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31 août 2017 4 31 /08 /août /2017 08:51
En zone des tempêtes et des désillusions - "Le siècle des lumières" - Alejo Carpentier

"Le siècle des lumières" d'Alejo Carpentier est un grand roman classique de la littérature sud américaine, qui démontre que l'on a pu, au temps des avants-gardes (quand il écrit, en France on essaie le "nouveau roman"), réaliser de grandes fresques romanesques sur un canevas classique, sans sombrer dans l'anachronisme. Si Carpentier est considéré comme un des apôtres du fameux réalisme magique, on ne trouve pas cette verve là dans ce roman historique, qui semble plus réaliste que magique, nous transporte de Cuba à Cayenne, des clubs révolutionnaires parisiens à la guerre de course des français dans les caraïbes, de Pointe à Pitre en flammes ou dévastée par la tornade, au Madrid ensanglanté par la Grande Armée napoléonienne.

 

C'est plutôt un roman baroque sublime (le baroque, certes, est un ingrédient du réalisme magique), exaltant avec emphase la profusion naturelle caribéenne, la créativité incessante, culturellement (au sens anthropologique), de cette région de synthèse permanente, le lecteur devant d'ailleurs s'adapter devant la profusion qui lui est adressée dès les premières pages, presque asphyxiante, comme l'entrée dans une forêt tropicale.

 

C'est aussi un grand roman politique, sur la révolution française, mais plus largement sur tous les processus révolutionnaires, et leur lot de retournements, d'anges qui deviennent diables, de libérateurs devenant bourreaux. L'auteur nous parle sans doute du présent en prenant le détour de l'Histoire.

 

Quand Carpentier, homme cubain de gauche, écrit ce texte, la cristallisation, à tous les sens, du régime castriste se réalise, le Che est parti de l'île dans des conditions qui font encore débattre les historiens, et l'on a pu prendre connaissance du rapport Kroutchev. A travers les désillusions liées au reflux de la révolution jacobine, on peut déceler d'autres désillusions contemporaines. Sont par exemple évoqués les abus culturels tout aussi ridicules que dramatiques, lorsqu'on transforma la fin du misanthrope de Molière pour conclure à une ode du genre humain, saccageant l'esprit de liberté de l'art. Une correspondance évidente avec l'esprit de la "culture prolétarienne" stalinienne et les méthodes falsificatrices qui l'accompagnent

La désillusion qui emplit le roman n'est pas étrangère à sa couleur pré romantique. En écrivant son roman, Carpentier reprend aussi à son compte un certain esprit du temps de l'époque qu'il investit.

 

Comment écrire un roman historique fiable mais où la créativité du narrateur s'exprime à plein ? En prenant, comme Carpentier, le socle d'un personnage qui a existé, Victor Hugues, le Robespierre caribéen,  belle figure de transfuge social, dont l'habitus complexe aurait régalé Pierre Bourdieu, commissaire de la révolution (puis du directoire, puis du consulat, survivant comme un Fouché, car incontournable par son savoir-faire), en Guadeloupe, puis en Guyane, après une carrière de négociant ; et en l'entourant de personnages fictifs qui donneront une épaisseur humaine au roman.

 

Le personnage principal de la fresque n'est pas Hugues, d'ailleurs, auquel le lecteur ne se serait que difficilement identifié, même s'il en est un centre de gravité, mais l'idéaliste et honnête Esteban, asthmatique comme Guevara (?) témoin plus lucide des temps, acteur très en lisière des tumultes révolutionnaires, vite désabusé par ce qu'il voit à Paris, en province (il est envoyé au pays basque pour diffuser de la propagande révolutionnaire en Espagne), en Guadeloupe, à Cayenne.

 

La révolution française a irrigué les colonies françaises. Elle est venue, dans les caraïbes, se heurter à la présence espagnole, américaine aussi (épisode moins connu). Les incertitudes d'une révolution, avec ses coups de théâtre, ses retournements, ses performances de contorsionniste, prennent ici un relief particulier, dont l'absurdité saute encore plus aux yeux, à cause du décalage temporel d'un temps où certes le monde existe et préoccupe, mais où les communications ne sont pas encore assez performantes pour qu'il se perçoive comme unique et coordonné. Quand une missive arrive de Paris, il arrive que son auteur ait déjà la tête tranchée par la guillotine, qui trône aussi en outre mer.

