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26 mai 2019 7 26 /05 /mai /2019 12:45
Les névrosés chantent boys don't cry - La peur de vivre- Alexander Lowen

"François s’accrochait pour sauver sa vie. Pas étonnant qu’il fût terrifié de mourir ! De fait, combien de temps peut-on se cramponner ? Chaque tension résulte de la façon dont nous nous cramponnons à notre « chère vie ». Littéralement, peu importe les muscles qui entrent en jeu. Chaque tension fait partie d’un schème total, qui constitue la structure caractérielle, et est prévu pour assurer la survie de l’individu. S’écarter de son caractère est une expérience effrayante. L’individu la ressent comme une perte d’identité, un non-être momentané, la mort (...) Quelque temps plus tard, lors d’une autre séance de thérapie, Michel rapporta que les tensions de son cou et de ses épaules devenaient intolérables. « Si je laisse retomber ma tête, ou si je la baisse, je me sens faible, désarmé, effrayé. Je dois me redresser. » L’arrière du cou, particulièrement à son point de jonction avec le crâne est l’un des points les plus importants de tension, de contrôle du corps. Rares sont ceux qui ne souffrent pas de fortes tensions dans cette zone. Nous avons tous peur de laisser retomber notre tête, car la baisser c’est perdre contrôle. « Ne va pas perdre la tête », conseil que l’on entend souvent. Avoir contrôle signifie que le corps est soumis à la volonté du Moi et qu’il n’y aura aucun mouvement sans le consentement du Moi. La volonté est aux commandes. Dans le cas de Michel il s’agissait de la volonté de vivre. Pour lui, laisser retomber sa tête signifiait l’effondrement, la défaite, la mort. "

Alexander Lowen

Alexander Lowen est l'épigone (et l'ancien patient du psychiatre freudo marxiste Whilhem Reich, après son départ aux Etats-Unis. Il est aussi plus "clinique" que Reich, en tout cas dans ses publications, Reich étant surtout connu pour "Ecoute petit homme" par exemple, et son travail sur la personnalité fasciste-autoritaire. La vie de Reich (elle vaut le coup d'être lue) est un roman qui finit dans une confusion dont on ne sait si elle a frôlé le génie ou sombré dans la folie. On sent chez Lowen quelqu'un de plus terre à terre et prudent. Cependant je ne savais pas qu'il était aussi proche des intuitions de Reich même si je savais qu'il s'en inspirait.

Reich s'est séparé de Freud quand le vieux maître est devenu pessimiste, et qu'il a pensé devoir admettre que dans la psyché se manifestait une autre pulsion que l'Eros. Jusqu'à un certain point, Freud a pensé que le souci c'était la répression de l'Eros par l'éducation réactionnaire. Puis il s'est résolu à considérer une pulsion autonome (Thanatos), qu'il lie (selon ce que j'en comprends de mes lectures de Freud et d'autres) à la pulsion de vie d'ailleurs. Eros et Thanatos dansent la valse. La vie est une tension qui aspire à la détente, au nirvana (l'extinction), donc à la mort. D'où l'appétence pour la mort. Cette pulsion de mort est contrebalancée par l'Eros, et par le surmoi (le travail de civilisation),, mais le contingentement est fragile. Les freudo marxistes, en l'espèce un peu rousseauistes, n'ont pas accepté ce virage pessimiste de Freud, dans "Au delà du principe de plaisir" puis "Le malaise dans la civilisation". Ils ont continué à creuser l'idée selon laquelle la répression était la cause des soucis psychiques. Je ne sais pas qui a raison. Il est clair qu'en regardant l'Histoire, un peu comme le fait Schopenhauer (le seul philosophe que freud disait aimer), on a du mal à donner tort à Freud. Pour autant la tradition reichienne peut sans doute pêcher par rousseauisme mélancolique qui ne cède pas, mais elle apporte aussi des idées originales. Et notamment sur la question du corps. C'est notamment la création du concept de "cuirasse" sur lequel on reviendra.

 

L'essai "La peur de vivre" (première parution en 1981) est clair et passionnant, dépourvu de jargon, et nombre de "névrosés" s'y reconnaîtront dans les portraits de patients qu'il réalise. Je dis cela, parce qu'il est évident que lorsqu'on se sent mal, savoir que d'autres sentent la même chose, et souvent s'en sont sortis, ne peut qu'aider. A cet égard, la lecture de "La peur de vivre" est déjà une source d'espoir potentielle qu'on ne peut conseiller qu'à "nos amis un peu nerveux" comme les qualifiaient Freud, dédramatisant, mais aussi, mine de rien, insinuant que le névrosé se différencie du quidam qui "va bien" de très peu. Ajoutons que le quidam qui va bien peut être un psychopathe. Pour ma part, je suis convaincu du fait que pour accéder à un certain niveau de pouvoir il faut être un Sage, comme Marc-Aurèle - vous m'en montrerez, hein. Nelson Mandela par exemple. Ca ne court pas les rues - ou plus ou moins psychopathe, c'est-à dire dépourvu de sensibilité à l'égard d'autrui. En tout cas en notre monde. Les névrosés, eux, ne sont pas taillés pour le pouvoir. Ils ont d'immenses qualités de sensibilité, donc de nuance, de psychologie, d'analyse, d'imaginaire, mais le pouvoir, ce n'est pas pour eux. Il me semble.

 

L'originalité de Lowen c'est d'abord sa définition simple de la névrose, comme une peur de la vie. La peur conduit à la volonté de contrôler. Et voilà le piège. Ce piège est d'autant plus répandu dans une société où la réussite individuelle est la norme à atteindre et donc où le contrôle est essentiel. D'où la pandémie dépressive contemporaine. En quelques mots, déjà, on comprend beaucoup.

 

La névrose vient du conflit intérieur on le sait. Un conflit non résolu. L'originalité de Lowen après Reich est de définir ce conflit comme opposant le Moi et le corps.  Pourquoi ? Simplement parce que la raison essaie de contrôler les sentiments, et que les sentiments, c'est le corps. Cette lutte épuise le Sujet. Quand le Moi et le corps sont trop en tension, comme un archer qui tire trop sur la corde de son arc, ça craque.

 

A partir de là vient l'intuition à Reich, puis à Lowen, que l'attitude physique offre une fenêtre très claire sur le conflit intérieur du Sujet. Le psychiatre "bioénergétique" regardera donc d'abord par exemple comment vous vous tenez sur le sol. 

 

"Nous sommes notre corps, notre corps révèle ce que nous sommes".

 

Nous sommes doubles. Il y a l'animal en nous. Et il y a l'être conscient, qui a tendance à se prendre pour Dieu et à vouloir tout contrôler, y compris la mort de l'animal. Mais c'est impossible. La peur de la vie, c'est donc bien entendu la peur de la mort, en dernière instance.

 

Alors qu'on dit au névrosé "bats toi", le  problème est justement qu'il se bat ! Il lui faut apprendre à cesser de se battre. Et ce n'est pas joué.

 

Lowen n'est pas du tout Deleuzien. Il reprend totalement la conception de l'oedipe bâtie par le Maître viennois. La névrose tire sa source de ce moment important de l'enfance où il faut réprimer son désir à l'égard du parent de sexe opposé.  Le complexe d'Oedipe est surmonté par le biais de l'angoisse de castration.

 

Nous érigeons donc des défenses contre nous-même, et contre les menaces de la vie. Et le problème du névrosé est assez simple à comprendre. Il s'enferme dans le château de ses défenses. Se sentant enfermé, il réagit en renforçant encore ses défenses. Ces défenses forment, chez Reich et Lowen une "cuirasse corporelle". Le névrosé est un chevalier incapable de sortir de son armure. Certains reconnaîtront sans doute cette cuirasse qu'ils ressentent sans cesse sur leurs épaules, épuisant leur nuque, leue jambes.

 

Que peut-on faire ? On peut essayer de supprimer les émotions. Mais c'est peine perdue. Cela s'appelle le refoulement. Les émotions sont toujours là.

 

La thérapie a alors our objectif de restaurer la capacité à vivre ses émotions. Ce que le patient contrecarre, évidemment, par des  réflexes de résistance, ce qu'il a mis en place, et qui ne disparaît pas aisément. La clé sera donc de parvenir à cesser de se battre contre soi-même.

 

Chacun de nous a ainsi un "caractère", un type d'armure.  Le psychiatre bioénergétique va donc procéder différemment du freudien. Il va d'abord essayer de "lire le corps", tout en ne renonçant pas, loin s'en faut, à la recherche de la vérité qui est au coeur de la démarche psychanaytique.  

 

Sur le plan thérapeutique, il s'agira d'aider le patient à retrouver accès à ses émotions, par des techniques corporelles diverses, adaptées à sa singularité.

 

La cuirasse et renforcée, c'est l'aspect marxiste, par une société qui oblige à jouer un rôle, et à renoncer à Etre, tout simplement. Un enfant, est. C'est pourquoi il a tant d'énergie. Plus tard nous nous épuisons à jouer des rôles, et certains types de sociétés sont très exigeants en la matière. Lowen ne le dit pas, mais on pense à la notion de "savoir être". C'est une invention post moderne dont on mesure mal la portée. Il faut donc savoir être... Alors que l'Etre est précisément ce qui ne devrait pas se discuter. Si l'on remonte la pression autant en amont, cela ne peut qu'avoir de lourdes conséquences.  Nos corps savent pourtant décharger la pression, par exemple par les pleurs, un procédé très efficace. Mais comme le chante Robert Smith, "Boys don't cry".

 

Il s'agit donc de lâcher le Je pour retrouver le Soi. Nous arrivons ainsi au carrefour des sagesses, qui disent toute la même chose. Le yoga, la méditation, la sophrologie, tous ces courants aboutissent à la même Rome. 

 

Le Soi c'est d'abord le corps. L'oubli du corps (mal manger par exemple) est le destin du névrosé. Cela peut prendre beaucoup de formes, mais les reichiens insistent sur la sexualité. Attention, on peut avoir une grosse activité sexuelle, et ne pas vivre sa sexualité pleinement parce que l'on n'a pas accès à son Soi. 

 

Lowe, effectue une belle distinction entre Etre et Faire. La volonté fait, la sensation est. Le névrosé est enfermé dans le faire. 

 

"On ne peut faire ou produire de sensations pas plus que l’on peut faire être."

. On ne ressent pas "afin de", "pour". Si l'on entre dans ce mécanisme, on est fichu. On entre par exemple dans l'obsession de la performance sexuelle, parce qu'on veut avoir des sensations, pour se sentir mieux. On fait, donc. 

 

"Cependant si nous faisons autant attention au processus qu’au but, faire devient une action créative, une expression du soi et accroît le sens d’être. En ce qui concerne le mode être, ce qui compte n’est pas ce que l’on fait, mais comment on le fait. L’inverse s’applique aussi bien au faire. Lorsqu’une activité vient d’elle-même, elle relève de l’être, lorsqu’elle est forcée, elle relève du faire. (...) nous pouvons dire que pour certaines personnes le travail est un jeu parce qu’il est agréable (il « coule »), alors que pour d’autres le jeu est travail parce qu’il leur est une expérience pénible.".

 

On ne peut sans doute pas apprendre à Etre, mais on peut certainement, en thérapie, apprendre à "ne pas faire". Par exemple respirer profondément sans faire.

Etre c'est évidemment Etre au présent, Faire c'est déjà être dans l'avenir, c'est ne jamais coïncider avec l'Etre.

 

Relâcher le contrôle est très difficile, car cela engage la peur de la folie. ". Nous n’osons pas remettre en cause les valeurs selon lesquelles nous vivons ou contre lesquelles nous nous rebellons à l’égard des rôles que nous jouons, par crainte de mettre en cause notre santé mentale."Le patient a peur de la dissolution du Moi. C'est pourquoi la relation entre thérapeute et patient doit s'établir, et se traduire par un transfert, afin que les expériences de lâcher prise puissent se réaliser, lâcher les tensions, et permettre une renaissance à son Soi. 

"Être pleinement vivant c’est abandonner son être au gré d’un flux de sensations"

Le thérapeute doit prendre garde de ne pas abattre les défenses trop vite. Mais il reste que la peur de l'effondrement provient d'un effondrement qui a déjà eu lieu. On ferme la porte, par le contrôle, sur une salle qui a déjà été violée. Le Sujet a ainsi surmonté comme il le pouvait ce choc psychique, par la volonté, et cela a construit la cuirasse contre le corps.

La voie de la thérapie est ainsi de retrouver la capacité à ressentir les émotions sans sombrer dans la dissolution du moi, ni en les saccageant. 

