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9 décembre 2019 1 09 /12 /décembre /2019 19:46
Sexe, loufoque et macabre à Dublin - Les oeuvres complètes de Sally Mara - Raymond Queneau

"Les œuvres complètes de Sally Mara" est un canular littéraire de Raymond Queneau, qui publia de manière séparée le prétendu journal d'une jeune irlandaise de dix huit ans, et le premier roman de cette jeune fille imaginaire. Les deux textes sont désormais réunis et on sait bien sûr que c'est Queneau qui les a écrits. 

C'est drôle, comme toujours avec Queneau, et il est nécessaire en effet de les lire ensemble, car on apprécie véritablement l'humour du roman au regard des péripéties journalières de Sally. 

Le journal est une moquerie effrontée contre la pudibonderie catholique et plus largement anglo saxonne, cette Sally Mara, totalement ignorante des choses du corps, candide au possible, bien qu'entourée de vicieux ordinaires, attestant principalement de la sève qui la travaille et de sa forte préoccupation pour le domaine sexuel, croissante, comme son audace en la matière.  Dans sa société hypocrite, c'est ce dont on parle le moins qui trotte manifestement le plus dans la tête de toutes et de tous, jusqu'à rendre la mère de Sally totalement dingue, ou sage, on ne sait pas trop, à force de pratiquer le déni. 

Cette entreprise insolente de Queneau paraît un peu désuète aujourd'hui, tout de même, on est bien loin en occident de ce tableau qui ressemble aux premiers temps de la psychanalyse, quand il s'agissait de lutter contre les répressions outrancières des instincts. Mais ça reste drôle. Le journal de Sally Marra serait ainsi le pendant drôlatique de "La plage de Chesil", roman plus tragique de Ian Mc Ewan où l'on voit un jeune couple marié se briser net sur la question du sexe durant la lune de miel, à peu près à la même époque.  Les messieurs sont certes obsédés par la Chose mais les jeunes sont bien souvent plus qu'embarrassés par leurs émois et ne savent pas toujours comment s'y prendre. Personne n'en parle mais tout le monde y pense constamment, à tel point que l'on ne laisse pas un homme un peu mûr donner des cours seul à une jeune femme, car on sait trop ce qui risque de se passer. 

Par contraste, la culture française est décrite comme aux antipodes de l'ambiance anglo saxonne… On est loin de la France de Marlène Schiappa, c'est certain.

Queneau se laisse évidemment aller à son don pour la loufoquerie et pour l'inventivité stylistique et on se dit qu'à l'époque les connaisseurs ont tout de même du subodorer la signature réelle de ces œuvres où l'écrivain montre sa prédilection pour le pastiche.

Mais ce qui est le plus drôle, c'est de lire dans la foulée le roman de Sally Mara à l'aune de son journal. On comprend que Sally a finalement écrit un roman - c'était sa seule ambition dans la vie - sur une insurrection indépendantiste en 1916 à Dublin et se concentre sur un point précis, un bureau de poste où une anglaise reste enfermée pendant tout le siège alors que ses collègues ont été évacuées. En réalité, loin de nous proposer un roman historique grandiloquent sur la grande révolte irlandaise qui mènera à la partition des deux Irlande, le cadre historique a tout d'un prétexte, elle va y exprimer ses obsessions grandissantes pour "la chose", ses fantasmes et ses peurs. Le fantasme masochiste en particulier, qui s'exprimait déjà dans "le journal", à travers un rapport ambigu aux fessées, suinte dans le titre du roman : "On est toujours trop bon avec les femmes". L'anglaise ne cesse de vouloir coucher avec les insurgés, qui l'ont plus encore dans l'esprit et les reins que l'idée de leur sacrifice ou les manœuvres des anglais. Les garçons insurgés donnent suite mais culpabilisent en papistes qu'ils sont, qui plus est militants sacrificiels. Dans le roman, et la tête de Sally, tout se mélange, les ébats spontanés deviennent viols puis redeviennent ébats spontanés, personne n'assume le désir finalement. Le sang du dévergondage se mélange avec le sang du combat.  Le roman est un prétexte fantasmatique et phobique. Le macabre se mêle à l'érotisme. On ne sait plus ce qui est puni par les obus des anglais, d'autant plus que le capitaine du bateau qui bombarde est le promis de l'anglaise enfermée avec les combattants irlandais.  Ceux-ci sont aussi crétins et portés sur le "ouiski" que l'entourage de Sally, ce qui n'est pas peu dire. 

C'est d'une verve moins surréaliste que "Zazie dans le métro", mais cette Sally a quelque chose de Zazie dans le rôle qu'elle joue pour Queneau, à savoir une exploratrice qui permet de bien s'amuser de la réalité.

Une lecture qui donne le sourire, et qui vaut aussi par la virtuosité de Queneau, qui avant tout, fait du langage un grand terrain de jeu. 

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28 novembre 2019 4 28 /11 /novembre /2019 02:25
Le faux comme moment du vrai ? « VOIR (les enseignements d’un sorcier yaqui) – Carlos Castaneda

« Voir » (Les enseignements d’un sorcier yaqui) est un des livres de Carlos Castaneda écrit après contact, d’après auteur et éditeur, des sorciers mexicains, d’un sorcier, un « brujo » en particulier.

Castaneda était un ethnologue étasunien mais son livre n’est pas un livre d’ethnologie, d’abord au sens où il ne comporte aucune dimension analytique. C’est un récit pur et simple d’une plongée.  Rendue possible car le sorcier pressent que « Mescalito » (un esprit important) tient à ce que l’ethnologue soit guidé vers lui.

On peut se demander longuement ce que le récit emprunte au roman.  Ce retour vers l’indien qui l’attend tranquillement est en effet étrange. On ne sait pas comment vit l’ethnologue, il va et vient. Tout cela paraît détaché du temps. Peut-être que ce livre est tout aussi ethnologique que « Vendredi et les limbes du pacifique » ?

Cette discussion sur la réalité des récits de Castaneda sera sans doute sans fin tant qu’il sera réédité, et personne n’a rien pu prouver sur le niveau de véracité de ces livres (et d’ailleurs sur la signification des expériences qu’ils relatent).  Castaneda n’analyse pas, mais il ne juge pas non plus; il n’assène rien, il ne joue pas le maître mystique, il ne vante pas des découvertes, et il laisse bien des incertitudes ouvertes.  Ce qui le place du côté de l’ethnologue, indiscutablement.  Une ethnologie littéraire ? Une littérature ethnologique ? Qui ne disent pas leurs noms. D’où la fascination, bien entendu, qui en ressort.

On prétend  parfois que c’est un mauvais écrivain qui a trouvé un stratagème pour vendre des livres quand même. Pour ma part je trouve qu’il nous livre une expérience, et qu’il ne ferme rien. Et c’est un beau livre, fluide, qu’on n’a pas du tout envie de lâcher. Mais c’est vrai, personne n’a pu rencontrer « le’ sorcier principal qui initie Castaneda. Pour un charlatan, il est très habile. Un charlatan « boucle » plus volontairement ses histoires il me semble. Donc nous avons là un grand malin, tout au moins, ou de surcroît. Castaneda, en plus, ne cesse lui-même de se mettre à distance de ce qu’il vit. Il en raconte les détails, mais il n’est pas affirmatif sur ce qui se déroule. C’est d’autant plus crédible. Mais d’autant plus habile ?

Est-ce que tout cela n’est pas une reconstruction de savoirs, est ce que le sorcier n’est pas l’amalgame de plusieurs chamanes, voire de tous les chamanes, voire une macédoine de maintes spiritualités ? 

Est-ce que ces récits n’illustrent pas une richesse culturelle et spirituelle, par la méthode allégorique ? Il en sait tellement, en effet. C’est possible, en effet, mais ce serait alors virtuose. Car il y a une vraie relation entre le sorcier et l’ethnologue. Elle est touchante. Les romanciers savent opérer cela.

Je suis convaincu par Nietzsche quand il dit que la réalité est une question de point de vue. Michel Foucault le démontre brillamment dans « Les mots et les choses« , aussi, et la physique quantique ne dit rien de différent. Pour voir différemment, on doit faire taire quelque chose en soi. Des croyances. Des ruminations. C’est ce que dit simplement le sorcier yaki.

Je suis convaincu, aussi par Paul Feyerabend, scientifique hétérodoxe, quand il dit que « tout peut marcher » pour accéder à une forme de vérité, nous le sentons, nous qui regardons une fiction de cinéma, rêvons, ou écoutons une chanson.

Les sorciers yaqui accèdent sans doute à une forme de vérité, en fumant du peyotl et par d’autres pratiques, mais ils sont les seuls à emprunter ce chemin et à voir la vérité sous cette forme.  Sous les yeux d’un sorcier yaki nous ressemblons à des œufs lumineux munis de fibres lumineuses géantes dont nous pouvons nous servir.

Aussi, éradiquer ces cultures, comme la machine occidentale y a pourvu, est une perte terrible pour l’humanité, comme à chaque fois qu’on massacre une culture, qui est un point de vue sur la vérité.

J’aime la posture ethnologique de Castaneda, c’est à dire l’humilité, s’en remettre à son interlocuteur, l’absence de préjugé. C’est de cette manière que Castaneda procède avec Don Juan, sorcier Yaqui. Même s’il n’existe pas.

