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9 avril 2019 2 09 /04 /avril /2019 16:39
Adaptation contre délibération, la querelle de naissance néolibérale -Il faut s'adapter - Barbara Stiegler

Le néolibéralisme ne doit pas être analysé comme une  simple résurgence, après avoir été enterré comme une taupe, par le capitalisme Keynésien et fordiste, du vieux libéralisme d'Adam Smith, qui s'est heurté aux guerres mondiales, à la révolution russe et à la crise de 1929. Si on veut le comprendre, le déconstruire, on doit saisir ce qu'il y a de spécifique en lui.

Barbara Stiegler dans un livre intitulé "Il faut s'adapter - sur un nouvel impératif politique" (mauvais titre, ne rendant pas justice à la profondeur du livre, titre de simple essai de militant, alors qu'il s'agit d'une vraie entreprise de recherche au confluent des sciences sociales et de la théorie de l'évolution) propose de saisir le néolibéralisme à travers une querelle qui a animé le débat intellectuel avant guerre, entre John Dewey (un philosophe américain trop méconnu en France, pendant longtemps peu traduit, et qu'on commence à voir utilisé. Ce même Dewey qui présida à la demande de Trotsky le contre procès des grands procès staliniens de Moscou pour établir la vaste escroquerie de Staline), et Walter Lippmann, curieux homme, d'abord journaliste, diplomate, puis intellectuel influent. 

 

Deux constats d'échec, qui divergent

Les deux tiraient un constat d'échec du libéralisme passé. L'un, Dewey, proposait une voie vers un libéralisme ressemblant à un socialisme authentiquement démocratique (il utilisait même le mot, tabou, dans son pays, mais imaginait le socialisme comme un prolongement d'un libéralisme insuffisant et malade, et non pas dans le sillon marxiste, ce qui lui vaut sans doute son long oubli, en plus d'un souverain mépris de l'Europe pour la philosophie américaine, censée ne pas exister), l'autre a dessiné les contours du néolibéralisme de l'adaptation constante des populations, et de la séparation entre la politique démocratique et la plupart des questions vitales, verrouillées par le droit et le monopole des experts (par exemple traités européens qui définissent les orientations, juridiquement, de la politique économique), et où les experts ayant fixé les lois politiques, l'Humain devient, à travers la biopolitique (Foucault), le vrai sujet de transformation (ce qui n'est donc pas réservé qu'au totalitarisme cambogien qui voulait changer l'homme en ce qu'il "avait de plus profond").

Walter Lippmann a gagné pour le moment, mais on sera frappé par la modernité des thèses de Dewey qu'on voit resurgir, sans copyright (on peut simplement avoir vu des choses, que d'autres verront après). Mais il n'a gagné que si l'on considère que ce sont les idées qui font l'Histoire, en idéaliste. Stiegler n'aborde pas ce point là. Mais il me semble que Lippman a gagné parce qu'il luttait avec le courant, il parlait du point de vue des forces dominantes, donnait forme à leurs aspirations, pendant que Dewey, malgré son intelligence supérieure, ses démonstrations brillantes, parlait du point de vue de l'égalité entre les citoyens, dont les dominés, les plus nombreux.  On a beau être un nageur doué, au bout d'un moment celui qui nage avec le courant du torrent a plus de chance d'arriver que vous. Lippmann aura en tout cas fourni les arguments aux libéraux pour s'affirmer "progressistes" (Emmanuel Macron est typiquement Lippmannien), réformiste, voire.... révolutionnaire, reléguant les adversaires à une empreinte archaïque.

 

Les sources du pragmatisme américain et du darwinisme, interprétées de manière opposée

Les deux adversaires partent des mêmes prémisses, pourtant. Tous deux se réfèrent à la philosophie pragmatiste américaine, et au choc que produit le darwinisme dans le monde de la connaissance. Chacun est tenu de constater un décalage, dans les sociétés, entre "flux" et "stase". La société se développe très vite, et la culture ne va pas au même rythme. Pour un certain nombre de libéraux, la "sélection naturelle", qu'ils empruntent à Darwin en la décontextualisant", par le laisser-faire, doit résoudre tout cela (Spencer). Ni Lippmann ni Dewey ne vont dans ce sens. 

Pour le libéralisme en crise, il devient évident dans le premier tiers du XXème siècle que "le laissez-faire" ne fonctionne pas.  De plus Freud et Nietzsche sont passés par là, et l'idée de nier le régime pulsionnel de l'Humain, vu comme une machine à calcul, a été balayée.  Il s'agit de trouver comment orienter ces pulsions vers des motifs élevés. On a donc besoin d'un gouvernement fort, selon Lippmann. 

Le conflit va se nouer autour de la question suivante : doit-on chercher à s'appuyer sur l'intelligence collective, à tirer les bienfaits des richesses de l'interaction sociale (Dewey), ou à s'en remettre aux experts, seuls capables de suivre le rythme des évolutions (Lippmann) ?