Rejoignant bien des courants asiatiques, Lowen considère que le ventre est le centre du Soi. C'est donc là que se joue la renaissance possible.

Il est paradoxal, dans un livre, de dire que la connaissance ne suffit pas, et que s'en remettre entièrement à elle est dangereux. Mais c'est ainsi. Foncer dans la connaissance mutile.

"Compter sur la connaissance et le pouvoir présente un inconvénient, à savoir que la première est incomplète et le second trop limité. Seul Dieu est omniscient et omnipotent ; c’est une illusion de notre part de croire que nous pouvons devenir des dieux."

 

 

 

 

 

 

 

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9 avril 2019 2 09 /04 /avril /2019 16:39
Adaptation contre délibération, la querelle de naissance néolibérale -Il faut s'adapter - Barbara Stiegler

Le néolibéralisme ne doit pas être analysé comme une  simple résurgence, après avoir été enterré comme une taupe, par le capitalisme Keynésien et fordiste, du vieux libéralisme d'Adam Smith, qui s'est heurté aux guerres mondiales, à la révolution russe et à la crise de 1929. Si on veut le comprendre, le déconstruire, on doit saisir ce qu'il y a de spécifique en lui.

Barbara Stiegler dans un livre intitulé "Il faut s'adapter - sur un nouvel impératif politique" (mauvais titre, ne rendant pas justice à la profondeur du livre, titre de simple essai de militant, alors qu'il s'agit d'une vraie entreprise de recherche au confluent des sciences sociales et de la théorie de l'évolution) propose de saisir le néolibéralisme à travers une querelle qui a animé le débat intellectuel avant guerre, entre John Dewey (un philosophe américain trop méconnu en France, pendant longtemps peu traduit, et qu'on commence à voir utilisé. Ce même Dewey qui présida à la demande de Trotsky le contre procès des grands procès staliniens de Moscou pour établir la vaste escroquerie de Staline), et Walter Lippmann, curieux homme, d'abord journaliste, diplomate, puis intellectuel influent. 

 

Deux constats d'échec, qui divergent

Les deux tiraient un constat d'échec du libéralisme passé. L'un, Dewey, proposait une voie vers un libéralisme ressemblant à un socialisme authentiquement démocratique (il utilisait même le mot, tabou, dans son pays, mais imaginait le socialisme comme un prolongement d'un libéralisme insuffisant et malade, et non pas dans le sillon marxiste, ce qui lui vaut sans doute son long oubli, en plus d'un souverain mépris de l'Europe pour la philosophie américaine, censée ne pas exister), l'autre a dessiné les contours du néolibéralisme de l'adaptation constante des populations, et de la séparation entre la politique démocratique et la plupart des questions vitales, verrouillées par le droit et le monopole des experts (par exemple traités européens qui définissent les orientations, juridiquement, de la politique économique), et où les experts ayant fixé les lois politiques, l'Humain devient, à travers la biopolitique (Foucault), le vrai sujet de transformation (ce qui n'est donc pas réservé qu'au totalitarisme cambogien qui voulait changer l'homme en ce qu'il "avait de plus profond").

Walter Lippmann a gagné pour le moment, mais on sera frappé par la modernité des thèses de Dewey qu'on voit resurgir, sans copyright (on peut simplement avoir vu des choses, que d'autres verront après). Mais il n'a gagné que si l'on considère que ce sont les idées qui font l'Histoire, en idéaliste. Stiegler n'aborde pas ce point là. Mais il me semble que Lippman a gagné parce qu'il luttait avec le courant, il parlait du point de vue des forces dominantes, donnait forme à leurs aspirations, pendant que Dewey, malgré son intelligence supérieure, ses démonstrations brillantes, parlait du point de vue de l'égalité entre les citoyens, dont les dominés, les plus nombreux.  On a beau être un nageur doué, au bout d'un moment celui qui nage avec le courant du torrent a plus de chance d'arriver que vous. Lippmann aura en tout cas fourni les arguments aux libéraux pour s'affirmer "progressistes" (Emmanuel Macron est typiquement Lippmannien), réformiste, voire.... révolutionnaire, reléguant les adversaires à une empreinte archaïque.

 

Les sources du pragmatisme américain et du darwinisme, interprétées de manière opposée

Les deux adversaires partent des mêmes prémisses, pourtant. Tous deux se réfèrent à la philosophie pragmatiste américaine, et au choc que produit le darwinisme dans le monde de la connaissance. Chacun est tenu de constater un décalage, dans les sociétés, entre "flux" et "stase". La société se développe très vite, et la culture ne va pas au même rythme. Pour un certain nombre de libéraux, la "sélection naturelle", qu'ils empruntent à Darwin en la décontextualisant", par le laisser-faire, doit résoudre tout cela (Spencer). Ni Lippmann ni Dewey ne vont dans ce sens. 

Pour le libéralisme en crise, il devient évident dans le premier tiers du XXème siècle que "le laissez-faire" ne fonctionne pas.  De plus Freud et Nietzsche sont passés par là, et l'idée de nier le régime pulsionnel de l'Humain, vu comme une machine à calcul, a été balayée.  Il s'agit de trouver comment orienter ces pulsions vers des motifs élevés. On a donc besoin d'un gouvernement fort, selon Lippmann. 

Le conflit va se nouer autour de la question suivante : doit-on chercher à s'appuyer sur l'intelligence collective, à tirer les bienfaits des richesses de l'interaction sociale (Dewey), ou à s'en remettre aux experts, seuls capables de suivre le rythme des évolutions (Lippmann) ?

 

Société des experts contre société constamment délibérée

Lippmann, très proche de Wilson, a beaucoup travaillé à ses thèses sur l'intervention américaine, puis sur la diplomatie transparente. Mais c'est un échec. Le traité de Versailles échappe à Wilson et la SDN est une farce. Le monde ne se range pas à Wilson.  Lippmann, déçu, en perd sa foi dans la démocratie et s'oriente vers une sorte de providence des experts. Les citoyens sont incapables de faire quoi que ce soit de la rapidité des changements et de la multiplicité des informations, seule une élite resserrée le peut, à peine. La société moderne n'a rien à voir avec les petites communautés démocratiques, clôturées, d'Athènes, ou de l'amérique rurale Jeffersonnienne.  Le gouvernement doit donc se distancier de la masse. Nous vivons tous avec des stéréotypes inadaptés (il a lu Bergson), mais du moins le Président a les moyens de les tester à vaste échelle et d'e tirer des conclusions. Lippmann vient du pragmatisme, selon lequel il n'y a pas de crédo indéboulonnable. On doit interroger le monde par les effets et les résultats, plutôt qu'en se focalisant sur la métaphysique. Donc, si la démocratie ne fonctionne pas, changeons là.  Quelle est la place du citoyen ? Elle est la plus réduite. Il s'agit pour lui de voter entre deux personnes qui imprimeront des nuances à la même politique, la seule possible, ou alors d'être consulté en cas de crise grave où le système est bloqué. Le pouvoir doit s'efforcer d'obtenir l'accord du peuple, par harmonie, par un grand travail de "manufacture du consentement".  Une société devient stable quand "les élections n'ont aucune conséquence"

Dewey est aux antipodes et sa philosophie pragmatiste s'oriente dans une direction opposée. Pour lui, la complexité du monde en appelle à l'enquête sociale systématique, notion pragmatiste, au partage social des connaissances. Au contraire de Lippmann il pense que la démocratie, justement, ne doit pas se réduire à peau de chagrin face à la mondialisation et l'accélération, mais s'étendre à tout ce qui concerne les humains. Va s'ensuivre un long débat, dur, où chacun répond à l'autre directement, livre à livre.  Pour Dewey, ce n'est pas le peuple qui est en retard... C'est la manière de penser de Lippmann, qui ne comprend pas l'évolutionnisme. Lippmann oppose les experts rationnels et la vulgarité des individus tournés vers leurs sensations, alors que Dewey conçoit l'intelligence comme un phénomène qui lie la sensation, l'expérience, à la raison. Lippmann selon lui ne comprend rien à Darwin justement. L'auteur de L'"origine des espèces" a montré que l'espèce est en interaction constante avec son environnement. On ne doit donc pas éloigner, pour être plus près du réel, mais resserrer, lier. C'est par la participation de ceux qui éprouvent que l'on se rapprochera du réel et non par le repli élitiste. Dewey voit dans le divorce entre experts et peuple la source d'un terrible appauvrissement. L'oligarchie est pauvre, elle est une pensée coupée de la sensation. L'heure est à articuler la mondialisation démocratique et la démocratie locale. Voila la tâche que Dewey désigne dès les années 30, et que nous avons encore devant nous (la crise vitale du climat ne dit que cela). Alors que Lippmann s'enfonce dans une vision téléologique, allant vers la fin de l'Histoire, sur un chemin encadré par la loi et les experts, Dewey voit l'Histoire comme "buissonnante" selon l'expression de Barbara Stiegler.

 

Atomisme contre articulation entre l'individuel et le social

S'opposent aussi deux analyses de l'échec du premier libéralisme. Lippmann en garde la vision des humains comme de atomes. Dewey s'en réfère justement à Darwin, et voit l'individu comme indissociable du social, "en interaction continue avec son environnement" (Stiegler). La société n'est pas composée d'individus réalisés, qui se heurtent (libéralisme), l'individu s'y construit, mais nier l'individu par un collectivisme forcé est tout aussi erroné que de le réduire à un atome. Il s'agit d'articuler l'individualisme et la pleine conscience du social. C'est pourquoi on peut qualifier Dewey de penseur socialiste démocratique. Il évoque bien un plan, mais non dans sa version verticale - c'est ce qu'il reproche au New Deal - mais comme projection des ambitions délibérées du corps démocratique. Dewey pense que la "Grande Société" en appelle à l'"intelligence socialement organisée", qui doit s'étendre à la production (et franchir le cap de la propriété des moyens de production, graduellement). S'il se voit dans la continuité libérale, c'est d'abord dans celle de la liberté de penser, pour laquelle le libéralisme s'est battu. Contrairement à Marx, il insiste sur la réappropriation du savoir et de la pensée, plutôt que des richesses, en premier lieu.

De son côté, Lippmann voit d'abord le new deal avec sympathie, justement pour son aspect vertical. Puis tout de même, il s'oppose à sa deuxième phase, qui menace l'initiative privée. Alors que Dewey est libéral dans une fidélité aux Lumières, finalement, Lippmann l'est dans sa référence à une division du travail rationnelle, de plus en plus élargie, théorisée par Adam Smith à l'aube de la Révolution industrielle. Celle-ci est le flux, et les résistances, les "stases", sont à abolir (nous avons là le discours typique du dit progressisme libéral d'aujourd'hui, tout ce qui résiste à la marche téléologique, unique possible, de l'Histoire économique qui prend son essor avec le capitalisme industriel, doit être réduit, par la force du gouvernement, constitué d'experts. On se croirait à un symposium de La République en Marche. Connaissent-ils Lippmann ? Peut-être que non).

Si les citoyens sont bornés, incapables de comprendre un monde qui se complexifie, devient hyper rapide, sous le jeu d'une force qui se développe vers l'optimum économique, alors les gouvernements eux-mêmes finissent par être atteints de cécité. On en vient alors aux bases de l'ordo-libéralisme allemand.  Les gouvernements eux-mêmes doivent être empêchés de faire trop de politique.

Alors, si le marché est imparfait, comme l'a montré l'échec du premier libéralisme, si l'Etat est défaillant, comme le citoyen, que peut-on faire ?

 

L'interventionnisme d'adaptation 

Il s'agit d'adapter. De baliser le chemin, par la force du droit, afin que l'on s'adapte à ce chemin, et de convertir les hommes, de l'intérieur, à la logique de l'adaptation.

Le néolibéralisme est ainsi un policier, sur le bord de la route. Qui sanctionne les écarts. Il condamne, par exemple, les Etats qui dépassent la norme des 3 % de déficit, alors que les experts ont décrété que le keynésiannisme était mort. Et les Etats sont condamnés à de véritables sanctions. La Justice, dans ce cadre, devient une fonction primordiale, plus importante que le vote, qui n'a pas vocation à changer quoi que ce soit d'essentiel. Les "discussions sur la destination" (Stiegler) de l'Histoire n'ont plus lieu d'être.