Dans « Voir », Castaneda, encore jeune homme, relate son second séjour régulier, supposé, auprès de Don Juan, en 1968, après avoir abandonné son initiation des années auparavant, suite à quelques effrois. Il va s’y remettre, et cette fois ci parvenir à franchir quelques caps. Rencontrer « le gardien » d’un autre monde, son « allié », et finalement, « voir », soit se mettre en demeure de vivre comme un guerrier, car quand on voit on entre en un nouveau territoire lucide mais dangereux.

Il revient en Arizona semble t-il avec le premier livre qu’il a écrit, mais Don Juan s’en fiche. Don Juan considère que penser est une perte de temps. D’ailleurs, la grande capacité du sorcier, soit « voir », ce que le peyotl favorise grandement, ne s’explique pas. Cela se vit. On est aveuglé et maladif de trop penser. Cela, les contemporains ne le savent que trop. Don Juan va passer beaucoup de temps à le sortir de la gangue de la raison, pour qu’il puisse simplement, vivre les expériences. Cesser de tout vouloir expliquer, c’est une possibilité, qui en ouvre d’autres. Chez nous on appelle cela obscurantisme, ailleurs on dit « Voir », et cela nous raccorde tout de même aux premières manifestations de la vie religieuse, soit à un long acquis, qui n’est tout de même pas à prendre à la légère.

Le livre est le récit des expériences de Castaneda, et de sa relation riche et belle,, supposée réelle, avec Don Juan, et une ou deux autres sorciers. L’ethnologue donne de sa personne, semble t-il, jamais il ne se cache d’être un ethnologue, il prend des notes, il pose des questions. Manifestement, il manque de perdre sa vie au moins une fois. Les expériences qu’ils narrent sont déconcertantes et la narration est à la fois limpide, belle, imprégnée. Parfois on a réellement peur pour lui. Castaneda veut la Vérité, oui, mais on sent qu’il n’est pas là que pour ça. Comme tous les ethnologues. Il cherche dans une autre culture ce qui pourrait le guérir des mutilations de la sienne. Le livre n’est pas une mythification de la drogue. D’abord, au vu des symptômes, on ne l’envie pas… Mais en plus on comprend que la drogue n’est qu’un auxiliaire.  Les sorciers s’en passent, d’ailleurs, une fois sorciers. Comme on se passe de médicaments psychotropes une fois guéri.

J’aime beaucoup de choses chez ce Don Juan dont on ne sait s’il vécut ou s’il est une reconstruction. Car malgré ses idiosyncrasies, il rejoint bien d’autres sagesses. Quand il dit que tout est égal et que le sorcier sait que le monde est folie, mais « folie contrôlée », car on doit bien vivre, on dirait un stoïcien. De même quand il décrit la mort comme dissolution dans le cosmos. Quand il théorise la vie comme une vie de guerrier il parle comme un samouraï: Quand il dit « vois » et cesse de « regarder », il nous enjoint à faire plutôt qu’à penser à faire.

Il dit aussi que la vérité est dangereuse, sans cesse, regarder son « allié’ de près, ou certains esprits, est dangereux.  Savoir n’est pas neutre. Savoir vous expose. Il rappelle ici encore Nietzsche qui alerte sans cesse sur le danger de la vérité. Ne regarde pas trop au fond du trou, tu pourrais y tomber.

Mais finalement c’est la question que pose toute spiritualité…. Est-ce allégorie ou haute réalité ? Et Castaneda ne referme pas le livre des questions. Il présente une forme de spiritualité, parmi d’autres, et connectée au plus profond passé. Castaneda était peut-être un narrateur doué mais chafouin. Doué, alors. Car on vibre avec ce duo. La thèse du « mauvais romancier » déguisé en ethnologue ne tient pas, en tout cas. On aurait alors un ethnologue, un vrai, car il y a semble t-il un vécu, de l’expérience humaine, qui n’est pas que de bureau. Il n’y a pas que du puisé dans les manuels, et un romancier qui sait transformer tout cela en récit qui élargit l’audience au delà des spécialistes de l’ethnologie. Castaneda a sans doute, tout au moins, rencontré des indiens yaquis.

Mais à dire vrai je n’en sais rien, Castaneda m’égare, comme Don Juan l’égare fréquemment. Et une des leçons est que nous ne savons rien. Mais que nous pouvons chercher. Ce n’est pas très moral, certes, de nous raconter des sornettes. Mais on nous en a raconté bien d’autres… Pour nous donner accès à des spiritualités. Peut-être que Castaneda, pour sauver la vision chamanique, a t-il décidé de procéder de la sorte.

C’est en tout cas une littérature, ou une ethnologie, ou bien plus probablement les deux…. Absolument uniques en leur genre. Ce qui vaut évidemment le détour.

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9 juillet 2019 2 09 /07 /juillet /2019 20:12
Un roman sur rien c'est un roman sur tout - La tentation de Saint Antoine - Gustave Flaubert

"La tentation de Saint Antoine" est une oeuvre de jeunesse de Flaubert, qui ne laisse pas d'étonner. Elle narre un épisode souvent évoqué par l'art,  Bosch par exemple, les hallucinations d'Antoine, érmite chrétien en Egypte, qui vécut au moment où Constantin transforme le christianisme en religion officielle de l'Empire romain. Epoque marquée par un triomphe, donc, de cette religion, mais aussi par sa crise de croissance, puisqu'elle connaît une division très forte et durable, qui se cristallise autour de la question de la nature du Christ. Division, qui en ce temps-là, se solde souvent par du sang.  Antoine est saisi par Flaubert comme un homme rattrapé, alors qu'il soumet son corps aux privations, par les doutes, sans doute si refoulés, comme ses désirs, qu'ils s'expriment sous formes d'hallucinations. Car l'efferverscence spitiruelle est encore là et les autres écoles ont leurs vertus et leur capacité d'attraction. Les chrétiens prennent à peine le dessus sur leurs concurrents, et le christianisme n'est pas consolidé.

 

Antoine a eu beau fuir la chair, il n'en est pas moins tourmenté, son esprit voit défiler devant lui toutes les spiritualités de l'Antiquité, qui se proposent de l'emmener. Je m'intéresse à elles, pourtant il y en a une bonne poignée dont je n'avais jamais entendu parler. Je connaissais des premières scissions chrétiennes les montanistes, les simonites, mais pas les nuances innombrables que Flaubert a su retrouver. Le travail du jeune Flaubert a été colossal. Ce qui lui plaît, bien sûr, à Gustave, c'est de se confronter à la totalité avec un aplomb collossal, c'est toujours l'obsession de cet artiste incroyable.  L'oeuvre générale de Flaubert, c'est tout de même cela, "divers aspects de la totalité" pourrait-elle se sous-titrer.

 

Donc, avec Antoine, comme pétrifié, balloté, passif, jouet de chiffon de l'écrivain -Antoine est de même un peu le lecteur et un peu Flaubert dans sa bibilothèque -nous assistons à un déploiement absolument incroyable de divinités, de tous horizons, de l'Olympe ou d'Egypte, de Perse et des hérésies chrétiennes des premiers siècles. les cultes païens les plus divers, et même Buddha. Le diable n'y manque pas, ni les tentations de la chair, de la Reine de Saba aux jeunes vierges. En fait tous les chemins qui s'ouvrent, en dehors de sa vocation pour l'Eglise catholique, la seule et unique.

 

Flaubert n'a aucun mal a les évoquer toutes, ces solutions spirituelles pour trouver l'apaisement, la Vérité et l'harmonie, avec la même exigence, car la religion de Flaubert, au bout du compte, c'est la langue. Ce défilé impressionnant, destiné à subjuguer Antoine, c'est le moyen, le bon prétexte, pour explorer la langue, d'abord. Et pour se mesurer à deux inspirations qui semblent évidentes : celle de Dante et sa Divine Comédie, qui repose sur la même notion de passage en revue générale, et mêle, tout comme Flaubert le récit et le dialogue très présent, ce qui est parfois très proche du théâtre. Mais encore Goethe, tout aussi théâtral d'ailleurs, pour sa frénésie et sa densité, et la rencontre avec le diable, qui semble une allusion directe à Faust. 

 

Flaubert n'était pas précisément un homme modeste, on s'en aperçoit quand on lit sa correspondance. Mais il se donne le moyen de ses ambitions, c'est le moins que l'on puisse dire. Il est presque surnaturel d'avoir accumulé autant de connaissance sur les religions, et sur leur esthétique, utilisée dans les moindres détails. Au passage on s'interrogera sur cette séquence particulière de l'humanité, qui vit un foisonnement spirituel débridé, dans lequel nichait la plus grande poésie. Tout cela a été dilapidé par les mononotéhIsmes et leur tendance à lutter contre tout ce qui pourrait les fragmenter  Si la religion c'est l'accès à l'infini, alors Flaubert a fait le pari d'arriver au même résultat par la littérature. Les "sujets" n'ont jamais vraiment intéressé Flaubert, qui avait ce fantasme d'un "roman sur rien", ce qui est la même chose qu'un roman sur tout.

 

L'hallucination grandiose de St Antoine, digne d'un film de science fiction actuel (j'ai pensé un peu à Matrix ou à Docteur Strange, à Inception), c'est celle de Flaubert. En fait, Flaubert hallucine la langue, tout en la contrôlant parfaitement. Un déchaînement contrôlé. Une écriture créatrice d'énergie, de mouvement, une cavalcade insensée mais harmonieuse.  

