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20 juin 2016 1 20 /06 /juin /2016 10:31
Notes sur l'absence des œuvres féminines au épreuves

De nombreux articles soulignent, chiffres à l'appui, l'absolue absence des textes de femmes dans les épreuves, et donc dans les programmes de français. Ceci est d'autant plus frappant que les filles sont dominantes dans ces sections, qu'elles le sont aussi dans le corps professoral littéraire, et dans le lectorat de romans.

 

Le sont-elles dans les milieux étroits de mandarins qui choisissent les sujets ? Je ne sais pas. Sans doute un peu moins que dans les classes. Mais il est aussi tout à fait possible, on le sait depuis La Boétie au moins,que le dominé soit le premier acteur de sa domination. Les femmes sont de puissants agents de la domination masculine et c'est aussi cela qui la rend très difficile à combattre, même si elle recule, indéniablement.

 

Les manifestations spectaculaires du machisme contemporain sont paradoxalement un symptôme du recul. Quand un combat est perdu, le perdant se radicalise, - c'est ce que nous verrons sans doute dramatiquement avec daesh-, et le fait même que les actes machistes soient soulignés, soient vécus comme insupportables, signifie que le féminisme a transformé le monde. Malgré les déplacements pernicieux du machisme qui se grime dans l'émancipation elle-même - comme dans le porno chic ou dans des formes de "progrès" qui n'en sont pas, comme la GPA, ce point d'aboutissement du marchand-.

 

En tout cas il y a une belle étude sociologique à consacrer au processus de choix des sujets de français. Elle existe peut-être quelque part, d'ailleurs.

 

De mon point de vue, la question n'est pas "la parité". La parité politique, légale, n'a pas changé grand chose aux rapports de pouvoir à mon sens, et n'a suscité que de la trajectoire individuelle. Je trouverais stupide d'établir une parité dans les programmes, car elle se réaliserait non au détriment de la "qualité" des œuvres, mais en dégradant la cohérence d'un programme. C'est le fil thématique qui est intéressant, et non les statistiques de genre ou "ethniques". Mais l'exclusion des œuvres féminines est un fait aujourdhui mis en lumière, qui doit poser question. C'est d'une prise de conscience intellectuelle dont on a besoin et non de règlements à la française qui éludent les transformations culturelles, croient souvent vainement les provoquer.

 

L'argument des défenseurs de l'exclusif mâle dans les sujets donnés au bac, à savoir que "ce n'est pas notre faute si les grandes œuvres sont masculines" est insupportable. Car il est simplement faux. Annie Ernaux est en ce moment une de nos grandes plumes. Dois-je parler encore du génie de Virginia Woolf ? De Marguerite Duras ? Des poétesses russes comme Akhmatova ou Tsetsaïeva. D'Alexievitch. De Christine de Pisan autrefois ? De Beauvoir ? De Zadie Smith, dont je ne rate aucune publication. Un des romans les plus passionnants que j'ai lu ces dernières années est signé Susan Sontag. Je ne parle que de ce que j'ai lu, je ne triche pas. Et je tiens "Les mémoires d'Hadrien" de Mme Yourcenar, dont je parcours en ce moment une biographie, pour un des livres les plus saisissants que j'ai pu lire.

 

Dans ce blog on pourra trouver de nombreux exemples de ce que Julia Kristeva a appelé "le génie féminin". La matière est là. Peut-être plus rare, certes, du fait de la place des femmes dans l'Histoire. Mais Mme de Lafayette a écrit "La princesse de Clèves", sans doute le roman au style le plus élégant de notre littérature nationale, le parangon du style français raffiné.

 

C'est indéniable, les femmes ont écrit et écrivent des œuvres d'une portée immense, et leur absence est non seulement scandaleuse dans la pédagogie, mais aussi incompréhensible. Car ceux qui enseignent, choisissent les sujets, sont censés aimer la littérature. Alors comment ont ils pu passer à côté de l'amour de ces œuvres ? N'est-ce pas cet amour qu'il s'agit de transmettre ? C'est un fait qui me laisse à vrai dire pantois.

 

Oui, tout en haut de la montagne, il y a certes des hommes, comme Cervantès ou Kafka. Et puis ? Il n'est pas vrai que les textes proposés aux épreuves soient uniquement au sommet de la montagne. On étudie classiquement Voltaire, et il n'est pas au sommet.

 

Les féministes ont beaucoup glosé sur l'écriture féminine. Avec un grand recours à la psychanalyse. On n'y reviendra pas ici, c'est compliqué et je me sens plutôt incompétent à ce jour sur le sujet pour être affirmatif ou pertinent. Ce débat traverse en tout cas les grandes tendances du féminisme. On peut légitimement renvoyer les spécificités, indéniables, de l'écriture féminine, sensualiste, attachée au corps et à l'intime, vibrante avec la nature, à des interprétations essentialistes ou existentialistes et politiques, freudiennes et lacaniennes aussi. L'oeuvre féminine est aussi inséparable du mouvement même de libération des femmes, collectivement et individuellement.

 

C'est une littérature forcément politique en même temps qu'émancipatrice intimement. De Woolf à Violette Leduc. Leur oppression étant une guerre autour du corps en particulier, il est évident que la libération passe par le discours sur le corps, passe par la réappropriation du sensible. Le corps féminin a été le champ de bataille essentiel, le Verdun des femmes, et il l'est toujours. C'est là où les mots combattent aussi.

 

Il n'y a pas de réponse facile à la question de l'écriture féminine. Mais se plonger dans les oeuvres des femmes permet déjà d'entrer dans la philosophie et de secouer les interrogations majeures sur la différence, l'inégalité, la nature et la culture, et le dépassement de ce clivage même. En éjectant les œuvres féminines du corpus soumis à la réflexion des élèves, on les prive de ces questionnements essentiels. On les condamne à reproduire les clichés de la société patriarcale mais aussi d'une forme de féminisme forclos. On prive aussi les femmes de figures d'identification émancipatrices, ce qui est un vieux "truc" du patriarcat, sans doute.

 

L'oeuvre ouverte, pour piquer et déformer Eco, c'est donc aussi l'oeuvre ouverte à la féminité. Donc à l'universel. La littérature est tout simplement atrophiée, amputée, par les réflexes excluants des textes féminins.

 

Celles et ceux qui ont bousculé l'Education Nationale sur ce point ont donc été utiles. Espérons qu'ils soient entendus.

 

 

 

 

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3 avril 2016 7 03 /04 /avril /2016 11:46
 En recherche d'un CLAUSEWITZ pour le livre - 4 -

Ici continue notre errance dans ce qui se dit sur la survie du livre et éventuellement sur les possibilités de conforter sa place dans la civilisation. Qui voudra réfléchir sérieusement à ce sujet trouvera dans cette suite d'articles du matériau, à travers la recension d'essais sur l'impact du numérique, la transmission de la passion de lire, ou encore l'Histoire de l'édition. Dans cet article nous allons :

-parler chiffres,

-et du livre vu par le politique à travers l'exemple d'un rapport public parlementaire.



- Où on évoque des chiffres et des livres


Le Ministère de la culture publie chaque année les chiffres clés du livre. Que nous dit le tableau de l'édition 2014-2015 ? D'abord que l'on publie moins dans notre pays cette année, 5000  titres de moins. Qu'en penser ? Difficile. Pourquoi publier beaucoup pour le pilon ? C'est sans doute ce que se disent les éditeurs. A des livres il faut des lecteurs. La production reste tout de même impressionnante. Plus de 75 000 titres.  Le tirage moyen de ces ouvrages est très faible : 5000, sachant que dans le calcul sont pris en compte des tirages massifs.


Le "volume" de livres vendus augmente un peu, de + 1, 2 %, ce qui est un inversement de la tendance qui était baissière. Il faudrait évidemment voir la courbe de long terme, mais c'est tout de même une nouvelle : le livre, en soi, ne s'effondre pas. Ceci recouvre bien entendu des aspects très hétérogènes. Cependant si l'on compte en exemplaires vendus, la lente érosion se poursuit. Doucement.


Le livre numérique, dont on disait qu'il ne décollait pas, représente plus de 6 % du chiffre d'affaire des éditeurs, ce qui n'est pas négigeable. Il a planté son grappin dans le paysage français, même si on est loin de la situation américaine. Précisons qu'il est pris en compte dans la vente globale de livres...


La liste des ouvrages les plus vendus est désespérante pour tout amoureux de la littérature et des sciences humaines. C'est le succès explosif du roman de détente ultra marketé type bdsm pour jeunes oies blanches. Les systèmes de prescription fonctionnent. J'ai du mal avec cela. J'ai plus de peine à comprendre qu'on perde du temps à lire des amas de clichés, ce qui est tout de même un investissement de concentration et de temps, qu'à ne pas lire du tout. Tant qu'à lire autant se laisser emporter par la beauté, ce qui coûte aussi cher. Surtout quand il y a plus de 700 000 références disponibles. Question de simplicité ? Non. Du "simple" mais grandiose on n'en manque pas. De Kessel à Vian en passant par Dumas ou Hugo.  Nous avons le poche, nous avons le prix unique. Pourquoi donc lire des bêtises ? Mystère des appétences culturelles. 


Oui, je dis que ce qui est nul est nul, parce que précisément il faut savoir que ces productions de masse sont conçues en sachant qu'elles sont de qualité médiocre et flattent la paresse, la facilité, reproduisent des schémas cognitifs induits par l'audiovisuel. C'est volontairemet lamentable, donc il n'y a pas de gêne à le qualifier comme tel.  On doit prendre les cyniques au pied de la lettre.


Le moutonnier, le grégaire, n'épargnent pas la culture. Dans les hypercentres de nos villes on voit ce phénomène étrange : il y a des tas de restaurants. Ma ville est celle où le ratio par habitant est le plus élevé je crois, en province. Pourtant en plein hiver on voit un queue immense devant l'"Entrecôte" ou il y a un seul menu sommaire et du mauvais vin, un service expéditif qui prie de dégager vite pour vider le hall.  Les gens sont disposés à attendre longtemps pour aller là où les autres attendent longtemps. C'est une question d'éducation conformiste sans doute. De manque d'imagination, je ne sais. Mais a chaque fois que je vois cette file d'attente, qui est la même dans plusieurs villes, je pense à la file que j'avais vue devant une librairie de centre ville pour la signature d'un livre de Marc Lévy qui pourrait être réalisé par une intelligence artificielle. Paix et respect, au passage, pour les parents de Levy, résistants toulousains héroïques dans la FTP- MOI .


Essayons tout de même de voir le verre à moitié plein. C'est Astérix qui arrive en tête, ce qui n'a rien d'indigne, au contraire. On voit aussi des oeuvres d'auteurs et non de figures de force de vente se hisser dans le palmarès. Houellebecq vend. Fred Vargas. Mathias Enard, par la vertu du prix littéraire. Le dernier exemplaire de Millénium d'une plume nouvelle.


On constate un effet puissant de concentration. 10 000 livres trustent, sur les 450 000 parus, presque la moitié des ventes. Il est difficile d'exister, même un tout petit peu, pour des centaines de milliers de livres. On compend mieux la faiblesse des tirages.