Le droit ne transforme pas. Il fixe les règles d'un jeu dont on ne discute plus la nature. Il organise, comme dans nos traités européens, "la concurrence libre et non faussée" (ce que le vieux libéralisme ne considérait pas comme nécessaire, l'Etat devant se désintéresser de tout cela). L'égalité est conçue comme une égalité du fair-play. Afin que les vrais gagnants soient les bon gagnants.

Le marché a donc besoin de volontarisme. Pour devenir le marché. Voila l'essence du néolibéralisme. Pour parvenir à la société de marché, il ne faut pas laisser-faire, mais réformer, le droit, et les personnes elles-mêmes. C'est ainsi que les néolibéraux sont "réformistes", "révolutionnaires", "progressistes", dans le cadre de ce paradigme là.

Droit, justice donc, mais aussi réforme de l'humain. Pour que la stase cesse de bloquer le flux.  Alors que le vieux libéralisme procédait d'une vision optimiste de la nature humaine, le néolibéralisme, issu d'une déception, se considère comme entreprise de redressement.  Les retardataires sur les flux doivent être corrigés (à travers des politiques de l'emploi autoritaires sur les chomeurs, activement).

 

On ne va pas abandonner les politiques publiques, mais les réorienter en fonction du sens de l'Histoire. La politique de l'immigration, par exemple, doit être "choisie", elle doit être pensée à l'aune des flux réels de la mondialisation économique. Ainsi Mme Merkel ouvre généreusement son pays aux réfugiés, parce que c'est nécessaire pour la production. Les dépenses de santé sont pensées, en fonction du bon fonctionnement du marché, qui a besoin de travailleurs adaptés (la santé mentale vise à prévenir le burn-out, qui pèse sur la productivité de l'entreprise). Toutes les politiques, et l'éducation en particulier, visent à une "adaptabilité" maximale, nécessaire à la destruction créatrice du capitalisme. S'est ainsi imposée la tendance la plus simpliste de l'interprétation de Darwin.

 

Cependant, l'affrontement continue partout. Par exemple explique l'auteur, dans la médecine, où la délibération, notamment avec l'épidémie du VIH, a obligé le pouvoir des experts a composer avec une démocratie sanitaire, qui depuis lors, a rebondi et fait évoluer, aussi, les pratiques médicales. Le spectre de Dewey est toujours à nos côtés. Et en plus, nous pouvons le lire. Sa philosophie qui entrevoit une société de délibération paraît tout à fait précieuse au moment où la démocratie libérale montre de plus en plus nettement son caractère oligarchique, et son incapacité à aborder les problèmes réels du monde, contrairement aux espérances de Lippmann.

 

 

 

 

 

 

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26 février 2018 1 26 /02 /février /2018 12:33
La science au secours de Spinoza - "L'ordre étrange des choses - la vie, les sentiments, la fabrique de la culture", Antonio Damasio

 

" Le fait de découvrir que les cultures trouvent leurs racines dans les biologies non humaines n'entame en rien le caractère exceptionnel de l'humanité"

Antonio Damasio

Dans la grande controverse entre idéalisme et matérialisme, entre Descartes et Spinoza, entre d'un côté une pensée dualiste du corps et de l'esprit et de l'autre une vision unifiée de ces deux manifestations d'un même phénomène : la force du vivant, Antonio Damasio, s'efforçant de tenir les deux glaives de la biologie et de la métaphysique, défend, fort de ses compétences de chercheur en neurobiologie, la tradition spinoziste.

 

Le corps prime, parce que le vivant prime. Le vivant cherche sa voie, il persévère, et ainsi il crée les forces de l'esprit. L'esprit n'est pas une substance introduite on ne sait comment, dans les êtres, de l'extérieur, par une Sainte Ampoule. On peut donc en déduire, si l'on dépasse le livre, que sans doute il ne survit pas au corps. Raison pour laquelle les religieux ont tellement haï les scientifiques.

 

Damasio semble comme ébloui par la clarté des conceptions d'un philosophe qui n'avait pas les produits de la science moderne à sa disposition. Ce dernier livre, " L'ordre étrange des choses", n'est pas explicitement relié à la controverse philosophique, mais elle est toujours là en filigrane. Et de temps en temps, une citation de l'"Ethique", vient rendre plus claire une affirmation scientifique.  C'est toujours le grand match qui se déroule. Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Tout le reste relève de péripéties de championnat.

 

Dans la grande aventure de l'humanisation, Damasio réhabilte les sentiments, comme Spinoza réhabilitait les "affects". La raison n'est pas une faculté innée, tombée là (d'ailleurs, où ? puisque comme Damasio le dit, notre appareil digestif a sans doute été notre premier cerveau), et supérieure aux affects, mais la faculté de raisonner est le produit des affects. Elle se situe dans un long continuum dont on peut comprendre l'émergence dès les bactéries.

Si on invente la machine à remonter le temps, Damasio devra prendre garde à ne pas trop se promener après le concile de Trente où bien il aura chaud aux voûtes plantaires. Darwin nous parlait des singes, lui nous cause des bactéries. Si l'Homme est à l'image de Dieu, et qu'il vient d'une bactérie, alors la pompe religieuse à du souci à se faire.

 

Il reste que le temps a passé mais que nos représentations séparatistes, dualistes, de l'esprit et du corps, du corps et de la culture, n'ont pas tellement évolué, comme en témoigne l'inertie de notre langage, alors que la science, elle, les remet profondément en cause. Donnant raison à l'apostat Spinoza. 

 

La clé de voûte de la continuité du vivant est l'homéostasie. Ce mécanisme que Spinoza appelait incessante volonté de "pérpétuer dans son être", ou dans son essence, l'existence était déjà chez lui l'essence, des siècles avant Sartre.

Pour continuer, la vie a besoin de se réguler, par exemple de se situer entre deux niveaux de tension, et la vie va chercher des outils qui lui permettent cette régulation. Tout en découle. La création des objets culturels, le meilleur exemple en est la médecine, est aussi une manifestation de l'homéostasie.  Elle était là, cette homéostasie, cette tendance à stabiliser la vie entre des limites qui la menacent, dès la bactérie, qui déjà par homéostasie mettait en place des comportements sociaux non réfléchis, des alliances, elle est en nous encore. Elle n'a pas encore été portée à un niveau macro social, comme nous le savons, malheureusement.

 

Dans ce schéma, les sentiments, sans lesquels l'Etre n'est même pas imaginable à l'humain, ont joué un rôle majeur, menant au développement intellectuel. La source en est le système nerveux. Ces systèmes d'abord simples (des filets nerveux), puis se complexifiant, ont aidé l'homéostasie en fournissant à l'organisme des images ("la monnaie universelle de l'esprit"), des cartographies de l'environnement, et de la vie interne.

 

Le livre déplie ainsi très pédagogiquement, mais précisément, avec des hypothèses, aussi, sans masquer ce qui nous reste encore opaque, ce qui est un long continuum, et "notre vie mentale" apparaît comme "un produit dérivé d'un système nerveux".

 

Il convient donc de bien considérer l'assemblage solide entre les affects et la raison, car les sentiments sont des "expériences mentales", conscientes. Mais la différence entre les affects et le pur raisonnement abstrait est que le sentiment se réfère directement à un état du vivant, au corps, à une "valence" (sensation de malaise ou de bienfait).

On rejoint bien Spinoza et ses affects classés selon leur capacité à soutenir la vie ou à l'amoindrir. Le sentiment est un "rapport instantané sur l'état de la vie". Les sentiments ont fourni à l'homéostasie des informations d'une grande importance, et c'est pourquoi l'évolution les a conservés.

 

La conscience, la création, l'utilisation des images pour créer et se remémorer, surgissent au bout de cette aventure homéostatique qui nous lie à la première bactérie surgie d'une soupe primitive il y a des milliards d'années.

 

"On ne sait ce que peut un corps" disait Spinoza, une phrase qui depuis longtemps me donne à réfléchir. Lisant Damasio, je me dis qu' il évoquait aussi sans doute sa stupeur devant l'incroyable fertilité de la force de vie, de tout ce qu'elle a su susciter, de la philosophie à la science. Tout cela, pour continuer, ne pas se contenter de la survie d'ailleurs, mais afin d'affirmer sa puissance d'être.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 15:03
L'humain au delà de l'Humain -«  Comment pensent les forêts », Eduardo Kohn

Si l'anthropologue Eduardo Kohn, qui signe ce livre profond, doté d'un titre qui n'a rien de métaphorique, « Comment pensent les forêts », a vu la trilogie du « Seigneur des anneaux », il a du afficher le large sourire du sentiment analogique. En effet, les hommes y gagnent une bataille majeure contre le Mal grâce à l'intervention des arbres géants qui admettent que leur sort et celui de cet humain qui les abîme sont indissociables.

 

C'est bien de la nécessité d'explorer une continuité entre l'au- delà de l'humain et l'humain, que le chercheur nous parle, considérant que certains aspects que nous pensons proprement humains, ne naissent pas de rien, mais sont prolongement d'une « pensée vivante » qui commence avec le vivant. Nous ne décelons pas d'anti spécisme vulgaire chez cet auteur, cependant, mais l'idée, partagée avec les indiens côtoyés au très long cours, que l'humain ne se conçoit que dans « une écologie des Sois » qui intègre l'humain et le dépasse.

 

En décrivant des scènes simples de la vie quotidienne à Avila, à la lisière andine de l'Amazonie équatorienne, Eduardo Kohn, en observant des moments de chasse, des récits de rêve, les rapports que les « runa puma » d'Avila instaurent avec leurs chiens, l'utilisation d'un langage fondé largement sur l' « indiciel » (quand un mot se rapproche du bruit naturel du phénomène évoqué), l'auteur théorise une anthropologie qu'il qualifie d' « au delà de l'humain ».

 

C'est que cette forêt, celle des « hommes jaguars », colonisée très tôt pourtant (l'animisme en intègre fortement les traces, les esprits maîtres étant blancs), multiplie les interactions entre homme et animal puisque aucune nourriture n'est achetée à l'extérieur de la zone. C'est le lieu privilégié d'observation, auprès d'un peuple animiste, de relations qui ont commencé avant même la survenue de la communication humaine. Une première frontière éclate d'emblée, celle entre nature et culture, qui n'a pas de sens ici.

 

Le livre nous invite à considérer que la pensée n'est pas le monopole de l'humain. Il existe d'autres formes de pensées, dont émerge la nôtre. Le début du livre fâcherait sans doute un lacanien, pour qui l'humain est langage par dessus tout

 

En allant débusquer ce philosophe, Charles Peirce, l'auteur insiste sur le fait que la sémiologie excède l'humain. En réalité, toute vie est « intrinsèquement sémiotique », elle informe, elle est interprétée. Les habitants d'Avila passent beaucoup de temps à penser dans la perspective des autres Sois. Il s'ensuit par exemple qu'ils sont très attentifs à leurs propres rêves, aux songes de leurs chiens, et se lèvent la nuit pour commenter, comme sur un divan de la Mittle Europa, les associations qu'il y ont trouvées.

 

La forêt est forêt de signes. En reprenant les concepts de Peirce, Eduardo Kohn évoque les signes premiers que sont les icônes (la ressemblance à un phénomène), et les indices (le signe que quelque chose qui s'est déjà passé peut se passer). La faculté de représentation existe ainsi au delà de l'humain. Un singe laineux qui entend un palmier craquer réagit, il bondit. Une chaîne de sens se met en place, pensée vivante. Nous sommes aux antipodes de l'animal machine de Descartes, d'un monde où les fins seraient dictées de l'extérieur. Ce monde enchanté là est composé de Sois produisant des Signes, des représentations,, des interprétations. Le futur est donc présent, sans cesse, dans le présent. Le monde des esprits, que l'on rejoint dans les songes, est une fenêtre sur le futur, à travers les présages.

 

Le monde est constitué de Sois. La difficulté est de concilier cette conception avec la prédation. Ainsi, si un jaguar vous regarde, il faut lui renvoyer ce regard, ou bien il vous voit comme viande déjà morte , « Cela », et non comme un autre Soi. .

 

La pensée de l'avenir n'est pas monopole de l'humain. Mais le passé, les morts, les lignées interrompues sont aussi présentes à cette pensée vivante. Au regard du darwinisme, un tamanoir emprunte aux formes des tamanoirs passés, et aux tamanoirs non sélectionnés. Dans ce monde, la vie et la pensée vont au delà de la mort, puisqu'elles informent. Quand nos pensées vivent dans l'esprit des autres, c'est un peu de nous qui survit ailleurs. Ce que les philosophes stoïciens, qui nous consolaient en prétendant que nos vies minuscules trouvaient leur écho dans l'immensité infinie du cosmos et de l'avenir, disaient aussi. En observant l'Amazonie, c'est notre rapport aux générations futures qui est inévitablement questionné.

