même si elle vit pour la littérature. C’est un personnage exceptionnel mais peu épique, si l’on excepte sa réalisation d’une pièce de théâtre dans Sarajevo assiégée.  Mais elle fait partie d’une génération exceptionnelle, et révolutionnaire. Et elle y a compté, comme symbole et étincelle. Aussi l’auteure, tout occupée à nous donner des détails personnels, a peut-être manqué ce qui aurait pu élever le projet : inclure la vie de Sontag dans celle d’une génération. Celle de la gauche américaine du baby-boom et de la contreculture qui arrive à maturité avec les années soixante. En suivant de trop près Sontag, sans élargir le plan, on rate cette perspective, même si on la frôle, et c’est peut-être bien dommage. J’aurais aimé voir Susan Sontag dans des interactions plus révélatrices. Quand elle lutte contre la guerre au Vietnam par exemple. Une biographie est l’occasion d’un point de vue sur une époque, et cela la biographie de Béatrice Mousli, trop dépendante de son objet précis, le manque à mon sens. Mais peut-être, après tout, en se conçentrant sur l’objet, le reflet du monde est-il aussi perceptible.

 

J’ai lu cette biographie car évidemment Susan Sontag me plaît et m’inspire, de par sa manière d’échapper à un certain nombre de classifications, par son appétit intellectuel sans frontière, elle qui fut critique, essayiste, nouvelliste, romancière. J’ai lu trois livres d’elles, un roman, un essai (sur la photographie), et un livre d'entretiens, j’ai croisé sa pensée dans d’autres livres, et je la retrouve telle que je l’imaginais dans cette biographie. Il est incroyablement scandaleux que son essai sans doute le plus marquant pour les américains n’a pas été traduit, encore, en France, pays qui était sa seconde patrie. Pour lire « Against interpretation », où elle s’oppose à une vision trop herméneutique de la critique, qui a pour fonction selon elle de stimuler l’appétit des sens du futur lecteur, il faut lire l’anglais. C'est l'occasion de dire que l'édition "non fiction" comme on dit de nos jours semble en crise en France, et notamment dans le domaine international.

 

C’est une femme qui ne fait pas grand-chose pour se rendre sympathique, et qui a décidé, quel qu’en soit le prix, de vivre de la pensée, de tout engager dans le cycle de la pensée. En lisant, en écrivant, en voyant et tournant des films, en montant des pièces. Et en défendant ses idées quand elles étaient en cause dans le monde. Un point c’est tout. Susan Sontag , qui certes contourne les institutions (mais pas toutes, elle se consacrera beaucoup à animer le « Pen club », réseau international des écrivains, et notamment pour soutenir Salman Rushdie), est loin d’être une auto didacte puisque sa base intellectuelle a été confortée à l’université en amérique, en angleterre, en France.

 

Elle a tout de cette « bobo » et de cette intellectuelle de gauche qui est devenue presque la figure de sorcière de notre époque néoconservatrice (ceci étant même les populistes de gauche détestent les dits « bobos ». Une telle unanimité contre soi veut sans doute dire qu’on a de l’intérêt). Comme les « bobos » d’ailleurs, mot dont la première syllabe est souvent fantasmée par leurs détracteurs, elle a vécu très longtemps relativement pauvre, sa notoriété relative dans les milieux cultivés ne la nourrissant pas, et ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’en vivant avec Annie Leibowiz, la photographe, elle a vécu plus dans l’aisance. Sinon, peu encline à la vie universitaire, elle ne finira pas sa thèse, elle qui sera ensuite Docteur honoraire de multiples universités, écrivant des œuvres exigeantes sans préoccupation commerciale, refusant de multiples sollicitations, elle sera à la fois qualifiée d’hautaine tout en connaissant les difficultés d’une vie sans matelas financier quelconque.

Elle a tout pour agacer. Elle est juive, le dit, mais pas religieuse, et elle n’est pas manichéenne sur la question d’Israel, tout en défendant clairement les droits des palestiniens. Elle est américaine, californienne puis new yorkaise typique, mais aime passionnément l’Europe dont elle s’est fait, avant la « french theory » la passeuse culturelle aux Etats-Unis, ce qui ne manque pas de faire grincer des dents. Elle se méfie de la photographie à l’heure où celle-ci est célébrée comme un art.

Elle est bisexuelle (enfin, plutôt tournée vers les femmes), mais ne le clame pas ni ne le cache, ne donnant pas aux identitaires le porte-drapeau qu’ils voudraient (déjà). Elle est intellectualiste et l’assume intégralement. Et en plus on ne peut pas lui reprocher de se planquer derrière de belles idées, au vu de ce qu’elle a fait à Sarajevo, pas pour un simple aller-retour mais dans la durée. Elle va même à rebours, avec ses livres sur le cancer et le sida, de la psychologisation à la mode en rappelant qu’une maladie est avant tout une maladie et non une quelconque métaphore. Personne ne peut préempter Sontag.

 

Susan Sontag ne "lâchait pas prise" comme nous le conseillent les manuels de développement personnel et de sagesse portative. Oh que non. Elle était déprimée, régulièrement, et tomba malade deux fois d'un cancer, le second l'emportant. Elle a choisi la pensée plutôt qu'un certain bonheur. Ou bien sa part de bonheur de toute manière passait par cette voie.

