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4 juillet 2019 4 04 /07 /juillet /2019 18:48
L'enfer c'est quand le réel n'est plus que rationnel - "La dialectique de la raison", Max Horkheimer, Theodor W Adorno

Adorno et Horkeimer, fondateurs de l'Ecole philosophique de Francfort, ont été biberonnés à Marx, mais aussi à Hegel et à Freud. Ils sont d'une génération qui constate la défaite de la révolution socialiste pendant la première moitié du XXème siècle, particulièrement la capitulation socialiste en allemagne, et la répression des spartakistes.

Pourquoi les dominés n'accomplissent pas ce qu'ils sont censés accomplir , leur rôle de fossoyeur du capitalisme, qui les produits lui-même? C'est la question qui les hantera, et elle est toujours valable.

Pourquoi est-ce de la société la plus éduquée et industrialisée que surgit le nazisme ? Quand ils émigrent aux Etats-Unis pour éviter la mort, ils se penchent sur ce qui est arrivé à leur pays d'origine, gardant en tête deux idées. Celle de Marx, parlant d'aliénation. Celle de Georgy Lukacs, un intellectuel et révolutionnaire hongrois d'une importance immense, aussi bien pour la pensée politique que pour l'analyse littéraire, qui forgea le concept de "réification".  On ne comprend pas Guy Debord, sans comprendre le concept de réification explicité dans "Histoire et conscience de classe", un livre majeur (et obscur aussi).

C'est en somme parce que nous sommes transformés en choses que nous ne pouvons pas nous libérer, et que tout discours de libération est sous la banquise de la domination.

En produisant la consommation, l'on produit des consommateurs, en transformant tout en marchandise, on transforme les rapports humains en rapports marchands.

La forcé du système ce n'est pas le discours politique qui le soutient, devenu presque inutile, ce sont les choses telles qu'elles vont et auxquelles nous nous intégrons nécessairement, et qui sont réalisées au nom de la rationalité. Ce rationnel nous fonde en tant que modernes. Nous ne pouvons pas nous insurger contre ce qui nous fonde.  Le piège se referme. La critique participe des fondamentaux de ce qu'elle critique, elle n'a donc aucune chance de triompher.

A la fin de la guerre, les deux compères mettent un point final à ce livre "La dialectique de la raison", qui explique le désastre hitlérien, non pas comme échappée de la raison, mais comme résultat de sa propre évolution. Ce que d'autres, comme les surréalistes, avaient aussi compris à leur façon, pour le premier conflit mondial. Ils ont conscience des persécutions antisémites, mais ne connaissent pas encore l'existence des chambres à gaz. Adorno en sera tellement marqué qu'il se demandera s'il est encore possible de penser ou d'écrire un poème après ça.

"La dialectique de la raison" n'est pas une oeuvre facile d'accès. Il est plus aisé d'accéder à la pensée de Francfort par "L'homme unidimensionnel" de Marcuse, comme eux émigré aux Etats-Unis, et dont le propos est très proche de celui-ci. Il reste que par son influence indirecte, ce livre est un des plus importants essais du siècle dernier.

La défaite de la Raison face à l'hystérie fasciste ne doit pas être cherchée ailleurs que dans la Raison elle-même. Telle est la thèse défendue. La Raison doit donc se remettre en cause dans sa prétention totalisante et calculatrice. Pour nous montrer ce mouvement qui conduit la raison à sa propre impasse, les auteurs vont pratiquer d'immenses détours, en relisant l'Odyssée, en passant par Sade, Kant, et en s'intéressant particulièrement à l'industrie culturelle en expansion à leur époque. Ils finissent par raccorder l'antisémitisme, étudié spécifiquement, à leur réflexion.

"Les Lumières" voulaient en finir avec l'obscurantisme, donc la vision magique de la vie. Dans ce combat, la Raison a aussi affronté la vieille métaphysique, celle de Platon par exemple.  Elle se tourne vers la matière, et sa domination absolue. Francis Bacon (le penseur anglais, pas le peintre...) en est le théoricien le plus direct. Pour lui il s'agit de soumettre le monde à l'Empire total de la raison, ce qui sera la tâche de la bourgeoisie. Il y a ainsi un germe totalitaire dans la raison. Pour maîtriser le monde, on l'aborde avec des équivalences, des quantités comparables, on le rend abstrait. Le monde se voit donc nivelé, aplani. Tout doit être contrôlé et prévisible et tout le sera, tel est le projet. Alors que la raison était censée se distinguer du destin des Anciens, de la Tragédie, en réalité elle en reproduit la logique de l'inéluctable. Puisque tout est raisonnable, tout est déterminable. Pourquoi cette fureur ? Parce que nous avons peur, et que les dieux n'ont pas apaisé cette peur, la raison doit donc tout intégrer pour que plus rien d'inconnu ne subsiste.

