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13 septembre 2014 6 13 /09 /septembre /2014 15:37

 

On doit remercier Ernest Renan, qui a écrit une "vie de jésus", livre surprenant (que j'ai lu il y a quinze ans) et sans lequel Emmanuel Carrère n'aurait peut-être pas eu l'idée d'écrire ce magnifique projet littéraire et spirituel : "le Royaume". Renan s'y saisissait de Jésus en Historien, et cela avait révolté les croyants de son temps. Carrère fait de l'Histoire pour chercher des clés permettant de vivre, mais il est comme Renan, c'est la vraie vie des gens qui l'interesse : ces "autres vies que la sienne" pour reprendre un de ses titres. L'étrange altérité ne cesse pas de le questionner.

 

J'écris fréquemment des chroniques sur ce blog mais là je tiens vraiment à emprunter des superlatifs. C'est un très grand livre, un sommet de la littérature française à l'échelle des dernières décennies. Et c'est un plaisir d'apprendre beaucoup, de rire, d'être touché par l'expression désarmante et désarmée de sentiments plus douloureux, de partager, grâce au souci de communiquer réellement avec le lecteur et de lui parler le plus directement, un bout de chemin dans une quête.

 

C'est un livre carrefour pour Carrère, il le dit et cela se sent quand on en est lecteur régulier (c'est le quatrième livre que je lis de sa plume). Il y revient fréquemment sur ses travaux précédents, à propos de Jean Claude Romand, de Philip K Dick, de Limonov. Quelque chose, dans la vie de l'auteur, et donc dans sa trajectoire d'écrivain, se clôt, tout en atteignant son sommet.

 

Sans doute la forme ici continuée, déja trouvée dans Limonov, mêlant récit historique insistant sur le prosaïque et la familiarité des figures historiques avec nous (ce qui est la vraie marque de l'historien qui sait qu'il parle de réel), humour ravageur, introspection sans concession, réflexion sur la sagesse et sa proximité avec la dinguerie, scepticisme et incapacité à trancher devant une vérité obsédante mais utopique, va t-elle être dépassée dans son oeuvre.

 

Il y a tant à trouver dans ce livre, tant à en dire. Tout part de l'évocation de la phase religieuse de la vie de l'auteur, qui fut chrétien pendant trois ans au début des 90's. Ce fut un des sentiers adoptés pour sortir de la souffrance psychique récurrente. Un sentier abandonné, mais pas tout à fait. Car ce que se demande le livre, en répondant me semble t-il plutôt positivement (même si Carrère a cette particularité de ne jamais rien refermer, ce qui doit être compliqué à vivre), c'est si ce royaume n'est pas simplement une forme de sagesse qui n'a nul besoin de se référer à quelque arrière monde, et qui a bien des familiarités avec d'autres sagesses : le stoicisme, la pensée chinoise en particulier (Carrère est un pratiquant assidu du yoga, semble t-il à grand profit). La parole de Jésus est, chez Luc, non pas morale, mais tournée vers notre Karma. Les sagesses convergent. Jésus ne fait que dire : si tu fais ci, si tu fais ça, tu entreras dans le Royaume.

 

Ainsi l'auteur revient aux sources du christianisme, au premier siècle, pour comprendre ce qui s'est formé et a été légué à notre culture. Il nous livre alors le fruit étonnant de longues années de lectures, de recherche, de traduction de la bible, de voyages, d'échanges avec des amis croyants, de réflexion personnelle sur son intimité (y compris sexuelle, de manière confondante).

 

Deux personnages occupent particulièrement l'auteur : Luc, rédacteur d'un évangile mais aussi des actes des âpotres, et ce génie furieux que fut Saint Paul de Tarse. Nous les suivons partout, et l'auteur tente de combler les trous des sources questionnées et critiquées, tout en donnant une dimension parfaitement humaines à ces "saintes" figures, qui deviennent des gens brillants mais banals, confrontés à ce que nous pouvons rencontrer chaque jour, pleins de défauts, de malignités, de soucis matériels idiots, de vanités aussi.... bref de familiarités avec nous. On rit beaucoup des comparaisons, des caractérisations, des anachronismes avec lesquels l'auteur s'amuse, aimant à raconter les épisodes burlesques.