Elle lit jusqu’à dix livres par semaine, mais elle ne pourrait pas vous aider à justifier votre peur de voyager en disant que lire c’est le don d’ubiquité. Parce qu’elle passe son temps à voyager, en réalité.

Elle est un peu peine à jouir, Sontag.  Par exemple sa vie démontre que la première chose à faire, quand on prétend parler, c’est prendre le temps d’étudier l’immense patrimoine de pensée disponible, en n’oubliant pas qu’on n’est pas tout seul sur terre, idée presque obscène au temps des « you tubers » et où l'on réforme le bac sur le principe de réduction des épreuves écrites, donnant à la forme une priorité évidente sur le fond (au bluff sur la consistance, à mon sens).  Sontag, jeune, s’était concocté un programme de lectures. Elle avant conscience de la nécessité de maîtriser les grands courants de la pensée occidentale, de connaitre les grandes œuvres de l’esprit, avant de dire son mot. Elle est morte en 2004, au moment de l'émergence de Facebook. Bon choix.

D’ailleurs, la dynamique de l’œuvre de Sontag est en elle-même intéressante. Elle a du mal à oser se frotter à la fiction (aujourd’hui tout ancien Ministre s’essaie au roman). Elle qu’on dit hautaine, car on confond hauteur de vue et attente des hauteurs avec le pédantisme, n’ose au départ que des incursions dans la pensée critique, puis dans la nouvelle, puis dans le roman expérimental. Il lui faudra du temps pour se donner le droit de tenter la grande fiction. Susan Sontag n’a pas été immensément prolifique, car elle a continué toujours, à lire, à regarder, à contempler. Toujours sa priorité. Se nourrir des œuvres d’autrui. Le contraire d'un narcissisme vulgaire qui lui a été accolé.

Même sa manière d’être mère est déconcertante. Elle délaisse clairement son fils pendant les premières années (après s’être mariée avec un universitaire, qu’elle connaissait depuis un jour, et avec qui en plus elle restera assez longtemps !). Mais la relation avec ce fils s’enrichira jusqu’à en faire de grands complices intellectuels et politiques. Susan Sontag déjoue, donc. C’est une manière d’illustrer la possibilité de la liberté.

 

Susan Sontag a été admirée, utilisée assez tôt comme icône, mais aussi très critiquée. Il est intéressant de voir que même chez les intellectuels progressistes qui écrivaient à son sujet de son vivant, et qui ne manquaient pas de l’attaquer sur le fond et la forme de ses écrits, il y avait un passage obligé sur sa manière de s’habiller, de se tenir, d’être sur les photos. C’est encore le cas aujourd’hui. Quand une femme fait le choix de la pensée, de l’action, on essaie toujours, même par la bande, de la ramener à des critères qu’elle a tout à fait le droit de répudier. Susan Sontag était grande et belle ? Et alors ? Susan Sontag est d’une génération qui a essuyé les plâtres, sans trop en souffrir. Ce qui lui importait était trop grand pour être atteint par de telles escarmouches. La meilleure réponse aux médiocres qui incapables de porter le fer sur le fond ressassent des vieilles méthodes éculées pour discréditer, c’est l’œuvre. Ceux qui ont éreinté Susan Sontag ont pour la plupart disparu dans les gouffres de la petite histoire. Alors que l’œuvre de leur cible agaçante éclaire encore les jeunes générations qui cherchent l’exigence de pensée.

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17 janvier 2018 3 17 /01 /janvier /2018 19:49
Briser les atomes – « Traverser les murs », Mémoires de Marina Abramovic - paru dans la Quinzaine Littéraire

 

Il est bien malaisé de trouver phrase plus galvaudée que celle  de Nietzsche selon laquelle il s’agit de « faire de sa vie une œuvre d’art ». Pourtant la formule usée n’a rien d’un slogan snob quand elle est illustrée par la vie de Marina Abramovic, narrée dans ses stupéfiants mémoires : « Traverser les murs ».  Cet article pourrait consister en litanie de superlatifs, tellement ce parcours est impressionnant et a laissé l’auteur de l’article admiratif. Ce livre, écrit avec l’appui assumé d’un auteur, n’a pas une valeur littéraire particulière, il est du moins très clair, ce qui en soi est une qualité remarquable. C’est néanmoins une expérience de lecture qu’on ne saurait trop conseiller à qui veut respirer un grand bol de vie et se convaincre des potentialités magnifiques de l’art de notre temps, dont certains doutent, avec force arguments.

 

Fille de deux partisans héroïques de la résistance yougoslave, la plus coriace d’Europe, nourrie de force mais aussi corsetée par cette famille de la nomenklatura titiste, dysfonctionnelle, Marina, qui naît juste à la fin du conflit mondial, ressent le besoin impérieux de sublimer et laisse éclater son  inépuisable énergie, très vite, à travers  l’art. Ce n’est pas seulement à ses yeux une pratique mais la colonne vertébrale de son existence, et à aucun moment elle n’a douté du sens de sa présence ici-bas. Il s’agira de créer. Rien ni personne ne pourra s’opposer à la marche de la fille de partisans.