C'est peut-être ce que François Mitterrand a voulu signifier avec son fameux et sibyllin : « je crois aux forces de l'esprit, et je ne vous quitterai pas ».

 

Le langage des runa puma est instructif car basé souvent sur de l'indiciel. Ainsi quand une pierre tombe dans l'eau on dit ' « tsupu » qui évoque le son de l'entrée dans l'eau du minéral. On se tient ainsi tout près du signe indiciel qui sert aux animaux. La continuité entre l'humain et l'animal se manifeste au mieux, le dualisme radical n'a pas été entériné.

 

J'aime particulièrement un beau passage, sans doute pudique, car l'auteur nous dit semble t-il ce qui le motive, intimement, dans sa recherche. Ce monde amazonien lui paraît une antidote aux crises d'angoisse. Qu'est ce qui se manifeste dans la panique sinon la séparation induite par la capacité symbolique de l'humain ? L'angoisse est le produit de « la pensée symbolique qui s'emballe ». Elle se ressent comme une aliénation, une incapacité à être ici et maintenant, localisé. Un sentiment de désarrimage qui conduit au malaise.

 

Et l'auteur de trouver cette belle formule anti cartésienne :

«  Je pense, donc je doute que je suis ».

 

Il raconte avoir vaincu une panique en observant un oiseau. Ceci l'a conduit à interpréter de l'iconique, à revenir à une pensée en continuité avec le monde, connectée avec une réalité plus large grâce à une sémiologie non séparée de celle de l'ensemble du vivant. Les sophrologues apprennent aux angoissés à revenir ici et maintenant. C'est ce que favorise l'ontologie d''immersion constante des peuples animistes. Ici, le lacanien que j'évoquais plus haut, fâché quand il lisait que le langage ne fondait pas l'humain, se ranime peut-être en constatant qu'il est reconnu que la pensée symbolique engage un deuil douloureux par la distinction entre signifiant et signifié. Que l'humain est celui qui sépare les mots et les choses. Mais l'anthropologue nous indique que l'humanité a su lisser ce clivage .

 

On peut se demander si tout anthropologue ne cherche pas avant tout à apaiser en lui, par son mode de vie oscillant entre partage d'expériences et spéculation abstraite, un esprit tiré vers le théorique. E . Kohn esquisse ici une anthropologie thérapeutique, en même temps que politique. Car bien évidemment, ce qui est en cause, c'est notre attitude face à l'Anthropocène, cet âge du retournement où après avoir domestiqué la nature, l'Homme en devient le moteur par son mode de vie singulier.

 

    Ce qui ne peut pas être appelé ici une « culture », puisqu'elle s'enchâsse dans la nature, efface ainsi un clivage, nous rappelle que nous ne pouvons être humains que dans la continuité d'une globalité vivante. En l'écrasant sans l'écouter, nous risquons notre assise. « Runa puma » signifie « personne jaguar ». Les humains de là bas se qualifient de « personne ». Un Soi pareil à un autre Soi, en communication profonde avec lui.

     

    La richesse de ces gens qui semblent si pauvres, c'est bien une très enviable fluidité de la vie.

     

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    1 décembre 2016 4 01 /12 /décembre /2016 22:56
    Le génie au dessus de la poisse identitaire - " Le pays qu'habitait Albert Einstein" - Etienne Klein

    Je  referme "le pays qu'habitait Albert Einstein", d'Etienne Klein, une personnalité que j'apprécie beaucoup, m'apprête à en faire l'éloge, et je tombe avec amertume sur la polémique ouverte par l'"Express", qui révèle que l'essai est truffé de plagiats divers.

     

    Etienne Klein répond et ne nie pas,ce qui est honorable, mais il plaide la maladresse et la précipitation, ses prises de notes emmêlant les citations et les compte-rendus de lectures et réflexions propres. Néanmoins, devant les exemples multiples,concernant d'ailleurs d'autres textes, et parfois flagrants, et au regard de sa culture scientifique et universitaire, il n'est pas très convaincant. Le plagiat semble parfois nécessairement conscient. Je suis donc déçu, privé partiellement de ma joie de lecteur. Je me sens floué. Etienne Klein n'est pas un charlatan, je le sais, il suffit de voir une de ses conférences et la manière dont il répond aux questions et parle sans notes. Mais je ne sais dans quelle impasse il s'est fourvoyé. Un automatisme de publication l'a mené à ces aberrations. Une sorte de bureaucratisation créative. C'est regrettable, d'autant plus que l'édition lui sera sans doute fermée pendant un moment. Du gâchis. Car c'est un passeur talentueux, un esprit polyvalent admirable, et un homme aux convictions trempées dans le meilleur de la tradition des Lumières.

     

    Donc je parle de cet essai ici avec un manque de motivation, à vrai dire, et j'écris avec une plume trempée dans l'encre de l'amertume; car malgré le plaisir que sa lecture m'a procuré il ne mérite pas d'être défendu. Découvrir ou approfondir Einstein passera peut-être pour vous par les livres cités dans une bibliographie en fin de livre. Ce qui est d'ailleurs un étrange choix d'édition pour un plagiaire.

     

    Etienne Klein, armé donc de ses emprunts, y retrace le parcours intellectuel de son admiration de toujours. En matérialiste, Klein part du corps pour comprendre son objet d'étude. Il voyage dans les lieux qu'a habités le découvreur de la relativité en Suisse, souvent en vélo, et ce n'est pas plat pays, ou en Allemagne, Belgique - en nous expliquant d'ailleurs en quoi la relativité est mal comprise, du fait de ce mauvais intitulé, presque contraire à la théorie-. Le livre, mi essai, mi réflexion d'un voyageur et d'un admirateur, est une excellente présentation pédagogique des découvertes d'Einstein, dont certaines viennent tout juste d'être validées empiriquement, notamment l'existence d'ondes gravitationnelles.

     

    Ce n'est pas une biographie, ni un essai scientifique, même si la science y a sa place, mais une réflexion sur la manière de penser d'Albert Einstein, dont l'auteur concède qu'elle a, justement parce qu'on parle de génie, une dimension, quoi qu'il en soit, sidérante et impalpable. Contrairement à ce qu'on peut penser de loin, Einstein partait de questions très pratiques, presque enfantines. Mais il se les posait avec acharnement avec tous les outils disponibles à un adulte. Klein montre bien la dynamique de l'oeuvre scientifique, les sources qui ont mijoté dans l'esprit du découvreur. Il tente d'approcher au mieux la méthode de pensée de son modèle. Et il y parvient, nous livrant le portrait d'un homme attachant, génial, loufoque, sans cacher ses nuances aussi.

     

    On ne sait pas les recettes du génie. Mais on peut en observer certaines caractéristiques. Le génie est toujours un peu à côté, occupé à sa vie intérieure, distrait et maladroit. Mais il n'est pas seul. Sans l'amitié, le génie ne peut pas s'exprimer. Comme un boxeur a besoin de bons camarades d'entrainement.

     

    Autre trait du génie : une profonde conscience historique, Einstein connaissant parfaitement ses prédécesseurs, et Klein imagine un beau dialogue avec Galilée. Pour le génie l'Histoire n'a pas ce caractère irréel qu'elle peut revêtir parfois, c'est une aventure qu'il veut continuer, un chemin qu'il arpente. Klein ne développe pas cette particularité mais elle m'a sauté aux yeux.

     

    Le génie lie et relie. Sans la lecture de Kant, Einstein n'aurait peut-être pas développé ses intuitions. Einstein a eu besoin d'allumettes philosophiques pour révolutionner la physique. Mais il a aussi eu recours à une multiplicité de sources scientifiques. Il n'était pas le meilleur mathématicien de son temps, mais il était capable de se servir des travaux des meilleurs. Le génie tient du chef d'orchestre. Et Einstein adorait la musique d'ailleurs, le violon qu'il pratiquait dans une formation.

     

    Enfin, il y a l'éducation. En partant en Italie, puis en Suisse, Einstein, qui avait souffert de la stricte éducation allemande, n'aurait peut-être pas pu s'épanouir intellectuellement. La rencontre avec des pédagogues intelligents et soucieux d'éveiller la liberté de leur élèves est déterminante. En tout cas elle le fut pour lui.

     

    Le génie est exposé à la difficulté d'intégration, par nature. Il excède le présent. Il le dépasse. Il n'y entre donc pas. Einstein, alors qu'il avait déjà publié une partie de ses articles révolutionnaires, était occupé à tester des épluche légumes dans un institut de brevetabilité... Le système institutionnel finira par s'adapter à Einstein et lui offrir une place, mais cela ne se fera pas sans difficulté. Et avec un peu de chance, notamment parce que certains grands collègues auront de la grandeur à admettre ses percées.

     

    Le génie a un coût.

     

    C'est un texte politique qui tombe à point dans la mesure où il s'agit d'évoquer un pays comme le dit le titre. Le pays d'un apatride de circonstances et en tout cas d'esprit. Un pays qui s'appelle l'universelle raison, si l'on veut. Un pays bien particulier. Intempestif. Un pays menacé.

     

    Einstein c'est l'antipode de la vague identitaire qui nous mord la nuque. Un homme qui n'a jamais habité que le pays des idées, de la spéculation intellectuelle, de la recherche, et du partage.

     

    Einstein haïssait le nationalisme, et les nationalistes le lui rendaient bien. Il trouva justement dans la science trouvait la possibilité d'un langage objectivé permettant de briser les frontières, de discuter, sans la barrière des langages, grâce aux mathématiques en particulier, avec les grands scientifiques du passé et du présent. L'époque d'Einstein est révolutionnaire comme peu l'ont été sur le plan de la recherche fondamentale. Einstein a renoncé deux fois à la nationalité allemande.

     

    Il était tourné vers la création, et jamais vers le passé comme identité ou assignation. En défendant sa figure on montre qu'un autre chemin vers la grandeur est possible que celui des mythes fondateurs hystérisés qui semblent conduire ce monde à l'affrontement général.

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    14 août 2016 7 14 /08 /août /2016 21:23
    Vertiges dans les éprouvettes - "Voyage en zygotie, histoires d'embryons" - Dominique Laufer, Véronique Mauron

    Dans l'épopée de la marchandisation du monde, l'humain est notre far west actuel. L'un des champs de bataille de cette soumission est la procréation médicalement assistée, et ses perspectives multiples, révolutionnaires, à en donner le vertige.

     

    Un basculement majeur, avec la procréation assistée, est celui, progressif mais tangible, qui voit - à mon sens fort dangereusement- le droit A l'enfant - à avoir un enfant, son enfant, et pourquoi pas l'enfant que je veux comme je veux- se substituer, en haut de la hiérarchie des normes, au droit DE l'enfant. L'enfant n'est pas là, il n'est pas né. Le droit du consommateur, immédiat, devient une référence centrale. C'est lui qui au niveau des institutions européennes par exemple, à travers la Direction de la Concurrence, supplante les autres considérations. A ce titre ne nous étonnons pas de voir les générations futures oubliées. Ce que nous avons fait de la planète en attestait déjà.

     

    Cela n'émeut guère, excepté les chrétiens qui monopolisent ces débats dans une posture oppositionnelle, au nom de transcendances qui n'ont pas à s'imposer dans nos débats bioéthiques laïques, même si chacun est libre de penser ce qu'il veut. Nous sommes ici bas, c'est ici que ça se passe, et nous devons penser ces enjeux de manière séculière, et en tout cas aborder ces débats avec raison, et non au nom de tables de la loi dans le ciel. La question est : qu'est ce que ça fait aux humains ? Est-ce l'humanité à laquelle nous aspirons qui se dessine à travers nos législations ?

     

    C'est l'essence de l'humanité qui est en cause, et finalement on s'en fiche un peu, tout le monde semble considérer que l'extension des possibilités technologiques, quand elle permet plus de "choix" aux individus, est en soi "un progrès". L'utilitarisme semble, dans ce monde pourtant si agité, un consensus si l'on excepte les fanas des arrière- mondes et quelques kantiens dépassés, inaudibles. Le souci des kantiens c'est qu'ils balancent des mots censés valables tout le temps et partout... Comme "dignité". Mais ces mots ne répondent pas aux situations vivantes et n'aident pas grand monde en vérité. Ils servent surtout à justifier l'autorité.

     

    .

