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18 avril 2017 2 18 /04 /avril /2017 03:42
Que faire de la faiblesse des pères ? - Jean-Pierre Lebrun, "Un monde sans limite"/"Malaise dans la subjectivation"

Jean-Pierre Lebrun est un psychanalyste belge qui a ouvert un débat important dans le mouvement psychanalytique. Avec deux textes, rassemblés et réédités par Erès : "Un monde sans limite" et "malaise dans la subjectivation".

 

Contrairement à ce qu'ont pu penser, brièvement, les psychanaystes au tout début de l'aventure, la fin de la répression des désirs n'a pas suffi à éliminer la souffrance psychique. Elle ne l'a pas vraiment fait reculer non plus. C'est à un déplacement de la souffrance que l'on a du assister. C'est la grande affaire de la psychologie contemporaine. Et une des clés de ce labyrinthe, sans doute, est ce que Freud a noté dans " malaise dans la civilisation", à savoir que l'hydre n'avait pas seulement le visage de la répression, mais aussi celui de la liberté échevelée.

 

En soulignant l'importance du remplacement de la transcendance par la science, et en la mettant en parallèle avec l'affaiblissement de la figure paternelle, Jean-Pierre Lebrun va proposer un cadre conceptuel, fortement appuyé sur Lacan, pour comprendre comment s'origine dans l'évolution du social l'apparition de ce qu'on a pu nommer de nouvelles pathologies de l'âme, notamment ce qu'on appelle les "états limites". Il n'y a pas de coupure entre la famille et la société, selon l'auteur. 

 

La société de consommation a besoin d'enfants-rois désireux de consommer sans fin. C'est ainsi que l'enfant généralisé, qui ressort de l'évolution de la modernité, est tombé à point pour le modèle économique. Qui n'a fait que le favoriser.

 

Le système patriarcal a vacillé. Il n'est pas du propos de Jean-Pierre Lebrun de le regretter.  Plutôt d'en explorer les conséquences possibles sur le plan psychique. C'est en effet le père, dans une perspective lacanienne, qui ouvre à l'Altérité. Il est "le premier étranger".

 

En entrant dans les mots, le domaine ouvert par le père, l'Infans quitte le monde clos des choses. il se prive ainsi de la jouissance immédiate des choses, "pour habiter le monde médiatisé des mots".  L'interdit de l'inceste est précisément la manifestation de la non coïncidence entre les mots et les choses, qui jamais ne s'imbriqueront parfaitement (d'ou le fond dépressif menaçant toute humanité). C'est le langage qui fait de nous un être social.  La mère dit d'une certaine façon que le monde n'est pas totalement dans les mots, et le père qu'il n'est pas tout à fait dans les choses. L'enfant doit se structurer en intégrant ces imperfections. Le père soutient donc le Sujet à devenir un autre que la mère.

Mais pour assumer cette fonction de Tiers; il doit être à la fois légitimé par la mère, et la société. A partir du moment où la société vient indifférencier père et mère à l'égard de l'enfant, la question est posée : le père est-il cet encore cet Autre là ?

 

L'originalité de l'oeuvre de JP Lebrun est de montrer en quoi l'évolution de la science, et de sa place dans la société, centrale, en lieu et place de la transcendance religieuse, a influé de manière décisive sur la place du père en entraînant son déclin. Lien qui n'apparaît pas spontanément. C'est pourtant pour cet auteur l'élément décisif. Ce déclin a brisé l'équilibre de la construction de l'individu.

 

Depuis Galilée, la science a contesté, difficilement, puis triomphalement, la place qu'occupait la religion pour l'humanité, vivant sous le plafond de la transcendance. 

 

La science, fonctionne peu à peu comme un système d'accumulation auto référencé. Elle perd contact avec la chose dont il s'agit. C'est l'impression que m'ont donné, comme à beaucoup, l'apprentissage des mathématiques qui m'ont tellement fait souffrir au collège.

 

Une étape majeure est l'émergence d'une technoscience, c'est-à dire d'une soumission de la science à la technique. Arrive un moment où nous ne savons plus rien de la technique que nous utilisons. La science, aussi, propage l'idée que tout est possible. Elle s'empare de domaines qui semblaient relever de l'action divine. Or, devenir un individu, puis un adulte, c'est précisément intégrer et accepter que tout n'est pas possible. Sans ce processus d'acceptation, la souffrance est au rendez-vous.

 

Les énoncés de la science, ainsi, font disparaître les enjeux de l'énonciation. C'est à dire de qui parle, et pourquoi. Ceci a un double effet de saper la légitimité de l'énonciateur (de toute autorité institutionnelle) mais aussi de déresponsabiliser celui qui parle.