 

Elle multiplie alors, d’abord seule, puis longtemps avec son compagnon hollandais, seule encore ensuite, avant de beaucoup transmettre aussi à des plus jeunes à travers son Institut, des performances ahurissantes d’engagement. Elle y plonge corps et âme (qu’elle ne dissocie jamais, en une sorte de spinozisme radical) à la rencontre de sources d’énergie humaines supposées, et de nouveaux états de conscience, atteints en particulier par l’acharnement à l’exercice, le dépassement de la douleur et des limites de l’endurance.

 

A chacune de ses performances, dont elle raconte – et c’est passionnant- la préparation, les aspects techniques, enjeux de conception, elle interroge des questions essentielles posées à l’humanité. Des thèmes obsédants, fondamentaux, jamais anecdotiques ou relevant de ces « misérables affaires privées » dont se moque Deleuze dans l’abécédaire, reviennent durant toute une vie de création, relancée par des rencontres, des croisements artistiques (avec Bob Wilson par exemple).

 

L’amour est-il créateur d’une troisième entité, au-delà du couple, dégage-t-il une énergie particulière, rassemblant des énergies proprement  humaines dont nous pouvons rechercher les traces par l’art ?

 

Pouvons-nous percevoir, par la déstabilisation des sens, d’autres niveaux de réalité ? Question classiquement soulevée par les artistes, mais que Marina Abramovic n’a pas hésité à affronter avec son propre corps, en se mettant en danger et surtout en affrontant la douleur et son dépassement.

 

Quels spectacles sommes-nous disposés à subir ? Quand prendrons-nous nos responsabilités ? Marina Abramovic n’a pas hésité à créer une performance proposant des dizaines d’objets au public, autorisé à en user comme bon leur semblerait sur elle, jouant le jeu jusqu’au bout pour interroger les comportements induits.

 

Jusqu’où peut-on aller profondément, juste ici et maintenant ? Ce choix du présent nous transforme-t-il ? Laisse-t-il entrevoir de nouvelles formes d’existence ?

 

Et elle n’hésite pas à aller frontalement à la rencontre des cultures qui ont cherché des réponses à ces interrogations. La culture tibétaine, ou bien celle des aborigènes pour qui passé, présent, futur, sont déjà ou encore là.

 

En recherchant sans cesse ses propres limites, quitte à marquer son corps à vie, s’évanouir, à saigner, elle interroge la notion même de limite, la reconsidère comme une frontière possible vers d’autres contrées. A chaque expérience elle brise les cloisons entre l’art et la vie, entre les cultures qui semblent les plus étrangères, ou encore entre le réel et la représentation, clamant que l’art est un moyen de transformer l’existence, et non un caprice esthétique.

 

C’est ainsi qu’elle en a traversé des murs, elle la yougoslave très ancrée dans son ascendance, et en même temps artiste universelle qui ne se paie pas de mots. Marina Abramovic est par sa vie l’exemple même d’une identité qui n’oppose pas, loin s’en faut, sa certitude de l’ « enracinement », au sens de Simone Weil, au sentiment d’appartenir à une humanité sans frontière. Elle a vécu sur tous les continents, a été la seconde personne (le gouvernement chinois lui barrant la route à la première place devant son projet…) à parcourir une bonne moitié de la muraille de Chine à pied, elle a vécu dans le désert australien et auprès des chamanes brésiliens, dans l’intelligentsia new yorkaise. Mais elle se sent toujours une femme slave.

 

Ces mémoires sont spirituellement très riches, mais ne se réfugient jamais dans le verbiage à portée des artistes contemporains, tout au contraire. La simplicité du propos va de pair avec l’ambition ontologique très élevée de l’œuvre d’art, affaire d’une vie, jusqu’à explicitement refuser d’être mère pour se consacrer à l’œuvre.

 

Quelle figure attachante que cette femme gorgée d’empathie (ce qui désamorce le scandale, semble-t-il, systématiquement, autour d’elle) qui a choisi l’art quel qu’en soit le prix possible, car ça passe souvent ou ça casse, et très longtemps la contrepartie ce fut la pauvreté, l’incompréhension de sa famille ! Drôle aussi, quand on la voit, elle qui osa performer nue dans la Yougoslavie titiste, être en même temps très fleur bleue voire on ne peut plus conformiste dans ses conceptions de la vie de couple.

 

Avec Mme Abramovic l’art contemporain a conservé toutes ces années une capacité à frapper le cœur de tous. Une dimension humaniste au sens le plus fort, primaire presque, du terme, qui ne peut laisser indifférent. Comme quand dans cette performance, « The artist is present », elle fait face pendant trois mois à des milliers de gens simplement assis silencieusement un à un face à elle, laissant surgir les lames les plus profondes, révélées par la stupeur d’être là.

 

Son œuvre est conforme au paradigme de l’art contemporain, et pourtant elle le tire de ses ornières habituellement déplorées par une certaine critique (« l’art c’était mieux avant » pour faire court). Dès sa jeunesse elle a senti que le cadre d’un tableau, la dimension d’un objet, étaient trop étroits pour ses ambitions nucléaires. Née avec l’ère atomique comme si ce n’était pas fortuit, elle déploie son énergie dans un espace mobilisant toutes les dimensions et lui permettant de fracturer les cadres incontestés. De briser les atomes pour dégager l’énergie. La forme de la performance le lui a permis. Elle a ainsi porté cet art éphémère à sa plus sublime expression. La radicalité n’a pas été pour Mme Abramovic une coquetterie mais un moyen d’aller au-devant de ses hautes ambitions spirituelles et communicationnelles.