 

C'est une fuite du corps, aussi bien chez St Antoine, le chrétien conduit à mépriser le corps, que chez Flaubert, qui ne pensait qu'à écrire. L'hallucination, d'ailleurs, ne freine, et Antoine n'est tiré de la spirale qui l'entraîne à de nombreuses reprises vers la "perdition", que parce que son corps, de temps en temps, se rappelle à lui. Le contact de la pierre, par exemple, le rappelle à lui, à son ancrage, et l'empeche de sombrer d'éfinitivement dans le délire.  Antoine, c'est le schizophrène parfait décrit par Deleuze et Guattari dans "L'anti oedipe", qui "délire le monde". Flaubert se permet de loger sa propre folie, dans l'écriture, et ainsi, sans doute, d'éviter qu'elle ne le domine.

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25 avril 2019 4 25 /04 /avril /2019 01:52
Fuir ce qui ne peut se fuir - Le bleu du ciel -Georges Bataille

« Chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation qui appelait à la guerre et au meurtre. Les battements de tambour étaient portés au paroxysme, dans l’espoir de se résoudre finalement en sanglantes rafales d’artillerie : je regardais au loin… une armée d’enfants rangée en bataille. Ils étaient cependant immobiles, mais en transe. Je les voyais, non loin de  moi, envoûtés par le désir d’aller à la mort. Hallucinés par des champs illimités où, un jour, ils s’avanceraient, riant au soleil : ils laisseraient derrière eux les agonisants et les morts. À cette marée montante du meurtre, beaucoup plus acide que la vie (parce que la vie n’est pas aussi lumineuse de sang que la mort), il serait impossible d’opposer plus que des vétilles, les supplications comiques de vieilles dames« .

La guerre la plus dévastatrice de l’Histoire arrive. Bataille le sait alors que trois ans encore les chancelleries occidentales essaieront de s’entendre avec Hitler. Bataille ne fait pas  seulement preuve de  lucidité gépolitique. Il ressent surtout, il l’a expliqué théoriquement, que la civilisation moderne, a refoulé ce qu’elle a de plus dangereux, sans apporter de solution, que ce refoulé pourrit au lieu d’être sublimé d’une manière ou d’une autre, et que des monstres vont en surgir une seconde fois après le premier massacre de 14, transformant le monde en cimetière géant. Il le sait. Il ressent l’immense besoin de décharge d’énergie destructrice qui bouillit. Les revues, les cercles politiques, tout cela, ce sera bientôt fini. La prophétie éclate dans les scènes finales dont est issu l’extrait ci-dessus, rappelant le film le Tambour, décrivant la folie mécanique des jeunesses hitlériennes. « un gosse d’une maigreur de dégénéré, avec le visage hargneux d’un poisson, marquait la mesure avec une longue canne de tambour-major ».Comment tenir quand on voit ce qui arrive ? Et bien on ne peut pas.

Il en est dévoré, lui qui était déjà dévoré par la présence à la vie. En 1935, il se bat, avec des mots, contre le fascisme, mais en son âme, il pressent l’affrontement des armées inévitable. Une violence accumulée devra bien crever la gangue des fébriles conventions sociales, toutes de papier sans valeur. Il écrit donc « Le bleu du ciel« , un roman presque insupportable où il évoque ses dérèglements sexuels morbides, où le lecteur est livré à la haine du personnage principal, c’est à dire l’auteur. Evidemment impubliable à ce moment là. Mais à quoi sert, pense t-il, d’écrire, si l’on ne dit pas toute la vérité ? La vérité c’est que la marée montante de la haine le submerge et le noie. La vérité c’est qu’il voit autour de lui une course à la mort. Comme Jean Renoir (qui le fera jouer… un curé… dans Partie de campagne) voit des squelettes qui dansent dans « La règle du jeu ». Ce roman sera laissé dans un coin, et publié vingt-deux ans plus tard chez un éditeur maudit, Pauvert.

On reconnaît Simone Weil, appelée « Lazare », ironiquement, et dont il perçoit très bien la familiarité avec la mort. Bataille, et le personnage principal et narrateur, l’admirent, la craignent un peu, se confessent auprès d’elle, pour la dégoûter, et ne peuvent s’empêcher de l’admirer et de la regarder avec dégoût. Il y a Michel, qui est sans doute Leiris.

Le personnage principal, c’est Troppmann. Il exprime tout ce que Bataille, qui milite, exsude dans son intimité, qui est insupportable, mais qu’il faut dire, et puis laisser dans un tiroir. Que faire devant l’inexorable ? Fuir de toutes les manières, se perdre. Ca commence avec Dirty (qui ressemble beaucoup à Colette Peignot, la sainteté inversée de Lazare) en Angleterre, où ils se livrent à des excès qu’ils qualifient eux-mêmes d’immondes. Puis retour à Paris, où il continue de sombrer, se heurtant à Lazare, qui le pense malheureux, et qu’il ne parvient pas à totalement révulser. Il y a une autre femme, Xénie, qu’il humilie sans cesse, et qui semble aimer cela et ne pas le supporter. Il tombe malade. Devant tout ce qu’il ressent, de ce monde. Plus au Sud, il y a la côte barcelonaise. Une atmosphère pré révolutionnaire. Michel et Lazare s’y plongent, mais pas Troppman, qui ne peut pas, il se sent étranger, tout en étant aspiré par la violence qui bout. Il continue de se détruire, constamment. L’alcool, la débauche. Il est inconséquent, demande à la fois à Xénie et Dirty de venir. Elles viennent. Dirty aimerait pousser la folie encore plus loin, y enrôler Xénie. Dirty est toute aussi avide que Troppmann de se perdre. Tout le monde est irrésistiblement attiré par la mort, sur les barricades, ou ailleurs. Il se rapproche de Dirty, surtout, et ils partent en Allemagne. Ils copulent dans un cimetière , dans la boue, les chairs ont la couleur de la mort. Ce lieu, c’est l’Europe. Bataille a en une scène montré la légèreté jouisseuse des européens couchés sur leurs propres tombes.

« Le bleu du ciel« , ce ciel qu’on voit déjà traversé par les bombardiers, est donc un curieux chassé-croisé entre des problématiques intimes et mondiales. Comme si Bataille, Weil, Peignot, Leiris, à ce moment-là, se trouvent tous d’une certaine manière au carrefour de toutes les routes. Aucun d’eux n’est plus communiste-stalinien, ils savent ce qui se passe avec Staline. Ils comprennent que la révolution conduit à la mort aussi bien que la contre-révolution. Ils voient derrière les discours, la mort qui s’avance. Surtout Bataille, surtout Colette. Tous deux regardent vers l’étotisme et la mort, tandis que Weil regarde vers le Ciel, l’éternité en Dieu, et n’a pas peur de prendre les armes. Curieux voisinage. Le corps n’est qu’un vaisseau, dans les deux cas. Dont l’usage est différent.

La nécrophilie de Troppman n’est qu’un excès de ce qui flotte dans cette époque où chacun va à la mort en courant les bras ouverts. L’angoisse manifeste à la fois la peur et l’attirance, le conflit. La tension entre les pulsions de vie et de mort, qui synthétise en passion dégoûtante.

« Le bleu du ciel » résonne de manière étonnante et angoissante dans notre temps. Alors qu’on parle d’effondrement, inéluctable. Tout le monde le voit, le dit, le sait. Mais rien ne semble vraiment se réorienter, au contraire même, on sent parfois le désir d’accélérer vers ces moments terribles qu’on nous promet. Comme quand les gens élisent des leaders dits climatosceptiques, mais plutôt certains que leurs héritiers auront de quoi échapper au sort des masses, Comme le pensaient les élites du temps du « Bleu du ciel ». Comment vivre en sachant cela ? Je suis frappé, par exemple, de la sérénité affichée de certains collapsologues. Qui pensent sans doute que de l’apocalypse surgira la renaissance, la seule possible. Bataille n’aspirait pas à cela. Il n’avait pas d’illusion. Il s’efforçait de donner le change, sans doute, en écrivant dans des revues antifascistes, tout en sachant que c’était peine perdue, car partout le désir de mort s’affichait, triomphant. Et Bataille en était parvenu à considérer que de plus, c’était inévitable. Comme le Freud de « Malaise dans la civilisation« , à la même époque. Il est terrible de penser que nous aussi, rions, dansons, prenons du plaisir, les pieds déjà entrés dans un cimetière. C’est ce que l’on nous dit. Je lisais encore aujourd’hui qu’un million d’espèces étaient appelées à disparaître. Une extinction. Bataille est insupportable. Mais Bataille disait aussi la vérité. A ce titre là, il mérite qu’on le regarde dans les yeux. Dans ce terrible regard qui le trahissait

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1 février 2019 5 01 /02 /février /2019 01:47
Derrière le pastiche anti bourgeois, des liaisons sulfureuses - Tous les chevaux du Roi - Michèle Bernstein

En 1965, le couple situationniste constitué de Michèle Bernstein et Guy Debord décide de s'amuser un peu avec la littérature et l'esprit décadent d'une certaine bourgeoisie qui emplit les pages des magasines de leur époque. Ils imaginent un projet et c'est Michèle qui écrit un roman qu'elle envoie, au premier degré, à quelques éditeurs, et qui se voit publié sous l'énigmatique titre "Tous les chevaux du Roi" (il n'y a ni Roi ni le moindre cheval dans ce roman forclos, roman de mœurs), parce qu'il répond aux critères d'une certaine littérature de l'époque.