    Il y a peu de temps, le Conseil d'Etat fr​ançais a obligé le ministère des affaires étrangères à laisser entrer ​ un enfant né de GPA en Arménie pour y vivre avec sa "famille", c'est à dire la commanditaire. C'est la seconde jurisprudence du genre, je crois. Ceci alor​s que la GPA, achat d'enfants à la commande, est interdite en France. Le politique démissionne, calcule électoralement, en ne voulant pas froisser ni le catholique ni le mouvement homosexuel. Il s'en lave donc les mains. Au lieu d'affirmer une position politique, philosophique, d'élever le débat en l'assumant, il se cache derrière les jurisprudences et la mondialisation. C'est très dommageable, aussi bien pour l'Etat comme pour le politique, qui organisent leur inutilité, que pour la cohésion nationale : on ne procède pas à de telles bifurcations en douce, sans susciter des réactions insoupçonnées et des retours du refoulé dans l'inconscient collectif.

     

    Enfin un retour d'expérience !

     

    Le livr​e dont on va parle​r maintenant est précieux. Il offre, loin des essais pamphlétaires dont il convient de se méfier, la passion régnant autour de ces questions pour les minorités qui s'y intéressent alors que leurs représentants s'en fichent, un retour sur les premières générations qui ont eu recours à la Procréation Médicalement Assistée. Des couples de sexe différents. L'accès à la PMA leur a été permis pour impossibilité de procréer naturellement.

     

    Les auteurs ont pu mener une recherche, influencée par la psychanalyse, mais utilisant le miroir de l'art de manière originale pour susciter la parole-, afin d'étudier ce que l'usage de la PMA pouvait receler d'enjeux psychologiques. Le résultat est riche, et ce qu'on peut déjà dire, c'est que les enjeux sont véritablement révolutionnaires en effet. Ces familles ont essuyé les plâtres d'une méthode, qui à l'époque de son autorisation a certes soulevé des débats, et été régulée, mais dont toutes les implications n'avaient certainement pas été anticipées. C'est à l'usage, et par une démarche d'enquête, d'analyse de contenu des discours de ces familles, que l'on peut aller plus loin. Et ce livre est à cet égard une avancée.

     

    Il me semble qu'il est indispensable, mais malheureusement je vois que ce ne sera pas le cas, puisqu'on s'en remet à la jurisprudence et à la "fatalité" du village mondial, d'observer ce qu'il en est pour les familles déjà concernées, pour les enfants nés de PMA - dans le livre évoqué ces derniers ne sont pas présents, sinon dans l'analyse-. On doit aussi s'intéresser à d'autres individus dont les situations à l'égard de la filiation peuvent nous éclairer, comme les enfants nés sous X, qui clament souvent leur souffrance en vain. Ce serait la moindre des choses de s'intéresser aux humains quand on touche à l'essence de l'humain.​

     

    Pour ce "Voyage en zygotie- histoires d'embryons", Dominique Laufer​ et Vér​onique Mau​ron ont travaillé auprès de couples suisses. C'est important car il y a une nuance majeure. En Suisse, la loi prévoit que les zygotes congelés doivent être utilisés dans les cinq ans, ou bien ils seront détruits. Cette limitation n'est pas de mise en France, et nous verrons que ce n'est pas sans conséquence. Autre différence, en Suisse, on congèle au stade du zygote, et non comme en France au stade de l'embryon. En bioéthique, les détails sont des mondes.

     

    Le zygote est un ovocyte imprégn​é par le spermatozoïde ​. Les deux génomes masculin et féminin sont encor​e juxtaposés. On les congèle.

     

    Entre être et chose

     

    Que sont ces zygotes pour les familles ? Voici quelques formulations : "c'est quelque chose à défaut d'être quelqu'un", "c'est une chose qui nous appartient et qui vit", "ils représentent un patrimoine commun".​ Dans les discour​s l'on décèle une oscillation entre ​être ​et chose. Et en définitive, les auteurs peuvent faire synthèse en disant qu'il s 'agit " d'êtr​es qu'on possède".

     

    La PMA, par la congélation, revêt un indéniable aspect de réification.

     

    Le zygote est une image, et un moment dans la PMA. Il suscite d'emblée une inver​sion : alor​s qu'on attend un enfant, là c'est le zygote qui attend, qu'on vienne le chercher . Chaque famille a « son petit stock » -expression d'un père-.

     

    Le devenir des embryons surnuméraires soulève bien des soucis.

    Les familles, qui essaient de trouver des références, se comparent volontiers aux adoptants. Il y a une différence un peu maudite : tous les embryons ne seront pas utilisés ou tous ne « prendront pas » de manière prévue.

     

    Si dans l'adoption il y a « la trace » de la famille biologique, ici il y a indéniablement « la trace » du congélateur. Il y a l'exemple de cette maman qui a deux enfants, un naturel, et un issu de la PMA . Malgré sa volonté de transparence elle ne parvient pas à le dire à ses enfants. Elle ne peut pas dire à l'un, qu'il « vient du froid ». Elle a peur d'entendre : « pendant des années tu m'as laissé au froid, au congelé, tu as aimé ta fille Valérie, mais nous on était congelés ». Ce passage par la congélation laisse sa marque. Pour certains parents, il s'agit d'un passage dans les limbes, dans un endroit situé entre la vie et la mort.

     

    La congélation suscite aussi le trouble temporel. Il est possible qu'un enfant congelé en amont de la naissance de sa fratrie, naisse après elle, quand des naissances naturelles s'intercalent. Chacun doit se débrouiller avec ces dérèglements.

     

    Paradoxalement il est commun que la PMA engendre un doute sur la filiation et que les familles demandent, contre toute attente, des tests ADN. La technologie semble les avoir dépossédés et ils ne parviennent pas à se rassurer.

     

    La PMA, qu'elle implique les gamètes des parents ou le recours à des dons, ce qui n'est nullement indifférent psychologiquement évidemment, dessine un nouvel arbre généalogique où la place du tiers est contestée au père. La fécondation est non plus intime mais exposée et publique. La place des médecins dans le processus est première. Il n'est pas rare qu'on donne le prénom du médecin à l'enfant né de la PMA ! Une maman a eu l'impression de tomber enceinte du médecin « créateur ». L'usage d'un vocable scientifique opaque stimule ce sentiment de dépossession.

     

    Parmi les solutions imaginaires que les parents utilisent pour s'y retrouver il y a la métaphore du comestible. Les parents sont contents quand on évite la congélation : « Valérie a été conçue avec du frais ».

     

    Dans l'impasse morale

     

    Vient le moment de la question de la destruction des zygotes surnuméraires. Le dilemme est difficile. La loi impose la destruction et peut ainsi soulager le dilemme. Mais elle met en même temps une pression temporelle sur les familles. On trouve l'exemple d'un couple ou le père déclenche une dépression massive devant l'attitude de sa femme qui ne peut pas se résoudre à la destruction et veut donner leur chance aux possibles enfants congelés. Une maman déclare : « c'est clair dans ma tête, que si on n'avait pas de zygotes… Je penserais pas à un troisième ». Le désir d'enfant est donc bousculé, parfois artificiellement agité par la culpabilité de la fin de congélation.

     

    Les cohortes familiales du droit A l'enfant sont ainsi piégées dans un devoir d'enfant.

     

    Les familles, devant un véritable encombrement embryonnaire, peuvent ainsi être poussées à faire famille nombreuse non désirée. Quel paradoxe que les techniques de contrôle de naissance aboutissent à ce qu'elles ont voulu résoudre, comme si la nature adressait un clin d’œil retors à la science !

     

    Et puis, il y a cette dure réalité : la PMA donne le droit de vie ou de mort. Devant ces embryons, là, qui attendent la possible chance de vivre.

     
     
    Trouble dans les fratries
     
     

    Ces histoires de vie vont évidemment rejaillir sur la manière d'aborder l'enfant, et sur sa personnalité. Ainsi une famille voit une enfant de la PMA comme « une bonne pâte » … Qui a pu prendre en effet, et qui prend toujours son temps – elle a été longtemps congelée. Leur autre enfant, naturellement né, est lui l'enfant vif de la famille. Les auteurs ici montrent bien qu'ils sont dans la matrice de la psychanalyse. Il n'est pas interdit de penser non plus que ce destin ait une source génétique, lié à ces différences biologiques, plutôt que de relever de la « projection » parentale.

     

    Cette même famille est confrontée à un autre souci. L'enfant né naturellement, non prévu, supposé impossible, n'est-il pas anormal ? Ne vient-il pas bousculer ce qu'on avait entrevu ? Ne vient-il pas concurrencer les enfants congelés ?

     

    J'ai songé, en lisant ces témoignages, à Vang Gogh, à sa biographie. A cette vie que Viviane Forrester a qualifié d' « enterrement dans les blés ». Le destin de Van Gogh a été marqué par sa substitution à un enfant mort né , un an jour pour jour avant sa naissance, qui s'appelait aussi Vincent, et dont il prenait symboliquement la place. Les conséquences psychologiques en ont été immenses. Elles ont conduit Vincent à sublimer mais aussi à souffrir toute sa vie.

     

    On implante souvent deux embryons pour se donner le plus de chance de réussit. Cela peut aboutir à une naissance multiple, mais bien souvent on ne souhaite pas de jumeaux. Quand ce ne sont pas des jumeaux, un embryon disparaît. C'est un embryon sacrifié. Quelle est sa place symbolique ? Notamment pour l'enfant, qui lui, naîtra. Les parents organisent des cérémonies d'adieux à l'embryon disparu.

     

    Ces difficultés parentales sont maximisées quand il y a don d'ovocytes, et que la mère peut se représenter comme simple mère porteuse, « invitée » dans la naissance.

     

    Et puis il ya tout le processus de la PMA, qui ne ressemble pas à une grossesse naturelle. Tout est disséqué, il y a beaucoup plus d'étapes, de dangers de mort de l'enfant projeté, d'échéances hyper angoissantes. Quels sont les risques pour l'enfant, dans la transmission de cette angoisse ? C'est une question à se poser, qui demande ainsi d'enquêter cette fois-ci auprès des enfants.

     

    La PMA suscite bien d'autres interrogations évidemment. La question de l'enfantement tardif par exemple. Mais aussi le choix de légaliser la naissance organisée d'enfants qui n'auront pas accès à leur filiation génétique. Comme dans le cas des « sous X ». Si les « sous X » sont issus d'un drame inévitable, la société a t-elle le droit de donner priorité au désir d'enfant sur la protection de l'intégrité psychique d'un enfant à naître ?

     

    Enfin, le débat s'entrelace avec celui de la sélection génétique compte tenu des possibilités de la science. Le concept de droit à l'enfant qui s'affirme peut logiquement déboucher sur celui de droit à l'enfant que je veux. C'est déjà le cas, dans la GPA. On choisit une mère biologique. Que lui demande t-on ? Jusqu'à où peut-on aller en ce sens ? La manipulation génétique peut-elle s'en mêler ? Déjà les gynécologues, qui sont consultés par les auteurs du livre ci dessus évoqué, témoignent des demandes de PMA de convenance, évitant la sexualité. Mais on peut aussi imaginer des délégations ou reports – par congélation- de grossesse, imposés par des employeurs par exemple, ou par convenance encore. Si la loi permet, alors qu'est-ce qui pourrait empêcher l'amplification de l'audace ?

     

    L'intérêt de ce livre est de montrer que dans le cas, qu'on pensait réglé et simple, de la PMA « thérapeutique », plus ou moins encadrée selon les pays – en France le don d'ovocytes est illégal par exemple, mais pas en Suisse-, l'impact psychologique sur les familles, et nécessairement sur les enfants, dans le recours à cette technique, est déjà considérable, complexe et multiforme. C'est au coeur de la condition humaine que l'on suscite des bouleversements.

     

    Il est donc impensable, à mes yeux de lecteur de ce livre, que l'on règle la question de la PMA par le simple « oui » à une demande de « faire ce qu'on veut puisqu'on peut maintenant ». La PMA est trop sérieuse pour être laissé au seul désir des concernés, ni à la dynamique autonome de la science. D'autant plus que de manière réaliste, nous devons constater qu'une foi la PMA non thérapeutique légale, le principe d'égalité entre citoyens ouvrira la porte sans délai à la GPA, et à des PMA GPA de convenance.

     

    Il ne s'agit pas d'être conservateur ni réactionnaire. Il s'agit de se demander où nous allons en tant qu'espèce. Sans nul besoin de convoquer quelque transcendance.

     

     

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    18 juillet 2014 5 18 /07 /juillet /2014 09:22

    Ce livre rédigé dans les années 70 est un brillant plaidoyer, certes parfois foutraque, car on aimait bien à cette époque pousser les feux par principe... pour une pensée qui ne considèrerait pas la science comme une nouvelle théologie.