 

Voici une rencontre possible, une vraie. Sidérante plutôt que choquante. Marquante plutôt que scandaleuse. Certes vous n’aurez peut-être pas la chance de la voir yeux dans les yeux, dans une salle du MOMA , mais vous pouvez la côtoyer à travers les pages de ce livre étonnant. Bienvenue dans l’explosion Marina Abramovic.

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24 décembre 2017 7 24 /12 /décembre /2017 19:30
Le plaisir de fréquenter un peu le grand Molière - "Tel était Molière", Georges Poisson

La phrase "tout est politique" est mal comprise. Tout a une part de politique, sans doute, tout nous relie, mais tout n'est pas réductible à la politique, tout ne doit pas relever de l'affrontement politique, du volontarisme des pouvoirs, de la manipulation propagandiste ou de la force de la Loi. On reparle en ce moment du rapport entre l'œuvre et l'auteur, entre l'œuvre et l'auteur d'un point de vue moral, par instrumentalisation politique, à mon sens terriblement réductionniste.  On revoit malheureusement, à mon sens, ce qu'on pensait disparu avec l'esprit de censure réactionnaire, comme des manifestations demandant d'interdire une œuvre à cause des opinions ou pis, du comportement intime d'un auteur. Un metteur en scène infâme avec les femmes devrait voir ses films mis au pilon, nous dit-on, ce qui est une manière de se permettre d'interdire une œuvre, de briser ce tabou de la liberté créative, durement payé. Manière aussi, de s'en passer, des œuvres, et d'en rester à la pauvreté des préjugés et des jugements préconçus.

 

Il est absurde d'assimiler une œuvre à une biographie et de la réduire à un objet moral ou politique d'ailleurs.

Par contre, pas plus que l'amour n'est une flèche d'un ange tombant ici et là au gré de ses caprices, une œuvre ne tombe pas des nuées comme la foudre pour frapper au hasard (même la foudre ne le fait pas). L'œuvre éclaire la vie, la vie éclaire l'œuvre, bien entendu.

Proust a beau avoir raison contre Sainte Beuve, et une œuvre puise dans le secret de l'imaginaire, elle n'est pas réductible à un mécanisme biographique. Il n'empêche qu'un auteur est de sang, de chair et d'émotions, de douleurs de désirs et de joies, de passions, de vécu. Sa plume trempe dans l'encre de ses jours. La vie d'un auteur n'obère pas le mystère de la création. Mais elle permet de s'approcher du foyer où elle crépite.

 

Découvrir la vie d'un auteur, c'est aussi l'apprécier un peu plus, apprécier ses œuvres par un autre versant éclairé. Comme avec Molière, que l'on peut accompagner sa vie durant avec "Tel était Molière", de Georges Poisson, biographie précise, qui se démarque par le sens du patrimoine et des lieux de son auteur, permet d'ancrer le souvenir de Molière dans Paris ou ailleurs, à Pézenas, à Versailles naissant, à Vaux.

 

La vie de Molière est aussi, par sa narration, un moyen d'agiter le souvenir d'une France qui se recompose sans cesse, se transforme, se recrée. Il hante des lieux de son souvenir, mais les fantômes n'ont pas l'air qu'ils avaient de leur vivant. C'est une biographie d'Historien autant que de lettré. Mais d'Historien attaché à la pierre, à ce qu'elle laisse ressentir du passé lointain, sans illusion sur ce qui est dilapidé pour toujours. Le souci d'ailleurs, de la vie de Molière, c'est qu'elle manque, étonnamment au vu du rôle officiel de Molière, d'archives. Il faut au biographe un grand sens de l'hypothèse, et de l'autoanalyse pour ne pas romancer et trop verser dans le romanesque.

 

L'autre parti-pris de cette biographie là c'est d'insister sur l'importance des rapports entre Molière et Louis XIV, sans les idéaliser, mais justement en restituant ces liens dans leur équilibre (il rappelle notamment le rôle central de la fonction assez méconnue de Molière, héritée de son père, de valet de chambre du Roi, qui l'installait dans son intimité) mais  aussi dans leur caractère fondamental pour la vie de Molière.

 

C'est que Molière vit lors de l'installation de l'absolutisme d'après la Fronde. Il doit faire avec. Pour exprimer son génie il doit composer avec les grands protecteurs, et comme son génie est le plus grand de son temps, qui n'en manquait pas, c'est auprès du plus grand qu'il pourra trouver la garantie nécessaire. Molière acceptera d'être l'outil du Roi, comme d'autres, et notamment Lully, qu'il crut longtemps son ami mais qui le trahira, peut-être jusqu'à écourter sa vie en atteignant sa santé déjà faible. Molière sera très proche du Roi, qui le soutiendra souvent, mais il n'en sera pas l'ami, car le Roi n'avait pas d'ami, simplement des serviteurs. 