 

A vrai dire on a du mal à ne pas y voir très vite un pastiche de "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan. La même écriture élégante, rêvant d’aristocratie défunte, raffinée, mais sèche. De petits romans constitués de courtes phrases, mêlant, comme sous vide, préciosité et concision. Une littérature à la fois snob, lettrée, blasée, désabusée et esthète à peu de frais, s'ennuyant du monde moderne, mais ne prévoyant pas de faire quoi que ce soit pour le dynamiter. Il s'agit plutôt d'en profiter autant que possible en prenant des airs qui en touche mais qui n'est pas dupe. Une critique intégrée au système, à tel point qu'elle en est la distraction favorite du moment. Un point saillant, donc, de la critique situationniste qui essaie de comprendre comment le capitalisme, malgré ses méfaits, discipline si bien les gens sans avoir besoin du fascisme explicite des bottes et matraques en permanence. Notamment en les faisant rêver, en leur laissant admirer les gens à succès, et en projetant une vie où les rapports sociaux dans leur réalité prosaïque, matérielle, n'ont nulle importance.

 

C'est drôle de penser que l'on a pu la publier, alors, sans y voir l'ironie fracassante qui présidait à son écriture.  Je ne sais pas, mais j'aimerais que ce soit vrai, que l'éditeur ait pu, lui aussi, être dupe.

 

Nous retrouvons tous les clichés de Sagan, que par ailleurs on peut apprécier tout de même, car il y  a aussi une authentique tristesse chez elle. Et donc un certain portait d'une jeunesse éduquée, moderne, affranchie.  A une époque où les étudiants sont encore une élite, quelque deux cent mille en 1968.

 

Ces gens boivent sans cesse, mais ne finissent jamais dans le caniveau. Ils ne travaillent pas, ils ne sont pas dérangés par les rumeurs du monde, ils croisent l'exotisme ici et là dans Paris ou sur la Côte d'Azur, ils s'ennuient, vite. Ils ont des jugement définitifs, un sens de la répartie. Pour être libre, ils n'ont qu'à le décider, mais jamais à s'arracher à des structures de domination. Ils partent, ainsi, en voyage, avec une guitare. Ils suivent un amour.

 

Ils ressemblent un peu à ces "bobos" d'aujourd'hui (je n'aime pas ce concept assez vide sociologiquement, mais enfin il est entré dans la langue), et c'est peut-être pour cela que les éditions Allia ont jugé intéressant de republier ce petit roman oublié de Mme Bernstein. 

 

Ils sont, totalement, dans le fétichisme de la marchandise, c'est à dire qu'il n'y a pas de rapport social apparent derrière toute cette vitrine, et ils assurent le déploiement du spectacle de leur propre classe censé attirer et hypnotiser les prolétaire. A un moment, tout de même, la situationniste, l'auteur-e, utilise cette distanciation brechtienne qui avait tant inspiré le mouvement, et fait dire aux personnages qu'ils sont des personnages de roman. Vous regardez un spectacle, nous dit-elle. Derrière Mme Sagan, il y a des mécanismes sociaux. On vous vend quelque chose. Il faut bien payer les soirées à St Paul, les villas, les voitures. Cela ne tombe pas du ciel. Cela n'est pas un  produit de la narration. Cela est relié à vous.

 

L'autre dimension essentielle du livre est l'amour libertin, ou plutôt le poly amour libertin, que vivent et assument l'homme et la femme au centre du petit cercle de personnages que l'on croise dans le court roman. Ce sont des personnages des "liaisons dangereuses" sans malveillance. Ils s'essaient à la liberté totale, la plus complète, sans théoriser plus que cela, se jouant de leurs restes d'anxiété par 'le biais de l'ironie.

 

Et ils s'y essaient, reconnaissant en eux leurs désirs, et leur envie de romances, car leur amour est assez certain, nécessaire, pour permettre cette forme de vie inédite. Parfois ils partagent leurs amours, parfois non. Madame aime filles et garçons.  Ils ne se cachent absolument rien car il n'y a rien à cacher que la philosophie de l'autre puisse découvrir avec effroi. Le couple Debord Bernstein a semble t-il, vécu ainsi.

 

C'est dit avec pudeur, ou plutôt sans entrer dans les détails qui n'ont nulle importance. Ils vivent ainsi, c'est tout. Malheur aussi à qui ne le comprend pas et pense s'y mêler tout en changeant les règles. Malheur aux bourgeois qui voudraient s'acoquiner mais dont les réflexes d'appropriation et d'exclusivité, reviendraient. Ils ont des amourettes, ils câlinent, ils jouent et donc se jouent, assument leur part maudite. On ne reproche pas à un chat de l'être.

 

Comment s'articulent les deux axes du roman ? Le pastiche et l’illustration libertine. Ce roman est peut-être une manière de dire à Sagan et à d'autres, qui se pensent hors des conventions, que leurs incartades avec la morale bourgeoise n'ont pas à faire rougir tant que ça, finalement. 

 

A la sortie du livre, Pierre Dumayet (le grand prédécesseur de Pivot) a reçu Michèle Bernstein pour parler du livre. Délicieux petit moment où elle tient son rôle de premier degré tout en réprimant difficilement une envie de rire, et un regard pétillant de petite fille douée qui a bien joué son coup. Dumayet a tout compris, et il ne peut pas s'empêcher de la questionner, sans l'affronter, juste de la mettre en situation de se débrouiller avec les suspicions qu'il lui oppose, très courtoisement, et admirativement. C'est une très jolie passe d'armes à fleurets cotonneux, que l'on peut voir sur le web, encore. Je conseille vivement. De regarder, et de lire.

Sinon, pourquoi ce titre, "Tous les chevaux du roi" ?

Les gens du XXème siècle comme moi se souviennent peut-être d'une chanson enfantine lointaine, qui vient de la Renaissance. C'est "Aux marches du palais". Elle n'était déjà pas si innocente, mais on a dosé la dose de subversion ici, en lui donnant une signification libertine très directe. L'amour en phalanstère, voila le sujet possible de la chanson. Tous les chevaux du Roi, ce sont tous les honnêtes citoyens, qui pourraient vivre autrement que bourgeoisement.

Aux marches du palais.
Aux marches du palais.
Y a une tant belle fille, lon la,
Y a une tant belle fille.
Elle a tant d'amoureux.
Elle a tant d'amoureux.
Qu'elle ne sait lequel prendre, lon la.
Qu'elle ne sait lequel prendre.

Dans le mitan du lit.
Dans le mitan du lit.
La rivière est profonde, lon la.
La rivière est profonde.

Tous les chevaux du Roi.
Tous les chevaux du Roi.
Pourraient y boire ensemble, lon la.
Pourraient y boire ensemble.


Et nous y dormirions.
Et nous y dormirions.
Jusqu'à la fin du monde, lon la.
Jusqu'à la fin du monde.

En un morceau de phrase, les clefs d'un subterfuge littéraire sont magistralement livrées, comme un sublime clin d’œil. 

Que de talents chez ces jeunes révolutionnaires marginaux et incompris.... N'avaient-ils pas raison quand ils analysaient la société du spectacle ? Que trop.

 

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29 janvier 2019 2 29 /01 /janvier /2019 17:35
Dieu ou le Roi, le faux choix de Racine - Titus n'aimait pas Bérénice - Nathalie Azoulai

Quel superbe livre, d'une conception si inhabituelle. La narratrice connaît un immense chagrin d'amour. Elle est quittée par l'amant, un homme connu, qui préfère finalement sa famille et sa femme. Elle vit une tragédie véritable. Et dans ce moment, elle entend, dans ses propres tourments, dans les phrases de ses amis qui la consolent, l'écho des vieilles lectures de Racine. Elle est Bérénice, et l'homme qui la quitte est Titus. Qui peut-être ne l'aima pas vraiment. Mais cela, finalement, seul Titus l'a su. En tout cas Nathalie Azoulai titre son livre "Titus n'aimait pas Bérénice".

 

Alors la femme quittée, qui doit survivre, et pour cela s'obséder et s'oublier, ou du moins resituer sa souffrance dans la longue chaîne interminable et incontournable du chagrin humain,  pour tenter de la banaliser, ou au contraire de l'anoblir, va reprendre Racine (j'ai conscience du caractère lacanien de mon expression en l'écrivant). Pour certains, constater que leur souffrance est partagée, qu'elle est partie intégrante de la condition humaine, fatale d'une certaine manière, a des vertus curatives, ou au moins "consolantes" (l'adjectif prisé par l'auteur-e). Pour d'autres, au contraire regarder le malheur du monde n'ajoute qu'à leur fardeau. Il y en a, parmi nous, pour lesquels les grands mots des génies confèrent une dignité à leur souffrance, en la reconnaissant. Pour d'autres, au contraire, le fait qu'on puisse si bien décrire leur souffrance, sans la guérir, n'est qu'une irritation de plus.

 

Elle va plonger dans ses drames, dans sa vie, et la raconter dans ce livre, avec une capacité à percer l'intimité, ou à l'imaginer, d'une haute valeur littéraire. Racine y perd de son statuaire mais pas de sa grandeur. Il redevient un génie parmi nous, avec ses petitesses, et surtout ses propres souffrances, et personnellement je ne l'en admire que plus encore après cette lecture (j'en étais resté à l'arriviste qui trahit Molière). Nathalie Azoulai, dans cet exercice, impressionne. Notamment dans la manière dont elle montre la progression de Racine, la dynamique de son apprentissage, les seuils déclencheurs possibles. Elle n'est pas agrégée de lettres pour rien et la pédagogue parle dans la romancière.