     

    Paul Feyerabend essaie, dans "Contre la méthode", de développer une "épistémologie anarchiste" (oui bon, c'est vrai que la notion n'a pas fait florès... ), tentative à vrai dire jubilatoire, même si le nul patent que je suis en sciences physiques notamment n'a pas tout saisi des exemples puisés dans les processus de découverte évoqués.

     

    Car c'est bien dans l'Histoire des sciences elle-même que Feyerabend trouve les raisons de prôner un savoir débarassé de dogmes de la méthode. A vrai dire, et Galilée lui sert d'exemple principal, c'est en piétinant les lois de la science que la science a avancé. Celui qui pense n'a pas simplement le droit de prendre des libertés avec les canons de la méthode, il a le devoir de les tordre.

     

    On n'est pas tenu d'adhérer à toutes les remarques de Feyerabend (et il nous conseillerait de procéder ainsi), mais ses critiques visent juste contre un excès de confiance en la science, dans sa fêtichisation. C'est d'abord contre un certain idéalisme, tout droit venu de Platon, qui nous sert des notions transcendantes comme celle de "Vérité" (et par conséquent de "Beau", de "Bien") que Feyerabend ferraille, y préférant l'effort de compréhension anthropologique, essayant si difficilement d'entrer dans la logique d'autrui.

     

    Pour comprendre, "tout est bon" nous dit il. On ne sait jamais d'où peut venir le déclic qui va permettre la percée. Donc le chercheur doit ne rien mépriser. Il doit refuser l'enfermement méthodologique. C'est parfois en reprenant certaines parties de vieilles théories éculées que l'on peut déboucher sur l'inédit.

     

    On doit parfois contredire l'évidence, à en paraitre fou. Et même, c'est presque nécessairement le cas car la nouvelle théorie n'émerge pas d'un seul coup : pendant un moment elle parait une chose biscornue et étrange, incompéhensible et bancale. Mais il lui faut tenir, ce qui réclame parfois même de la malice, comme Galilée en a usé, lui qui ne connaissait que dalle en optique et l'utilisait pour prouver ses théories, en gagnant du temps pour protéger sa théorie, qui sera ensuite étayée par d'autres. Comme le monde capitaliste, la science est marquée par du "développement inégal". Donc le chercheur ne peut pas s'appuyer sur un sol stable, il ne peut pas, en réalité, appliquer les principes rigides de la science, sinon il chute. Les divisions entre théorie et expérience, entre découverte et justification, sont fictives et sont en réalité piétinées. Tant mieux.

     

    On doit donc être heureux de la "prolifération" des théories, car elle est indispensable. Les développements les plus éloignés du sujet peuvent parfois nous mener au but. Il faut refuser le "chauvinisme" de la science, sa prétention à se placer d'elle-même sur la marche la plus haute et à mépriser les autres formes de pensée. La spéculation, le discours politique, la magie, tout peut nous servir. Les alchimistes ont compté dans la Renaissance (voir Ernst Bloch, chroniqué dans ce blog).

     

    Feyerabend note que toute théorie se heurte à un moment à un fait qu'elle contredit. Ca ne signifie pas que la théorie ne vaut rien. Car qui dit que fait et théorie doivent concorder ? C'est un héritage du monde ordonné platonicien, distinguant essence et apparence, et nous ne sommes pas tenus d'y souscrire.  Les faits sont construits. Il est impossible de l'ignorer. Les observations les plus simples sont marquées par une conception du monde. En ce domaine Feyerabend réalise un superbe travail de comparaison entre la vision du monde, de l'homme, homérique ; et celle de la grêce post philosophique. Les mêmes faits les plus banals (une rame dans l'eau) ne sont pas du tout présentés de la même manière, les filltres étant très différents. Un monde où le sujet n'existe pas n'a rien à voir avec celui, révolutionnaire, du citoyen muni du Logos.

     

    "Le rationnel ne peut pas être universel" donc. On ne peut parler que muni de sa propre logique, avec beaucoup de prétention et de liberté, mais en ne croyant jamais à une version trop fixe de la "Vérité", insaisissable. Une partie de la philosophie dit que s'il y a de l'Etre c'est qu' il y a de la Vérité, mais ce sont des mots."La" Vérité nous est inatteignable. Ce qui ne veut pas dire que nous devons renoncer à comprendre, autant que nous le pouvons, car nous devons essayer de saisir pour vivre. Parfois on croit que telle invention fonctionne parce que la théorie de l'inventeur est juste, mais rien ne le garantit, il peut y avoir tant de raisons pour que ça fonctionne, qu échappent à la théorie.

     

    Et puis il y a le langage, qui suffirait à nous séparer d'une possible Vérité.

     

    La science est ainsi cousine du mythe. Selon Feyerabend, elle devrait être séparée de l'Etat. Elle est comme une religion... On pourrait ainsi choisir à l'école d'étudier la magie plutôt que la science...

     

    Bon, là on hésite à le suivre. Même si sa critique de la science comme certitude arrogante est salutaire, et pas que pour les sciences sociales. Personnellement , si je pense que la prétention à une politique scientifique a été une belle bêtise, bien que merveilleusement prolifique (un bel exemple des paradoxes soulevés par Feyerabend), je suis plus que sceptique sur cet objet appelé "sciences sociales", qui est avant tout un moyen de légitimation à mon sens (c'est un côté de Bourdieu que je n'aime pas beaucoup). Quant aux sciences dites "dures", on voit bien que leurs avancées ressemblent plus à des repositionnements de nos ignorances qu'à des lumières sur la "Vérité". Oui les sciences nous permettent de résoudre des problèmes pratiques, mais d'ici à trouver les formules secrètes du monde..

     

    Cette idée de l'asymétrie entre notre capacité théorique et la substance du monde me convient tout à fait. Seul Dieu peut la combler. Ce qui le rend suspect car trop utile. Ce qui le rend suspect car trop ressemblant à un humain. L'humilité prétendue de la Foi face au monde semble cacher une prétention incroyable de l'Homme à représenter le principe organisateur de l'Univers.

     

    Feyerabend n'a pas grand chose à voir avec Popper et Khun. Il ne voit pas une succession de théories qui se succèderaient en se réfutant. Il ne croit pas que la science est ce qui est réfutable. Il refuse de donner un statut spécial à la science dans le savoir.

     

    Evidemment, ce qui le motive au plus haut point c'est qu'il sait que la science est devenue un pouvoir, une bureaucratie, avec ses propres intérêts, parfois connectés à d'autres. Raison de plus pour démystifier ses prétentions. Les questions contemporaines, comme le nucléaire, les OGM, nous rapprochent de Feyerabend. Que sont capables d'en dire les scientifiques ? Pas grand chose d'essentiel au final. C'est ailleurs que nous pouvons chercher des réponses. Par exemple dans la philosophie, qui peut nous permettre d'approcher la question du risque.

     

    Tous ceux qui croient à la nécessité d'une raison éclairée par d'autres éléments, par une intelligence émotionnelle par exemple, par l'inspiration, par les percées de la poésie et de ses procédés de glissement de sens, ou par des sensations inexplicables mais bien réelles, se sentiront défendus par Feyerabend. L'essayiste théorise, en des termes épistémologiques, ce que l'on retrouve dans un puissant courant de la culture occidentale, depuis Rimbaud, en passant par Char, jusqu"à la puissance de la musique sur les foules contemporaines.

     

    Adresse aux paresseux : Feyerabend ne nous dit pas "y a pas d'méthode man, cool...". Ce n'est pas un appel au dilettantisme, à l'absence de rigueur et d'acharnement, à l'approximation. Le moins que l'on puisse dire est que Feyerabend illustre plutôt le contraire par sa manière de penser et d'écrire. Non, on doit plutôt considérer ce "Contre la méthode"  pour un éloge du transdisciplinaire, pour un appel à faire éclater les cloisons qui organisent le champ de la connaissance, pour une intelligence s'abreuvant à toutes les sources possibles et refusant de se figer.

     

    Un livre de Gai Savoir en action, parfois un peu obscur (on saute certains exemples quand on est ignorant de physique mais il sait nous rattraper). Parfois drôle, provocant, prônant parfois une certaine mauvaise foi nécessaire pour continuer sur son chemin. Jubilatoire, oui.

     

    Ce qui peut en être retenu est la nécessité de ne jamais prétendre à la Vérité, mais de défendre sa Vérité. Et de consentir à une curiosité pour les autres manières de penser, de considérer les choses, sachant qu'on y trouvera raison d'avancer aussi, sur le chemin de la connaissance de soi et du monde.  Le pire, c'est le sectarisme, et la pensée fermée, définitive. Morte.

    Pour une pensée radicalement libérée ("Contre la méthode", Paul Feyerabend)
    Pour une pensée radicalement libérée ("Contre la méthode", Paul Feyerabend)
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    10 octobre 2013 4 10 /10 /octobre /2013 19:13

    elephant_man_blu-ray3.jpg "Le normal et le pathologique" de Georges Canguilhem a été écrit en 1943, suite à une thèse de Médecine. Je ne connais pas bien Canguilhem, mais je pense que ce n'est pas fortuit. Canguilhem a été un grand résistant au sein du réseau Libération Sud. Et sa déconstruction du concept de normalité ne peut que faire écho aux nécessités de son temps où l'on traquait le minoritaire et l'anormal, je me risque à le penser.

     

    Ce livre d'épistémologie, ou plus précisément encore de philosophie médicale, qui se propose de discuter dans le domaine de la médecine le rapport entre la norme et la maladie, a eu un destin grandiose, que Canguilhem sans doute ne prévoyait pas. Il a beaucoup inspiré Michel Foucault, élève de Canguilhem, dont on sait l'influence majeure sur la pensée critique mondiale. Il est aujourd'hui souvent cité par les philosophes. Récemment j'ai parlé de Judith Butler, chez laquelle on sent comme un héritage silencieux, via Foucault (Troublante lecture que trouble dans le genre ("trouble dans le genre", Judith Butler) lorsqu'elle défend la légitimité des formes de vie les plus baroques.

     

    En relisant Canguilhem on y trouve les sources fondamentales de nombre de combats contemporains cruciaux. La philosophie de la vie qui en ressort trouve ses échos dans la lutte contre les discriminations, contre l'homophobie, ou pour un regard nouveau sur les marginaux de toutes sortes, et pas uniquement dans le domaine de la santé, où ses conceptions qui définissent la médecine comme une réponse à l'appel du malade, et non comme une entreprise de normalisation fondée sur la moyenne, ont beaucoup compté et doivent encore être méditées. Notre Ministre de l'Intérieur actuel, Monsieur Valls, gagnerait à lire Canguilhem pour aborder le sujet des roms, cette nouvelle "peur" localisée dans la société française.

     

    Il y a quelque chose d'émouvant à lire cet essai de théorie médicale... Eh oui... Car on peut y déceler ceci : les idées comptent. Elles font leur chemin. Elles franchissent les disciplines, elles sèment pour l'avenir. Et Canguilhem d'ailleurs, franchit la frontière entre médecine et philosophie avec succès, nous rappelant d'ailleurs dans son livre que les docteurs ont souvent été plus influencés par la littérature que par la science.

     

    La médecine, historiquement, a été partagée entre deux tentations théoriques : voir la maladie comme une rupture de l'harmonie générale (les grecs par exemple), ou au contraire comme un problème localisé (la théorie microbienne). Mais Canguilhem pointe leur point commun : la pathologie est une variation polémique d'un état de santé normal. C'est ce qu'il conteste.

     

    Il s'appuie notamment sur la critique des théories d'Auguste Comte et de Claude Bernard. Pour Comte, la maladie est décrite comme un changement d'intensité d'un phénomène normal. Mais alors, comment peut-on cerner le normal ? Comte ne le dit pas. Claude Bernard affirmait que si l'on connait la physiologie on peut connaitre tous les troubles qui peuvent en découler. Toute maladie a une fonction normale correspondante. Ces théories sont celles de l'époque scientiste : elles croient à la toute puissance de la science : le physiologiste pourra tout identifier et comprendre, et il pourra même transposer son savoir en politique, comme Comte, qui voyait la guérison de la société comme un retour à sa structure essentielle, normale. De plus, ces scientistes voulaient à tout prix se démarquer de l'âge religieux, et donc de l'idée du "mal". La pathologie ne devait pas être assimilée à un mal isolé, et c'est pour cela qu'on cherchait à la faire dériver de l'état normal, subissant un accroissement ou une dégradation. On voit que l'idéologie n'épargne rien, y compris les sciences "dures".