 

Il est particulièrement émouvant de voir cet artiste géant, et d'autres, obligés d'en passer par le contrôle politique, sous peine de se taire à jamais, tout en trouvant le moyen de signifier ce qu'ils avaient à exprimer, envers et contre tout. Marcher sur la crête, ou sur le fil de l'épée, est partie intégrante de leur génie. Molière savait trouver la bonne vague pour sortir ses banderilles. Il frappait telle ou telle catégorie quand la fenêtre politique le permettait. Ce n'est qu'avec Tartuffe qu'il s'est un peu trompé, temporairement, faisant les frais de la tension entre le Roi, le jansénisme, les dévots, le Vatican. S'il fait des concessions, s'il répond aux injonctions royales, c'est sur la forme, le genre, mais il ne cédera jamais sur son intégrité artistique. Le Roi qui n'était pas un grand intellectuel, mais aimait par dessus tout les artistes, savait d'instinct, lui-même danseur, qu'il ne fallait pas trop se mêler de la création d'autrui, et préfèrera instaurer une sort de dialogue avec eux.

 

Tout cela ne pourra pas durer. La main de fer, même bienveillante, mais toujours à la menace planante, ne sera plus supportée. Elle éclatera un jour, sous les coups de tant de talents étouffés par une société pré ordonnée.

 

Molière est tout sauf un opportuniste. Il prendra au système ce qui est nécessaire, mais il ne se cachera jamais contre des coups dont il savait qu'il ne pouvait, en plus, les supporter, lui le sensible, ce qui le rend infiniment attachant. Rien ne lui demandait, sinon les nécessités de l'esprit, de réaliser Tartuffe et de subir l'interdit, malgré le Roi qui cette fois-ci dut composer.  Il aurait pu précocement quitter la scène, et le sort méprisé de saltimbanque, qui lui coûta un enterrement infâmant d'ailleurs, pour la gloire de l'auteur reconnu, sans doute l'Académie française. Mais il n'abandonna jamais les siens, qu'on connaît mieux grâce à une biographie comme celle de Georges Poisson. Ceux avec qui il tenta longtemps avant sa gloire d'ouvrir un théâtre à Paris, dans le Marais, échouant, puis auprès desquels il écuma la province pour gagner son pain. Avant d'être croisé par le Roi et de devenir le comédien et l'auteur le plus glorieux du Royaume.

 

Molière n'allait jamais trop loin, mais autant qu'il le pouvait. Son sens psychologique le poussa a créer cette alternance entre la farce et la comédie sociale, ménageant la capacité de la société à supporter ses audaces, tradition qui est encore à l'œuvre dans cette Comédie Française qui reçut son héritage, et existe, juste à côté de ce Palais Royal dont Molière reçut la jouissance pour sa troupe.

 

La haine qui le visait, de la part des dévots et des jaloux que ne manque pas de susciter le génie, ne le découragea jamais. Simplement parce qu'il ne pouvait pas faire autrement que d'écrire ces rôles de comique de caractère, fustigeant les défauts de ses contemporains, bien au delà de ses contemporains. 

 

La biographie de Molière, qui permet d'éclairer ici et là son œuvre mais jamais de l'enfermer dans quelque déterminisme, le génie créatif consistant justement à inexplicablement créer de l'inédit à partir d'un immense sens d'observation, est une incursion possible parmi d'autres dans cette époque si particulière où s'installa une spécificité française, l'absolutisme royal, humiliant les aristocrates, les châtrant même (l'évolution de l'art de la guerre aussi l'explique), tout en instrumentalisant une bourgeoisie symboliquement méprisée, (comme Molière le fils de tapissier fructueux) qui détermina fortement le sort de la France, en empêchant notamment certaines formes de compromis social.

 

Le résultat fut que c'est par une explosion immense que la France se sortit de la royauté, et que la France c'est avant tout l'Etat, ce qui marque encore le pays profondément aujourd'hui. On sait combien la culture joua un rôle majeur dans la construction de cet absolutisme là, et Molière en fut un outil primordial.

 

Il mourut en sentant sa disgrâce arriver, non pas qu'il ait fauté, mais parce que l'évolution du règne de Louis en appelait à d'autres formes artistiques. Il reste que Molière, qui connut la gloire et la réussite financière fut reconnu comme auteur de son vivant, ne sera jamais oublié ou mis entre parenthèses. Son œuvre accéda au rang d'une véritable mythologie dont nous, écoliers de la République depuis des générations, sont les dépositaires. Molière est éternel. Son universalité implique d'ailleurs des dialectiques, voire des contradictions (entre le moraliste Don Juan et l'anticlérical Tartuffe par exemple, entre le Molière parfois féministe et le misogyne des Femmes savantes). Chaque génération le joue et le jouera, capable de le reformuler, car ce qui est universel est par là même, toujours réinterprété. Il mérite bien qu'on se penche un peu sur sa vie, qui ne manque pas d'être tout aussi extraordinaire que son talent de comédien, d'organisateur de fêtes, de dirigeant de troupe, d'auteur, d'inventeur de genres.

 

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2 septembre 2017 6 02 /09 /septembre /2017 10:54
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero

Je voulais en savoir un peu plus sur la figure de Gerda Taro, Gerta Pororylle de son vrai nom de juive allemande exilée en France, grande photographe de guerre pendant le conflit espagnol, auprès de son compagnon Robert Capa (André Friedmann). 