 

Elle imagine comme un génie peut se nourrir et apprendre, consolider par l'exercice, lier les connaissances, passer dans de nouvelles dimensions. C'est tout à fait admirable et même "bluffant" pour tout dire. Comme lecteur aimant à écrire, j'imagine l'effort d'imprégnation qu'un tel livre suppose, car il a fallu que Mme Azoulai devienne intime de Racine, en tout cas d'un Racine supputé, qu'elle déchiffre la cohérence d'un "Moi" sur toute une vie, et l'on sait que ce n'est pas chose aisée pour Soi-Même. Tout cela narré dans un style très pur, assez pur pour respecter, sans caricature, le siècle et l'ambiance intellectuelle où se niche son sujet, sans vouloir refaire Grand Siècle. En ramenant donc Racine à hauteur du présent et en nous rapprochant de lui. Double mouvement.

 

Pourquoi Racine ? Parce qu'il donne au malheur d'amour toute sa dimension. Parce qu'il écrit le tragique, juché sur les épaules des grands Anciens, Homère ou Sophocle, mais en français, et à partir d'un enseignement en Français, à l'Abbaye de Port-Royal. Son rapport au bastion janséniste est d'ailleurs un des intérêts les plus cruciaux du livre, nous le verrons. Comme la narratrice, qui ressemble beaucoup à l'auteur-e, le français compte. Son ambition pour la langue s'inscrit dans sa langue maternelle. Racine a beaucoup traduit, enfant, beaucoup constaté, aussi, l'utopie de la traduction. La Vérité ne s'approche sans doute que par le chemin de la langue maternelle. Très tôt, ses Maitres lui ont appris à prendre au sérieux cette langue.

 

Quand nous souffrons, nous pensons, nous pensons avec des mots. Ces mots renvoient à d'autres mots, à des syntaxes, parfois inconscientes, mais aussi partagées avec d'autres, qui ont lu les mêmes mots que nous. Ces mots nous font souffrir parce que nous sommes conscients et que le langage est le fil de fer du langage, qui égratigne notre santé, mais ils constituent aussi, peut-être, en même temps, un fin grillage entre la douleur et Soi.

 

Racine, cet enfant de bourgeois, est vite identifié comme un élève exceptionnel à Port-Royal. Prometteur mais déjà attiré par ces domaines impies qui occuperont plus tard ses drames. La narratrice suppose que c'est Didon, la Reine quittée par Enée chez Virgile, qui l'y aura attiré. Il plonge en tout cas dans l'ambition démesurée et infinie de vouloir toucher la vérité par le langage. Elle le poursuivra toute sa vie, et quand il arrêtera les tragédies, pour écrire les chroniques  militaires du Roi Soleil, il sentira, selon l'hypothèse du livre, un sentiment d'imperfection face à un Vauban qui lui, maîtrise la matière, bâtit des forteresses indiscutables, alors que toujours son œuvre sera reconnue mais discutée par les envieux qui laissent traîner le doute, ou bien les anciens Maîtres, qui couvrent la conscience de Jean de leur ombre culpabilisante. On ne saurait écrire un texte qui inspire le silence complet de l'approbation, et mette fin à tous les textes. Comme tous les génies de la langue, Racine est conduit dans cette impasse. Mais le virus est très tôt attrapé et irrémédiable : la langue. Connaître toutes les possibilités de la langue, quitte à aller contre les lois déjà édictées.

 

Nous allons donc, parce que la Bérénice contemporaine doit s'oublier, retrouver ou plutôt trouver un Racine dépoussiéré. L'ambition métaphysique devient ambition sociale chez le jeune homme. Il faut aller à Paris et trahir le jansénisme sans jamais vouloir le trahir. Aller à Paris, marcher sur Corneille ou sur Molière, pour devenir le plus grand poète de son temps. Ecrire, voir ses mots reconnus, les entendre dans leur harmonie, dits par les plus grands comédiens, c'est être dans le Siècle. Ce qui suppose d'aller au bal parisien, et d'y danser. Heureusement d'y connaître, aussi, des amis fidèles, comme La Fontaine, et surtout Boileau.

 

Mais en ces temps, si l'on quitte l'ombre de Dieu dans le vallon de Port Royal, ce n'est que pour tomber sous le jugement de son lieutenant, le jeune Roi Soleil, qui a le même âge que Racine. C'est lui qui juge, permet qu'on soit édité, joué, mis en avant, protégé. On dit souvent que le Roi préférait la comédie, mais Molière n'est pas éternel. Et le Roi, qui a fait de la culture un fondement central de son pouvoir, et de la monarchie elle-même, en finissant avec les frondes, a besoin de la gravité d'un Racine, aussi. Lui, qui déteste Port Royal, ne parviendra jamais à conduire son tragédien le plus grand au reniement de ses attaches, et Racine en sera quelquefois un peu puni, à la marge. Ce n'est que dix ans après la disparition de Racine que Louis fera détruire Port Royal. 

 

Finalement, de l'austérité des chambres de Port-Royal aux triomphes des tragédies dans les jardins de Versailles, c'est la même quête qui serpente. Se soumettre à Dieu, obtenir la reconnaissance symbolique et matérielle, toujours nuancée, toujours en suspens, toujours précaire, du Roi, c'est le même désir fondamental d'Infini. La même aspiration à "tout, absolument tout" pourrait-on dire, qui justifie une existence. La même chimère, qui se déplace.

 

La même chimère, que l'on vit dans l'amour ? C'est ce que laissent penser les amours de Racine pour deux actrices. La première, qui mourra prématurément, la seconde, qu'il quittera  après le sommet de Phèdre, parce qu'il ne pourra pas aller plus loin. Mais il les aura aimées passionnément, en confondant son amour avec sa passion pour la langue, dont elles devaient, et voulaient, être le vecteur. S'il n'y a pas d'amour heureux, il n'y a pas de quête heureuse de l'Infini. Mais cette quête vous tient debout, tout de même. Malgré ses tourments d'hyper sensible comme on le dit aujourd'hui, Racine trouvera la force de continuer, de paraître devant le Roi, de vivre enfin. Comme Bérénice, la post moderne, trouve la force de continuer, dans l'amour de la littérature, qui le pressent-on, donne un sens à sa vie.

 

Que le sort de Racine ressemble à celui de Lully, sous cette même emprise royale. A celui de Molière aussi, mais qui semblait plus sage lui, plus préoccupé aussi, des siens, de son entreprise qui le dépassait, plus pragmatique. En ces temps où être un grand artiste supposait se soumettre tout en rêvant d'être indispensable au souverain, espérer beaucoup mais aussi courber la nuque, Racine aura connu le plus beau et le plus désespérant. Mme Maintenon l'aura obligé à écrire pour ses petites élèves, en faisant mine d'adhérer. Il devra servir de chroniqueur aux guerres du Roi. Celui-ci essaiera, et seule la mort sauvera Racine, dans sa période dévote tardive, de faire renier Bérénice au tragédien, pour des raisons d'évolution politique. Mais quelle incompréhension ! Quelle déception, que ce souverain aimé qui ne peut comprendre, alors, de quoi il s'agit, alors que pourtant il a donné tant de signes de vraie complicité. Louis n'avait pas de génie particulier dit Norbert Elias, mais il avait celui de dominer et de rendre dépendant non seulement objectivement, ce qui n'était pas difficile, mais aussi subjectivement. Ah, un mot du Roi ! C'est un signe de Dieu. Pour ceux de Port-Royal le Roi n'était pas Dieu, et le Roi le savait très bien. Il n'aurait jamais pu leur pardonner cela. 

 

Racine fut toujours clivé, non pas comme le Titus d'aujourd'hui, entre Maîtresse et épouse, mais entre l'esprit de Port-Royal et son succès à Paris et à la Cour. Il devait tout à ses Maîtres austères, et le climat du vallon participe de son talent (même Louis le comprend, lui qui est toujours si politique et ne donne jamais tout à fait raison aux camps qui se haïssent et dont il est le point d'équilibre indispensable : la noirceur de Racine tire sa source de son éducation). Racine imposera, malgré la mode des machines scéniques, des mises en scène arides très jansénistes. Et puis il y a cette autre vie parisienne d'adulte qui le mena jusque dans l'intimité du Roi, l'enrichit, lui assure le titre du poète le plus grand du Royaume, Directeur de l'Académie après la mort de Corneille.

 

Pour réussir cette vie il dut connaître la chair, le pêché, car on ne peut pas écrire sans savoir un peu de ce que l'on parle (sinon on est, pour reprendre une provocation d'Emmanuel Todd dans un registre qui n'a rien à voir, "un puceau de la pensée"), et ceci Racine le comprend très tôt, quand il ne connaît que peu de paysages, peu de manières de parler, un petite partie de la palette des sentiments. Ce n'est pas dans la réclusion janséniste qu'on peut devenir le plus grand poète, seulement le meilleur traducteur, peut-être, et lui veut créer. Pour créer il faut vivre. Des exemples montrent le contraire, comme la vie de Kant. Mais les grandes faiblesses (à mon sens) de la philosophie kantienne, ne sont-ils pas aussi le reflet, de ce que Nietzsche appelait "la santé des philosophes" ? 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 12:38
A mon tour de guetter, maman - Le guetteur- Christophe Boltanski

Robert Linhart, l'auteur de l'"Etabli", qui fait sans doute partie des quelques livres qu'on se doit de lire si on s'intéresse au mot "travail", s'est tu à jamais, après avoir trop et mal parlé, en leader maoïste, comme le raconte sa fille dans "le jour où mon père s'est tu". Le symptôme était on ne peut plus "parlant", il l'est souvent,perçu de l'extérieur. C'est autre chose que d'y accéder soi-même. J'imagine que Linhart a du être bien suivi au vu de ses fréquentations (Lacan), mais il ne s'en est jamais vraiment sorti. Sa force intellectuelle s'est muée en force psychique, certainement épaisse comme muraille.  La force peut conduire au malheur. Nietzsche ne disait-il pas qu'il fallait "protéger les forts", lui-même génie infiniment fragile ?

