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22 mars 2015 7 22 /03 /mars /2015 15:29
Justice est rendue à l'oeuvre de M. Houellebecq ("Houellebecq économiste", Bernard Maris)
Justice est rendue à l'oeuvre de M. Houellebecq ("Houellebecq économiste", Bernard Maris)

Avant de périr assassiné par les fanatiques-boomerangs de ce monde nihiliste que son romancier préféré avaient mis en scène à la fin de « plateforme », sentant que leur heure arrivait, comme un Bret Easton Ellis aussi dans « glamorama » (la familiarité entre les deux œuvres est frappante), Bernard Maris avait rendu un vibrant éloge, peut-être trop dithyrambique à mon goût, mais convaincant, à l’œuvre de Michel Houellebecq, dont il n’était semble-t-il pas encore le proche ami. Mais je comprends mieux comment l’amitié a pu se nouer après la lecture de ce court essai brillant, incisif, alerte, de l’économiste.

 

Je l’ai écrit il y a quelques semaines dans ce blog, je n’ai pas été convaincu par le dernier roman de MH (« Soumission »). J’en saisis la logique, comme une étape de plus dans son tableau des dynamiques du contemporain, le religieux étant appelé à combler la béance de notre temps, mais je ne suis pas persuadé par la prescience du propos de détail, cette-fois ci. Cela ne m’empêche pas de considérer les romans de MH, que j’ai tous lus, et même ses étranges poésies, comme des moments importants de la littérature de notre temps, de par leur prétention à saisir les grands vents. Pour les mêmes raisons, donc, qui font vibrer d’enthousiasme Bernard Maris dans ce petit essai ("un sourire", le qualifie l'auteur) qui se lit en un peu plus de deux heures : « Houellebecq économiste ».

 

Il vaut le coup d’être lu par ceux – ils sont nombreux – qui restent souvent interloqués par l’étrangeté du personnage et de l’œuvre de MH. C’est un livre d’économie, fort pédagogique (qui a un peu étudié l’économie connaît tous les concepts évoqués). Bernard Maris était économiste, et il vitupérait contre les économistes et l’économie. Une escroquerie à ses yeux. Je ne partage pas sa manière de présenter les choses sur ce point, car en parlant d’économie, et non d’économie libérale, il subit d’une certaine manière le triomphe de la naturalisation de l’économie bourgeoise , qu’il affronte pourtant bille en tête. Il y aurait d’un certain côté l’économie, intouchable, juste, rationnelle. Et de l’autre côté, le « social », l’ « humain ». Cette séparation, qui a été introduite avec un immense succès dans les esprits, empêche de considérer qu’il y a la possibilité de contester l’économie libérale sur son terrain, en développant une économie politique.

 

Récemment je lisais une Députée qui sur son compte facebook disait qu’elle espérait que la banque centrale européenne serait, à l’égard des grecs, plus « politique » qu’économique. En disant cela, elle ne fait qu’entériner qu’il n’y a qu’une économie possible. Que toute inflexion est une concession sentimentale à la raison. Or c’est au cœur même de la pensée économique dominante que le fer doit être porté. Quand une politique économique échoue (en fonction de nos finalités, nous n’avons pas tous les mêmes), elle doit être changée. Cela a pourtant été interdit, au nom de la rationalité autoproclamée d’une théorie dominante. Ainsi la politique monétaire est dite « indépendante » (mais de qui ?), et la politique budgétaire verrouillée par de seuils qui n’ont jamais prouvé leur efficacité à résoudre nos problèmes, bien au contraire. L’économie libérale est protégée par les textes, mais surtout dans nos têtes, et dans le langage même, désormais.

 

Maris admirait les écrivains, qu’il disait supérieurs aux psychologues en psychologie, aux économistes en économie, aux philosophes en philosophie. Il exagère sans doute. La littérature est un point de vue. Indispensable. Elle incarne, elle peut aller, par la poésie et le style (qui n’est pas réservé qu’aux romans d’ailleurs), là où on ne saurait aller autrement. Mais elle aussi ne sait pas tout faire. Je ne souscris pas à cette hiérarchie là, tout amoureux de la littérature que je sois. La littérature ne sait pas généraliser, et un écrivain a encore plus de mal que n’importe qui à se regarder de son propre balcon. Il apporte la radicalité de sa subjectivité, mais justement, rien que cela.