 

Leur courte aventure amoureuse et artistique est fondatrice du reportage photo, elle est féconde en réflexions sur le rapport de la politique à l'image, à l'art plus largement. La belle Gerda Taro, femme libre s'il en fut, est morte à vingt sept ans. Sans ses photos et celles de Capa, qui longtemps furent mélangées,  la guerre d'Espagne n'aurait sans doute pas marqué autant l'opinion de son temps, suscité une grande solidarité internationale, et occupé une place aussi importante dans les imaginaires plus tard. La place de l'écrit déclinant, ce qui n'a pas son image tend à disparaître, purement et simplement. Certes, l'image est parfois une caricature, une ombre vide, comme un tatouage de che guevara sur une épaule d'un motard, mais elle peut aussi être le lien authentique vers les trésors du passé.

 

J'ai constaté que François Maspero, dont le rôle d'éditeur fut proprement historique en France, et à ce titre compta vraiment dans l'histoire des idées de notre pays, 'auteur de très belles mémoires que j'ai aimés, avait consacré un portrait à Gerda Taro.

 

"L'ombre d'une photographe, Gerda Taro", est bien un portrait et non une biographie. Maspero aurait rêvé de pouvoir rencontrer Gerda vieillie, si elle n'avait pas été écrasée absurdement par une perte de contrôle d'un char républicain lors de l'échec de la contre offensive de Brunete, pour désenclaver Madrid, alors qu'elle avait évité les balles sur le front, où elle était au plus près des guerilleros. Avant de mourir, elle aura réussi à rendre compte d'une victoire républicaine, certes éphémère, dans une bataille. Elle meurt en 1937, s'épargnant la déconfiture, et peut-être les camps français, où elle aurait été internée en tant qu'allemande antifasciste et peut-être livrée aux allemands.

 

Longtemps Gerda Taro sera subsumée par l'oeuvre de Capa, l'exilé hongrois, non pas une "recup" de sa part, mais parce qu'à l'époque ils ne s'obsédaient pas des droits d'auteur mais défendaient une cause. Plus tard, Capa, qui meurt en Indochine, en suivant un conflit qui devait le dégoûter, donnera bien des gages de son admiration pour celle qu'il aima passionnément. Nombre de photos étaient signées Capa et Taro, sans qu'on sache qui les avaient prises. Mais après sa mort, la signature de Gerda a été enterrée sous la catégorie "agence Capa".

 

Avant de défendre, appareil photo à la main, l'Espagne républicaine, Gerda Taro avait résisté en Allemagne nazie, distribuant des tracts, incarcérée.  Elle s'en sort grâce à un passeport polonais, et part pour la France où elle rejoint toute l'intelligentsia progressiste allemande, alors appuyée par leurs confrères français. C'est Clara Malraux, à l'époque soutien indéfectible des exilés, qui a aidé Gerda Taro à s'installer.

 

Elle va rencontrer Capa-Friedmann, hongrois déjà connu pour le premier photo reportage sur Trotsky (contre son gré).  Deux ans d'amour commencent, loyaux mais pas forcément fidèles, des deux côtés. Ces gens tiennent avant tout à leur liberté, chacun en pense ce qu'il veut. 

 

Taro a une idée de com' ultra moderne : créer une légende autour d'un fameux " Robert Capa", photographe américain censé être très célèbre. L'idée, qui tient du bluff total, booste l'activité de son compagnon. Gerda, elle, devient le pivot d'une agence. Elle s'initie à la photo et apprend très vite.

 

Ils filent en Espagne dès le début de la guerre civile, et deviennent les principaux fournisseurs de clichés qui font le tour du monde, aussi bien des photos de la population civile que du front. Capa prend la photo la plus célèbre de la guerre, celle d'un républicain fauché en plein assaut, sortant d'une tranchée. Ils sont choyés par la presse communiste française ("Regards", "Ce soir"), influencée par l'agent argenté du Komintern que fut le redoutable Willy Muzenberg, qu'ils ne semblaient pas connaître (mais ils fréquentaient Koestler, un de ses principaux collaborateurs). Mais les photos circulent dans le monde entier, et les deux photographes nouent des relations élargies.

 

Les staliniens essaieront de récupérer la figure de Taro, martyre. Mais rien ne prouve qu'elle ait véritablement frayé avec eux. Elle a plutôt suivi leurs ennemis de la gauche non communiste pendant un temps sur le front (les anarchistes, le POUM). Certes, elle s'adapte et continue de soutenir les républicains quand les communistes prennent la direction des opérations et épurent l'armée.

 

Mais il était presque impossible, à cette époque, de ne pas frayer avec les communistes d'une manière ou d'une autre en Espagne, et dans le milieu antifasciste européen. Rien n'indique que Taro et Capa aient été affiliés à l'Internationale Communiste, ni à quelque autre mouvement d'ailleurs. Ils étaient de gauche, c'est certain. Mais libres. Leur manière d'agir était de rendre compte par le geste photographique, de la souffrance du peuple en guerre, de l'engagement des soldats. Leur présence sur le front était d'ailleurs fort appréciée par les troupes. La qualité des photos qu'ils ont produites, insiste Maspero, n'aurait pas été possible sans un préalable de confiance nouée.