 

Société des experts contre société constamment délibérée

Lippmann, très proche de Wilson, a beaucoup travaillé à ses thèses sur l'intervention américaine, puis sur la diplomatie transparente. Mais c'est un échec. Le traité de Versailles échappe à Wilson et la SDN est une farce. Le monde ne se range pas à Wilson.  Lippmann, déçu, en perd sa foi dans la démocratie et s'oriente vers une sorte de providence des experts. Les citoyens sont incapables de faire quoi que ce soit de la rapidité des changements et de la multiplicité des informations, seule une élite resserrée le peut, à peine. La société moderne n'a rien à voir avec les petites communautés démocratiques, clôturées, d'Athènes, ou de l'amérique rurale Jeffersonnienne.  Le gouvernement doit donc se distancier de la masse. Nous vivons tous avec des stéréotypes inadaptés (il a lu Bergson), mais du moins le Président a les moyens de les tester à vaste échelle et d'e tirer des conclusions. Lippmann vient du pragmatisme, selon lequel il n'y a pas de crédo indéboulonnable. On doit interroger le monde par les effets et les résultats, plutôt qu'en se focalisant sur la métaphysique. Donc, si la démocratie ne fonctionne pas, changeons là.  Quelle est la place du citoyen ? Elle est la plus réduite. Il s'agit pour lui de voter entre deux personnes qui imprimeront des nuances à la même politique, la seule possible, ou alors d'être consulté en cas de crise grave où le système est bloqué. Le pouvoir doit s'efforcer d'obtenir l'accord du peuple, par harmonie, par un grand travail de "manufacture du consentement".  Une société devient stable quand "les élections n'ont aucune conséquence"

Dewey est aux antipodes et sa philosophie pragmatiste s'oriente dans une direction opposée. Pour lui, la complexité du monde en appelle à l'enquête sociale systématique, notion pragmatiste, au partage social des connaissances. Au contraire de Lippmann il pense que la démocratie, justement, ne doit pas se réduire à peau de chagrin face à la mondialisation et l'accélération, mais s'étendre à tout ce qui concerne les humains. Va s'ensuivre un long débat, dur, où chacun répond à l'autre directement, livre à livre.  Pour Dewey, ce n'est pas le peuple qui est en retard... C'est la manière de penser de Lippmann, qui ne comprend pas l'évolutionnisme. Lippmann oppose les experts rationnels et la vulgarité des individus tournés vers leurs sensations, alors que Dewey conçoit l'intelligence comme un phénomène qui lie la sensation, l'expérience, à la raison. Lippmann selon lui ne comprend rien à Darwin justement. L'auteur de L'"origine des espèces" a montré que l'espèce est en interaction constante avec son environnement. On ne doit donc pas éloigner, pour être plus près du réel, mais resserrer, lier. C'est par la participation de ceux qui éprouvent que l'on se rapprochera du réel et non par le repli élitiste. Dewey voit dans le divorce entre experts et peuple la source d'un terrible appauvrissement. L'oligarchie est pauvre, elle est une pensée coupée de la sensation. L'heure est à articuler la mondialisation démocratique et la démocratie locale. Voila la tâche que Dewey désigne dès les années 30, et que nous avons encore devant nous (la crise vitale du climat ne dit que cela). Alors que Lippmann s'enfonce dans une vision téléologique, allant vers la fin de l'Histoire, sur un chemin encadré par la loi et les experts, Dewey voit l'Histoire comme "buissonnante" selon l'expression de Barbara Stiegler.

 

Atomisme contre articulation entre l'individuel et le social

S'opposent aussi deux analyses de l'échec du premier libéralisme. Lippmann en garde la vision des humains comme de atomes. Dewey s'en réfère justement à Darwin, et voit l'individu comme indissociable du social, "en interaction continue avec son environnement" (Stiegler). La société n'est pas composée d'individus réalisés, qui se heurtent (libéralisme), l'individu s'y construit, mais nier l'individu par un collectivisme forcé est tout aussi erroné que de le réduire à un atome. Il s'agit d'articuler l'individualisme et la pleine conscience du social. C'est pourquoi on peut qualifier Dewey de penseur socialiste démocratique. Il évoque bien un plan, mais non dans sa version verticale - c'est ce qu'il reproche au New Deal - mais comme projection des ambitions délibérées du corps démocratique. Dewey pense que la "Grande Société" en appelle à l'"intelligence socialement organisée", qui doit s'étendre à la production (et franchir le cap de la propriété des moyens de production, graduellement). S'il se voit dans la continuité libérale, c'est d'abord dans celle de la liberté de penser, pour laquelle le libéralisme s'est battu. Contrairement à Marx, il insiste sur la réappropriation du savoir et de la pensée, plutôt que des richesses, en premier lieu.