 

Mais on ne rit pas par mépris. Ni forcément par admiration d'ailleurs. On ne sombre jamais un instant dans la moquerie bouffeuse de curés. Ce n'est pas une seconde le style de la maison. On est loin des bouffonneries simplistes d'un michel onfray qui devrait lire ce livre et en prendre de la graine, d'autant plus que le sceptique Carrère n'a jamais loin son Nietzsche admiré et nous livre ses hésitations philosophiques avec grande clarté. Certaines de mes préoccupations personnelles y ont trouvé écho, comme quand il note que ce qu'il manque à la fois au bouddhisme et aux stoiciens, c'est la question du désir. Le renoncement, c'est sans doute la solution, mais n'est-ce pas la momification vivante ?

 

La question reste tout de même, avec ce long parcours, celle du bonheur. Ou plutôt de l'absence de malheur. Est ce que des phrases, par exemple de ce Jésus qui parla comme personne avant lui, inversant d'une certaine manière tout ce qui peut paraitre du bon sens, peuvent nous conduire vers une certaine "béatitude" ? Peut-être. En tout cas cela peut accompagner une démarche. Pas besoin pour autant de le croire comme le fils de Dieu.

 

Il se trouve que lorsque l'auteur est en pleine période chrétienne, qu'il va quotidiennement à la messe, il a recours, dans le même temps... au divan freudien deux fois par semaine, cloisonnant les deux démarches. C'est tout l'auteur en somme, cherchant à la fois à éclaircir la névrose et à en sortir par le haut via la spiritualité, ce qui suppose de s'enfoncer en elle. Mais tout cela narré avec une honnêteté et une sincérité envers le lecteur hors du commun.

 

Emmanuel Carrère ne triche pas, y compris avec ses petits arrangements à lui, qu'il nous raconte (notamment pour ce qui touche aux sentiments de culpabilité). Un passage du livre nous le montre en chétien en conflit avec une nounou qui connut Philip K Dick.... Un morceau de bravoure d'humour noir et d'auto dérision.

 

On fait mieux connaissance avec Paul de Tarse, un personnage étonnant qui tient un peu du Limonov dans sa fureur d'avancer quoi qu'il en coûte, se heurtant à la division des premiers temps chrétiens, puis aux romains. Mais aussi avec ce Luc qui est le chouchou de l'auteur, qui suit Paul dans ses aventures dantesques, et qui comme le plus littéraire peut-être des évangélistes, a sa faveur. Luc devient, au cour du livre, un être familier, en partie hypothétique, mais bien familier.

 

Il y a aussi du polar presque, en tout cas de la chasse au mystère (sans esotérisme ridicule), lorsque Carrère essaie de combler les obscurités des canons chrétiens, de trouver des repères chronologiques et d'imaginer le cadre de rédaction des évangiles, qu'il se demande quelles sources servent à Luc (il pense qu'il a pu rencontrer Marie par exemple, et que le fameux "Q", ce livre qui n'aurait repris que les citations du Christ, a vraiment existé et fut en possession de Luc).

 

Ce qui est touchant dans ce livre c'est l'obstination d'un homme, l'auteur, qui veut malgré tout apprendre à vivre un peu mieux, et qui ne renonce pas, noircissant des carnets de commentaires des textes sacrés, y replongeant, les remettant en perspective. Un homme d'écoute. Des paroles et des textes. Bref des autres. Une immense qualité d'écoute. Le travail de pleine conscience, qui consiste à ne pas penser, semble impuissant à le pousser à renoncer à trouver les vérités dans des phrases. Bien qu'il sache qu'elle soit introuvable.

 

Car Carrère sait tant de choses, mais d'abord sait qu'il ne sait pas. C'est obsédant la recherche et la remise en cause, ça épuise. Mais la sagesse est déjà là dans l'intuition du caractère insondable de la vérité.

En recherche du royaume des sages ("Le royaume", Emmanuel Carrère)
En recherche du royaume des sages ("Le royaume", Emmanuel Carrère)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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