 

On peut douter du fait que Gerda Taro, libre, séductrice, animée par le gout du jeu, ait été attirée par l'odeur de rond de cuir dégagée par les agents staliniens.  Elle qui admirait par dessus tout John Dos Passos, dégoûté, rompant avec Heminghway le suiviste, de la ligne des communistes en Espagne.

 

L'oeuvre de Taro, celle de Capa, sont à la base d'une utilisation nouvelle, "choc", de la photo dans la presse, pour le pire et le meilleur. Les petits appareils comme le Leica le permettent. C'est l'époque d'un enthousiasme autour de la vérité censée être offerte aux masses par la photo. Comme en témoigne notamment les écrits de Walter Benjamin. La critique viendra plus tard (de l'optimisme de Benjamin à la dureté de Susan Sontag quelques  décennies plus tard -voir dans ce blog, pour les deux-, on mesure un immense fossé). Les possibilités manipulatrices de la photo n'ont pas encore été décelées, sauf par certains magnats blancs ou rouges. On insiste plutôt sur l'intérêt du témoignage direct, qui impressionne. Bientôt, à Iwo jima comme à Berlin on montera de toutes pièces des scènes de photographie lyriques (les drapeaux hissés).

 

A cette époque, les photos de Taro et Capa n'échappent pas à un certain lyrisme, qui fleure le "réalisme socialiste". Mais il serait anachronique de leur reprocher, alors que ces dérives n'ont pas encore adopté leur forme systématique. On ne peut présager de l'évolution d'une oeuvre qui n'a pas pu se poursuivre. D'autres artistes ont su se remettre en cause, eux aussi enthousiasmés naïvement.

 

Les républicains ont perdu la guerre. Leurs squelettes, par dizaines de milliers, dorment sous la terre d'Espagne. On les déterre et on polémique sur le passé, pour oublier parfois, comme le dit l'écrivain Molina, l'indigence politique du présent. Qui nous a légué la mémoire de ces hommes et de ces femmes ? Qu'est -ce qui fait que des jeunes femmes kurdes se battent contre Daesh en évoquant l'exemple de leurs ancêtres d'Espagne ? Les artistes. Et ce qui a survécu des artistes, c'est ce qui était proprement artistique, c'est-à-dire irrémédiablement libre. Les oeuvres bureaucratiques édifiantes n'ont pas survécu. C'est pourquoi Taro survivra dans ses photographies. Avec le temps, les défaites les plus lourdes, les plus terribles, contre les chemises noires, contre la terreur moscovite, se mettent parfois à ressembler à des victoires. Contre toute attente. Il faut croire, même quand on est matérialiste philosophiquement, aux forces de l'Esprit.

 

 

 

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8 août 2017 2 08 /08 /août /2017 14:47
Le prophète mélancolique -"Pasolini" - René de Ceccaty

C'est un étrange concept éditorial que ces biographies directement éditées en poche par Folio. Trop longues et "up" pour être des moyens de toucher un public très éloigné du sujet, trop courtes pour permettre d'entrer à fond dans des vies qui pourraient vous passionner. Mais ça doit fonctionner, sinon Gallimard n'aurait pas persisté, j'imagine.

 

Pour le fasciné de Pasolini que je suis, la biographie talentueuse de René de Ceccaty, dans ce format de 250 pages, ne pouvait que me laisser un peu frustré. Même si elle est claire, juste, touchante, fort bien écrite. Mais on voudrait plonger, plonger plus encore, après avoir lu le livre en deux jours. Plonger dans les abysses d'un personnage qui devaient les fréquenter bien souvent. Par la pensée et le corps. Il faudra une autre biographie, plus obsessionnelle. Plus exhaustive, à l'anglo-saxonne.

 

"Pasolini" de René de Ceccaty insiste sur le réalisateur de cinéma et sa conception de l'art, sur son apport par exemple en matière de mise en scène, par l'introduction de la subjectivité arbitraire et de l'expression d'une présence filmante (dérivations de la caméra qui témoignent d'un tiers).

 

Il était paradoxalement, bien qu'artiste total et transverse, de ces cinéastes qui pensaient que le cinéma n'est pas un succédané de la littérature. C'est un art qui offre une voie d'accès unique, inédite, vers la vérité. Une vérité à laquelle le mystique (et communiste, malgré l'assassinat de son frère par les communistes) Pasolini croyait, et qu'il voulait approcher en éliminant les médiations autant que possible (d'où l'attirance pour la poésie et la force directe de l'image).

 

Le livre insiste aussi sur ses tourments intimes gravitant autour de la culpabilité sexuelle. Moins sur les aspects de l'engagement politique de Pasolini et sur ses intuitions très précoces sur le capitalisme tardif. C'est peut-être dommage, mais il y a un format. Est-il raisonnable d'imposer aux écrivains des formats ? Je pense que non.

 

J'y ai appris un certain nombre de choses évidemment, même si j'en savais assez pour trouver une erreur dans la biographie (le motif de la rencontre de Pasolini avec l'acteur espagnol qui joue Jésus dans Selon Mathieu n'est pas le bon. De Ceccaty reprend au premier degré le prétexte que l'étudiant espagnol a donné aux autorités franquistes. En réalité il n'était pas en voyage d'études mais en tournée de financement de son syndicat étudiant antifasciste). .