 

Françoise, la mère de Christophe Boltanski, de la même génération, de celle des parents de la mienne, est elle aussi une jeune intellectuelle, dans les années soixante. Elle abandonne Sciences po bien que très brillante, sentant certainement que son désir n'est pas là et qu'elle court à l'impasse, découvre la politique avec la guerre d'Algérie, à peine une quinzaine d'années après la Résistance et la collaboration, porte des valises pour les réseaux français de solidarité (Curiel, qui cohabitait avec celui de Janson), puis directement pour le FLN qui reprend en main la solidarité des militants "de souche". 

 

Après cette expérience, qui est une victoire malgré tout, Françoise ne se tait pas mais s'alite, se terre, non pas en "Alexandre le bienheureux" ou en Oblomov, mais en recluse, travaille quelque peu pour la télévision, puis se cache à nouveau, ne sort que dans les moments d'absence des autres, pour aller chercher de quoi se nourrir. Elle est furtive, aussi,  dans Paris, se déplaçant d'appartement en appartement vers l'Est. Infiniment nerveuse, chassant quelque démon en s'intoxiquant de cigarillos jusqu'au cancer final.

 

Dans son petit appartement, après son décès, qui commençait à ressembler à celui d'un malade du syndrome de Diogène, il retrouve des tentatives, avortées, d'écriture de roman noir et la preuve qu'elle a eu recours aux services d'un détective privé, espèce en voie de disparition. Elle a tenté, joliment d'ailleurs, d'écrire, dans la lignée de cette grande reconversion du gauchisme dans le polar, qui nous donna Patrick Manchette (qui eut détesté être qualifié de gauchiste). Une des bribes  évoque un guetteur, un détective.

 

Christophe va enquêter, à la recherche de sa mère. Il n'a pas mesuré la portée, pleine de gravité, de ses élucubrations qu'il traitait avec légèreté. Cela nous donne un roman à certains égards proche d'une œuvre de Modiano (évoqué au détour d'une phrase), une plongée sensible dans un Paris à plusieurs époques, déchirant, dès les premières pages. Ecrit avec la clarté d'un grand virtuose.  Boltanski écrit finalement, avec "Le guetteur", un des romans que sa mère aurait commencé, puisque l'on n'écrit que sur soi-même, et réalise une nouvelle synthèse avec sa filiation. Il se fait lui-même guetteur. De sa mère, qu'il imagine jeune, derrière la vitrine d'un café, s'il la surveillait, de ses allées et venues, de ce qu'elle ne disait pas. Le fils n'a jamais su qu'elle avait essayé d'écrire. La littérature consiste à adopter le point de vue de l'autre. Sa planque pour guetter.

 

Pour ce qui concerne Linhart (Boltanski ne l'évoque pas), le sens du silence est assez évident. La démission de la parole est une conséquence directe de la toute puissance galvaudée et à la dérive du discours marxiste léniniste.  Certains ont dit qu'on ne pouvait plus écrire après Auschwitz, son inconscient a du considérer qu'on ne pouvait plus parler après avoir soutenu la révolution culturelle et le Cambodge maoïste. Le sens d'une profonde responsabilité, de prendre ainsi le monde sur ses épaules. Mais aussi la continuité de la prison narcissique du révolutionnaire au post révolutionnaire, de l'enthousiasme aveugle à la déception inconsolable. Pour la maman de l'auteur ici, le sens de son comportement n'est qu'au bout de l'enquête d'un véritable détective, l'auteur, qui lui même se mue en guetteur. Le titre du roman est ainsi polysémique. 

 

On ne guérit pas de sa jeunesse, on vieillit et on ne cesse pas de régler des comptes avec elle, avec ces moments où tout restait possible. Françoise a épousé, depuis sa vie d'étudiante, la cause de l'Algérie indépendante. Elle a d'abord écoulé des tracts, à la Sorbonne. Puis elle s'est insérée avec ses copains dans les réseaux clandestins plus sérieux, fondés sur le fameux triangle (je ne connais que mon camarade au dessus, et mon camarade en dessous). Elle a transmis des messages, et un jour elle a été conduite à héberger, un long moment, un haut responsable de la lutte dont elle ne savait rien. Puis est venue l'ordre de passer à une étape suivante ; la vague des tortures et des assassinats de militants algériens devenait insupportable, menée à Paris par le sinistre pétainiste Papon, des actions de rétorsion étaient menées. On sollicita alors les étudiants pour filer un flic, sans doute aux mains souillées de sang et de douleur abominable, afin de préparer le plan de vengeance qu'ils n'auront pas à exécuter. Ce passage à l'étape au dessus, qui supposait de guetter pour que d'autres enlèvent et tuent, elle ne l'empruntera pas. Les atermoiements de son petit groupe d'amis étudiants ne le permettront pas, mais son fils se dit que certainement, elle aurait accepté, si ça ne tenait qu'à elle, en ces temps où seuls les mecs la ramenaient en réunion.

 

Bientôt tout le réseau tombera, et Françoise, menu fretin, échappera au coup de filet, avec le père de Christophe. C'est dans cet intervalle de planque, dans la crainte, que le fils sera conçu.

 

Il n'empêche que Françoise a été guettée, par la DST, et aurait pu guetter. Et entrer dans une autre vie.

Et la vie, elle-même, du monde, aurait pu bifurquer, comme l'envisageaient les rêves révolutionnaires. Puis, certains ont été arrêtés, pour beaucoup ensuite libérés, certes, et Christophe en a retrouvés quelques uns. Mais à cette époque on pouvait finir dans la Seine. Ces moments occasionnèrent une brisure irréversible. Et peu à peu l'écrivain découvre dans les comportements "border line" de sa mère, jamais froidement analysés ni jugés, toute une symbolique qui a sa cohérence. Françoise a peur d'être guettée. D'être encerclée. Elle ne l'a pas été mais aurait pu l'être.

 

Elle entend des bruits, voit ses voisins en persécuteurs, notamment... L'auteur des "barpapapa" (!!!), qui vit dans la même impasse que la sienne. Elle engage un détective, un guetteur, et celui-ci tente de lui expliquer qu'elle est tranquille, mais du coup se retrouve pièce du complot. Et pourtant Françoise résiste. Une psychanalyste, qu'elle voit, sur l'insistance de sa famille, n'ose pas aller trop loin de peur de briser l'équilibre instable mais réel qui est le sien. Il lui a permis, notamment, dans les années 90, en ces temps de mouvement social revigoré, autour des sans papiers, des chômeurs, de reprendre une vie militante trépidante, sans dire mot de ces moments du passé.

 

Puis vint la vieillesse, le repli, le château obscur accessible qu'à soi-même, de plus en plus sombre. Jusqu'à la couper d'un fils qui lui, vit une vie cosmopolite. Ce roman vrai, construit comme une résolution d'énigme de détective, ce type d 'intrigue dont Françoise était friande, les rassemble enfin. 

 

Il nous dit aussi, je crois, que la faiblesse terrible de certains, tragique, n'est que le sceau de leur force immense, qui ne peut pas s'exprimer à cause de l'Histoire, du monde, et se retourne contre elle-même.  Ce paradoxe,  je crois, n'est saisi que par peu de gens. Par ceux qui se dédient à l'écoute approfondie du langage. Dont sont les lecteurs. Peut-être que les peuples dits primitifs le comprenaient, à leur manière. Ils ne marginalisaient pas ces gens, mais les nommaient chamanes.

 

 

 

 

 

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13 février 2018 2 13 /02 /février /2018 20:08
Un secret malgré le monde entier - "Au coeur des ténèbres", Joseph Conrad

Joseph Conrad est un immense écrivain, ce qui signifie qu'il va au plus simple et par ce biais évoque l'universel. La honte et l'honneur, avec "Lord Jim", la manipulation du sens de la justice, avec "l'agent secret". Et dans ce court roman dont je parle aujourd'hui," Au cœur des ténèbres", qui a inspiré "Apocalypse now", on touche encore à l'essentiel.

 

Le propos n'est pas alambiqué, servi par un style suffisamment lyrique pour nous laisser attendre, peu d'évènements ayant lieu, le roman nous conduisant lentement et péniblement le long de pistes puis d'un fleuve, vers une énigme dont on ne sait rien, Conrad prenant soin d'introduire des éléments quasi hallucinatoires pour nous laisser douter et espérer que quelque chose de très probant va arriver.

 

Marlow, un capitaine de bateau qui doit sortir de la tamise, raconte à ses marins son parcours bref par l'Afrique, qui l'a vacciné de l'aventure. Il y était allé, sachant que c'était indispensable mais sans trop saisir pourquoi, y diriger un vapeur qui remontait le grand fleuve. Et là-bas il rencontre la sauvagerie polysémique, et Kurtz, un personnage qu'il ne fréquente que très peu, à l'orée de sa mort, mais qui le marquera à vie, et s'empare de ses pensées d'ailleurs bien avant qu'il le rencontre. C'est tendu vers lui qu'il descend le fleuve. Parti en Afrique sans trop se demander pourquoi, le capitaine Marlow se fixera l'objectif de rencontrer ce fameux Kurtz, que tout le monde admire, allé aux confins du monde connu, pour piller l'ivoire. Mais Marlow comprend tout à fait, contrairement aux médiocres qui l'accompagnent (portraits intemporels de bureaucrates), que l'ivoire n'est que le vecteur d'une quête plus profonde. Et certainement pas une promotion dans la Compagnie. .

