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18 juillet 2014 5 18 /07 /juillet /2014 09:22

Ce livre rédigé dans les années 70 est un brillant plaidoyer, certes parfois foutraque, car on aimait bien à cette époque pousser les feux par principe... pour une pensée qui ne considèrerait pas la science comme une nouvelle théologie.

 

Paul Feyerabend essaie, dans "Contre la méthode", de développer une "épistémologie anarchiste" (oui bon, c'est vrai que la notion n'a pas fait florès... ), tentative à vrai dire jubilatoire, même si le nul patent que je suis en sciences physiques notamment n'a pas tout saisi des exemples puisés dans les processus de découverte évoqués.

 

Car c'est bien dans l'Histoire des sciences elle-même que Feyerabend trouve les raisons de prôner un savoir débarassé de dogmes de la méthode. A vrai dire, et Galilée lui sert d'exemple principal, c'est en piétinant les lois de la science que la science a avancé. Celui qui pense n'a pas simplement le droit de prendre des libertés avec les canons de la méthode, il a le devoir de les tordre.

 

On n'est pas tenu d'adhérer à toutes les remarques de Feyerabend (et il nous conseillerait de procéder ainsi), mais ses critiques visent juste contre un excès de confiance en la science, dans sa fêtichisation. C'est d'abord contre un certain idéalisme, tout droit venu de Platon, qui nous sert des notions transcendantes comme celle de "Vérité" (et par conséquent de "Beau", de "Bien") que Feyerabend ferraille, y préférant l'effort de compréhension anthropologique, essayant si difficilement d'entrer dans la logique d'autrui.

 

Pour comprendre, "tout est bon" nous dit il. On ne sait jamais d'où peut venir le déclic qui va permettre la percée. Donc le chercheur doit ne rien mépriser. Il doit refuser l'enfermement méthodologique. C'est parfois en reprenant certaines parties de vieilles théories éculées que l'on peut déboucher sur l'inédit.

 

On doit parfois contredire l'évidence, à en paraitre fou. Et même, c'est presque nécessairement le cas car la nouvelle théorie n'émerge pas d'un seul coup : pendant un moment elle parait une chose biscornue et étrange, incompéhensible et bancale. Mais il lui faut tenir, ce qui réclame parfois même de la malice, comme Galilée en a usé, lui qui ne connaissait que dalle en optique et l'utilisait pour prouver ses théories, en gagnant du temps pour protéger sa théorie, qui sera ensuite étayée par d'autres. Comme le monde capitaliste, la science est marquée par du "développement inégal". Donc le chercheur ne peut pas s'appuyer sur un sol stable, il ne peut pas, en réalité, appliquer les principes rigides de la science, sinon il chute. Les divisions entre théorie et expérience, entre découverte et justification, sont fictives et sont en réalité piétinées. Tant mieux.

 

On doit donc être heureux de la "prolifération" des théories, car elle est indispensable. Les développements les plus éloignés du sujet peuvent parfois nous mener au but. Il faut refuser le "chauvinisme" de la science, sa prétention à se placer d'elle-même sur la marche la plus haute et à mépriser les autres formes de pensée. La spéculation, le discours politique, la magie, tout peut nous servir. Les alchimistes ont compté dans la Renaissance (voir Ernst Bloch, chroniqué dans ce blog).

 

Feyerabend note que toute théorie se heurte à un moment à un fait qu'elle contredit. Ca ne signifie pas que la théorie ne vaut rien. Car qui dit que fait et théorie doivent concorder ? C'est un héritage du monde ordonné platonicien, distinguant essence et apparence, et nous ne sommes pas tenus d'y souscrire.  Les faits sont construits. Il est impossible de l'ignorer. Les observations les plus simples sont marquées par une conception du monde. En ce domaine Feyerabend réalise un superbe travail de comparaison entre la vision du monde, de l'homme, homérique ; et celle de la grêce post philosophique. Les mêmes faits les plus banals (une rame dans l'eau) ne sont pas du tout présentés de la même manière, les filltres étant très différents. Un monde où le sujet n'existe pas n'a rien à voir avec celui, révolutionnaire, du citoyen muni du Logos.

 

"Le rationnel ne peut pas être universel" donc. On ne peut parler que muni de sa propre logique, avec beaucoup de prétention et de liberté, mais en ne croyant jamais à une version trop fixe de la "Vérité", insaisissable. Une partie de la philosophie dit que s'il y a de l'Etre c'est qu' il y a de la Vérité, mais ce sont des mots."La" Vérité nous est inatteignable. Ce qui ne veut pas dire que nous devons renoncer à comprendre, autant que nous le pouvons, car nous devons essayer de saisir pour vivre. Parfois on croit que telle invention fonctionne parce que la théorie de l'inventeur est juste, mais rien ne le garantit, il peut y avoir tant de raisons pour que ça fonctionne, qu échappent à la théorie.