 

Je ne savais pas en particulier l'importance que Pasolini avait eu pour Fellini. Sans Pier Paolo, "la dolce vita" aurait peut-être échoué. Il lui a dénoué le scénario. En lisant cela, je me suis souvenu d'avoir vu "la dolce vita" et d'avoir véritablement découvert Pasolini plus tard. Or, à la lecture des essais de Pasolini on songe inévitablement à l'ennui de la dolce vita, à ses scènes tournées dans des no man's land. J'avais immédiatement opéré le lien. Mais ce n'est que dans la biographie de René de Ceccaty que j'ai appris qu'il n'était pas hasardeux. Fellini et Pasolini dialogueront durablement à travers leurs oeuvres.

 

Je ne savais pas non plus le rôle de scénariste important qu'il avait eu avant de se lancer dans ses propres films. Je n'avais pas non plus conscience de sa précoce célébrité de poète reconnu, avant que le milieu du cinéma le célèbre largement de son vivant par de très nombreux prix.

 

Pasolini au moins n'a pas eu à souffrir de l'absence de reconnaissance, s'il a eu à pâtir de la haine, de la violence directe, des tracas judiciaires, personnage "clivant" par excellence comme disent les consultants en communication qui éditorialisent dans le Huffington post.

 

Il n'a jamais manqué d'amis ni d'ennemis, ou peu de temps, quand il a du s'exiler de son Frioul adoré pour Rome.

 

Je ne vais pas raconter ici la vie de Pasolini, son mode de vie si particulier, ses liens qui l'étaient tout aussi (l'amitié fusionnelle courte avec Callas, la relation particulière à certaines femmes, l'amant durable, les relations semi tarifées avec les petites frappes, le réseau d'amitiés artistique et intellectuel).

 

La biographie dont il s'agit ici a cette fonction, elle s'y astreint efficacement selon un schéma chronologique. C'est une bonne introduction à la complexité du personnage et à sa richesse, à sa singularité surtout. Il a été tellement prolixe que l'on peut consacrer des décennies à explorer ses oeuvres les plus diverses (il a été peintre, jeune, aussi, ce que je ne savais pas) et pour ma part je n'ai encore fait qu'entamer le chemin. 

 

Il ne ressemble pas à grand monde.

On voit certes souvent des intellectuels tenter de concilier un certain avant gardisme et une posture réactionnaire. Mais jamais ils ne parviennent à le réaliser de manière intégrée, radicale, sincère, et poignante, comme Pasolini. Personne n'a triché moins que lui.

 

Un aspect de Pasolini, très contemporain, qui occupe bien des débats aujourd'hui, est le débat qu'il ouvre sur le progrès, dont le rouleau compresseur lui apparaît comme un fascisme de type nouveau, plus terrible que le fascisme politique.

 

Il est tout sauf "progressiste", mais il est marxiste. Il rappelle que le rapport du socialisme à la modernité est tout sauf évident. Il y a dans le socialisme un historicisme , indéniablement. L'idée que le temps va faire son affaire au malheur du monde. Mais le socialisme est aussi une critique totale de la modernité, dont un aspect est de tout soumettre au marché, de dissocier le "social" de l'économique. Ces deux éléments - historicisme et haine du développement capitaliste- cohabitent et créent des contradictions parfois illisibles voire insolubles. A vrai dire ces contradictions ont été au coeur des schismes socialistes les plus spectaculaires, comme la rupture entre bolcheviks et mencheviks.

 

Actuellement les intellectuels et politiques débattent de la possible séparation du mouvement de contestation de l'ordre établi et de "la gauche". Pour certains (paradoxalement ils se disent très éloignés de Marx alors qu'ils reproduisent les erreurs des marxistes les plus dogmatiques et simplistes), la gauche se résume au "progrès", même. A avancer, à réformer. La gauche ce serait simplement le mouvement. Certes, ce sont des slogans vides. Mais ils prennent appui sur des intuitions puisqu'ils résonnent dans les esprits.

 

Pour d'autres, le progrès est devenu une idée diabolique. Un auteur comme Jean-Claude Michéa par exemple explique que "la gauche" et les aspirations populaires n'ont été convergentes que temporairement et que le socialisme meurt de cette alliance avec les progressistes. Il rappelle que Marx ne s'est jamais dit "de gauche" (en réalité il l'a fait, mais justement quand il était hegelien, pas encore un penseur indépendant).

 

Quoi qu'il en soit, par sa richesse en ce domaine, développée sous toutes les formes, de l'article de presse au film exigeant, l'oeuvre de Pasolini parait aujourd'hui indispensable si l'on veut déconstruire cette idée en crise du "progrès". Il nous en avait averti il y a longtemps, de cette crise là.

 

On ne peut qu'encourager à découvrir cet homme de paradoxes, ou plus positivement, de dialectiques. Un homme italien, qui ne peut absolument pas se comprendre en dehors du contexte italien, et qui pourtant s'empare des questions les plus prégnantes de la condition de l'homme moderne, à travers sa relecture cinématographique de Médée par exemple, réflexion très utile encore aujourd'hui, sur le heurt entre le "tiers monde" et l'occident, ou sa critique de la société de consommation.  La biographie de René de Ceccaty est un rivage comme un autre vers lui.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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