Donc, c'est très important, le mythe n'a pas disparu, il a envahi le profane. La raison est devenue à elle-même son propre mythe. Jusqu'à quand ?

Jusqu'à la mort climatique ?

On en vient à Homère, et déjà l'aventure de la raison commence, trois millénaires avant JC. Dans un passage, les Sirènes tentent de piéger Ulysse, mais celui-ci est averti. Les Sirènes, c'est le monde d'avant, magique. Il donne des bouchons de cire à ses marins, aux travailleurs, pour qu'ils fassent leur travail sans entendre l'appel du passé animiste.  Les rameurs d'Ulysse sont les individus modernes, incapables d'entendre autre chose que ce qu'on leur fournit. Tout Homère narre la fuite des hommes devant les dieux. Ulysse survit, contre les pièges, sa malice est supérieure à tout destin, il rentre contre vents et marées, et tous les pièges des pulsions animales. Homère écrit une épopée, déjà, et plus un mythe. Ulysse, propriétaire foncier, qui fait travailler les autres, est une prophétie du bourgeois.

Sade touche juste, car il met en scène la raison du monde qu'il aperçoit, une vie où tout est organisé (classé disait Barthes), programmé, "120 journées", et rien n'est inutile. Tous établissent une relation aux autres rationnelle, calculatrice.  Le romantisme, cette tentative sans espoir, dut succomber devant la puissance de la raison soutenue par les machines. Mais ce n'est pas l'amour romantique, seulement, qui succombe, mais tout amour, "car aucun amour ne peut tenir devant la raison". Chez Sade, les personnages démystifient absolument tout, car la société bourgeoise qui triomphe envoie valser tous les mythes.

Plus tard l'industrie culturelle passe toute la réalité à son tamis, industriel, justement. Rien ne lui échappe, elle s'empare entièrement de l'imaginaire. La plupart du temps, on sait comment le film se finira, et cela apparaît normal, morne mais normal, car rationnel.  Les loisirs sont le prolongement du travail, ils sont là pour permettre de retourner ensuite au travail, ils en sont donc partie prenante, et sont conçus avec la même rationalité que l'univers du travail. C'est la même logique de standardisation qui opère au travail et dans la conception des produits culturels. Ainsi, en allant au loisir, le travailleur s'adapte à son travail, il y apprend à quoi il doit se conformer. Il a le droit ne pas aimer, certes, les normes de son temps qui ne laissent pas le choix, mais s'il n'aime pas, il sera exclu de la société. Cette industrie ne sublime rien, elle donne aux spectateurs la leçon de frustration nécessaire, suggérant l'érotisme mais ne le donnant pas. On assiste à l'industrialisation de la culture, et donc à l'intellectualisation du divertissement.

"S'amuser signifie être d'accord".

La société de loisirs industralisée produit un consentement sans précédent, parce qu'elle neutralise toute opposition véritable, qui n'est que superficielle, de pure opinion, et participe donc du monde qu'elle critique. Le comportement de Philippe Poutou, désinvolte, sur un débat présidentiel, est une pièce du spectacle, où il tient son rôle. Aimer un film, aujourd'hui, pour les fans, c'est s'intéresser à son nombre d'entrées, à son budget, car la réalité de ce monde est le rationnel de ce monde, qui n'est plus questionné que de l'en dedans. Et pourquoi s'y intéresser ? (le mot "pourquoi" enferme déjà dans la raison calculatrice), alors qu'on pourrait juste en lire un résumé, utile pour les conversations. La publicité est devenu un langage structurant de toute expression culturelle. Le langage en est profondément affecté, les mots ne signifient plus, ils "désignent", sont soumis à l'utilitarisme rationnel. Le langage, soumis à l'ordre standardisé marchand, ne peut accueillir que de la conformité. On ne peut penser qu'avec les termes du langage imposé à tous par les médias de masse.