 

Et puis il y a le langage, qui suffirait à nous séparer d'une possible Vérité.

 

La science est ainsi cousine du mythe. Selon Feyerabend, elle devrait être séparée de l'Etat. Elle est comme une religion... On pourrait ainsi choisir à l'école d'étudier la magie plutôt que la science...

 

Bon, là on hésite à le suivre. Même si sa critique de la science comme certitude arrogante est salutaire, et pas que pour les sciences sociales. Personnellement , si je pense que la prétention à une politique scientifique a été une belle bêtise, bien que merveilleusement prolifique (un bel exemple des paradoxes soulevés par Feyerabend), je suis plus que sceptique sur cet objet appelé "sciences sociales", qui est avant tout un moyen de légitimation à mon sens (c'est un côté de Bourdieu que je n'aime pas beaucoup). Quant aux sciences dites "dures", on voit bien que leurs avancées ressemblent plus à des repositionnements de nos ignorances qu'à des lumières sur la "Vérité". Oui les sciences nous permettent de résoudre des problèmes pratiques, mais d'ici à trouver les formules secrètes du monde..

 

Cette idée de l'asymétrie entre notre capacité théorique et la substance du monde me convient tout à fait. Seul Dieu peut la combler. Ce qui le rend suspect car trop utile. Ce qui le rend suspect car trop ressemblant à un humain. L'humilité prétendue de la Foi face au monde semble cacher une prétention incroyable de l'Homme à représenter le principe organisateur de l'Univers.

 

Feyerabend n'a pas grand chose à voir avec Popper et Khun. Il ne voit pas une succession de théories qui se succèderaient en se réfutant. Il ne croit pas que la science est ce qui est réfutable. Il refuse de donner un statut spécial à la science dans le savoir.

 

Evidemment, ce qui le motive au plus haut point c'est qu'il sait que la science est devenue un pouvoir, une bureaucratie, avec ses propres intérêts, parfois connectés à d'autres. Raison de plus pour démystifier ses prétentions. Les questions contemporaines, comme le nucléaire, les OGM, nous rapprochent de Feyerabend. Que sont capables d'en dire les scientifiques ? Pas grand chose d'essentiel au final. C'est ailleurs que nous pouvons chercher des réponses. Par exemple dans la philosophie, qui peut nous permettre d'approcher la question du risque.

 

Tous ceux qui croient à la nécessité d'une raison éclairée par d'autres éléments, par une intelligence émotionnelle par exemple, par l'inspiration, par les percées de la poésie et de ses procédés de glissement de sens, ou par des sensations inexplicables mais bien réelles, se sentiront défendus par Feyerabend. L'essayiste théorise, en des termes épistémologiques, ce que l'on retrouve dans un puissant courant de la culture occidentale, depuis Rimbaud, en passant par Char, jusqu"à la puissance de la musique sur les foules contemporaines.

 

Adresse aux paresseux : Feyerabend ne nous dit pas "y a pas d'méthode man, cool...". Ce n'est pas un appel au dilettantisme, à l'absence de rigueur et d'acharnement, à l'approximation. Le moins que l'on puisse dire est que Feyerabend illustre plutôt le contraire par sa manière de penser et d'écrire. Non, on doit plutôt considérer ce "Contre la méthode"  pour un éloge du transdisciplinaire, pour un appel à faire éclater les cloisons qui organisent le champ de la connaissance, pour une intelligence s'abreuvant à toutes les sources possibles et refusant de se figer.

 

Un livre de Gai Savoir en action, parfois un peu obscur (on saute certains exemples quand on est ignorant de physique mais il sait nous rattraper). Parfois drôle, provocant, prônant parfois une certaine mauvaise foi nécessaire pour continuer sur son chemin. Jubilatoire, oui.

 

Ce qui peut en être retenu est la nécessité de ne jamais prétendre à la Vérité, mais de défendre sa Vérité. Et de consentir à une curiosité pour les autres manières de penser, de considérer les choses, sachant qu'on y trouvera raison d'avancer aussi, sur le chemin de la connaissance de soi et du monde.  Le pire, c'est le sectarisme, et la pensée fermée, définitive. Morte.

Pour une pensée radicalement libérée ("Contre la méthode", Paul Feyerabend)
Pour une pensée radicalement libérée ("Contre la méthode", Paul Feyerabend)
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commentaires

E
Je pense que nous les serviteurs de la science et surtout des sciences sociales auxquelles j'appartiens nous devons reconnaitre que la vérité peut se trouver ailleurs que dans la science et accepter que quelques fois il ya des événements non perceptibles par les scientifique.loin de m'écarter de pierre Bourdieu et Bachelard je crois que les chercheurs en science sociales doivent être plus humain et moins des machines ou des robots appliquant mécaniquement des méthodes et des théories.
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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