     

    La distinction classique entre normal et pathologique est donc quantitative, signifiant un excès ou une insuffisance. Et c'est cela que conteste l'auteur.

     

    Canguilhem propose une définition nouvelle de la maladie. Car il ne tombe pas dans l'impasse de dire que la santé et la maladie seraient indifférenciées. Cela mènerait finalement à nier la maladie ou à tout transformer, comme chez Molière ou Jules Romains, en maladie.

     

    Pour notre auteur, il faut rompre avec l'idée que la vie est identique dans la santé et la maladie, celle-ci est une vie nouvelle. La maladie est une "nouvelle allure de la vie". Le malade vit une autre vie.

     

    Le malade est celui qui dit qu'il y a maladie. Ce simple constat est majeur pour toute la conception de la médecine ! Ce n'est pas le laborantin qui dit que vous êtes malades, mais vous. Cela change beaucoup de choses si l'on y songe. La parole du malade, son écoute, débarquent dans la médecine. Le médecin est auprès du malade, il est transformé en clinicien.

     

    "La santé c'est le silence des organes". La maladie c'est d'abord la conscience de la maladie, d'une gêne, d'un obstacle à la vie que l'on recherche en rapport avec son milieu et sa manière d'être et d'agir dans le monde. Le myope est malade quand il a besoin de voir (il ne pourra pas être marin, mais dans un monde agricole il ne sera pas forcément malade).

     

    Il n'y a rien dans la science qui ne soit apparu avant dans la conscience. Spontanément on se dit que les médecins peuvent connaitre une maladie qui vous est inconnue (les malades du cancer qui n'ont pas encore de symptômes par exemple). Mais Canguilhem souligne que s'ils en sont capables, c'est parce qu'une longue chaîne de praticiens est allé chercher ce savoir et leur a transmis, à partir de l'expérience des patients. C'est parce qu'il y a des malades qu'il y a de la Médecine.

     

    La douleur, on le sait, n'a de sens qu'individuel. Nous n'avons qu'à écouter nos amies qui ont accouché avec ou sans péridurale pour le comprendre. Nous n'avons qu'à observer certaines capacités de résistance à la douleur qui nous paraissent inconcevables, à nous.

     

    La psychiatrie, note l'auteur, a sur ce plan de l'avance sur la médecine. Elle a assez tôt remarqué que certains patients avaient des structures de mentalité incompréhensibles pour le médecin et pour eux-mêmes, et que devant eux on devait conclure à quelque chose de nouveau, qui ne peut pas être considéré comme une modification du dit normal. La psychiatrie a compris que la maladie était une nouvelle allure de la vie. Une nouvelle forme de la vie. L'aliéné est sorti du cadre.

     

    Ainsi, l'anormal apparaît comme un autre normal. Et ce n'est plus au microscope d'éclairer la clinique, mais "à la clinique d'éclairer le microscope". Un bouillon de culture ou une courbe de température ne sont pas un diagnostic. C'est l'individu qui devient l'objet de la médecine. Et non pas la science de la physiologie, qui n'est qu'un outil.

     

    On retrouve ici le fil de Darwin qui voyait la vie comme une série de mutations. La nouveauté est elle pathologique ? Pas forcément, elle est avant tout une nouvelle forme de vie. C'est le sujet, le malade, qui dira s'il s'agit d'une maladie ou non.

     

    "La moyenne" sert d'indicateur de la normalité (par exemple dans les résultats de nos analyses sanguines). Mais qu'est ce qu'une moyenne ? Si l'on prend les espérances de vie, on constate qu'en 1865 elle était de 39 ans, de 52 en 1920. Aujourd'hui elle atteint les 80 ans. Donc la mort est un phénomène social. La durée de vie est celle qui est socialement normative, elle est géographique et historique, elle n'est pas celle qui est biologiquement normale. Canguilhem constate aussi les variations dont sont capables les hommes : des populations africaines supportent des hypoglycémies inenvisageables en Europe, des yoguis parviennent à des états inconcevables pour d'autres. 

     

    Il y a des anomalies. Mais ces anomalies ne signifient pas être malade. On peut vivre très bien avec une anomalie. On la découvre parfois à l'autopsie et elle n'aura pas compté dans la vie. Une anomalie peut être une variété indifférente. Pathologie, doit on se rappeler, vient de pathos. D'un sentiment de vie contrarié. 

     

    La vie est normative.  Elle produit des normes. Ce n'est pas elle qui les traduit, mais qui les crée. Guérir, c'est d'ailleurs nécessairement produire de nouvelles normes de vie individuelles, pour surmonter les contrariétés que rencontre la vie. La vie n'est pas réversible, elle ne revient pas en arrière, elle crée. Ce dernier point me semble important. Les malades, par exemple les dépressifs, ne reviendront pas en arrière. Ils guériront en inventant quelque chose d'autre. 

     

    Ainsi l'homme se sent en bonne santé, quand il se sent "plus que normal", c'est à dire capable d'inventer les normes de vie dont il aura besoin. Le malade se sent justement empêché dans cette normativité.

     

    S'écarter du prétendu normal, c'est donc avant tout créer une vie nouvelle. Ce n'est pas forcément être excessif ou insuffisant. On entrevoit ici tout ce qui en découle philosophiquement et politiquement. C'est la souffrance, la vie empêchée, qui fonde la maladie. L'anormal n'est pas pathologie, il est un autre normal.

     

    Une autre manière de vivre. Simplement.

    Qui ne fait pas de vous une dégradation du censé être normal.

    Le malade, somatique ou psychique, est délivré théoriquement de son stigmate.

     

    La philosophie de Canguilhem éclate ainsi d'égalité et de dignité. Et c'est en cela qu'elle a été prolifique.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    15 juin 2012 5 15 /06 /juin /2012 08:14

    multivers.jpg Nous avons déjà arpenté le fascinant et difficile chemin des origines... de Tout. Avec Stephen Hawking ( A la fin du livre, vous saurez pourquoi et comment l'Univers est apparu (sans blague...) ).

     

    Nous y revenons ici avec un petit essai plus aisé, plus humble aussi, et plus tourné vers la philosophie, d'Etienne Klein (membre du Commissariat à l'Energie Atomique), intitulé "Discours sur l'origine de l'Univers", paru en 2010 et donc tirant parti des recherches les plus récentes.

     

    Etienne Klein diffère d'Hawking sur un point essentiel : la science selon lui, ne saurait réfuter Dieu. Car pour le réfuter il faut le désigner. Or, s'il n'existe pas, il sera toujours fuyant... La Raison ne l'emportera jamais vraiment contre la Mystique... Assez imparable. Nous risquons ainsi de nous coltiner encore longtemps des clergés, des fanatiques et autres névroses collectives.

     

    Klein est bien moins optimiste qu'Hawking sur la possibilité de régler ces affaires une fois pour toutes en élaborant une Théorie du Tout. On ne bouclera pas la boucle sans doute, d'où le recours à la philosophie (Hawking au contraire la snobe), et même à ses expressions aux rives de la poésie. A travers Ludwig Wittgenstein en particulier. Ce matheux philosophe dont l'oeuvre a consisté à souligner les impasses de la pensée humaine. On y est en plein quand on parle de l'origine supposée de l'univers...

     

    C'est un essai plaisant, car très pédagogique, encore plus que celui d'Hawking, plus précis. Mais attention dans le domaine de la physique quantique le pédago a tout de même ses limites... et il y a des moments où le lecteur ignare en ces matières comme moi est largué quand même.  Klein écrit très clairement et a choisi de jalonner son propos d'anagrammes particulièrement saisissants. 

     

    La grande difficulté que l'astrophysicien rencontre comme n'importe quel quidam est d'affronter l'idée du Néant. Si on se frotte au "commencement" du monde, on doit par contraste penser le Néant. Or qui pense un objet lui donne une substance. Le serpent se mord la queue. "Penser le rien n'est pas penser à rien".

     

    En même temps l'idée que l'univers est un objet d'étude en tant que tel est très récente et date d'il y a un siècle, avec la théorie de la relativité restreinte d'Einstein. Celle-ci affirme, tenez-vous bien, que la gravitation n'est pas une force classique mais une déformation de l'espace-temps par la matière. CQFD : l'univers est un objet physique et on en vient à s'interroger sur son apparition. Le 20eme siècle voit une autre découverte majeure : Hubble (le type, pas le télescope) établit que l'univers est en expansion. Et on en vient à l'idée qu'il a sans doute été de taille minuscule voire nulle.

     

    De fil en aiguille on arrive à ce moment, baptisé "big bang", qui s'est déroulé il y a 13, 7 milliards d'année et où il s'est passé quelque chose d'énorme, de très chaud, avec une considérable débauche d'énergie. A côté, le Space Mountain c'est de la rigolade. Mais une métaphore à l'américaine ne règle pas la question. Qu'est ce qui explique ce moment déterminant dans l'histoire de l'univers ? Que se passe t-il avant ? Ce moment est il précédé du Néant ? Et si on peut sortir du Néant c'est que des conditions se mettent en place, que des facteurs agissent... C'est donc que le Néant n'est pas tout à fait le Néant... A s'arracher les cheveux.

     

    Donc on s'est dirigé vers l'infiniment petit pour comprendre ce qui a pu se passer. Avec l'ambition de recréer artificiellement les conditions extrêmes de ce moment clé, il y a 13, 7 millions d'années.  Le monde des astophysiciens est désormais riche du LHC, cet accélérateur de particules situé à la frontière franco suisse et qui joue à être Dieu en totchoquant des particules avec une violence insensée. Mais pas encore assez violemment pour recréer l'ambiance recherchée.

     

    Comme Hawking, Etienne Klein est positivement impressionné par la théorie des supercordes et ses perspectives. Les particules ne seraient pas des objets mais des sortes de cordes vibrant sur plusieurs dimensions. Ces supercordes permettent ainsi de penser (à travers un raisonnement un peu ardu...) que le Big Bang n'a pas vraiment été un début.  L'univers est appréhendé comme un rebond.

     

    Ainsi l'idée a tracé son chemin dans le monde scientifique : le vide n'est pas le vide. Il contient de l'énergie. Il n'a pas besoin d'extériorité pour évoluer et grandir. C'est sa propre expansion qui lui apporte son énergie. Il est ainsi sa propre cause. Etienne Klein a recours à l'histoire de la philosophie pour souligner que la notion d'immanence n'est pas nouvelle. L'humanité a eu plusieurs fois cette intuition.

     

    Ce qui conduit à penser, sous une certaine variante que l'univers est en réalité une possibilité parmi une foultitude d'univers (le multivers). L'univers est en inflation éternelle : on parle d'univers-bulles. Philippe K Dick, dont on a récemment parlé, et qui voyaient des doubles fonds partout dans l'uinvers, aurait ainsi tout compris et tout expliqué dans ses publications pour vieux ados.

     

    Le Néant serait ainsi un non sens. Etienne Klein a alors recours au jeu du langage. Il note habilement que la question d'Hamlet : "Etre ou ne pas être, voila la question" est l'anagramme de "oui et la poser n'est que vanité orale". Sans doute n'y a t-il que de l'étant. Ceci est inconfortable pour notre manière de penser, qui a besoin de définir des objets. Pour Klein, la pensée chinoise,encline au devenir, est plus à l'aise pour renoncer à l'idée du début.

     

    On a donc progressé note l'auteur. Mais nous sommes loin du compte, d'autant plus que certaines découvertes compliquent la tâche : la certitude qu'il existe une masse noire, majoritaire, dans l'univers, et dont on ne sait rien. Mais aussi l'observation des supernovae qui laissent supposer que l'expansion de l'univers est en phase d'accélération. Diantre.

     

    La meilleure attitude, pour ne pas trop céder au vertige, et de s'avouer que certaines catégories nous sont tout simplement impensables, ou en tout cas n'entrent pas encore dans les filets du langage. Catégories comme celle de l'infini, celle du néant. Nous cherchons inéluctablement des frontières. Mais le réel échappe sans doute à notre prisme.

     

    Une solution, qui sait peut-être provisoire, est d'accepter cette limite. L'auteur cite une merveilleuse phrase de Ludwig Wittgenstein, qui peut nous y aider : "pourquoi faudrait-il que le fait que le monde ait commencé à être soit un plus grand miracle que le fait d'avoir continué à être". Or nous nous habituons bien à l'Etre, chaque jour.