 

La littérature, cependant, et pas seulement Houellebecq au fond, si on élargit le propos au-delà de celui de Maris, est tentée par l’anti libéralisme. Je ne sais pas si on peut trouver de grand romancier ultra libéral. Aucun ne me vient à l’esprit. Car l’économie libérale repose sur le postulat du rationnel comme guidant le monde, allant jusqu’à expliquer par le calcul le nombre d’enfants procréés par chaque famille, ce qui est stupide, il suffit pour le comprendre de fréquenter des familles nombreuses en difficulté. La littérature dit tout autre chose. Et pas seulement Emma Bovary. « Pour comprendre la vie, les économistes ne cessent d’en chasser le sel ». La littérature pimente l’humain autant que possible. A l’équilibre des raisons, censé nous mener à l’optimum (Walras), la littérature, et MH en particulier opposent la vision d’une humanité en proie à des sentiments, des terreurs. Par exemple cette peur du vieillissement dont MH parle tant, et qui est tellement scrutée, irritée, par la publicité. Un seul économiste, le préféré de Maris, Keynes, a mis le doigt décisif sur le caractère irrationnel des comportements. L’essai dresse un portrait de MH en Keynésien fondamental.

 

Houellebecq est un antilibéral. C’est ce qui le caractérise d’abord, à la lecture de son œuvre. Ce n’est pas une œuvre « de gauche ». Car il y a une gauche libérale (qui réduit Houellebecq à un « réac », le reconnaissant clairement comme un ennemi) et il y a du libéralisme dans la gauche. Pas que dans la gauche sociale libérale, loin s’en faut. Car c’est précisément dans la culture de ceux qui se croient antilibéraux que le libéralisme fait son nid, depuis mai 68, on y reviendra. L’ennemi pour cet auteur, c’est la société libérale. MH apparaît un cousin romancier d’auteurs politiques comme Christopher Lasch (qui a remis la figure du Narcisse au centre des analyses psychologiques) ou en France Jean-Claude Michéa. Ce qui le sépare de ce dernier est que MH n’idéalise pas le peuple, dans une démarche ultra orwellienne (qui d’ailleurs me paraît une déformation outrancière d’Orwell). Ses romans en débusquent les lignes de force, les dégâts, la décadence. Les personnages de ces romans sont étouffés par le libéralisme. C’est d’abord cela qu’ils vivent. Et leur seule alternative est l’amour. Car Maris a saisi cela : Houellebecq est tout sauf un cynique. C’est tout le contraire d’un cynique ou d’un nihiliste. C’est quelqu’un de pessimiste et de fataliste qui désespère de son époque. Et qui ne voit de solution qu’en l’amour, et de moteur historique dans la science, pour le meilleur et le pire.

 

Les romans de MH attaquent de front la société libérale. « Extension du domaine de la lutte », titre explicite, montre en quoi le principe de la concurrence ne se restreint pas au domaine « économique » prétendu imperméable mais restructure les existences, pour notre malheur. Et en particulier la sexualité. « Les particules élémentaires » nous décrit les affres de personnages condamnés à l’atomisation. « Plateforme » s’interroge sur l’utile et l’inutile, bref sur la valeur, pointant la pauvreté de la valeur d’échange, cardinale dans le libéralisme. « La possibilité d’une île » décrit l’humanité remodelée en troupeau de consommateurs infantiles.

 

La modernité libérale a besoin de briser les liens, comme l’a identifié Karl Polanyi (non cité, pourtant c’est lui le premier à avoir saisi cela aussi nettement). C’est ce travail de sape qui hante l’œuvre de MH. Et des personnages devenus incapables de s’abandonner, de se lier, d’aimer. Dans le capitalisme tardif l’amour est en danger parce qu’à la baisse tendancielle du taux de profit une parallèle est tracée, qu’on identifie comme une baisse tendancielle du taux de désir. La pauvreté sexuelle, cachée derrière la performance, est de mise, parce que l’intensité de la rencontre est minée par la méfiance entre prédateurs. Parce que le marché doit s’interposer entre les monades, et les mettre en concurrence tout en les conduisant à se percevoir comme offre et demande. L’occident a tout sacrifié à cet ordre-là, abandonnant des pans entiers de ce qui faisait la valeur d’une vie. La valeur d’ailleurs, n’est plus perceptible qu’à l’aune de la valeur d’échange. Jed, le personnage de « la carte et le territoire » sait sa valeur d’échange mais est à la recherche de sa valeur en tant qu’humain.