 

Mais la révolution, alors qu'elle s'éteignait sous une cendre certes protectrice à Paris, avait semé ses germes dans les esprits de tout le nouveau monde.  De manière irréversible.

 

Les vies des êtres et celles des idées sont discordantes, et cette valse mal accordée produit un sentiment d'amertume pour ceux qui, sortis des préoccupations économiques vitales, rêvent d'épique, de sens, de sortir enfin de l'inertie déprimante du monde pré moderne. C'est le cas de trois jeunes héritiers commerciaux, Sofia, Carlos et Esteban, cubains qui vont rencontrer le négociant Hugues juste avant la révolution, celui-ci devenant leur figure tutélaire, et s'enlaceront à son destin à des degrés divers.

 

Oui, la révolution a apporté aux antilles l'abolition de l'esclavage. 

 

C'est l'idée à laquelle se raccrochent les personnages idéalistes qui veulent sauver ces moments et justifier les têtes tranchées. Fugacement. Mais elle a beaucoup déçu et ensanglanté, et produit du formel. Et les mêmes hommes qui ont apporté le décret de liberté ont du massacrer les marrons qui refusaient de remettre le collier.

 

Elle a révélé la faiblesse des hommes, ou au contraire leur courage à mourir ou payer au bagne pour des principes. L'Histoire, quand elle accélère et gagne en intensité, ne laisse plus beaucoup d'options aux individus. Leur vie privée est colonisée, ils sont contraints à choisir leur camp, l'insouciance n'est plus une possibilité. Ce qui vous plaçait sur un piédestal ce matin vous fait risquer la mort ce soir. Les personnages du roman sont sans cesse rattrapés par l'Histoire alors qu'ils voulaient y plonger eux-mêmes, avec l'illusion de la diriger.

 

Qu'est ce qu'un grand romancier ? Un auteur qui saisit à travers une histoire, des personnages dotés de psychologies pertinentes, des questions universelle, et sait les restituer dans la dimension du tragique ressenti dans l'intimité humaine. Roman de la désillusion, "le siècle des lumières" est aussi un grand roman de voyage, de découverte, d'exploration charnelle. Si l'on ne peut pas transformer l'humain à volonté, car le poids de certaines réalités échappe à toute influence idéaliste, on peut écumer le monde, certes y récolter de nouvelles désillusions, car l'on verra un certain nombre d'invariants. Les anciens révolutionnaires deviennent fréquemment de grands voyageurs.

 

Un grand romancier c'est aussi un génie cognitif.

Quelqu'un qui comme Carpentier synthétise tout ce qu'il voit, absorbe en lui l'abondance des sensations et ne les laisse pas filer sans les alchimiser. Qui peut dépeindre avec minutie et poésie un magasin de marchandises d'importation, comme un rivage, le pont d'un bateau en effervescence comme une émeute ensanglantée, avec le sens du moindre détail comme de la forme et du mouvement général. Une acuité de l'oeil mariée à la maîtrise de toutes les nuances de la langue.

 

Alejo Carpentier est de la trempe des plus grands romanciers de son siècle, qui ne fut pas des lumières, plutôt des ténèbres. Mais que les créateurs ont constellé d'étoiles éclairant nos propres nuits de doute. Car ces ancêtres évoqués par Alejo Carpentier, en nous offrant certes des espaces de liberté, nous ont laissé aussi, par leurs échecs fracassants, dans le scepticisme.

 

Les révolutionnaires de 89 ont ouvert une immense boîte de pandore, pour le pire et le meilleur. On a osé nous dire, c'était François Furet, qu'elle était "finie". En sortant le monde de sa torpeur, de l'ordre incontestable, elle résonne dans toute l'époque moderne. Entendez encore ces échos. 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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