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    26 avril 2011 2 26 /04 /avril /2011 21:20

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    Certains livres, pas forcément ceux attendus, vous entraînent dans des tourments intellectuels propices à l'insomnie.

     

    C'est le cas du dernier essai vertigineux que je viens de lire, signé par les physiciens Stephen Hawking et Leonard Mlodinow, et qui porte un titre sans complexes : "Y a t-il un grand architecte dans l'Univers ?" (Odile Jacob) Et figurez-vous qu'en 220 pages, les auteurs ne se contentent pas de poser la question,... mais d'y répondre ! Avec un aplomb étonnant. Si comme tout le monde, vous vous demandez "qui suis-je, dans quel état j'erre ?....), et bien vous n'avez qu'à acheter l'ouvrage, et essayer de le comprendre.

     

    En fermant le livre, avalé malgré son caractère tout de même abrupt (je n'ai pas tout compris loin s'en faut, je suis un parfait cancre dans le domaine scientifique et incapable du moindre effort n'ayant jamais acquis les bases du raisonnement), ma conception de la question... s'est trouvée validée... Ouf !

     

    Depuis que je pense un peu sérieusement, j'ai toujours considéré que cette histoire de Dieu était un anthropomorphisme trop commode pour être crédible. Un anthropomorphisme, c'est un procédé qui réduit le monde à une figure humaine. L'idée de Dieu permet de régler les questions du pourquoi et du comment et de rendre accessible la réponse à n'importe quel être humain, de réduire l'univers à la taille des lunettes humaines. Pratique. Tellement pratique, et tellement consolant, a dit Freud, que ça finit par être suspect... Sans compter les usages sociaux de la parole de Dieu, qui n'ont pas fini de servir...

     

    Le livre utilise ce terme même d'anthropomorphisme... Ce dont je n'étais pas peu fier quand je l'ai lu... Mais la suite du livre va me remettre à ma place, en me signifiant mon ignorance crasse...

     

    Il ajoute d'abord un constat logique : Dieu ne résout rien. Car alors pourquoi Dieu ? Poser la question en terme d'acte inaugural est donc sans doute un non sens. La réalité de l'Univers ne doit pas s'harmoniser facilement à nos habitudes de perception du temps et de l'espace. Tout juste.

     

    Mais voila, Hawking va plus loin que je ne le pensais. Et là on se met à transpirer...

     

    (Jusqu'à lire ce livre, je me figurais l'évolution des rapports entre Dieu et la science de la manière suivante :

     

    - d'abord, la phase antique, où philosophie, religion et science convergeaient autour de l'idée d'un ordre immanent dans l'univers. La méthode expérimentale avait déjà permis de grands progrès, comme avec Archimède. Cependant, elle trouva ses limites et certains philosophes considérèrent que la réflexion logique suffirait à appréhender le Cosmos (Aristote en particulier).

     

    - Puis la phase médiévale, catastrophique, déniant toute légitimité à l'empirisme.  Se concentrant sur l'exégèse des textes plutôt que sur l'observation du monde, ou sélectionnant rigoureusement dans le monde ce qui pourrait confirmer le dogme.

     

    - Le choc de la Renaissance, de la révolution Copernicienne, favorisée par une redécouverte des acquis de l'Antiquité, et par l'élargissement de perspectives permis par la découverte du Nouveau Monde. Cette période culmine avec Newton. Petit à petit, malgré la répression religieuse (Galilée...), la légitimité scientifique s'impose et concurrence la vérité révélée.

     

    - Le moment scientiste, où la science pense qu'elle va pouvoir en finir avec la Religion. Celle-ci entre en crise, et se voit obligée de se repositionner et de refluer de la scène politique (la Bible devient peu à peu un message symbolique, car il est difficile de résister aux faits).

     

    - La victoire contrariée de la Science. Celle-ci n'a pas apporté le bonheur sur terre. Ceux qui s'en sont réclamé pour changer le monde ont produit des catastrophes. La science ne coïncide plus facilement avec l'idée de progrès.

     

    - Un statu quo s'instaure, qui ressemble à une division du travail : aux scientifiques l'explication des processus, à la philosophie et à la Religion la question du sens. Dans le même temps, la science n'ayant pas tenu sa promesse de bonheur et de réponse à l'angoisse humaine, la religion résiste mieux que prévu. Et tente parfois habilement de retourner la science contre elle-même : par exemple la théorie du "dessein intelligent" pour lutter contre la théorie de l'évolution).

     

    Donc je me disais : en gros, tout le monde ou presque (sauf les intégristes et autres illuminés) est désormais d'accord. Les "quoi et comment" reviennent au scientifique. Par contre, reste la question : "pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ?". Et là, chacun son pari.

     

    Mais Hawking, assez simplement, dynamite ce consensus. Pour lui, la science est aujourd'hui capable d'expliquer ce qu'est l'Univers, comment il est né, et pourquoi. Et il est catégorique : aucun grand architecte n'y est pour quelque chose.

     

    Et c'est ce qu'il s'efforce de démontrer dans cet essai fort pédagogique (mais pas encore assez pour moi...), écrit avec plein d'humour, usant de métaphores habiles utiles à la compréhension, rédigé dans une langue quasi profane... Un livre d'astrophysique qui commet la prouesse de ne point comporter la moindre équation !

     

    Pour parvenir à leurs fins, les auteurs doivent expliquer la théorie des relativités restreinte et générale d'Enstein, ainsi que la physique quantique. Ils doivent aussi recourir à un modèle mathématique fascinant, intitulé "le Jeu de la vie". Pour finir par démontrer que ces outils permettent déjà de comprendre pourquoi nous sommes ici-bas, en train d'écrire des blogs en lorgnant sur les oeufs en chocolat théoriquement réservés aux enfants...

     

    Je n'essaierai pas de résumer ces explications, dont j'ai tout de même, je pense, saisi les grandes lignes. Je serais bien incapable de maîtriser assez le raisonnement pour en produire une synthèse autre que délirante.

     

    Mais en gros, ce que je comprends, c'est que l'Univers n'a pas "commencé" au sens où notre entendement le conçoit. L'Univers est doté de plusieurs dimensions, et le temps que nous connaissons n'est qu'une d'entre elles.

     

    Il existe une myriade de Galaxies, mais aussi une multitude d'Univers, avec leurs propres Lois. Le nôtre n'est qu'une variante. C'est ce que nous apprend l'étude des particules (je crois enfin avoir compris à quoi servent ces fameux "canons" à électrons, neutrons et autres curiosités).

     

    Donc, s'il est vrai que les coïncidences qui ont conduit la vie à apparaître sont frappantes, on ne doit pas en conclure qu'elles désignent un "dessein" particulier. On doit inverser le raisonnement : c'est la vie qui rend nécessaire ces conditions tout à fait particulières, qui tiennent à énormément de paramètres réunis (l'éloignement de la Terre du Soleil, leurs tailles respectives, la courbe orbitale de la Terre, la production du Carbone par l'explosion d'une Super-Nova, etc...).

     

    Et l'explication finale, qui rend possible le "Big Bang", est succulente. Elle ne provient pas des dernières découvertes, mais de la bonne vieille Loi de la gravitation d'Isaac Newton. C'est la force gravitationnelle qui permet la libération d'énergie nécessaire.

     

    Mais plus que tout cela (qui valide mon intuition de toujours, à savoir que l'Univers est trop complexe pour être compris aisément par l'Homme, d'où l'idée facile de Dieu), une phrase de l'introduction, définitive et laconique, m'a frappé. "La philosophie est morte" peut-on lire. Ouah ! Et pourquoi donc ? Parce qu'elle n'a pas su suivre le rythme effréné de la science au vingtième siècle. Elle est donc dépassée et la science a du seule continuer d'avancer.

     

    Il fut un temps où philosophes et scientifiques n'étaient d'ailleurs point distingués. D'Aristote jusqu'à Condorcet me semble t-il. En passant par Descartes ou Leibniz.

     

    Et il est vrai, me suis-je dit, que la Métaphysique, depuis Nietzsche n'est plus au goût des philosophes. Les grands philosophes de notre temps s'engagent dans la philosophie de l'Histoire ou politique. La phénoménologie, me semble t-il, est le contraire d'une Métaphysique. Mais bon je ne m'engagerai pas sur ce terrain où je suis fragile...

     

    Et c'est vrai que l'Humanité a du mal à s'emparer des acquis scientifiques les plus récents. Car ils demandent de penser en dehors de catégories qui s'imposent à l'entendement. A dépasser la notion de simple causalité, d'espace et de temps tels que nous les appréhendons classiquement. En essayant de comprendre ce livre, je m'en suis aperçu, car les mots que j'utilisais pour réfléchir m'empêchaient justement d'entrer plus avant dans la compréhension du texte.

     

    On lit ça et là des nouvelles frappantes : "reconstitution du Big Bang en laboratoire", "découverte sur les trous noirs", "découverte d'une exoplanète". Mais nous n'en faisons rien socialement ou culturellement, cela ne révolutionne pas les conceptions du monde. L'absence des grands physiciens dans le débat public, le fait qu'ils soient d'ailleurs totalement méconnus, sont des éléments incontestables.

     

    Peut-être certes la perte de l'influence des Eglises, le fait que la pratique s'étiole, que le rite devienne une coutume, que l'on vive sa religion de plus en plus "à la carte"... peut-être tout cela reflète t-il sourdement que les humains ont compris que Dieu était effectivement mort, sans besoin d'entrer dans les détails des théories d'Einstein ? Quand l'homme est capable de déployer l'énergie atomique, on se demande bien à quoi servirait un Dieu.

     

    Il reste que nos sociétés sont sans doute en grand retard sur les avancées de nos chercheurs fondamentaux. Comme l'était l'Europe au moment où Copernic, Galilée, Kepler, avaient acquis des certitudes nouvelles.

     

    Ce livre est aussi passionnant quand il aborde la question centrale, obsédante, du "libre arbitre" et du déterminisme chez l'être humain. La science peut aujourd'hui démontrer que le libre-arbitre n'existe pas. Le déterminisme a été validé par des expérimentation sur des cerveaux.

     

    Pourtant nous continuons à fonctionner socialement avec cette idée du libre arbitre. En droit français, l'on ne peut juger et condamner à de la Prison que celui qui dispose de son libre-arbitre. Or, si l'on en croît la science, aucun de nous ne possède cette faculté...

     

    Hawking explique très clairement une chose que je ne parvenais pas à formuler très clairement en moi : le libre arbitre est une fiction utile, car il est impossible de reconstituer la chaîne des innombrables influences qui conduisent un être à agir. On ne pourrait pas y parvenir mathématiquement. Donc on recourt au libre-arbitre pour combler ce vide. Mais nous ne devons pas être dupes de notre langage.

     

    En lisant Hawking - et il le souligne lui-même - on est très proche de la Science-Fiction. On y retrouve des notions très utilisées dans ces oeuvres aussi bien au cinéma que dans la littérature. Par exemple le concept de "champ de forces". Et tout au long du livre, je n'ai cessé de me souvenir du film "Contact" avec Jodie Foster, qui repose sur cette idée d'Univers Multiples, ou de dimensions innombrables.  Cela s'explique, non pas par le fait que les auteurs de SF seraient des prophètes... Mais parce qu'ils prennent le soin de lire les productions scientifiques. 

     

    Enfin, Hawking utilise une comparaison qui m'a paru formidable, pour parvenir à expliquer pourquoi nous butons sur cette idée du "début" de l'Univers, ou de ses limites physiques. Il nous compare avec les hommes d'autrefois qui pensaient que la Terre était plate, et que si on parvenait au bord du monde, on tombait... En fait, si vous allez au pôle Sud, vous ne tombez pas. Et pourtant vous êtes bien à l'extrémité Sud de la Planète. Mais vous n'êtes pas au bord du monde, il n'y a pas de bord du monde. Tout dépend du modèle que l'on utilise. Il faut accepter d'en changer pour commencer à comprendre.

     

    Bonne nouvelle : l'Univers expliqué par la physique quantique est tout de même plus passionnant que celui, figé, des Religions. Il est sans limites.

     

    Et le plus incroyable dans tout ça, et Hawking le souligne, c'est que l'être humain, en aussi peu de temps sur terre, et malgré des périodes de stagnation, est déjà parvenu aussi loin dans la compréhension de l'Univers.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Lectures de Jérôme Bonnemaison

     

    Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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    D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

     

    Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


    Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


     

    De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


     

    J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


     

    Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

     

     

    Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


     

    Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

     

     

    Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


     

    Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


     

    Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


     

    J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


     

    Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

     

     

    Jérôme Bonnemaison,

    Toulouse.

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