Un peu plus de la moitié des français ont acheté au moins un livre en un an. C'est stable.  Cela signifie tout de même que... la moitié n'en ont pas acheté un seul. Ils vivent sans cela. Je ne suis pas certain qu'ils compensent significativement en allant à la bibliothèque.  C'est à voir.


Les grands lecteurs se font rares et on le voit aussi dans l'achat, seulement 13 % des français ont acheté plus de 12. Consolons nous en élargissant : 28 % en ont acheté plus de 5.  La guerre n'est pas terminée !


Seulement 22 % des livres sont vendus en librairie - activité qui s'équilibre à peine, le taux de rentabilité étant de 0, 6 %, ce qui veut dire qu'on ne peut pas investir si je ne suis pas trop stupide en économie. On comprend la crise de la librairie et le risque de mort subite en cas d'augmentation de loyer. Internet est un concurrent important, mais pas tellement au final. Il vend 19 % du stock soit presque autant que les libraires. Ce sont les grandes surfaces qui tiennent la dragée haute à la librairie. Ce qui a de quoi nous inquiéter en effet quand on connaît la logique "editoriale" de la mise en rayons de supermarché. Jean Pierre Coffe vient de mourir, paix à son âme, mais il aurait pu élargir ses horions au delà du rayon jambon.


La répartition des ventes entre domaines est elle aussi ambivalente, mélangeant bonnes et mauvaises nouvelles. Les sciences humaines ne représentent que 4 % des ventes ! On comprend mieux la phrase du premier ministre, doué pour être dans l'"ambiance générale", affirmant qu'il ne sert à rien d'expliquer les attentats, confondant "excuse" et "explication" !  Cette faiblesse du poids de la pensée sociale dans la société, en tout cas sous une forme aboutie et développée, ne peut qu'être dommageable à la qualité de notre vie politique, c'est à dire à ce qui se passe sur l'agora.


Bonne nouvelle ! Le roman fait mieux que résister, il caracole en tête. Il représente un quart des ventes.  C'est le héros isolé de la littérature. Le théâtre et la poésie ont été quasiment éliminés : 0, 5 % du CA des éditeurs, ensemble.
Le livre jeunesse arrive juste derrière le roman, à 21 % des ventes. Cela est encourageant. Ce secteur n'a pas toujours existé en tant que tel. Les enfants lisent. 



J'aurais imaginé une répartition beaucoup plus utilitariste des ventes. C'est pour moi une bonne surprise que ces thématiques d'achat.


Les chiffres attestent, en une année seulement, de la crise des bibliothèques : les prêts reculent significativement, les acquisitions aussi. Le modèle, on l'a vu dans les articles précédents, est en crise.


Donc ? 


La guerre n'est pas finie. Oui, elle ne l'est pas. C'est ce que je retiens. Un chiffre en atteste : 69 % des français ont lu au moins un livre dans l'année. Un tiers ne lisent pas, certes. Pas du tout. 


Il n'y a pas de raison de jubiler, car la massification des études n'a pas eu d'effet en matière de progression de la lecture, elle a peut-être seulement évité l'effondrement.  Cette massification étant achevée, l'on peut craindre pour l'avenir de la lecture de livres, soumis à des phénomènes d'érosion incontestables. 


Mais on lit dans ce pays. On lit même de la production étrangère - 17 %- ce qui est la marque d'une culture pas totalement autocentrée, comme on se la représente quelquefois. Ces nuées de lecteurs, et ces myriades d'auteurs - plus de cent mille en comptant tous ceux qui écrivent un texte publié ! - sont un point d'appui, ils transmettent le virus. Ils ont besoin de stratégie et d'appui ! 


- Où on découv
re un exemple alarmant d'"élements de langage" politiques sur le livre


J'ai lu le rapport parlementaire de Madame la Sénatrice Sylvie robert, remis à l'été 2015, sur la question de l'extension des horaires des bibliothèques. Les conclusions sont peu intéressantes, car la question conduit directement à la réponse : il est de bon sens de vouloir adapter les horaires aux rythmes de vie des usagers. Ce qui suppose de les étudier sur un territoire. Mais on ne peut pas faire n'importe quoi, etc... Ca a un coût, il y a des statuts, des taux de rémunération, un dialogue social à mettre en place. Je ne sais pas si ça valait un rapport sénatorial. Mais enfin il a été produit.


Ce qui est plus intéressant est de prendre ce document comme exemple de l'idéologie moyenne du politique français en ce qui concerne la lecture publique.  Le rapport est consensuel, rédigé dans l'enceinte apaisée du Sénat... Donc nous avons là quelque chose qui est tout sauf marginal dans son approche.
Et cette approche m'irrite.


Le bibliothécaire y est disqualifié. Il est un "médiateur". C'est omniprésent dans le rapport. On se demande même s'il y a encore besoin d'une qualification. Un bon stage de "médiation", un gilet rouge au logo de la commune, et on explique comment fonctionne l'ordinateur. Ca coûte moins cher, c'est certain. La sénatrice propose même de solliciter les services civiques ! Les "automates de prêt" qu'on doit développer suffiront bien à guider l'usager. Comme à la SNCF; Sweet d
reams.


Le numérique, et plus largement les ntic sont fétichisés. C'est l'avenir, c'est bien, c'est moderne. La discussion est close. Aucun apport critique n'est intégré à la réflexion sur ce plan. En dépit de tout ce que soulève le passage du codex à l'écran.


Il s'agit d'"adapter nos services publics à ces nouvelles temporalités" des ntic, bref au saut de puce incessant et au clic permanent.


On pourrait penser que le service public, au contraire, pourrait contre balancer cette frénésie dont les effets nocifs multiformes ont été tant analysés. Mais non. Etre moderne c'est s'aligner sur la technologie moderne. Voila tout.  Inconsciemment l'élue est à la remorque des nouveaux produits qui ont besoin de marchés.


Nous trouvons évidemment la tarte à la creme ; "modeler du lien social". 
Mais est-ce le rôle d'une bibliothèque ?
Son rôle n'est il pas de lier au monde, et à l'imaginaire du monde ? A partir d'un mission de conservation et de valorisation d'oeuvres. De donner accès à tous à du savoir, aux créations des écrivains, des penseurs. 
Son rôle, pour reprendre Niet
zsche, n'est il pas de toucher le lointain plutot que le prochain ? Le silence de la bibliothèque est il compatible avec "le lien social" ? Faut-il abolir le silence comme condition de la lecture et de l'étude ?


Et le livre ? Et la littérature ? Secondaire...
La Sénatrice préfère parler de "médiathécaire" que de bibliothécaire. C'est que le bouquin, c'est has been...


L'imaginaire consumériste transpire du texte. Ainsi on lit que la bibliothèque est " ce que l'usager ait envie qu'elle soit". Cafèt ? Lieu de sieste ? Hypnose vidéo ? Et oui. On se pince en lisant cela... Ce qui est préconisé c'est de vider ce lieu de tout sens objectif, dans une perspective "populiste" en réalité, l'usager étant le supposé roi. Mais le roi de quoi ? Le propos banalise la bibliothèque comme "tiers lieu" remplaçant le bistrot. Où est la mIssion de lecture publique dans ce fatras compassionnel autour du "vivre ensemble" ? Nulle part. 


Si l'on suit le propos, la culture n'a rien à proposer. Elle s'aligne. L'argumentaire ressemble à celui des télévisions qui pour se justifier de leur médiocrité disent "donner aux gens ce qu'ils souhaitent", oubliant que dans le domaine culturel l'offre crée la demande depuis toujours. A t-on demandé Van Gogh ? Non, il a surgi. Et il s'est imposé.


Et on aboutit à l'expression qui abolit le sens de la bibliothèque : c'est un "lieu de vie". Nous y sommes. Mais, ai je envie de dire à la Sénatrice, une salle hors sac dans une station de ski est aussi un "lieu de vie". Pourquoi s'embêter avec toute cette complexité ? On met des salles, du chauffage, un peu de tout, des machines à boissons. Et nous l'avons le lieu de vie. Et je ne caricature pas, car cela est cité : " avec la cafétéria, les dstributeurs automatiques". Pathétique.


Voila où en est la réflexion mainstream du politique français sur la politique du livre.


Les chiffres sont plus encourageants que les paroles d'édile.

 

 

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6 mars 2016 7 06 /03 /mars /2016 21:54
En recherche d'un Clausewitz pour la lecture - 3 -

On continue ici la farfouille dans ce qui se dit sur la défense de la lecture. Dans le cadre d'une réflexion, qui aboutira ou pas, sur une stratégie globale possible, de contre offensive culturelle qui puisse être formulée, fondée sur la lecture.

Nous avons dans les articles précédents rencontré une anthropologue enthousiaste du rôle d'humanisation du livre, qu'elle célèbre, sa manière de lutter.

Nous avons croisé une critique radicale de la numérisation du monde en ce qu'elle est l'expression de l'élimination du "coût des autres".

Nous avons suivi les pensées fatalistes mais se voulant sages et nuancées d'une figure de l'étude des textes en France, et puis l'avis relativement rassurant d'un Historien du livre.  

Mais nous n'avons pas déniché de stratège tout en sachant que si nous le trouvons il aura la dégaine d'un kaleïdoscope dont il faudra simplifier la compréhension et établir l'équilibre.

Continuons, donc.

 

Avec dans cette salve :

1- "le livre, que faire ?", ouvrage collectif de "la fabrique",

2- " Hachette, le géant aux ailes brisées" de Jean-Yves Molliet.

3- une somme pamphlétaire collective : "L'assassinat des livres par ceux qui oeuvrent à la dématérialisation du monde", aux éditions de L'échappée.

 

1- Ou l'on voit le tabou de l'ayant- droit attaqué, et où l'on parle de matière et de présence

 

Les éditions "la fabrique" dont on sait qu'elles portent un projet éditorial radical, ne pouvaient pas esquiver le débat sur le devenir du livre. Ce fut fait avec un ouvrage collectif au titre léniniste :

 

"Le livre : que faire ?".

 

Il distingue logiquement au sein des livres, entre le tout venant commercial déversé par l'édition capitaliste, et une production plus exigeante, qui souffre plus. Cependant même l'édition capitaliste produit d'excellents livres, ce qui est incontestable.

 

Le livre numérique n'est pas ici appréhendé comme le souci principal, par refus de la technophobie, mais plutôt comme une diversion. L'ennemi est la concentration capitalistique. Malgré la concentration des moyens il est possible de constituer des catalogues passionnants et de recueillir le succès, mais au prix d'un sacerdoce. Cela fonctionne encore. Théoriquement les presses universaires devraient aussi défendre une autre écriture, mais on lui reproche un certain conservatisme. Le danger majeur vient des nouvelles enclosures. Le kindle est lié à un oligopole, qui maitrise ainsi toute la filière.  Cette critique des monstres de l'internet, qui sont disposés à des déficits leur permettant de dévorer un marché pour ensuite en contrôler le devenir, comme avec les jeux sur la gratuité des frais de port, on la retrouve dans toutes les analyses, et elles sont essentielles.

 

La principale idée originale du livre est cependant celle-ci : la remise en cause des ayant -droits.