Si je m'inscris aujourd'hui dans une école de commerce, j'apprends le "rationnel" de l'économie, on m'explique qu'il faut utiliser les neurosciences pour manager, qu'il est rationnel de remplacer des hommes des machines. On m'apprend des mots qui expriment le règne de la raison dominant le monde, comme "performance", "compétitivité", "flexibilité", "parties prenantes", "redevabilité". Je ne suis pas un mauvais bougre, mais je suis un être de raison et pas un philosophe critique, donc j'adhère au rationnel pour survivre, et le réel n'est plus que ce rationnel économique qui se déploie. Le réel est donc rationnel et le rationnel réel. Alors j'applique dans le management des techniques de manipulation, mais je ne suis pas pervers, je ne sais pas ce que j'accomplis parce que je ne sais que me conformer au réel, celui-ci étant fonctionnel.

Seule la philosophie critique me conduirait à interroger les mots dans leur substance. La poésie, en opérant un glissement du sens, pourrait me montrer l'étrangeté de ce monde se prétendant l'incarnat rationnel. D'ici là, j'use des mots comme des outils, ils deviennent l'équivalent d'un marteau ou d'une pince, je ne questionne pas la substance d'un marteau quand je le prends en main. On me dit "capital humain", ce qui assimile l'humain à un stock, mais je ne l'interroge pas plus que si on me dit "tarte aux fraises". Ma raison essaie de se conformer à la raison du monde. En même temps, je ne suis pas empli de haine et de ressentiment, pas forcément, alors je cherche comment faire, je dis bonjour, j'organise un repas de noel au travail, mais je ne remets jamais en cause le fondement de cette vie rationnelle à laquelle j'ai du m'adapter.

Tel est le résultat du triomphe de la raison qui devait nous émanciper : l'idéologie est le "monde comme tel". Nos aînés du début du XXeme vivaient déjà dans une société où tout devait servir, ou tout avait valeur d'échange. Leur rapport au monde était structuré par la raison marchande. Le fascisme n'a été que le point culminant de la raison dans sa bascule totalitaire, alors que ses leaders ont prôné l'irrationnel, en réalité leur cible était la possibilité même de penser contre la totalité. La standardisation atteint, dans le mimétisme et l'uniformité nazie, un sommet. 

L'antisémitisme est le comble de la paranoïa, de la projection sur un objet extérieur de la saleté qu'on a en soi, de la haine de soi. Le nazisme permet cela, comme un système rationnel de purge.

Mais comment aurait-on pu résister alors que toute pensée non fonctionnelle, non utilitaire, a été abolie par la rationalisation marchande ? Pour faire un retour critique sur sa propre paranaoîa, il faut pouvoir disposer d'une faculté de penser qui outrepasse largement la pensée instrumentale à laquelle on a éduqué les masses pendant toute l'ère bourgeoise.

En même temps, la morale est devenue sans signification, au delà de ses proclamations, puisqu'il n'y a plus d'enjeu moral précisément. Le seul enjeu est d'être fonctionnel dans la machinerie, la responsabilité morale est ainsi dissoute. Ce qui compte, c'est que ça fonctionne. Les trains doivent partir à l'heure, ce qui est impardonnable, c'est qu'ils ne partent pas à l'heure. Les hommes européens des années trente et quarante ont appris à penser à partir de notices. Et ils ont continué. Le juif était la cible parfaite de l'implacable marche vers l'identique. A ce titre, la shoah est le point culminant d'une entreprise de normalisation rationnelle.

Oh oui, il y avait avant Hitler la démocratie, et le choix, mais le choix de quoi ? Du semblable.

 

On sort du livre en se disant qu'il n'y a aucune issue, et c'est vrai que ces auteurs n'éludent pas la déséspérance. 

Pourtant que pouvons-nous en faire ?

Déjà pouvons-nous considérer qu'il est vital de refuser que tout soit intégré. Ce qui est singulier est précieux. La totalité doit être repoussée. Nous pouvons aussi cesser de penser à la raison modernisatrice en la mythifiant. En considérant que la voie est qu'elle domine tout, et nous entraîne dans son sillage adaptatif. Le livre cite Hamlet et son hésitation, ainsi que le temps perdu. Telles sont les expériences humaines qui doivent être préservées. 

Il est nécessaire, absolument, de s'efforcer à penser contre soi-même, à s'imposer une dialectique de la raison. Quand nous utilisons des idées, des concepts, nous devons garder à l'esprit qu'ils écrasent d'autres concepts, qu'ils risquent de les éliminer. Or, le possible doit être sauvegardé par la pensée. Ainsi l'utopie, par exemple, ne doit pas se hâter de préciser ses formes, ou elle risque de reproduire l'infernale course de la raison totalisante après elle-même.

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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