 

Car Kurtz est allé au bout, à la source. Plus loin que Marlow. Il a essayé, tout bonnement, de faire le chemin à rebours de la civilisation, civilisation qui d'ailleurs - et le roman est un document violent sur le colonialisme, décrit comme génocideur, fondé sur des pulsions ignobles-, n'est pas reluisante. Mais les "sauvages" ne le sont pas non plus et on aurait tort de voir en Conrad un Gide, ou un quelconque romancier de gauche. Kurtz s'est saisi de sa mission, aller chercher de l'ivoire, pour remonter jusqu'au primitif. Pour se délester de tout surmoi. On l'admire pour cela et pas seulement les africains qui le divinisent. Par sa radicalité, il a rattrapé le primitif, et fort de ses savoirs occidentaux, il est devenu un être divin pour les autochtones. 

 

Au bout du bout, nous rencontrons un Conrad encore plus pessimiste que dans Lord Jim. Au bout de la civilisation, il y a le massacre moderne. Mais à rebours, on ne trouve pas le mythe rousseauiste, mais des têtes coupées arborées devant des huttes. "Au cœur des ténèbres" est un livre misanthrope dans un monde où l'on peut encore saisir le plaisir de la conversation polie entre gentlemen, sans autre illusion, quand cela se présente.

 

Conrad y utilise le procédé du récit emboité dans un récit, celui des mille et une nuits. Un narrateur raconte donc la narration d'un personnage, Marlow, qui raconte son périple mais a en vue pour l'essentiel l'arrivée d'un autre personnage. Ce procédé est habile pour éveiller l'intérêt du lecteur car d'une certaine manière on ne sait pas d'où la promesse sera tenue. Elle pourrait l'être par Marlow, par celui qui l'écoute ou par Kurtz. 

 

Une autre grande question de ce classique est celle de l'opportunité de la vérité. Aller voir au cœur des ténèbres, est une possibilité. En y allant on rencontre certaines vérités. Celle que Freud, par exemple, finit par concéder, quand il écrit "malaise dans la civilisation". Mais le travail de la civilisation est aussi de s'illusionner à ce sujet. Pour vivre ensemble on doit sans doute un peu ignorer, ou en tout cas oublier un peu, ce dont on est capable. Sinon qui accepterait d'être au milieu de tels fauves ? C'est pourquoi Marlow choisira de mentir sur Kurtz, quand il rapportera ses souvenirs à sa compagne retrouvée en angleterre. Seule la vérité est révolutionnaire. Mais personne n'est obligé d'être révolutionnaire.

 

 

 

 

 

 

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6 septembre 2017 3 06 /09 /septembre /2017 00:17
Point Godwin du marché éditorial - "La disparition de Josef Mengele"- Olivier Guez

Il ne sert à rien de critiquer négativement les livres qu'on lit. Il y a tellement de bons livres à défendre. Je passe, la plupart du temps. Mais voila, parfois, la critique négative apporte, en contraste, certaines réflexions utiles. Et puis, certains livres bénéficient, comme celui dont on va parler ici, d'amples louanges. Donc un contrepoint, même dans son coin inaudible, ne porte atteinte à personne. Mais ce qui peut être dit mérite toujours d'essayer de l'être.

 

Je ne sais qui a eu l'idée de cette "Disparition de Josef Mengele" qui fait carton plein dans toutes les chroniques de la rentrée littéraire 17. L'auteur a peut-être le sens de ce qui touche juste pour toucher le jackpot. Ou l'éditeur.

Il est certain que depuis 'Les bienveillantes", le livre qui nous conduit à côtoyer de près les nazis dans la veine de "la mort est mon métier" de Merle a repris sa place dans les rentrées littéraires. Il y a eu le livre réussi de Laurent Binet sur Heydrich. Il y a aujourd'hui cette chronique de la fuite de Mengele, le médecin infâme d'Auschwitz.

Mais celui-ci ne me paraît pas une oeuvre de grande qualité. Il me semble juste céder, certes habilement, à une tentation de succès appuyée sur la fascination du morbide. Fascination, dont d'ailleurs, paradoxalement il se gausse sincèrement (la poutre, la paille.... Toujours la même histoire), quand il évoque les sous james bond qui utilisaient autrefois des fantasmes sur le docteur de la Mort.

 

Le grand critique Antoine Albalat avait écrit un essai sur le bien écrire, défini à partir de son contraire. Et on peut procéder de la sorte pour se demander ce qu'est un bon roman.

Est-ce un puits de documentation? Comme l'est certainement le livre de Monsieur Guez. Non. Une synthèse documentaire,même joliment rédigée, n'est pas un grand roman.

 

Est-ce de dénoncer le mal ? D'une certaine manière le livre dénonce, il montre l'incapacité totale de Mengele à se remettre en cause, son fanatisme continué, sa mauvaise foi infinie, sa cruauté fondamentale. Et bien cela ne suffit pas non plus Un grand roman ne tient pas à la justesse de ses idées ou à sa valeur morale.

 

Un grand roman a besoin d'un point de vue. 

Un grand roman a besoin d'une épaisseur humaine, qui peut d'ailleurs procéder paradoxalement du minimalisme.

Un grand roman a besoin d'aller là où seule la littérature peut aller.

 

Ce "roman vrai" sur Mengele ne me semble détenir aucune de ces qualités.

 

La chronique n'a pas de point de vue particulier. On nous raconte la fuite d'un rat qui se terre. Mais qu'est-ce que l'auteur a à nous dire de spécifique à ce sujet ? Rien.

 

L'épaisseur humaine des personnages est inexistante. Même celle de Mengele. Et ce n'est pas en inventant certains de ses rêves, d'ailleurs ridiculement cousus de fil blanc, que l'on y parvient.

 

Enfin, à part le confort du lecteur, la forme romanesque n'apporte rien de plus qu'un long essai documentaire. Ou pas assez. D'ailleurs on peut être critique sur l'indistinction que l'auteur laisse flotter entre ce qu'il a recueilli et l'imaginaire. Les bons "romans vrais" savent teinter ces distinctions pour nous permettre de nous y retrouver.

 

L'absence de travail réel sur la langue procède en réalité de ces éléments. Car le style est la marque de la singularité.

 

Alors oui, on s'étonnera un peu, si on ne s'est pas intéressé au cas Barbie par exemple, de la facilité avec laquelle les criminels nazis ont évolué, surtout dans l'immédiat après-guerre, en amérique du sud.

On découvrira l'aspect ignoble du peronisme, qui alors même qu'il séduisant des gens comme le jeune che guevara, couvait les plus grands tortionnaires nazis.

On découvrira quelque peu ces nazis d'outre atlantique, dont Roberto Bolano se moque tant dans 'la littérature nazie en amérique", qui sont tout étonnés quand les exilés leur disent que oui, les crimes dénoncés par l'ONU sont bel et bien réels, et qu'il faut en être fier. On redécouvrira le malaise au sujet d'une Allemagne qui a largement contourné l'épuration, dont la Police post 45 est noyautée par les anciens nazis. On sera un peu nauséeux en découvrant les motifs qui ont permis à ces criminels de s'en sortir.

 

On apprendra toujours des choses, qu'on peut aussi lire dans des tas d'essais à sensation sur l'espionnage. Ou on verra une certaine part de vérité rétablie, par delà les fantasmes. 

Mais à quoi tient finalement le livre ? A la fascination pour le monstrueux, essentiellement. Même si l'auteur ne joue pas trop avec cela. Un peu, parfois.

 

C'est un livre court et on sent tout de suite qu'il l'est trop. J'ai songé au contraste avec un grand livre que j'ai lu il y a quelques mois, de Munoz Molina, sur la cavale de l'assassin de MLK, un fasciste (voir dans ce blog). Les différences sautent aux yeux. Munoz Molina plonge totalement dans la peau de ce personnage détestable, s'acharne à le comprendre, par le corps, par toutes les traces qu'il laisse. Loin de la superficialité qui touche ici Mengele. Un bon auteur est un obsédé. Pas uniquement un bosseur.

 

Munoz Molina, comme Binet pour Heydrich, font de leurs livres des tunnels d'interrogation sur l'esprit de résistance, sur l'acte d'écrire sur les sujets qu'ils choisissent. Guez n'est jamais qu'un chroniqueur absent, et on aurait aimé le voir se débattre avec son envie d'écrire sur Mengele. Cette envie ne va pas de soi. Aller là ou cette ordure s'est cachée a un sens. On aurait souhaité le voir se dépatouiller de cela. Non, malheureusement.

C'est le signe : l'objet s'est imposé comme une évidence, parce que ça se fait, ça marche, c'est bankable. C'est louable au regard du devoir de mémoire.

 

Ce qui est louable ne suffit pas à donner naissance à un grand roman. Mais ici à une oeuvre anecdotique. Au prix d'une implication certainement très forte.

Mais pourquoi ? Pour faire un livre qui n'existait pas ? Mais pourquoi écrire ce livre là ? C'est ce qu'a manqué l'auteur. Il aurait aussi pu, comme dans "les bienveillantes", nous plonger dans le chaos. Il n'a pas non plus choisi cette voie difficile. Finalement, malgré l'effort documentaire, le livre a sans doute pâti d'un manque d'ambition.

