« Il faut bien que ça ait un nom ! »
Les éditions l’Age d’homme m’ont très élégamment proposé de puiser dans leur catalogue pour alimenter mon blog. Je l’ai fait avec plaisir, tant leur ligne éditoriale est variée et originale.
J’y ai trouvé notamment un livre de Jean Michel Gentizon, Psychiatre , intitulé « De la lycanthropie », ce phénomène qui voit des personnes se penser en bête fauve. Je n’ai su y résister. Le thérapeute de l’Hôpital Ste-Anne a vu un jour débarquer une femme panthère, et il en est resté manifestement fasciné, jusqu’à étudier le sujet à fond.
Comme beaucoup de gens, je suis moi aussi fasciné par les animaux sauvages et je partage des photos d’ours sur mon profil facebook, sans trop savoir pourquoi. J’ai une préférence pour leurs présences intempestives, leur surgissement au milieu des affaires humaines. J’ai moi-même connu une femme louve, et ce n’était pas de la tarte. J’ai souvent tendance à rapporter les gens que je rencontre à des figures animalières ; je ne suis pas très original et c’est ce qui doit être justement signifiant. Notons que les animaux sauvages ont tendance, avec le réchauffement climatique, et la destruction de leur habitat, en sus des évasions de zoo ou de chez les illuminés qui les abritent illégalement, à multiplier les incursions en ville. Ainsi à Toulouse, ma bonne ville, nous avons eu droit à deux commandos de sangliers écumant l’hyper centre toulousain en y semant la stupeur. Le jour où j’écris, on apprend qu’un bébé tigre se promène en Seine Saint Denis, et que des voyous marchandisent des selfies avec lui. Mais on ne sait pas d’ou il vient.
En prenant connaissance amusée de ces faits divers, j’ai découvert que la fonction de capitaine de louveterie, au centre du sublime roman de Giono, «un roi sans divertissement », existe encore.
Ces incursions m’ont semblé pouvoir inspirer une intuition chamanique : nos doubles animaux, comme les voyaient les indiens, nous disent quelque chose de fondamental, lorsqu’un ours est retrouvé dans une piscine ou qu’un cerf nous regarde au péage. Ils nous signifient sans doute ce que nous savons, à savoir que nous avons saccagé notre propre humus. Ils ne sont pas contents, et nous avertissent de la catastrophe. Comme un retour de refoulé. On peut parier sur une hausse de ces évènements : les ours font les poubelles au canada, ils feront peut-être la manche bientôt.
Jean-Michel Gentizon nous parle lui aussi d’inconscient collectif, et d’inconscient individuel, de retour du refoulé, en analysant la lycanthropie et en l’inscrivant dans son historicité.
La lycanthropie, très vite reliée par ses observateurs à la mélancolie, est évoquée dans nombre de textes de l’antiquité déjà. Et la référence majeure dans la culture reste le mythe de Lycaon, narré dans « les métamorphoses » d’Ovide, qui d’ailleurs multiplient les cas de transformation d’homme en animal par les dieux. Gentizon, dans la tradition freudienne, se réfère au mythe comme un signifié de l’essentiel de notre condition.
Le mythe est le résultat de la prise de conscience de la spécificité humaine. Elle est une voie médiane, tiraillée entre l’être animal et la tentation de devenir Dieu (« l’idéal du Moi » dira la psychanalyse). Il arrive ainsi que les Dieux, devant les prétentions humaines, renvoient l’humain à l’ancienne animalité dont il s’est échappé. Lycaon a été puni pour s’être affranchi des interdits que sont le cannibalisme, l’infanticide. Il est transformé en loup et perd le langage, ce qui nous différencie donc de l’animal. Le mythe met donc en scène le refoulement primaire de pulsions. Le petit fils de Lycaon, fils de Zeus, est appelé à créer la culture du blé. La civilisation. L’animal reste détenteur de ce secret. De ce qui a été chassé de l’humain. Le mythe est aussi là comme patrimoine de ce qui a été oublié.
La figure animale , ce double, remplit des fonctions psychiques. Elle rend visible, elle donne forme (et donc empêche dissolution de l’être possiblement, comme un dernier recours), à une part invisible en nous. Une part refoulée. C’est ainsi que l’œuvre picturale angoissée d’un Francis Bacon laisse affleurer ce que nous tentons d’oublier : nous sommes aussi de la viande. L’animal est « le contenant » de pulsions indésirables et enfouies. Le symptôme lycanthropique est un dernier recours pour nombre de sujets en souffrance psychique ou en proie à la folie. En offrant une figure, il empêche la dissolution du moi. Ainsi, dans ce sublime petit roman anxieux qu’est « le pigeon » de Patrick Suskind, la phobie incontrôlable du pigeon trouvé devant la porte du personnage principal, qui va déboussoler sa vie, donne forme à un mal de vivre qui bouillonnait. La figure animale paraît le comble de la folie, mais elle préserve en réalité le sujet de la néantisation.
Parlant est le cas réel de cet homme de 45 ans qui va voir sa fille à l’étranger, accompagné de son chien qui ne le quitte jamais. Il va découvrir sa petite-fille qui vient de naître. Lors de la visite, on éloigne le chien. Le père, quand il rentre, perd le chien. Il se retrouve ensuite en état de dépersonnalisation, se retrouve dans la peau d’un loup et se réfugie à l’hôpital. Il est obsédé par une pulsion de protection. Son chien, qui a disparu sans doute de son propre fait, lui servait de double canalisant. Sa disparition, liée à l’impératif de protéger l’enfant, a laissé tomber une digue. L’animal est une possibilité de fuite mais aussi un dernier habitat possible pour la psyché.
L’animal est ainsi un double. Chez les peuples animistes il est courant de disposer de deux corps. L’un vit dans la forêt, ailleurs, là où on l’a repoussé. Les inuits voient les esprits comme des créatures hybrides, mi humaines mi animales. La poésie de René Char est marquée par une obsession pour le loup solitaire et le poète lui aussi concédait une tendance lycanthropique. Je me souviens du peintre génial Gérard Garouste, dans l’émission tardive de Laure Adler, « le cercle de minuit », expliquant qu’il était un authentique loup-garou. Un proche de lui le confirmait sur le plateau, tout cela avec un premier degré que Laure Adler sut intégrer admirablement, sans préjugé. Cette présence du double animal se retrouve dans de nombreuses contrées de la culture. Gentizon aurait aussi pu évoquer « la belle et la bête » de Cocteau et l’ambivalence évidente de la figure de la bête. Recluse dans la lointaine forêt. Repoussée, repoussante, et attirante.
L’animal est aussi cet objet rejeté. La figure en nous de cette aspiration à jouir sans limites qui a été, justement, domestiquée. Mais voilà, elle peut refaire surface quand le néant menace.
C’est notamment le cas lorsque les sociétés sont en crise, comme dans la période, si bien décrite par Michel de Certeau (merveilleuse lecture !) à propos des possessions de Loudun, où la religion se craquelle. Ce fut le cas à la Renaissance. L’ordre spirituel médiéval s’écroulait, ce qui provoquait des phénomènes de déchaînement psychotique, parmi lesquelles la transformation en animal. On liquidait donc les sorcières, on exorcisait, et un Henri Boguet s’est targué d’avoir fait exécuter six cents lycanthropes. Puis le phénomène a été dé diabolisé par la médecine.
Si vous avez des tendances lycanthropiques, ne craignez donc rien. Vous n’êtes pas si inhumain qu’il n’y paraît.