De son côté, Lippmann voit d'abord le new deal avec sympathie, justement pour son aspect vertical. Puis tout de même, il s'oppose à sa deuxième phase, qui menace l'initiative privée. Alors que Dewey est libéral dans une fidélité aux Lumières, finalement, Lippmann l'est dans sa référence à une division du travail rationnelle, de plus en plus élargie, théorisée par Adam Smith à l'aube de la Révolution industrielle. Celle-ci est le flux, et les résistances, les "stases", sont à abolir (nous avons là le discours typique du dit progressisme libéral d'aujourd'hui, tout ce qui résiste à la marche téléologique, unique possible, de l'Histoire économique qui prend son essor avec le capitalisme industriel, doit être réduit, par la force du gouvernement, constitué d'experts. On se croirait à un symposium de La République en Marche. Connaissent-ils Lippmann ? Peut-être que non).

Si les citoyens sont bornés, incapables de comprendre un monde qui se complexifie, devient hyper rapide, sous le jeu d'une force qui se développe vers l'optimum économique, alors les gouvernements eux-mêmes finissent par être atteints de cécité. On en vient alors aux bases de l'ordo-libéralisme allemand.  Les gouvernements eux-mêmes doivent être empêchés de faire trop de politique.

Alors, si le marché est imparfait, comme l'a montré l'échec du premier libéralisme, si l'Etat est défaillant, comme le citoyen, que peut-on faire ?

 

L'interventionnisme d'adaptation 

Il s'agit d'adapter. De baliser le chemin, par la force du droit, afin que l'on s'adapte à ce chemin, et de convertir les hommes, de l'intérieur, à la logique de l'adaptation.

Le néolibéralisme est ainsi un policier, sur le bord de la route. Qui sanctionne les écarts. Il condamne, par exemple, les Etats qui dépassent la norme des 3 % de déficit, alors que les experts ont décrété que le keynésiannisme était mort. Et les Etats sont condamnés à de véritables sanctions. La Justice, dans ce cadre, devient une fonction primordiale, plus importante que le vote, qui n'a pas vocation à changer quoi que ce soit d'essentiel. Les "discussions sur la destination" (Stiegler) de l'Histoire n'ont plus lieu d'être.

Le droit ne transforme pas. Il fixe les règles d'un jeu dont on ne discute plus la nature. Il organise, comme dans nos traités européens, "la concurrence libre et non faussée" (ce que le vieux libéralisme ne considérait pas comme nécessaire, l'Etat devant se désintéresser de tout cela). L'égalité est conçue comme une égalité du fair-play. Afin que les vrais gagnants soient les bon gagnants.

Le marché a donc besoin de volontarisme. Pour devenir le marché. Voila l'essence du néolibéralisme. Pour parvenir à la société de marché, il ne faut pas laisser-faire, mais réformer, le droit, et les personnes elles-mêmes. C'est ainsi que les néolibéraux sont "réformistes", "révolutionnaires", "progressistes", dans le cadre de ce paradigme là.

Droit, justice donc, mais aussi réforme de l'humain. Pour que la stase cesse de bloquer le flux.  Alors que le vieux libéralisme procédait d'une vision optimiste de la nature humaine, le néolibéralisme, issu d'une déception, se considère comme entreprise de redressement.  Les retardataires sur les flux doivent être corrigés (à travers des politiques de l'emploi autoritaires sur les chomeurs, activement).

 

On ne va pas abandonner les politiques publiques, mais les réorienter en fonction du sens de l'Histoire. La politique de l'immigration, par exemple, doit être "choisie", elle doit être pensée à l'aune des flux réels de la mondialisation économique. Ainsi Mme Merkel ouvre généreusement son pays aux réfugiés, parce que c'est nécessaire pour la production. Les dépenses de santé sont pensées, en fonction du bon fonctionnement du marché, qui a besoin de travailleurs adaptés (la santé mentale vise à prévenir le burn-out, qui pèse sur la productivité de l'entreprise). Toutes les politiques, et l'éducation en particulier, visent à une "adaptabilité" maximale, nécessaire à la destruction créatrice du capitalisme. S'est ainsi imposée la tendance la plus simpliste de l'interprétation de Darwin.

 

Cependant, l'affrontement continue partout. Par exemple explique l'auteur, dans la médecine, où la délibération, notamment avec l'épidémie du VIH, a obligé le pouvoir des experts a composer avec une démocratie sanitaire, qui depuis lors, a rebondi et fait évoluer, aussi, les pratiques médicales. Le spectre de Dewey est toujours à nos côtés. Et en plus, nous pouvons le lire. Sa philosophie qui entrevoit une société de délibération paraît tout à fait précieuse au moment où la démocratie libérale montre de plus en plus nettement son caractère oligarchique, et son incapacité à aborder les problèmes réels du monde, contrairement aux espérances de Lippmann.

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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