 

En réalité, me dis-je, est-ce que cette histoire là a le moindre intérêt ? 

 

Un salopard de la pire espèce se terre avec l'aide de complices fanatiques. Il a de plus en plus de mal à se cacher, parce que la stupeur passée, on s"intéresse au passé. Il s'étiole dans son exil. Oui, et ?

Et c'est tout. Les péripéties de la vie de Mengele après la guerre n'ont guère d'intérêt. Ce pauvre type a plongé dans l'angoisse, a gémi, s'est caché. 

Je ne sais pas si ce destin minable mérite quoi que ce soit de construit.

C'est peut-être cela que l'auteur aurait du aborder.

 

Et puis il y a cette fin irritante, qui assène. Ou l'on règle en deux phrases son sort à l'humanité. Cela semble camper une lucidité admirable que de prétendre que toutes les deux ou trois générations on massacre tout le monde. C'est un peu court. Il faudrait nous en dire plus. Freud, dans "Malaise dans la civilisation", par exemple, nous en a dit plus. Qu'est ce que ça signifie de balancer, comme ça, que l'humain est une entité horrible ?

 

Rien n'est moins certain. Parce qu'il n'y avait pas que des Mengele quand Mengele vivait. Et puis, Monsieur Guez, vous oubliez que l'on n'a pas du tout attendu deux ou trois générations. Ca ne s'est jamais arrêté. Tout comme la bonté ne s'est jamais arrêtée elle aussi.

 

 

 

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31 août 2017 4 31 /08 /août /2017 08:51
En zone des tempêtes et des désillusions - "Le siècle des lumières" - Alejo Carpentier

"Le siècle des lumières" d'Alejo Carpentier est un grand roman classique de la littérature sud américaine, qui démontre que l'on a pu, au temps des avants-gardes (quand il écrit, en France on essaie le "nouveau roman"), réaliser de grandes fresques romanesques sur un canevas classique, sans sombrer dans l'anachronisme. Si Carpentier est considéré comme un des apôtres du fameux réalisme magique, on ne trouve pas cette verve là dans ce roman historique, qui semble plus réaliste que magique, nous transporte de Cuba à Cayenne, des clubs révolutionnaires parisiens à la guerre de course des français dans les caraïbes, de Pointe à Pitre en flammes ou dévastée par la tornade, au Madrid ensanglanté par la Grande Armée napoléonienne.

 

C'est plutôt un roman baroque sublime (le baroque, certes, est un ingrédient du réalisme magique), exaltant avec emphase la profusion naturelle caribéenne, la créativité incessante, culturellement (au sens anthropologique), de cette région de synthèse permanente, le lecteur devant d'ailleurs s'adapter devant la profusion qui lui est adressée dès les premières pages, presque asphyxiante, comme l'entrée dans une forêt tropicale.

 

C'est aussi un grand roman politique, sur la révolution française, mais plus largement sur tous les processus révolutionnaires, et leur lot de retournements, d'anges qui deviennent diables, de libérateurs devenant bourreaux. L'auteur nous parle sans doute du présent en prenant le détour de l'Histoire.

 

Quand Carpentier, homme cubain de gauche, écrit ce texte, la cristallisation, à tous les sens, du régime castriste se réalise, le Che est parti de l'île dans des conditions qui font encore débattre les historiens, et l'on a pu prendre connaissance du rapport Kroutchev. A travers les désillusions liées au reflux de la révolution jacobine, on peut déceler d'autres désillusions contemporaines. Sont par exemple évoqués les abus culturels tout aussi ridicules que dramatiques, lorsqu'on transforma la fin du misanthrope de Molière pour conclure à une ode du genre humain, saccageant l'esprit de liberté de l'art. Une correspondance évidente avec l'esprit de la "culture prolétarienne" stalinienne et les méthodes falsificatrices qui l'accompagnent

La désillusion qui emplit le roman n'est pas étrangère à sa couleur pré romantique. En écrivant son roman, Carpentier reprend aussi à son compte un certain esprit du temps de l'époque qu'il investit.

 

Comment écrire un roman historique fiable mais où la créativité du narrateur s'exprime à plein ? En prenant, comme Carpentier, le socle d'un personnage qui a existé, Victor Hugues, le Robespierre caribéen,  belle figure de transfuge social, dont l'habitus complexe aurait régalé Pierre Bourdieu, commissaire de la révolution (puis du directoire, puis du consulat, survivant comme un Fouché, car incontournable par son savoir-faire), en Guadeloupe, puis en Guyane, après une carrière de négociant ; et en l'entourant de personnages fictifs qui donneront une épaisseur humaine au roman.

 

Le personnage principal de la fresque n'est pas Hugues, d'ailleurs, auquel le lecteur ne se serait que difficilement identifié, même s'il en est un centre de gravité, mais l'idéaliste et honnête Esteban, asthmatique comme Guevara (?) témoin plus lucide des temps, acteur très en lisière des tumultes révolutionnaires, vite désabusé par ce qu'il voit à Paris, en province (il est envoyé au pays basque pour diffuser de la propagande révolutionnaire en Espagne), en Guadeloupe, à Cayenne.

 

La révolution française a irrigué les colonies françaises. Elle est venue, dans les caraïbes, se heurter à la présence espagnole, américaine aussi (épisode moins connu). Les incertitudes d'une révolution, avec ses coups de théâtre, ses retournements, ses performances de contorsionniste, prennent ici un relief particulier, dont l'absurdité saute encore plus aux yeux, à cause du décalage temporel d'un temps où certes le monde existe et préoccupe, mais où les communications ne sont pas encore assez performantes pour qu'il se perçoive comme unique et coordonné. Quand une missive arrive de Paris, il arrive que son auteur ait déjà la tête tranchée par la guillotine, qui trône aussi en outre mer.

 

Mais la révolution, alors qu'elle s'éteignait sous une cendre certes protectrice à Paris, avait semé ses germes dans les esprits de tout le nouveau monde.  De manière irréversible.

 

Les vies des êtres et celles des idées sont discordantes, et cette valse mal accordée produit un sentiment d'amertume pour ceux qui, sortis des préoccupations économiques vitales, rêvent d'épique, de sens, de sortir enfin de l'inertie déprimante du monde pré moderne. C'est le cas de trois jeunes héritiers commerciaux, Sofia, Carlos et Esteban, cubains qui vont rencontrer le négociant Hugues juste avant la révolution, celui-ci devenant leur figure tutélaire, et s'enlaceront à son destin à des degrés divers.

 

Oui, la révolution a apporté aux antilles l'abolition de l'esclavage. 

 

C'est l'idée à laquelle se raccrochent les personnages idéalistes qui veulent sauver ces moments et justifier les têtes tranchées. Fugacement. Mais elle a beaucoup déçu et ensanglanté, et produit du formel. Et les mêmes hommes qui ont apporté le décret de liberté ont du massacrer les marrons qui refusaient de remettre le collier.

 

Elle a révélé la faiblesse des hommes, ou au contraire leur courage à mourir ou payer au bagne pour des principes. L'Histoire, quand elle accélère et gagne en intensité, ne laisse plus beaucoup d'options aux individus. Leur vie privée est colonisée, ils sont contraints à choisir leur camp, l'insouciance n'est plus une possibilité. Ce qui vous plaçait sur un piédestal ce matin vous fait risquer la mort ce soir. Les personnages du roman sont sans cesse rattrapés par l'Histoire alors qu'ils voulaient y plonger eux-mêmes, avec l'illusion de la diriger.

 

Qu'est ce qu'un grand romancier ? Un auteur qui saisit à travers une histoire, des personnages dotés de psychologies pertinentes, des questions universelle, et sait les restituer dans la dimension du tragique ressenti dans l'intimité humaine. Roman de la désillusion, "le siècle des lumières" est aussi un grand roman de voyage, de découverte, d'exploration charnelle. Si l'on ne peut pas transformer l'humain à volonté, car le poids de certaines réalités échappe à toute influence idéaliste, on peut écumer le monde, certes y récolter de nouvelles désillusions, car l'on verra un certain nombre d'invariants. Les anciens révolutionnaires deviennent fréquemment de grands voyageurs.

 

Un grand romancier c'est aussi un génie cognitif.

Quelqu'un qui comme Carpentier synthétise tout ce qu'il voit, absorbe en lui l'abondance des sensations et ne les laisse pas filer sans les alchimiser. Qui peut dépeindre avec minutie et poésie un magasin de marchandises d'importation, comme un rivage, le pont d'un bateau en effervescence comme une émeute ensanglantée, avec le sens du moindre détail comme de la forme et du mouvement général. Une acuité de l'oeil mariée à la maîtrise de toutes les nuances de la langue.

 

Alejo Carpentier est de la trempe des plus grands romanciers de son siècle, qui ne fut pas des lumières, plutôt des ténèbres. Mais que les créateurs ont constellé d'étoiles éclairant nos propres nuits de doute. Car ces ancêtres évoqués par Alejo Carpentier, en nous offrant certes des espaces de liberté, nous ont laissé aussi, par leurs échecs fracassants, dans le scepticisme.

 

Les révolutionnaires de 89 ont ouvert une immense boîte de pandore, pour le pire et le meilleur. On a osé nous dire, c'était François Furet, qu'elle était "finie". En sortant le monde de sa torpeur, de l'ordre incontestable, elle résonne dans toute l'époque moderne. Entendez encore ces échos. 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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