 

S'en remettre aux seuls énoncés, oublier qu'on est responsable de son énonciation, c'est un des traits du totalitarisme. Le totalitarisme nazi reposera notamment sur de pseudos énoncés scientifiques, et la déresponsabilisation à l'égard de la pensée propre et de l'énonciation (je ne fais que transmettre les ordres). Ce sont des énoncés scientifiques délirants mais revendiqués scientifiques qui ont fondé l'extermination des invalides et handicapés, par des médecins, puis l'extermination des juifs. 

 

Revenons-en à la famille après ce détour. C'est là le plus passionnant de la réflexion de M. Lebrun.

Le système totalitaire ne repose pas sur l'installation d'une figure paternelle. Bien au contraire, il ressemble à un abus maternel. Le totalitarisme n'est pas la simple tyrannie. La tyrannie dit "l'Etat c'est moi". Le totalitarisme dit "la société c'est moi". Le totalitarisme s'appuie sur la mobilisation totale de la masse, dit Lebrun en reprenant largement les réflexions d'Hannah Arendt.

Il ne domine pas la société de l'extérieur, mais de l'intérieur.

Or, "ce qui différencie la position du père de celle de la mère, c'est que le premier opère de la position de l'exception, alors que la seconde intervient du lieu de la totalité".

Tout y devient politique, sans distinction. La représentation y est abolie (le totalitarisme détruit toute métaphore). L'altérité du père est repoussée par le modèle totalitaire. Et Lebrun de prendre l'exemple de ces pères allemands humiliés par les jeunesses hitlériennes venant corriger leurs comportements et leurs choix éducatifs. L'énonciation du père, fondée sur son autorité, a été remplacée par les énoncés dits scientifiques sur la race. Le nazisme n'infirme donc pas du tout les constats de long terme sur l'effondrement de la figure paternelle, minée par la science. Bien au contraire il en est une apogée.

 

Au risque de sombrer dans le point Godwin, on peut dire que le nazisme a ainsi soulevé radicalement des questions auxquelles la post modernité a du se confronter ensuite. Et notamment celle de la place des énoncés scientifiques.

 

Un des éléments essentiels c'est que l'impossible n'a plus sa place, dans le discours scientifique et plus encore dans la technoscience. Lebrun prend l'exemple d'une simple machine à calculer qui fournit une réponse pour toutes les opérations alors que certaines sont impossibles, car le chiffre est infini. Mais la machine répond tout de même.

 

Ce tout est possible infantile qui ne se heurte pas à un "non" est maternant. C'est le rôle ancien du père que de dire non, et la science totalisante, puis la consommation, incitent au contraire. Ainsi peut-on s'expliquer un  refus du tragique dans la culture contemporaine.

 

La mort, par exemple, doit avoir un fautif. A chaque fait divers on va chercher "le responsable". Le drame ne peut pas être simplement une tragédie.  On n'accepte pas la contrainte économique, parfois. Impossible de dire, dans certaines négociation, qu'une mesure a un coût. Et que c'est du réel auquel on se heurte. 

J'ai personnellement vécu de tels moments frappants, où l'infantile surgissait. Devant des revendications de hausses de primes, par exemple, dont le chiffrage était simplement ahurissant, mais que les porteurs de slogans ne voulaient simplement pas entendre Ou devant l'indifférence d'usagers devant l'inauguration d'un bâtiment public très dispendieux leur étant dévolu, choix important qu'ils trouvaient simplement "normal" alors qu'il était contingent. 

 

"Ainsi nous sommes passés d'un monde borné à un monde - qui peut apparaître- comme sans limite".

 

Nous ne sommes pas seulement sans repères, perdus, mais c'est la notion de repère elle-même qui est en cause. Mais que faire, face à des perspectives sans limites, où désir et besoin se confondent ? La toxicomanie est une issue parmi d'autres.

 

Autre conséquence : une altérité devenue de plus en plus insupportable. La résistance du racisme voire son amplification. La confrontation à l'Autre ayant été évitée.

 

Nous ne reviendrons pas en arrière. Alors, que faire ?

Reprendre la responsabilité de nos énonciations, cesser de se cacher derrière des murs de langage qui cachent toute parole personnelle. Lebrun nous incite aussi à reparler de la catégorie de l'impossible. Et à restaurer une faculté de jugement.

 

Sur ce point, tout bureaucrate pourra méditer ces paroles :

 

" la capacité de penser n'est pas évacuée par la connaissance ; la pensée professionnelle ne vient pas à bout de la pensée commune".

 

Il faut reconnaître à la "pensée son ancrage indispensable dans le monde commun".

 

Nous devons être capable d'un retrait, parfois, pour penser, et assumer notre énonciation, cesser de nous fondre dans des énoncés.

 

Il nous appartient donc de briser ces "murs de langage qui s'opposent à la parole".

 

Le projet manqué de Winston, il me semble, dans "1984". Mais nous risquons sans doute moins que lui à nous y essayer.

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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