 

On ne s'en étonnera pas, l'héritage étant un pilier du capitalisme, mode de production accumulatif. L'héritier n'est pour rien dans la qualité et le succés d'une oeuvre. L'auteur et la société oui. Certes, l'ayant-droit peut contribuer à défendre l'oeuvre du défunt, mais parfois il est un obstacle. L'auteur lui, vit rarement de sa plume. Combien ont tiré la langue pour enrichir des héritiers et des marchands ? Il convient donc de réorienter le partage de la valeur vers l'auteur. On salue ainsi les collectivités qui financent des résidences d'artistes. Il est proposé de taxer tres legerement les ventes d'ouvrages de textes du domaine public, pour soutenir la création contemporaine. Ce qui se heurterait à l'édition de poches massive et aux acteurs du marché scolaire.

 

Un des contributeurs le dit nettement : l'école et l'université fabriquent des non lecteurs. La persistance du cours magistral et le systeme de sélection induisant le recours aux manuels découragent la lecture de fond.

 

Ici je je suis bien d'accord. Etudiant quand je lisais, et je lisais beaucoup, je sentais que ce n'était pas la stratégie de court terme efficiente. Un bon manuel synthétique sur la pensée économique, mais médiocre, gagne un temps fou. Mais on ne lit plus Keynes ou "le capital" malheureusement. La pédagogie est à revoir, sous la forme du séminaire, pour inciter à des aventures intellectuelles approfondies, dans le temps.

 

Mais quand on note que le budget du centre national du livre est d'à peine 50 millions, on comprend que le livre ne soit pas saisi dans sa dimension véritablement politique par nos élites. Au niveau local les collectivités disposent d'outils pour protéger les librairies, dont elles n'ont pas grand usage. Les marchés publics sont un enjeu qui ne donne pas suffisamment de place à la diversité, ne serait-ce que par leur complexité. La proximité ne peut pas être un critere de choix par exemple.  Les remises ont été plafonnées à 9 %, ce qui est un progrès en faveur des librairies contre les grossistes.

 

Mais les libraires peuvent agir. Ils ont réduit les délais de livraison. Et il y a cette belle idée, d'un libraire de Marseille : 

 

" une librairie ou chaque livre est relié aux autres par un fil de rencontres, de lectures, de spéculations, d'oppositions, d'erreurs, d'errements, de notes en bas de page".

 

 

2- Où l’on voit, à travers la déstabilisation d’un Empire, les mutations fulgurantes qui attendent le livre ( « Hachette, le géant aux ailes brisées », Jean-Yves Mollier)

 

Dans un récent ouvrage, Jean –Yves Mollier raconte l’odyssée d’Hachette, entreprise fondée par un individu, Louis Hachette, en 1822, devenue un Empire monopoliste national, trustant les commandes de l’Education Républicaine, puis une des grandes entreprises de presse au niveau mondial, pour montrer en quoi une petite décennie d’émergence des GAFA (google amazon facebook apple) suffit à l’affaiblir considérablement. La question qui se pose désormais est celle, prophétiquement annoncée par André Schiffrin : l’édition se passera-t-elle d’éditeurs ?

 

Ce parcours qui absorbe à lui seul une grande partie de l’Histoire du livre français (par exemple l’invention du livre de poche), qui tient de l’intrigue politico policière à maints égards effarante, est aussi une occasion de démystifier l’ancien monde de la lecture, qui a toujours été soumis aux influences politico financières les plus intrusives. Les grandes valeurs dont se réclament le milieu n’ont pas toujours été de mise, c’est le moins que l’on puisse dire.

 

L’Histoire d’Hachette au long cours, c’est la constitution acharnée, et surmontant toutes les péripéties, d’un monopole vertical dans l’édition, sa distribution, et dans la presse. Cela commencera avec le monopole de la vente de livres dans les gares. A chaque étape, quelle que soit la composition du conseil d’administration, c’est l’inceste avec le pouvoir politique, et même, disons-le, la corruption la plus directe, qui prévaudront, notamment pour éviter la nationalisation des activités d’édition et de distribution de la presse. A cet égard la lecture de cette histoire d’une aventure économique souligne bien des rapports entre l’esprit « fusionnel » du second Empire, temps des noces du portefeuille et de la tribune, et celui de notre époque, et on imagine tout à fait un Emmanuel Macron en redingote.

 

Le comportement d’Hachette pendant la collaboration ne fut pas glorieux et aurait pu mettre fin à l’épopée, mais grâce aux rapports de forces institués, l’entreprise put tenir jusqu’à ce que l’anticommunisme réconcilie les milieux d’affaires et les gouvernants.

 

Alors qu’avec l’ère Lagardère, Hachette, qui a résisté à tout, par exemple au naufrage de la « 5 », semble à son apogée, en phase de croissance mondiale, le retournement est brutal. En 2004 Google humilie Hachette en boycottant ses livres pour l’obliger à revoir sa politique tarifaire et Hachette s’aligne. La montée en puissance des réseaux sociaux déstabilise les schémas de prescription de lecture,  et la tentation d’un lien direct entre l’auteur et le lecteur à travers les grands géants d’internet plonge les grands éditeurs dans l’incertitude.

 

« Quand les dix leaders mondiaux (de l’édition) ne pèsent pas plus de 40 % à eux tous du chiffre d’affaires du seul amazon, on voit bien qu’on assiste à la lutte du pot de terre contre le pot de fer ».

 

L’auteur pense même qu’il est possible que les géants de l’édition soient « balayés comme fétus de paille » et que l’édition se replie sur des petites maisons inatteignables par l’effet de masse des GAFA.

 

L'horloge a accéléré, et l’exemple d’Hachette, dont les combats pour rester le leader ont eu recours aux mêmes recettes, tout en s’appuyant sur des innovations maîtrisées, est l’illustration même d’une culture entrainée dans de puissants tourbillons en très peu de temps. Nous vivons une époque révolutionnaire à travers le mouvement qui restructure profondément les forces de production.

 

Cependant, consulter cette histoire d’une aventure entrepreneuriale souligne que les reproches adressés aux mastodontes de l’internet pouvaient tout à fait être adressés à l’édition monopoliste, et Jules ferry le disait déjà cyniquement :  « qui est maître du livre est maître de l’éducation ».

 

Hachette saura participer à des moments clés de la manipulation de l’opinion, jouer de la censure. Toujours dans la seule logique du profit et de la rémunération de son actionnariat. L’économie est politique, si la politique dit de plus en plus qu’il n’y a plus de politique économique discutable. Et singulièrement l’économie du livre et de la presse, qui véhicule l’idéologie. Il faut donc que, comme dans « le guépard » de Visconti, tout change pour que rien ne change.

 

3- Où l’on rejette en bloc et attaque de toutes parts la  numérisation

 

«  Gatsby le magnifique a été écrit en 1924. Avez-vous besoin d’une mise à jour ? »

 

                                                                          Jonathan Franzen

 

Autre livre collectif publié par la maison « L’échappée », « L'assassinat des livres par ceux qui œuvrent à la dématérialisation du monde » est une attaque sans concessions, sur tous les fronts, contre le numérique, engageant des écrivains, des éditeurs, des bibliothécaires, des étudiants, et déplorant le poison numérique jusque dans le cinéma et la musique, à travers des textes de première main et des collectes de textes et de déclarations.

 

Si les éditions de « la fabrique » restaient (voir plus haut) ouverts sur la question technique du numérique, s’en prenant à sa maitrise par des oligopoles privés, les auteurs de cet ouvrage appliqué, argumenté, dense, attirent l’attention sur de multiples risques de la société numérique, sur ses conséquences cognitives en particulier. C’est une logique d’abêtissement général qui se déploie, et le seul mot d’ordre ne peut être que de résister frontalement sans concession. En revenant à  Walter Benjamin, on déplore la fin de l’ « expérience ». L’épaisseur du livre, sa réalité unique, permet une expérience. Un texte numérique, obsolète, indifférencié, non pensé dans sa matérialité inédite, est un fantôme.

 

Je suis assez convaincu par cette vision pessimiste qui déplore la collaboration active de maintes formes d’enseignement, et de certains libraires naïfs, avec la numérisation, au nom de la compétitivité, sans s’interroger sur ce qu’elle sacrifie au passage, même si certains aspects méprisants de la jeunesse me rebutent dans l’argumentaire. Je ne pense pas que traiter les jeunes qui écoutent de la musique sur mp3 de « zombies » soit très indiqué. Après tout, les générations qui leur ont légué ce monde méritent aussi des qualificatifs péjoratifs. Le mépris envers les blogs relève d’un corporatisme exclusiviste du « milieu » que le bloggeur que je suis ne saurait évidemment partager. D’autant plus qu’il arrive que les blogs fassent acheter des livres…. Il y a donc un peu d’ingratitude.

 

C’est un livre à charge, qui va jusqu’à contester dans le détail le caractère de vertu écologique comparée du livre numérique par rapport au livre de papier. C’est la culture même qui est en cause, attaquée par des technologies qui " détruisent notre attention et notre capacité de concentration. Elles fabriquent des individus dispersés, perpétuellement agités ». La forme affecte le sens. Le numérique parasite la lecture, la hachure, perturbe la concentration. Le « scrolling » perturbe notre capacité mémorielle.

 

Plus de 80 % des adolescents américains ne savent pas lire en silence. L’hypertexte est une régression culturelle. La lecture en diagonale n’est plus une possibilité mais une puissante incitation de l’outil. Le but est économique : générer du trafic qui génère de la rémunération. La liseuse « nous lit » plutôt qu’on ne la lit, elle atteint la confidentialité de la lecture, peut l’analyser dans ses moindres détails, et il est même arrivé qu’on fasse disparaître le texte ou qu’on le remanie. On offre des livres, pas des textes numériques. C’est toute la saveur de la culture qui est atteinte.

 

La perte des intermédiaires, au profit des moteurs de recherche, sera loin d’être neutre culturellement évidemment. Nombre de ces intermédiaires essaient de s’adapter, creusant leur propre tombe, comme des bibliothécaires qui prônent la notion de « troisième lieu », et se réfèrent à la « médiation », adaptant ces lieux à « la familiarité » des publics, et en chassant peu à peu le livre. On pense attirer vers le livre, mais on apprend en fait à se passer de lui. Tout cela dans la gabegie de l’obsolescence programmée. Les personnels de la lecture publique sont sonnés, tiraillés entre l’hyper polyvalence et l’hyper spécialisation.

 

Cette somme critique démonte l’argumentaire faussement démocratique de la numérisation. A quoi sert de bourrer un reader de centaines de livres si on ne les lit pas ? Le souci n’est pas l’accès aux livres, les bibliothèques en sont remplies. Oui, le livre survivra, mais il se marginalisera. Tous les réseaux qui permettent l’accès au livre entrent en crise, le but du numérique étant l’éradication des intermédiaires. 4000 emplois ont été supprimés au début des années 2010 dans les bibliothèques anglaises. Voilà l’intérêt réel de la numérisation ! La destruction créatrice. Mais créatrice de quoi ? De rien.