 

L’autre hantise, c’est le désir opiomane de la marchandise. Opposé au plaisir. Le désir attisé et frustré, dans un monde supermarché (un lieu que l’on visite souvent dans ces romans). Le désir sans cesse repoussé par la destruction créatrice et l’obsolescence programmée. Dans « la carte et le territoire » MH se met lui-même en scène avec humour, frustré de voir trois produits qu’il aime disparaitre. Même l’attachement à ces objets lui est refusé. L’Humain Libéral est interdit de ne pas désirer, il « ne peut se contenter de ce qu’il a ». Augmenter le désir de marchandise tout en refusant son accès, telle est la perversité du modèle. L’amour, thème récurrent de ce romancier, est le viatique. Et Maris écrit joliment que :

 

« la chaine terrible du marché se brise, une fois encore (…) au maillon de l’amour ».

 

La figure la plus poussée du consommateur est le nouveau consommateur. C’est là où MH se sépare de la gauche, et ne peut pas être considéré comme un auteur de gauche, et surtout pas comme un « progressiste ». Le pire pour lui c’est le consommateur abouti, qui consomme de l’ « être » et pas seulement de l’avoir. Un personnage que l’on pourrait dérouler à l’infini, par exemple, ce que MH n’a pas fait, sauf très marginalement, dans le milieu militant. Le consommateur éthique. Le touriste social. D’où la violence de MH pour « le guide du routard ». Ces consommateurs sont la figure de perversion de la liberté, de la bonté, par le système libéral. Si MH était « de gauche », ce serait d’une gauche consciente de sa propre digestion par le marché, du fait que ses valeurs de liberté, d’émancipation individuelle, ont été réinvesties par la publicité et l’entreprise pour accentuer l’oppression de chacun, pour dessiner l’illusion d’une liberté sous emprise, d’une « coolitude » déguisant une violence terrible, excluante, impitoyable envers ceux qui ne peuvent pas relever les défis de la concurrence sur le marché économique ou sexuel.

 

Il y a certes une gauche qui rejoint MH, celle par exemple qui s’exprime dans un essai majeur, très houellebecquien (que Maris ne cite pas) : « le nouvel esprit du capitalisme » de Boltansky et Chiapello qui montre comment le capital a totalement intégré les valeurs bohêmes pour en faire des outils d’accumulation nouvelle, de domination nouvelle au sein de l’entreprise, et de contrôle culturel par leur attractivité.

 

Les romans de MH parlent du travail. De la société du travail. De la soumission du cadre, dans « Extension… », de son enchaînement à la concurrence, du bureau jusqu’à la piste de danse. MH distingue clairement les travaux utiles à ses yeux, ceux des ouvriers et des ingénieurs auxquels Jed, dans « la carte… » rend hommage par son travail artistique, des travaux pour lui parasites : la communication, le journalisme, l’informatique. Toute cette construction inutile, passant par une immense division du travail, qui n’est justifiée que par la loi du marché.

 

La culture, la distraction, sont des soupapes du système. Elles ne sont pas des résistances. Reste la figure de l’artiste, certes, qui est ailleurs. Mais MH va plus loin, rejoignant Marx dans son constat de l’aliénation. De la séparation entre le travail et le loisir nécessaire à sa reproduction. Dans « la carte et le territoire » règne cette nostalgie préraphaélite, de réconciliation entre art et artisanat, entre conception et exécution.

 

Maris n'aborde pas la question du passé. Y a t-il une idéalisation du passé chez MH ? Je n'ai pas relu les romans, mais je ne le crois pas. MH ne dit pas que c'était mieux avant. Il parle du vide regrettable de son époque et de l'humain qui y est seul et perdu, sans direction. D'ou la solution religieuse, seule capable, finalement, de constituer une formule de stabilité. Cela c'est le dernier roman, que Maris n'a pas eu le temps d'analyser.

 

Le pessimisme de MH s’enracine dans l’idée d’une entropie irréversible de ce monde voué à sa perte par une concurrence qui ne peut déboucher que sur la stagnation après avoir tout abimé. Seule la technique l’emportera, pour le meilleur et pour le pire. Le clonage cherchera à apaiser les souffrances sociales de l’homme libéral, mais pour déboucher… Sur le manque d’amour. Pourtant les « éternels », les posts humains, de plusieurs de ces romans, chercheront à échapper à ce monde libéral, à s’en protéger, à se préserver de sa violence, assimilée par MH au patriarcat (MH est tout sauf un misogyne).

 

Maris semble partager ce pessimisme-là. On peut y souscrire, mais aussi considérer que les valeurs libérales peuvent elles aussi, pourquoi pas à leur tour, être subverties pour évoluer vers une démocratie radicale où l’individuel et le collectif s’articuleraient pour sortir de l’aliénation marchande. Qui vivra verra. Le rôle de la littérature n’est pas de répondre à « Que faire ? ». Elle n’a d’ailleurs aucun rôle. Elle va où elle veut.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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