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22 janvier 2018 1 22 /01 /janvier /2018 14:38
Ensemble, Soyons Moi, "L'énigme Tolstoïevski", Pierre Bayard

Pierre Bayard, dont on a déjà évoqué certains essais dans ce blog, n'a pas son pareil pour évoquer avec humour et intelligence des sujets immenses en utilisant le second degré, avec une sorte de radicalité ludique qui est l'intérêt du second degré (pousser les conséquences du second degré à son extrémité avec le plus grand sérieux, une exigence de cohérence. Ce qui a certes un côté un peu potache aussi).

 

Sa grande question, qui chemine au long de ses écrits, est celle du Moi. Y a t-il une permanence et une unicité du Moi ? Quelle est la substance du Moi ? Puis-je par exemple me demander ce que j'aurais fait pendant la seconde guerre mondiale ? Il n'est pas neutre évidemment qu'il soit, en plus d'un professeur de littérature, un psychanalyste.

 

Il continue ses jeux ontologiquement déstabilisants à la Borges, avec "l'Enigme Tolstoïevski", toujours dans cette verve : le Moi est-il permanent, et ici unique ? C'est en fusionnant deux auteurs, comme si c'était le plus sérieusement du monde (il se permet même d'évoquer le fait que certains auraient parlé de deux auteurs), qu'il développe la théorie des personnalités multiples. L'œuvre de ce Tolstoïevski, qui existe peut-être dans un des autres tiroirs du multivers, serait l'exemple parfait de l'existence en nous, non de plusieurs aspects de la personnalité, mais de plusieurs personnalités.

 

Par l'aspect ludique, la veine un peu délirante (pas tant que ça) qu'on creuse, on peut aborder avec plus de plaisir certaines explications pédagogiques. Et Bayard au passage par exemple déroule, autrement qu'un "Que sais-je ?" peut-être rébarbatif (quoi que j'aime bien les "Que sais-je ?"), la psychologie freudienne, dont il présente les failles, il se permet aussi ce luxe. Ainsi la théorie du "plusieurs Moi", vient concurrencer la théorie du Moi soumis à la pression de forces qu'ils paraît recouvrir. L'horizontalité des Moi se substitue à la topique freudienne et permet de l'expliquer au passage.

 

Bien évidemment derrière cet argumentaire, plein d'humour, mais qui soulève de vraies questions, notamment celle du Moi comme simple métaphore, ce que disait Valery, ou comme pur effet de langage, il y a une déclaration d'amour pour la littérature russe du 19eme siècle, les questions fondamentales qu'elle a su aborder, aussi bien chez Tolstoï que chez Dostoïevski. Par delà leurs différences, l'époque a réclamé d'eux certaines réponses. D'où une familiarité qui permet d'aller jusqu'à pouvoir dire qu'il s'agit d'une seule personne. Mais parfois évidemment, ça ne cadre pas. Alors on parle de crise. Comme chez chacun d'entre nous. Troublant en effet.

 

Pierre Bayard va analyser l'œuvre de ce Tolstoïevski et nous montrer que les phénomènes psychologiques qu'elle aborde ne peuvent être saisis que si l'on accepte l'hypothèse des personnalités multiples.

 

C'est le cas du coup de foudre amoureux. L'aspect irrépressible du sentiment ne peut s'expliquer que par le surgissement sur la scène d'une autre des personnalités que l'on accueille en soi. Et c'est pourquoi Tolstoï(ievski) peut écrire, à propos du prince André, quand il croise Natacha au bal : "un bonheur inconnu envahit son âme". Réciproquement, la subite disparition du sentiment amoureux, dans ce qu'elle a de brutal et d'incompréhensible (comment se fait-il que quelqu'un qui était l'évidence même n'existe plus ?), peut s'expliquer par cette pluri identité jusqu'au boutiste. Le temps est cette dimension même où peut se déployer au mieux l'existence des personnalités multiples. Toujours dans le domaine amoureux, ce que l'on appelle de nos jours le polyamour est aussi selon Bayard un effet de l'existence des personnalités diverses que nous portons.

 

Les personnages multiples compliquent encore la donne en s'exprimant parfois en même temps.  Notre tendance à ne pas être le même devant deux interlocuteurs doit s'analyser crûment, non comme l'effet de nuances, mais comme le produit de personnalités étanches dans un même corps. On mesure ici l'humour de Pierre Bayard devant l'étonnement que suscitent les personnages des romans russes cités. Le choc des personnalités peut conduire au masochisme, à l'auto agression, à la haine de soi, par exemple dans "Le joueur". Le problème du suicide, si préoccupant pour le romanesque russe, viendrait du fait qu'on ne s'accepte pas comme personnalité multiple. On juge anormaux des conflits intra psychiques qui sont inéluctables.

 

Le roman russe classique met en scène la violence. Le passage à l'acte, comme le coup de foudre, est souvent incompréhensible. Comme l'acte de Michel Piccoli, à la fin de "Max et les ferrailleurs" de Claude Sautet, quand il tue son collègue pour un caprice sans profondeur apparente. On dirait alors qu'un autre Max a surgi sur la scène. Un Max caché (l'exemple est de moi, Bayard en reste aux deux russes, et à Proust). Le langage nous est témoin de la justesse de la théorie : ne dit-on pas "être hors de soi" ?

 

L'auteur va jusqu'à proposer que la justice acquitte les criminels quand on peut attester du fait qu'une personnalité seconde, comme dans le film comique "Fous d'irène", a commis un crime que l'on veut imputer à quelqu'un d'autre qui habitant le même corps n'a pas commis.  En cela, Monsieur Bayard, vous rappelez à ma mémoire le recadrage cinglant d'un prof de philo de lettres sup à toute la classe tombée dans l'ornière, justement à propos de Dostoïevski et qui nous expliquait que la justice n'a pas besoin, théoriquement, du concept de responsabilité morale pour punir. Il lui suffit de sanctionner la cause. Et citant Spinoza il disait que nous punissons bien le serpent d'avoir mordu même si le serpent n'est pas "libre".

Si ce corps abrite une personnalité criminelle, alors il faut neutraliser et discipliner ce corps, et peu importe la notion de responsabilité. Le chapitre ici, audacieux, ne tient pas tout à fait.

 

Après avoir fini ce livre, il m'est ("il nous", comme conseille de le dire Bayard désormais, en une sorte de conclusion sur un écriture inclusive qui inclurait... non pas les femmes, mais nos personnalités foisonnantes) arrivé deux choses. J'ai choisi, inconsciemment un livre dans mon stock sur Toukhatchevsky, le maréchal soviétique. A l'analyse je me dis que cet essai de Bayard n'avait pas tout à fait terminé en moi, et en m'arrêtant sur ce nom je continuais un peu de ruminer Tolstoïevski. L'inconscient existe bel et bien, on le rencontre bien souvent si on y prête soin, pour le meilleur et le pire. C'était bien moi qui avait lu Bayard et pas un autre, en tout cas ! Et puis sur un réseau social, je suis tombé sur un article sur les 120 personnes dans le monde qui sont des "chimères génétiques". Il s'agit d'embryons jumeaux au départ, et l'un deux a subsumé l'autre. Aussi il n'y a plus qu'un seul bébé, qui a deux identités génétiques, et on peut en voir une trace dans une différence de couleur de peau sur le ventre. La théorie des personnalités multiples n'est pas si déjantée que cela. La nature offre aussi surprenant.

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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