 

L’âge de l’accès est un mensonge, car c’est l’âge du contrôle central de l’accès. La mémoire numérisée, privatisée, sera soumise à l’exigence financière et nous courrons un risque sans précédent d’amnésie individuelle et collective. «  Ma machine » c’est le contraire de l’accès à l’œuvre dit un très beau texte d’Alexandre Prieux, c’est l’enfermement : « chacun peut prospérer dans sa chambre négative, si la machine y dispose pour lui un champ plastique, magiquement malléable ». Le livre était une voix « juchée sur la réalité irréductible de l’objet ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 mars 2016 7 06 /03 /mars /2016 17:05
En recherche d'un Clausewitz  pour la lecture -2-

.... Après avoir traversé des éloges du caractère vital de la lecture et une dénonciation violente de la bifurcation numérique, nous continuons notre exploration de ce qui "se lit sur la lecture", utile à penser sa pérennité, avec deux modérés, Antoine Compagnon, professeur de littérature au collège de France, et robert Darnton, qui fut Président des bibliothèques de Harvard et porte le projet d'une république numérisée des lettres qui échapperait au monopole privé de Google. Deux points de vue de mandarins, qui se rassurent tout de même à bon compte, peut-être parce qu'ils savent que leur propre univers de lettés n'est pas menacé.

 

- Où l'on lit qu'il convient de snober Madame Nostalgie - " Petits spleens numériques", Antoine Compagnon

 

Antoine Compagnon est un spécialiste de Montaigne. Et bien qu'il place ses chroniques données au huffington post sous les auspices baudelairiennes, on ressent toute l'influence du philosophe aquitain sur son scepticisme, ni résigné ni inquiet. La numérisation de la culture a des qualités et des défauts, mais elle est là, et il faut vivre avec. Ce qui n'empêche pas quelques frustrations mais aussi un grand sentiment de liberté.  S'il est féru des nouvelles technologies et nouveau gadgets, il n'a pas manqué de constater qu'un texte téléchargé ne nous appartient pas, et peut être retiré ou modifié par l'opérateur. Il ne s'illusionne pas sur une certaine "gabégie numérique" dans l'éducation nationale, qui donne "bonne conscience" aux collectivités qui la finance. Il n'est pas naïf sur la gratuité : "si c'est gratuit vous êtes le produit".

 

Globalement Compagnon démine les critiques du numérique. Lecture décousue ? C'est ce qu'on disait du "poche" rappelle t-il. Et on n'a pas attendu le kindle pour écrire des textes mal fichus. Le power point "formaterait" ? Mais quelle rhétorique ne formate pas ?

 

Il oscille entre banalisation et petites inquiétudes déjà digérées car la puissance de ce changement de civilisation ne fait aucun doute. Ainsi remarque t-il que le "futur" disparaît de notre langage, sous les coups de notre présentéisme. Le journal ne titre plus "Le Président se rendra à Moscou" mais "va se rendre à Moscou". On a beau être de son temps, quand on est né avant internet on est tout de même étonné devant des lycéens à qui l'on demande de chercher Jules Ferry dans un dictionnaire et qui discutent pour savoir s'il faut chercher à j ou f, puis sur quelle lettre precède l'autre.

 

Mais ce monde numérique a aussi tendance à réinventer l'eau chaude. Les "moocs", ces cours en ligne, ou cette pédagogie dite inversée sont censés inverser une logique où l'on allait du magistral à l'exercice. Mais la notion de "préparation de cours" a toujours existé.

 

Que nous dit ce fatalisme ? Qu'il faut accepter le monde tel qu'il va. Leçon utile de pensée positive. Mais Compagnon enseigne dans les plus belles enceintes, et son public sera fourni. Donc tout va bien.

 

- Où l'Histoire du livre nous conduit à regarder avec plus de nuance la révolution numérique - "Apologie du livre", robert Darnton

 

 

Ce livre malgré son titre, dont on se demande d'où il sort, n'a rien d'une apologie du livre, ni du codex ni du numérique. C'est une plongée dans certains versants de l'Histoire du livre, au 18 eme siècle mais aussi beaucoup plus récemment à travers la gestion de l'espace dans les bibiothèques par la mise au rebus.

 

L'auteur nous rassure par ce bon vieux principe mécaniste que l'on lit souvent dans les publications optimistes : " la persistance du pouvoir du codex illustre un principe général dans l'histoire de la communication", les nouveaux modes n'effacent pas les anciens, en tout cas pas à court terme.

 

On pourrait rétorquer que "pas du tout mon ami", le minitel a disparu, le télégraphe, les ronds de fumée aussi. et puis "le court terme" historique signifie t-il encore quoi que ce soit, alors que temps social de la modernité n'a plus grand rapport avec le temps social de l'époque de Gutenberg ? Mais son innovation semble tout de même avoir eu plutôt vite raison du manuscrit recopié manuellement.

 

L'auteur commence donc son interessant essai en se prenant les pieds dans le tapis puisqu'il ajoute " l'avenir, quel qu'il puisse être, sera numérique".

 

Le passé du livre nous permet cependant de relativiser certaines craintes. Ainsi si on s'inquiete de la culture de l'éparpilement, du patchwork, l'essai souligne qu'il fut un temps où les livres de citation compilées par un auteur était un must. Celui de Thomas Jefferson est même devenu un symbole des Lumières. Les citations, rassemblées, dessinent une cosmologie tout aussi passionnante qu'une rédaction, possiblement.

 

Au 18eme siècle, que l'auteur a beaucoup étudié, les défauts du monde numérique affectaient le monde du livre. La triche régnait. On fraudait, on pratiquait la contrebande. Le piratage concernait la moitié des ouvrages, et de toute façon seule l'angleterre avait un copyright. 

 

Les succès ne concernaient pas une édition, mais une addition d'éditions successives, hétéroclites. Voltaire jouait avec cela pour s'enrichir. La notion de plagiat n'existait pas, on puisait dans ce qui se disait, se lisait. Cela n'a pas empêché les Lumières.

 

Les textes ont toujous été instables. Ainsi il est périlleux de vouloir établir "le bon texte" de Shakespeare. On a établi qu'un ouvrier typographe avait pris sur lui de le corriger. Des variations très conséquentes affectaient les textes. Par chapitres entiers. L'Encyclopédie de Diderot a bougé de centaines de pages.

 

Ce qui inquiète l'auteur cependant, c'est google, et son projet, battu en brêche devant les tribunaux, de numérisation de la culture universelle. C'est un beau projet en soi, mais cet accès de tous à la "république des lettres" ne saurait être exercé par un monopole privé qui n'a que faire de la conservation, pense en termes de contenus et non de savoir. Cependant l'auteur a confiance car il ne suffit pas de numériser, il faut se mouvoir dans le matériau et construire du savoir. Les vieux acteurs de la scène de la culture sont à cet égard indispensables. Darnton se mobilise pour une alliance mondiale donnant naissance à un bibliothèque universelle numérique qui puisse éviter l'immense monopole de mettre la main sur cette puissance de prescription, de fixation de prix, de considération de la conservation au regard d'un intérêt lucratif.

 

De plus on ne pourra jamais tout numériser. Et le papier imprégné d'encre est le moyen le plus sûr de conservation.

 

C'est ainsi que l'on peut être sévère avec la politique menée dans les années 80 de microfilmage de mauvaise qualité, dénaturante, qui se combinait avec le pilonnage des livres et surtout d'immenses collections de journaux sans lesquels l'Histoire perd des sources précieuses. Le gain de place a mené à des outrances qu'il faut ne plus reproduire.

 

Le codex a bien des qualités, il ne se recharge pas, il est esthétique. Il résistera pense l'auteur, car de toute manière la technologie ne permet pas encore de concurrencer la lecture directe du papier dès qu'un texte et long. En fait la société numérique va de pair avec l'imprimante.

 

Darnton pense donc que le codex va perdurer, que les bibliothèques seront des temples du savoir, mais il reconnait une possibilité majeure du livre numérique : la pyramide. Le lecteur peut lire et approfondir par strates, ouvrir s'il le veut une fenêtre pour écouter la petite sonate de vinteuil en lisant Proust. Cette promenade dans le savoir a une dimension exaltante.

 

Mais il élude. Le monde n'est pas Harvard. Il faudra des lecteurs à la lecture de masse. C'est l'angle mort de son livre.

 

- La suite de la recherche dans un prochain article...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 mars 2016 4 03 /03 /mars /2016 19:37
En recherche d’un Clausewitz pour la lecture (1)

 

 

Comment agir pour la cause de la lecture, pour celle du livre (deux notions différentes qui se recoupent), à part en tenant un blog, en étant journaliste culturel, en ouvrant une librairie, tenant une maison d’éditions ou bien en enseignant le français (ces quatre dernières activités n’étant pas données à tout le monde) ?

 

Je fais partie de ceux qui redoutent les effets , non pas de la disparition du livre, qui n’est pas un danger immédiat, mais de la perte de sa place centrale dans la culture et dans la ville, qui livre l’âme humaine à une fragmentation peu propice à aménager du commun.

 

Je m'inquiete du bon vieux codex, oui. En premier lieu parce que je me sens marginalisé dans un monde qui délaisse de plus en plus ma passion vitale, mais aussi pour des motifs multiples, évoqués par les auteurs qu’on va rencontrer chemin faisant. Il n’est pas vrai que la lecture s’effondre dans un pays comme le nôtre. Cependant on constate que l’immense massification de l’éducation n’a pas été suivie d’une augmentation de la lecture. On lit autant qu’avant semble t-il, en tout cas des livres. Pour un public censé être plus éduqué. Mais on ne lit pas que des livres, on lit ailleurs, ce qui n’est pas décompté. Cependant lire un livre plutôt que de zapper sur des dépêches n’est pas neutre.

 

On constate aussi l’évaporation des grands lecteurs, qui lisent plus de 20 ouvrages par an. Surtout chez les hommes. Et surtout chez les hommes à haut niveau de qualification. Le roman s’en tire grâce aux femmes. A niveau socioéducatif équivalent, chaque génération lit moins que la précédente. Mais on ne peut s’en étonner au regard de la diversité des pratiques culturelles disponibles. La question est : jusqu’à où le livre reculera ? Et qui lira ? Ce qui n’est pas sans impact sur notre capacité à vivre dans un monde commun.

 

Après avoir lu (voir articles précédents), « Lire dans la gueule du loup » d’Hélène Merlin Kejman, qui rappelle le rôle d’ « objet transitionnel » du livre, nous permettant de nous relier au monde sans trop de dégât, et qui appelle l’enseignement à revenir au « référentiel », c’est-à-dire à l’objet de la narration, j’ai eu envie de voir ce qui se disait sur la question de la défense de la lecture, de consulter les rapports nombreux, sur le sujet, mais aussi de fouiller dans les essais qui s’écrivent à ce propos.

 

Je n’espérais pas tomber sur un « Clausewitz du livre », livré de pied en cap en habit de bataille, mais me disais qu’il serait temps de lui donner vie. Nous aurions besoin d’une stratégie radicale de défense du livre et de la lecture. Qui ne s’en tienne pas seulement à des guérillas corporatistes sans doute honorables mais insuffisantes.

 

Je vous propose donc un parcours parmi d’autres dans ce qui se dit sur le sujet, après ma fouille récente, qui a commencé par une lecture exploratoire d’un numéro de la revue « le débat » consacrée au sujet, datant d’il y a déjà quelques années.

 

OU L'ON LIT que la lecture rend le monde habitable aux humains (Michèle Petit)

 

Dans cette même famille d’idées qui voit la lecture comme espace transitionnel indispensable ; l’anthropologue Michèle Petit a écrit un essai joliment rédigé, intitulé « Lire le monde, expériences de transmission culturelle aujourd’hui ».

 

Elle nous livre ce qu’elle a retenu de nombreuses observations d’activités autour du livre dans le monde, notamment en Amérique latine auprès d’adolescents perdus. C’est un livre optimiste sur la puissance de la lecture, et stoïcien car il se concentre sur ce que l’on peut faire, soi-même. Ce plaidoyer pour la lecture, pour sa transmission, considère que l’important n’est même pas de créer des lecteurs mais au moins de permettre de passer par cette expérience. En arendtienne, l’auteure insiste sur la question de la transmission humaine :

 

« je te présente le monde que d’autres m’ont passé et que je me suis approprié ».

 

Cette transmission permet de bénéficier des modalités inventées par l’humanité pour dompter ce monde étrange et froid. Nous ne sommes pas seuls. D’autres ont affronté les mêmes situations que nous.

 

L’auteure défend donc différentes initiatives qu’elle a pu observer, de la visite de Versailles avec des gamins d’Argenteuil où l’on partait de l’inimitié entre le Roi et Fouquet pour entraîner l’engouement, à un projet espagnol de visite de lieux d’où l’on devra ensuite ressortir des mots pour autrui. C’est que les mots, pour Mme Petit, rendent « le monde habitable », en donnant « de la profondeur » aux lieux. Le monde peut être habité quand on bénéficie d’histoires, de symbolique, facilitant sa rencontre avec lui. Sinon c’est le sentiment de chaos qui prédomine. Elle s’indigne donc du processus de transformation des bibliothèques, ces « conservatoires du sens », en vecteurs de flux d’information.

 

Mais un souci pour propager la lecture est qu’elle est appréhendée comme moyen de rentabilité scolaire. Cela donne des discours bien-pensants mais contre productifs et absurdes comme « il faut désirer lire ». On invoque le « plaisir » mais cette invocation ne rebute-t-elle pas celui qui ne l’a pas ressenti, justement ? Alors la parole des lecteurs est indispensable, car ce sont eux qui peuvent dire au mieux en quoi la lecture leur est nécessité existentielle. Ils insistent toujours sur le spatial, c’est « un lieu à moi », « une chambre à soi » disait Woolf. La lecture a ceci de magique qu’elle est un « abrégé du monde, prêt à restituer des espaces plus vastes ». Habitat et transports humains.

 

Appréhender le monde, mais aussi « amadouer » autrui, telle est l’utilité, s’il en faut une, de la lecture. La lecture permet de jouer son rôle d’animal politique en domptant l’étrangeté de l’altérité humaine. Elle cultive ainsi possiblement la faculté d’empathie. Psychiquement, en relançant la narration, on combat simplement son contraire, la dépression. La lecture nomme aussi cette terreur, l’absence, et permet ainsi de la surmonter. Et par son unité elle lutte contre une autre terreur, celle de la décomposition, ou du morcellement de soi.

 

Michèle Petit qui connaît bien les favelas considère ainsi que « les ressources culturelles sont vitales tout autant que l’eau ».

 

C’est donc un essai enthousiaste, mais qui par sa modestie, consistant à saluer ce qui se fait et doit être continué, ne nous aide pas beaucoup pour penser une contre-offensive de la lecture en ce monde. D’autant plus qu’il ne propose pas d’analyse utile des savoirs faires des passeurs mais se cible sur leur célébration.

 

OU L'ON LIT que le livre est menacé par le fétichisme de la marchandise (Dominique Mazuet)

 

Beaucoup moins modeste est le pamphlet situationniste-marxisant de Dominique Mazuet, « critique de la raison numérique, illustrée par l’exemple du commerce du livre en France et des phénomènes qu’on y a observés » (titre à l’ancienne, évoquant la nostalgie des affrontements des lumières).

 

Nous avons ici un pamphlet intéressant, dans ce qu’il utilise le concept marxiste de « fétichisme de la marchandise » pour analyser les difficultés des librairies et critiquer le prédateur Amazon. Mais il y a un décalage entre la grandiloquence à la Guy Debord et les propositions. La montagne théorique, parfois gâchée par des jeux de mots vaseux, accouche d’une souris programmatique.

 

Mazuet se réjouit de l’échec relatif du livre numérique malgré les efforts croisés de l’industrie et de l’Etat, parfois aidés d’idiots utiles, pour détruire la librairie. Mais le souci n’est pas vraiment le livre numérique, qui à son avis ne décollera pas, mais la destruction de la librairie et de la chaîne du livre.

 

L’offensive de la numérisation du livre et de la livraison de livres se fonde sur un mythe, celui de la gratuité, permettant la liberté d’accès. Le capitalisme a complètement renversé les valeurs et s’appuie désormais sur le slogan « jouir sans entraves ».

 

Mais il n’y a pas de gratuité, il y a du moins cher pour le producteur. On rejoint ici le concept de fétichisme de la marchandise chez Marx. Rappelons que celui-ci dit qu’une marchandise n’est pas un objet, mais le fruit d’un rapport social. Ainsi les baskets que vous portez parviennent à vous faire oublier qu’elles sont l’expression d’un rapport social qui vous lie parfois à l’esclavage. Le fétichisme est une manière de masquer les contradictions sociales. Le ralliement à la « nouvelle religion numérique », encouragée par les Etats, qui ont ainsi détruit des librairies et des emplois, est un moyen de laisser croire qu’on s’attaque aux contradictions d’un système de rapports de forces alors qu’on change sa forme. A l’école est réservée la promotion dès le plus jeune âge de la nouvelle religion.

 

La numérisation qui substitue le contenu au savoir, déqualifie. Elle remplace le bibliothécaire par le médiateur. Elle enrôle le consommateur, censé désirer ces changements, mais « les nouvelles pratiques culturelles » ne sont que le nom hypocrite des débouchés nécessaires aux nouveaux produits.

 

Il n’y a pas d’acte gratuit dans l’économie. Ceci est un rappel important, alors qu’on voit une certaine gauche, coupée de ses sources essentielles, réclamer « la gratuité » (des transports par exemple), comme si la valeur ne provenait pas du travail. La gratuité n’est qu’une forme refoulée d’échange marchand.

 

Amazon réalise des profits, exerce une activité lucrative. La facilité d’accès masque le fait que l’on a supprimé les intermédiaires. Il faut huit fois moins de monde pour vendre un livre par amazon que pour une librairie. C’est donc l’élimination du travail qui est en question. Et ce qui est gratuit, comme les frais de port (ce qui scandalise tous les libraires, même monsieur gallimard), n’est qu’une facette du moins cher, et donc de l’élimination du « coût des autres ».

 

Or, ces autres transmettaient. En supprimant les intermédiaires, on installe le marché en coordinateur entre les gens, et donc c’est lui qui détermine les « pratiques culturelles ».

 

Mais le livre numérique stagne en France, moins aux Etats-Unis. Et les librairies meurent mais résistent en France, grâce au prix unique du livre, cependant contourné par les opérations gratuité de la livraison. Il reste que les prix ne pouvant faire l’objet d’une concurrence, la qualité du service permet aux libraires de ne pas disparaitre en quelques mois, comme ce fut le cas pour les disquaires.

 

Comment résister ? C’est là où malheureusement le livre déçoit, car il réfléchit seulement à l’aune du libraire. Et non dans le cadre de la défense de la lecture. Ainsi il faut se mutualiser pour concurrencer amazon sur les délais de livraison en un jour, et l’Etat doit compenser les charges foncières des libraires. Oui, d’accord. Mais cela suffira-t-il à répandre et à reproduire la passion de la lecture qui trouve son libraire ?

 

........................................  Nous continuerons de chercher.

 

(la suite de la recherche d’un Clausewitz du livre dans un prochain article)

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14 février 2016 7 14 /02 /février /2016 22:29
La lecture et l’effroi -" Lire dans la gueule du loup", Hélène Merlin-Kejman - article paru dans la Quinzaine littéraire

Ce livre pourrait bien devenir un classique de la théorie littéraire. Il s’attache, non pas à envisager la littérature comme entité close, mais comme partage et comme transmission. Il s’agit bien de théorie littéraire et non de vade-mecum pour bibliothécaires, ce qui est l’aspect singulier du propos. Cette théorie s’avance sans assigner de fonction morale, sociale, politique à la littérature, elle essaie d’en dégager la fonction humanisante (« la littérature mobilise à un très haut degré ce qui, dans le langage, fait lien ») et ainsi de la redéfinir, tout en critiquant certaines embardées de la littérature et le courant dominant de sa critique savante, dont elle est elle-même le « produit ».

 

"Lire dans la gueule du loup" témoigne d’un véritable effort de pensée de l’auteure contre elle-même ; contre certains penchants de sa formation. Enfin, c’est un livre engagé au sens où l’auteure est entièrement impliquée, comme universitaire, comme lectrice, comme mère qui lit avec son enfant. Avec beaucoup de courage – celui de douter, celui de répondre aux objections possibles, celui d’aller à la difficulté -. C’est un livre attachant donc, ne serait-ce que par son absence totale de démagogie, se situant en dehors des querelles éreintantes entre pédagogistes et « républicains ». Attachant aussi parce que dans un langage simple et élégant, l’auteure, capable de s’extraire de son positionnement de mandarin et de décloisonner ses différentes personnalités, convoque des concepts ardus, sans y rajouter l’hermétisme formel de rigueur. C’est un livre de libre pensée au sens littéral.

 

Hélène Merlin-Kejman veut défendre la littérature, et non sa propre Eglise de chirurgiens chercheurs de la langue. Elle n’hésite donc pas à désacraliser, ce qui est justement une manière de démontrer la puissance de la lecture. Ainsi le livre est d’abord appréhendé comme un « doudou ». Un de ces fameux objets transitionnels définis par Donald Winicott qui aident le petit humain à ménager le lien entre l’interne et le monde. Mais pour que cette transition s’opère, il est nécessaire qu’il existe des conteurs ouvrant accès à ce monde, à cette seconde voix qui dit « il était une fois ». C’est la fonction essentielle des lecteurs de livres aux enfants. Il est nécessaire qu’il existe des espaces à cet effet. Il est nécessaire aussi qu’il existe des textes aux vertus transitionnelles. La lecture commence par l’écoute de l’adulte qui lit à voix haute et déploie un théâtre où le jeu de l’association va se déployer. Dans ce théâtre, la transmission et la réception se confondent, et c’est ainsi que la littérature est avant tout un partage. Elle le restera pour le futur lecteur, qui aura besoin de livres car, ici pointe Lacan dans le propos :

 

« l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin ».

 

Nous sommes cependant héritiers d’une tradition, post romantique, selon laquelle la littérature n’a d’autre fin qu’elle-même. Ainsi toute la formation littéraire est marquée par le refus de l’ « illusion référentielle ». Depuis le collège on éduque en apprenant qu’un texte est un dispositif, qu’il est un texte d’abord et avant tout. Plus tard on parlera d’intertextualité. On a indéniablement désenchanté la lecture comme on l’a pratiqué dans l’ensemble de l’art. C’est cette idée que l’auteure remet en cause, alors qu’elle a cru et croit encore à la capacité d’analyse d’un texte, tire sa légitimité de ce professionnalisme-là. Mais elle se demande, aussi, comment permettre l’amour élargi de la littérature. Et elle juge qu’il est temps d’en rabattre sur cette chasse à l’illusion référentielle. Oui, les personnages, les situations n’existent pas, « ce ne sont que des mots », mais en disant cela on a aussi infligé une déception.

 

Or, et ici on revient à Walter Benjamin, le conteur est en charge d’une transmission d’expérience d’abord. Il lie ainsi les individus sur un arrière-plan, celui d’un monde commun. Son amie Hannah Arendt craignait que l’intérêt porté par les modernes au monde privé ne vienne détruire le monde commun, et de voir émerger des « subjectivités radicales ». Montaigne a montré que la littérature pouvait certes donner une valeur importante au privé, tout en la transformant en entité partageable. Cette tradition littéraire là a reculé. Elle a cédé d’après l’auteure à des formes traumatiques de littérature. La généralisation du burlesque favorise des « subjectivités radicales ». Ainsi a-t-on signalé depuis longtemps « le défaut d’être » du personnage picaresque. Qu’a-t-il à partager ? Sinon un « partage dispathique ». Le rire peut être une manifestation de coupure, ce que Benjamin percevait dans le « culte de la blague ».

 

Et il est vrai que lorsque je parle avec des amis d’ « american psycho » de Bret Easton Ellis nous n’évoquons pas les scènes d’horreur , citées rapidement avec un rire gêné, mais plutôt les mises en scène du vide que sont les dialogues au restaurant. Il suffit d’allumer son téléviseur. Il n’y a que rire, mais y puise-t-on partage de quelque richesse ? La généralisation carnavalesque, tant analysée en théorie littéraire depuis Aristote ( la catharsis) est sur valorisée car signe d’insubordination.

 

Aujourd’hui, alors que la liberté d’expression tend à devenir un totem (est-il permis d’avoir une discussion d’opportunité sur l’œuvre d’un tel sans être accusé de censure ?), le rire est appréhendé dans son seul côté positif. Mais le rire n’a jamais été lié qu’au seul bonheur. Il peut être traumatique. Il peut aussi être une barrière, venir désamorcer d’autres émotions et transmissions. Pourtant le rire est aussi un partage. Mais alors il implique un Sujet qui s’expose. Ce n’est pas toujours le cas. Il peut s’avérer une décharge d’énergie en réaction à l’effraction traumatique.

 

Mme Merlin-Kejman qui s’appuie sur de nombreux exemples de textes, particulièrement du siècle des lumières dont l’auteure est spécialiste, revient sur l’affaire du « grand cahier » d’Agota Kristof , qui avait accouché d’une attaque frontale de parents d’élèves contre un professeur ayant choisi ce livre comme support. Un livre d’une crudité exceptionnelle où des enfants se livrent, décrits par un style réaliste et froid, à des rites de durcissement et d’avilissement. L’auteure ne veut pas rejoindre les censeurs, elle ne veut pas non plus s’en tenir à cette défense des professeurs d’alors, qui défendaient à tout prix la liberté d’expression, la nécessité de parler du réel en classe. Elle se situe sur un autre plan : ce texte a-t-il des vertus transitionnelles ou bien est-il un texte traumatique que le professeur ne pourra pas utiliser intelligemment ? Ce type de texte oblige les élèves à des émotions crues, directes, non médiatisées. Ils se sentent épiés par leurs pairs, renvoyés à leur subjectivité radicale. Le résultat en sera le silence ou le rire. Mais de partage, point. Dire cela ce n’est pas censurer, c’est être capable de choisir des textes. Et la crudité, parce qu’elle est réelle , trop réelle (on pense à l’essai d’Annie Lebrun, pourtant Sadienne… sur « le trop de réalité » qui asphyxie l’imaginaire), ne permet pas un jeu créatif qui associerait l’auteur, le médiateur, la classe.

 

Le livre tisse un parallèle frappant avec la manière dont on aborde « le devoir de mémoire » avec les élèves, parfois. On a pu penser que le choc des images vaccinerait contre les vieux démons. Mais le trauma inhibe le processus essentiel de la représentation. Finalement l’anesthésie est le risque. On habitue à l’horreur quand on ne flatte pas des pulsions perverses. La photographie d’un enfant migrant mort sur la plage a-t-elle contribué à la compréhension du sort des réfugiés ? Ou n’a-t-elle pas révélé et occasionné un mélange de perversité et d’horreur dont on ne sait que faire ? Sans doute tient-on ici, et l’auteure aurait pu l’évoquer, une des sources du succès des théories complotistes, comme retour du trauma.

 

Le livre en appelle à un retour à la magie de la lecture enchantée par le référentiel (le fond, la fiction, ce qui cherche à nous embarquer) dont on s’est tant méfié. Foin des désenchantements d’une lecture psychanalytique plaquée des textes, alors qu’on devrait justement les laisser parler à travers leurs signifiants (à cet égard Mme Merlin-Keljman nous livre sa lecture associative libre du Bourgeois gentilhomme, qui vaut d’être connue). Que vive la naïveté, oui. Y compris l’anachronisme historique, qui est tant moqué, alors que justement au lieu d’insister sur ce qui nous sépare de la princesse de Clèves, et de contextualiser sans cesse, on doit s’émerveiller de ce qui nous relie à ces personnages. Oui, nous devons pouvoir à nouveau dire « c’est beau » sans rougir, sans verser toujours dans le relativisme savant, plutôt que de se contenter d’un « c’est intéressant ».

 

Mme Merlin Kejman m’a étrangement évoqué ces psychologues qui pratiquent l’EMDR ( Eye Movement Desensitization and Reprocessing ). Considérant que des traumas restent bloqués dans une partie du cerveau, ils essaient par un libre jeu associatif combiné à des mouvements oculaires, de réconcilier la psyché avec elle-même. Tout cela me convient. Car j’ai autant envie de conserver en moi l’émerveillement ressenti lors de la scène où Meaulnes aperçoit un château derrière les arbres, que de me régaler intellectuellement des liens que Roland Barthes tisse entre Sade, Fourier et Loyola.

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16 février 2015 1 16 /02 /février /2015 21:39
Et si je n'avais pas lu ?
Et si je n'avais pas lu ?

Et si je n'avais pas lu Machiavel, Cicéron ou Thierry Jonquet ?

 

Et si je n'avais pas lu " de la beauté" de Zadie Smith, aurais'je compris qu'il est si difficile d'être soi, pour tant d'entre nous ?

 

Si je n'avais pas lu Proust, et méprisé autant qu'aimé Swann sous les fenêtres d'Odette, aurais-je su avec autant de certitude que la jalousie est une folie partagée ?

 

Si je n'avais pas lu le 18 brumaire de Marx, aurais- je senti cette liaison essentielle entre les bulles de la vie sociale et les profondeurs du monde ?

 

Aurais-je éprouvé sans Marguerite Duras et ses petits verres de campari, le fait que ce n'était pas seulement pour moi que les vacances ne résolvaient rien ?

 

Aurais-je regardé une église de la même manière, avec un sourire intérieur, si je n'avais pas lu "Le Nom de la Rose "?

 

Et aurais-je été averti que les monstres étaient partout sans Mme Arendt ?

 

Sans Baruch Spinoza et son allégorie du serpent, en serais-je resté à réfléchir avec des mots traités comme des évidences ?

 

Sans "les naufragés" de Patrick Declerck, aurais-je été porté à introduire un peu plus de décence dans mon travail ?

 

Sans le "malaise dans la civilisation", m'en serais-je tenu à de la naïveté rousseauiste ?

 

Sans Rimbaud, aurais-je su que l'émerveillement était à portée ?

 

Sans Kafka aurais-je su que la métaphysique logeait dans un simple couloir ?

 

Sans David Rousset et "les jours de notre mort", aurais je touché que le pire et le meilleur sont siamois ?

 

Sans Michel Houellebecq, est ce que j'aurais réfléchi à l'ambivalence de la libération ?

 

Sans Franz Fanon m'eut-il été possible de résister à la violence de certains moments professionnels sans briser mes précieuses boussoles ?

 

Sans Lizbeth Salander dans "Millenium", aurais je pu encore croire à la victoire contre le mal ?

 

Sans Cervantès, aurais-je croisé l'idée que l'Homme est de son temps ?

 

Sans René Char aurais je compris l'infinie puissance des phrases, aurais-je eu envie de Provence, simplement ?

 

Sans Julien Gracq aurais-je pu éprouver que contempler et penser, ça peut être la même chose ?

 

Sans Aragon, Paris aurait-elle eu le même goût pour mon âme ?

 

Sans Baudelaire verrais-je de la même manière une lumière tamisée le soir ?

 

Sans Irène Nemirovsky aurais je  sauvegardé en moi aussi aisément l'attachement viscéral à un certain moralisme ?

 

Sans "le ghetto français" d'Eric Maurin, aurais-je gardé mon admiration pour l'idée de "la distinction" que j'avais aimée; étudiant.

 

Sans "ma vie" de Léon Trotsky, aurais-je osé écrire des textes sans peur ?

 

Sans Gabriel Garcia Marquez, quelle idée faiblarde aurais-je développé à propos du Temps ?

 

Sans Froissard et ceux qui le citent aurais-je aimé le Moyen-âge ?

 

Sans la biographie de Che Guevara de Pierre Kalfon, serait-il resté une figure mythique mais étrangère ?

 

Sans Max Weber, et son "éthique protestante et l'esprit du capitalisme" aurais-je pu me demander ce qui précédait quoi ?

 

Sans Fernand Braudel, et un tout petit livre de cent pages, aurais-je cédé à l'idée d'un monde fini ?

 

Sans "la nausée", est-ce que l'inquiétante étrangeté n'aurait pas été plus inquiétante encore ?

 

Sans Annie Ernaux, aurais-je trouvé, avec réconfort, toute la justification d'une certaine colère ?

 

Sans Bret Easton Ellis, aurais-je entrevu l'immense renouvellement possible de la création littéraire ?

 

Sans ne rien comprendre à Bataille, aurais-je été un peu moins humble encore ?

 

Sans lire "la défaite de la pensée" de Finkielkraut, aurais-je été capable de penser qu'il avait tort ?

 

Sans "petite poucette" de Michel Serres, serais-je conforté dans de difficiles intuitions ?

 

Sans "Génération" d'Hamon et Rotman, aurais-je perçu d'où je venais ?

 

Sans Arthur Koestler, aurais-je douté autant qu'il était nécessaire pour avancer ?

 

Sans "le talon de fer" de Jack London aurais-je risqué le scepticisme et ses abîmes ?

 

Sans "le pigeon" de Suskind, l'absurde aurait-il eu toute mon attention ?

 

Sans Platon serait-il possible un instant de penser l'amour ?

 

Sans "le bébé" de Marie Darrieussecq, la paternité des premiers temps aurait-elle été aussi magique ?

 

Sans "le crépuscule des idoles", serais-je totalement perdu dans mon époque ? Le ressentiment, l'aurais-je discerné autour de moi ?

 

Sans "les choses" de Georges Perec, aurais-je pu regarder en face un certain ennui ?

 

Sans doute que non. A quoi bon ? A rien de précis. Il faut bien vivre, non ?

 

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15 février 2015 7 15 /02 /février /2015 01:00
Et si on se civilisait par le livre ? (rêvons un peu)
Et si on se civilisait par le livre ? (rêvons un peu)

 

Vous en conviendrez... Il y a de quoi être inquiet. Nous sommes en février 2015. Nous devrions être méfiants, même, envers qui ne l'est pas, envahi d'inquiétude. Foncièrement. Qui peut se sentir "confort" dans un tel monde ?

 

Et si la lecture était une voie possible pour retrouver l'espoir ?

 

Je ne vais pas développer les raisons qui font que la lecture transforme. C'est le propos qui file à travers tout ce blog, dans près de trois cents articles. Ils ne disent presque que cela. Prenez-en un au hasard.

 

Chaque amoureux de la lecture sait ce que lire, cette activité indispensable car inutile et intempestive, est capable de provoquer. Ce qui est vrai individuellement peut l'être à échelle macroscopique. Je n'ignore pas, cependant, que le savoir ne suffit pas. L'Allemagne des années 30 était avancée en matière d'éducation. Et bien des brutes ont été et sont lettrées. Il y a des rapports fanatiques à la lecture, du texte transcendant. C'est ainsi. Mais je ne connais pas d'humain considérable, au sens radical, qui ne soit sensible à l'art, et au sens. Dont l'écriture est l'impératrice, à tout jamais. Je n'en connais pas.

 

On pourrait ainsi rêver à une politique du livre. Pas à une action de lecture publique, qui existe, même si ses moyens sont rognés prioritairement (les communes ont réduit leurs investissements ces dernières années) en temps de "crise" (mais nous savons qu'il ne s'agit pas d'une fièvre de passage, mais d'une crise de civilisation globale, celle d'un système qui atteint le pic de ses contradictions intenables).

 

Oui, réfléchir à une politique radicale du livre. Qui viserait à le placer au centre de nos vies. Cela n'a jamais été le cas. Il l'a été, pour certaines couches sociales, ou plutôt fractions de ces couches. Mais il ne l'a jamais été à grande échelle dans une société de masse, à haut niveau d'éducation, comme l'est désormais la nôtre, si on comprend ce constat sur le long terme.

 

Evidemment tout complote contre une telle utopie, et d'abord la transformation pathogène du temps humain, qui éloigne les individus de la patience vers la beauté et l'émotion. Mais imaginons qu'il vienne à l'idée d'un gouvernement d'en faire, de ce livre qui résiste malgré les vents contraires, appuyé sur une société mobilisé, un axe premier, non seulement de sa politique culturelle, mais mobilisant toute sa puissance. C'est impossible certes, car le politique ignore tellement le long terme, et nos dites "élites politiques" qui n'en sont pas, travaillent à l'appauvrissement de la langue et flattent le flou, la pensée slogan, le manque de rigueur ou de nuance. Ils militent contre la logique du livre, en réalité. Ils confessent d'ailleurs qu'ils n'ont pas le temps de lire, comme notre propre ministre actuelle de la culture.

 

Toutefois, songeons-y à une telle politique de civilisation par l'écrit. Je vous épargnerai la question des "moyens" pour les médiathèques et les postes de profs de français, d'Histoire, de philosophie. On pourrait aussi parler de répartition de la plus value dans la chaine du livre, de droits d'auteur..  Tout cela, c'est primordial, mais il n'y a pas besoin de moi pour le dire. Des rapports entiers, intelligents, vous attendent sur le site servicepublic.fr. Des groupes de pression en causent mieux que moi.

 

Evidemment, c'est d'abord à l'école que nous penserions. Elle peut faire mieux, elle saurait faire mieux. Si on donne le pouvoir à ceux qui parviennent déja à transmettre le virus, et heureusement il y en a, j'en ai connus sur ma route et je leur suis reconnaissant pour toujours. Sans doute pourrait-on en particulier mieux exploiter ce par quoi l'image reine réclame l'écriture. Car on l'aime, l'écriture, sans le savoir, sans franchir le pont. Aimer une série télé, c'est être au bord de la lecture, car une série c'est de l'écriture d'abord, avant tout. Et toutes sortes de développements autour. Il en est de même avec la musique. Et tout jeune aime la musique. De ces passions solides on peut, on doit, revenir à la source : le livre.

 

Les librairies devraient être nos temples. Une société civilisée devrait exonérer toutes les librairies indépendantes de charges sociales, pour commencer (ce serait cent fois plus utile que les exonérations sans résultat d'aujourd'hui). Oui. La politique d'urbanisme devrait protéger ces temples contre la loi du marché immobilier. Donner des pouvoirs d'exception aux communes pour les préserver. Le livre doit avoir ses lieux pour exister. Il doit prendre de la place dans notre espace. D'où ma méfiance aigue envers le livre numérique, qui le rend invisible. Je préfèrerais qu'on dématérialise les voitures que les livres.

 

Chacun de nos jeunes devrait disposer d'un crédit lecture ouvert à sa naissance, dont un abonnement gratuit à un quotidien. Et durant tout au long de sa vie, avec dégressivité.

 

La télévision publique devrait redonner sa place au livre, aux écrivains, reconsidérés comme les éclaireurs du monde, sans la moindre concession à l'audience, sans les placardiser sur les chaines éducatives, ce qui est une manière d'en délester les autres. Les chaines privées devraient se voir imposer des obligations drastiques de défense de la culture. L'audience, ça se construit. Ca se méprise au départ, et ça se conquiert. Nous parlons de politique de civilisation. La télé publique devrait être dirigée par nos créateurs. Non par des financiers et des énarques, qui devraient y tenir un rôle secondaire, de second rang. Le livre, mais aussi ses arts siamois : le théâtre, le cinéma d'artiste et non de pur marketing, la musique (nos musiciens, nous les voyons en télé le jour des victoires de la musique) devraient être les VIP de la télévision.

 

L'université devrait renoncer aux cours magistraux, n'en déplaise aux mandarins, obligeant les étudiants à revenir aux textes (quelle tristesse que ces étudiants qui ne lisent pas. J'en étais malheureux lorsque j'étais à la fac. Le rapport utilitariste de nombre de mes copains au livre, y compris des littéraires ("c'est dans le programme") me désolait. Du coup ceux là n'étaient plus mes copains. C'est l'esprit même des examens qui devrait être revu pour ne pas récompenser l'adaptation et la révisionnite, mais la profondeur et la sincérité.

 

Il y a tant à penser et intégrer dans cette politique radicale du livre : de la prison (un pays a proposé des remises de peine en fonction de programmes de lecture) à la crèche ou fort heureusement on y travaille déja beaucoup.

 

Les politiques culturelles, et ceci vaut en général, devraient être reconsidérées, pour casser l'opposition entre pratique, éducation artistique et contemplation-consommation. Pour briser le mur entre l'élitisme et le mainstream. Entre le professionnel et l'amateur.

 

La question, c'est comment les deux dimensions se regénèrent en convergeant. Par l'organisation de projets ou chacun agit, dans la direction de l'autre, vers un moment où la rencontre existera et prendra sens. Tout cela existe, comme les résidences d'artistes. Mais reste confiné aux politiques culturelles. Or notre politique radicale du livre veut tout pénétrer. Aller partout. Dans tous les espaces publics, pour s'infiltrer ensuite dans les vies privées. Partout ou il y a des choses à dire, et donc à écrire et lire.

 

La politique en France est assimilée au pouvoir public. Or c'est juste une dimension parmi d'autres, réductionniste, de l'immensité du politique, qui embrasse toutes nos relations sociales. Nous avons aussi besoin de militants du livre. Les blogueurs en sont (j'espere en être un). Les gens qui organisent des clubs de lecture, d'échange de livres aussi, les organisateurs de salons et concours aussi. Même si comme partout les ambiguités et arrière pensées sont là. Mais nous devons militer pour le livre, non à l'aide de la morale et de l'utilité, mais au nom de l'amour des écrits et du plaisir. Pas seulement les bibliothécaires et les libraires. Mais tous ceux qui ne se résignent pas à sa marginalisation. A son mépris parfois. Qu'il ait été désacralisé, pourquoi pas ? Après tout il effrayait peut-être. Mais nous devons signifier au monde qu'il est un supplément immense de vie. Si l'éternité c'est le présent, alors le livre vous en ouvre les portes beaucoup plus immensément.

 

Cher lycéen tricheur qui visite ce blog pour faire ta fiche de lecture (je sais que tu es là, j'en ai des preuves): le livre, non seulement c'est hype, swag, mais c'est le trip complet.

 

 

 

 

 

 

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14 juin 2014 6 14 /06 /juin /2014 23:59

Les papivores attendent, espèrent et redoutent un rite : le choix de la somme de livres à insérer dans la valise des grandes vacances.

 

En général, on part quinze jours/trois semaines. Pour ma part, je sais d'expérience que deux semaines en mode vacances, signifient à peu près 1500 pages avalées. Je procède donc en conséquence.

 

Mais je sais aussi que pour toute une série de raisons, ces pages là seront plus marquantes que les autres. D'où la nécessité de ne point se rater dans la play list. Je me souviens toujours, nettement, mieux des lectures de vacances que des autres. Je peux vous dire ce que j'ai lu à l'Ile de Ré il y a sept ans. J'en ai la mémoire visuelle. Je vois le sable dans la tranche des livres.

 

Pourquoi cette efficacité mémo proustienne ? Sans doute par disponibilité psychique émancipée de tout parasitage productif. Mais aussi parce que pendant les dépaysements, les sens sont éveillés, les "écoutilles sont ouvertes" pour citer une phrase mythique d' Eddy Mitchell dans "Le Bonheur est dans le pré".

 

Ce que j'apprend je le sens, ce que je sens je l'apprends.

 

Donc la tracasserie s'annonce quinze jours avant, quand la question se pose de finir les livres en cours ou pas avant de partir. Je (on) dresse des listes mentales, avec le souci d'équilibre, l'écoute de ses propres envies, la conscience de la possibilité accrue de lire de longs ouvrages sans être coupé trop souvent. Que se passera t-il si je lis trop vite ? Je suis à l'étranger. Pas question de me trouver à court. Mais pas question non plus de transporter mes amis pour rien.

 

Et puis la lecture permet de moduler les vacances, les sensations de l'ailleurs. On peut par exemple étirer l'ailleurs sur son passé ou le transfigurer en fantasmagorie. On peut le prolonger au sud ou dans n'importe quelle direction, on peut lui donner des échos dans le monde ou dans le multivers. Essayez donc de lire "Léon l'africain" d' Amin Maalouf en allant de Grenade à Cordoue.

 

On peut appuyer sur des sensations ou les contrecarrer pour apaiser l'anxiété de l'inconnu. On peut disséminer son voyage, le radicaliser. Le poétiser. On peut approfondir les perspectives de nos points de vue imprenables. On peut saler l'eau de sa piscine, dresser des vagues sur une mer plate, transformer les poneys en purs sangs de duels dans "Fortune carrée" de Joseph Kessel, imaginer le trajet vers l'épicerie en road trip sudiste.

 

Au pays basque, enfermé sous la pluie il y a treize ans, j'ai pu transformer le déluge déprimant en paysage épique en lisant "Il neigeait" de Patrick Rambaud.  Je me souviens de frissons de sueur froide, le soir, dans un tortillard vers Cerbère, en finissant "American Psycho" de Bret Easton Ellis. Je me rappelle de regarder les murs de Bordeaux d'été avec les yeux d'Orhan Pamuk parlant incroyablement de son "Istambul, ville rêvée". Et je me rappelle avoir songé, un hiver dans le Lubéron, qu'un de ces diplomates anglais inventés par John Le Carré dans "La constance du jardinier", habitait aux alentours.

 

Pendant toute l'année, la lecture est un brigandage. Durant les vacances, elle est impériale.

 

Sur une plage, je suis voyeur. Voyeur littéraire. Je ne peux m'empêcher d'essayer de lire le titre du livre qu'on lit sur la serviette à côté. Et parfois je demande de quoi il s'agit.

 

Je suis parfois frappé de la piètre qualité des choix. C'est un paradoxe étonnant. Lire un roman médiocre c'est aussi un investissement intellectuel, du temps, de l'effort initial avant de se laisser aller au roulis des phrases. Mais beaucoup semblent céder paresseusement à la logique de la tête de gondole et aux achats grégaires. C'est bien dommage. Il y a tant de lectures "faciles", "pas prise de tête" et pourtant sublimes. Je sais bien que la propagande mercantile est pour beaucoup la seule clé pour s'orienter dans l'océan des livres. Quel dommage. Toute cette disponibilité culturelle orientée vers des produits frelatés, qui fonctionnent comme le sucre des hamburgers de fast food. C'est pourquoi je trouve très salutaire cet effort des journaux et magasines (pour une fois je dis du bien de la presse) de satisfaire au rituel des hors séries lectures de vacances.

 

L'éternelle question est : la lecture de barpapas trop sucrés conduit elle aux tables les plus raffinées ? Rien n'est moins sûr. Rien n'est joué. Tout comme l'Herbe ne conduit pas à l'Héroine nécessairement, Alexandre Jardin ne mène pas de facto à Marguerite Yourcenar. Mais on ne sait jamais. Il y a une limite cependant à l'analogie : si l'héroinomane peut fumer aussi de la drogue plus douce, celui qui a pénétré dans "Les Mémoires d'Hadrien" avec plaisir, ne retournera pas à Alexandre Jardin. Je me risque à le prétendre.

 

Bientôt viendra pour moi comme pour tant d'autres, qu'on dit moins nombreux que d'antan, l'examen du stock en attente. Un moment délicieux. De subtiles compositions à négocier avec soi-même. Le plaisir, donc, d'interroger ses propres envies, et de tracer tout un sentier dans la longue aventure de vie d'un lecteur.

 

 

 

 

 

 

Epiphanie du lecteur : le choix de la valise de vacances
Epiphanie du lecteur : le choix de la valise de vacances
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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 20:32

1395771_10201618339074957_358072105_n.jpg Georg Lukacs a écrit sa "Théorie du roman" pendant la première guerre mondiale, alors qu'il ne s'était pas encore converti au communisme.

 

C'est un texte exigeant de jeune hégelien. Ecrit d'une plume absolument géniale, pleine de fulgurances. Lukacs essaie de définir le roman comme "forme" correspondant à un moment historique et philosophique déterminé.

 

Comme il est hégelien et pas encore marxiste, il se réfère à un moment de l''idée" qui domine l'humanité à une époque donnée. Il en viendra ensuite à s'intéresser aux racines économiques de l'Idée, mais il n'en est pas encore là. S'il comprend en quoi le roman est l'expression de l'âge de l'individu, il ne voit pas l'ascension de la bourgeoisie qui souffle derrière.

 

Le texte ne manque pourtant pas de grand intérêt. Il nous permet de comprendre pourquoi nous sommes saisis de tant d'étonnement devant la lecture d'un Flaubert. Qu'est ce qui fait qu'on passe d'Homère à Flaubert ? Pour le comprendre Georgy distingue les trois formes essentielles que sont l'épopée, la tragédie, et le roman.

 

 

Les deux premières formes (épopée, tragédie) sont celles de "civilisations closes", celles qui n'ont pas besoin de philosophie car elles baignent dans la transcendance.

 

En ces époques, "Etre et destin, aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques".

 

Nous ressentons cette harmonie inatteignable pour nous dans le monde grec.  Ce monde ne connait pas de questions, il ne connait "que des réponses". Même s'il faut aller voir la pythie pour y accéder.

 

La grande rupture avec ces époques est que "nous avons découvert en nous même la vraie substance". Depuis Montaigne à peu près il me semble. Et donc le divorce est acté entre le Moi et le monde.  La perte de la totalité, tel est le revers de la modernité humaine. C'est l'art qui devient totalité, mais totalité créée.

 

La tragédie est quant à elle le règne de l'essence. Le drame d'Antigone, donne par exemple (c'est moi qui le prend), une forme à l'essence de la révolte contre l'injustice. Une notion éternelle (ou qui le semble plutôt, à mon sens).

 

L'épopée pour sa part donne forme à la totalité extensive de la vie. Elle développe la vie, dans un univers où la transcendance est omniprésente. Elle fait de la transcendance une immanence en décrivant la vie. Le personnage épique est saisi par le "devoir être", comme Ulysse ou Enée.

 

 

Le roman est l'épopée d'un époque où la totalité de la vie n'est plus perceptible de manière extensive, au sens où l'épopée laissait le personnage développer sa destinée. La prosodie va comme un gant au roman qui est la forme littéraire d'un monde prosaïque.  Alors que l'épopée parlait de la vie achevée d'avance, l'esprit du roman est celui de la psychologie des personnages. L'épopée n'avait pas d'individus mais des héros, qui portaient avant tout le destin d'une communauté. Les relations entre personnages deviennent incertaines dans le roman, dans l'épopée elles sont données d'avance par l'ordre du monde.

 

 

Le roman, c'est la quête de l'individu, pas du graal. Le roman, c'est le crime et la folie. Ils ne sont pas possibles dans le monde épique. Ils supposent la perte de la "patrie transcendantale" qui donne sens à tout. Le roman de l'intériorité n'est possible qu'à partir du moment où il s'est produit un divorce entre l'âme humaine et le monde. C'est ce divorce qui donne cette mélancolie à tout roman réussi.

 

 

L'ironie apparait dans le roman. Elle est ce mouvement qui voit l'individualité se reconnaitre et en même temps se désespérer d'elle-même.

 

 

Le roman est ainsi la forme littéraire d'une humanité où l'individu est problématique. Il n'est pas dépassé et justifié par l'idéal. L'individu devient sa propre fin, il est  en quête de lui-même. Le roman est biographique, le personnage est le moyen de lier le concept à la vie, fragilement. Le roman est un "cheminement obscur". Le monde nous échappe, il doit prendre sens dans l'expérience intérieure. C'est le personnage qui crée le monde.

 

 

Lukacs distingue plusieurs types de romans. Celui de l'idéalisme abstrait, est illustré par Don Quichotte, mais aussi plus tard chez Stendhal. Don Quichotte est le premier roman moderne, et un tournant décisif, d'autant plus net qu'il est une parodie de la forme épique précédente, qui n'est justement plus possible, comme n'est plus possible la vie de chevalerie dont rêve Quichotte. L'intériorité y est vécue comme une aventure qui est prise pour l'essence du monde qui se refuse à donner son essence. Cervantès, que Lukacs aborde magnifiquement, a compris que le roman de chevalerie est condamné par son temps. Dieu a commencé à délaisser le monde, laissant l'Homme à sa solitude. La volonté du chevalier à la triste figure de continuer à voir le sens dans le monde est une folie. Il se heurte aux moulins, à leur prosaïsme.

 

 

Le "romantisme de la désillusion"  a marqué un pas supplémentaire dans le divorce avec le monde. L'âme du personnage (songeons au Musset des "confessions d'un enfant du siècle") y est trop vaste pour un monde aussi silencieux. Alors que l'idéalisme abstrait développé par Cervantès était un excès d'activité, ici on va trouver de la résignation et de la passivité, dans un déferlement de subjectivité. La nostalgie de l'âge transcendantal taraude le personnage, qui cherche à se réconcilier avec lui-même et le monde, mais rien ne le guide, il se cherche une "vocation". Le mot d'ordre du personnage est en quelque sorte :

 

" I go to prove my soul".

 

L'ironie redouble. Cette "mystique négative des époques sans Dieu".

 

Le roman est lié au temps en tant que durée. C'est le temps qui exprime la discordance terrible entre l'Idée et la réalité.  Le roman est une errance de l'idée, qui se dresse contre le temps. Et échoue.

 

Dans l'Education Sentimentale, Flaubert ne cherche pas à vaincre le morcellement de la réalité, des séquences, de l'Histoire. Tout y apparait vain, faux, vermoulu. Ce roman "sur rien" d'après son auteur est l'aveu de l'absence de sens dans le monde. Frédéric échoue. Il est l'être humain face à la modernité. Le Sujet est séparé de l'objet, l'Homme du monde, et cela se réverbère dans la remémoration. Dans le remugle des souvenirs.

 

 

Le roman d'éducation tente courageusement une voie moyenne. Le personnage essaie de développer des qualités en étant actif. Il croit à la possibilité de destins partagés, tout au moins. Ils 'agit d'imposer un sens au monde, ensemble. Mais le roman d'éducation s'est étiolé devant la perte de sens du monde.

 

 

Tolstoï a aussi essayé une autre voie, en revenant à l'Homme face à la nature. En y retrouvant un idéal. Mais c'est à travers la culture qu'il essaie de réaliser cela, ce qui est l'aveu même de la coupure entre l'humain et le monde.

 

 

Le roman est donc la forme littéraire d'un monde désenchanté, qui atteint son apogée dans ce 19eme siècle où la société traditionnelle s'effondre. Lukacs écrit au début du XXeme siècle, il ne lui est pas donné de voir la crise du roman elle-même. Secoué par le sentiment de l'absurde, par la crise du progrès et de la Raison, la crise de la notion d'individu elle-même, par la linguistique, par la concurrence enfin d'autres modes de narration que l'écrit.

 

 

La question qui s'est posée dans l'après la deuxième guerre mondiale où tout paraissait désuet dans la culture, c'est la survie même du roman, à travers des réactions comme le théâtre de l'absurde et le nouveau roman. Kafka, qui a radicalisé absolument le roman, bien au delà de la résignation flaubertienne, a bien failli le tuer en y apportant un point final.

 

Cette question semble dépassée à première vue. L'interrogation qui est devant nous est celle de l'importance culturelle du roman désormais, dans un monde tellement réifié que le roman apparait simplement comme inutile et perte de temps. Le prosaïsme du monde est devenu si puissant qu'il peut ridiculer le roman. 

 

Une oeuvre romanesque pourra t-elle être aussi marquante pour les Hommes que celles de Dostoïevski ou Stendhal pour les générations précédentes ? Un penseur comme Albert Camus n'est pas imaginable sans les romans de Fédor. Ou bien le roman est il condamné à être un divertissement, même raffiné ? Le roman est il la dernière forme littéraire qui a occupé une place centrale dans la dynamique culturelle de l'Humanité ?

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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