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17 octobre 2017 2 17 /10 /octobre /2017 03:47
S'exposer à la honte pour tuer la honte : " La honte - Réflexions sur la littérature" - Jean-Pierre Martin

En défendant l'idée selon laquelle c'est la honte qui constitue le motif essentiel de la littérature, Jean-Pierre Martin nous convie dans un voyage plaisant et touchant à travers les œuvres de très nombreux écrivains (Nizan, Broch, Bernhard, Kafka, Gombrowicz, Camus, Coetzee, Levi, et bien d'autres)   et développe une psychologie d'un sentiment qui manifeste au plus haut point le caractère politique de l'humanité. Car la honte c'est la présence du spectre d'autrui, en soi, devant soi, derrière soi, tout le temps.

 

Dans "La honte, réflexions sur la littérature", l'auteur analyse le romanesque comme un moyen de briser la honte portée par l'écrivain. Il ne cesse ainsi de proposer des définitions de ce sentiment violent, comme celle-ci, très juste me semble t-il :

 

"le tourment de voir constitué notre moi par autrui". 

 

(Si vous voulez enrager quelqu'un sur un réseau social, mettez-vous donc à l'objectiver. Ce qui déclenchera sa fureur, inévitablement. Etre objectivé c'est se voir privé de ses subterfuges. C'est se rappeler à ses déterminismes insupportables et vertigineux.)

 

L'essai de Jean-pierre Martin oscille entre l'analyse de la honte qui ressort de la fiction, mais qui se loge aussi dans l'acte même de l'écriture, les deux hontes étant inséparables.

 

Ecrire c'est une autre façon de paraître, mais c'est toujours paraître. Les développements littéraires semblent dévoiler mais restent des masques, les ombres renvoient aux ombres.

 

"La honte propre à la littérature , ce serait ce malentendu recherché".

 

Je te dis tout, mais ce tout n'est peut-être qu'un tout encore négocié. Si l'on débusque la honte un peu partout dans la littérature, elle fuit entre nos mains. La confession est parfois dissimulée dans ce qui n'apparaît pas comme tel, et une honte peut en cacher d'autres. Il y a des livres où la honte se dépasse avec l'aveu, comme pour l'homosexualité, parfois de manière à peine indirecte.

 

Publier expose à la honte, parce que l'on est exposé à la critique, qu'évidemment ce qui est figé dans la page ne peut être changé et appartient à l'incontrôlable lecture. On a vu tant d'écrivains détruire leurs manuscrits (Gogol), ou de manière plus ambiguë comme Kafka souhaiter qu'on les détruise. Tout écrivain est placé face à son insuffisance :

 

" Tout texte renvoie au grand Texte. Au Livre sacré".

 

Il y a toutes sortes de hontes, mais Jean-Pierre Martin, qui les classifie et les décrit ne manque pas de les relier à une honte- colonne vertébrale : la honte ontologique de l'être humain. 

 

La honte, intime par excellence, n'est pas forcément honte de soi, elle peut être honte transmise, honte par procuration (j'ai honte pour lui), honte collective, honte immémoriale. On peut avoir honte pour autrui : " La honte leur interdisait de se regarder en sa présence" (Marguerite Duras).

 

Les hontes individuelles sont indémêlables des hontes sociales, et évidemment le personnage romanesque est à même de signifier cette intrication. Il y a la honte d'être pauvre, mais aussi celle d'être petit bourgeois, d'être blanc, d'être noir.

 

La puissance de la honte c'est de s'affranchir du temps, de resurgir, comme une rivière enterrée, tout aussi puissante.  "L'enfant humilié est un éternel enfant", et il aura du mal à se départir de ce sentiment. Toute la littérature le crie. Ceci notamment depuis Rousseau et ses Confessions, qui invente l'autobiographie et ouvre le temps des "épousailles" entre honte et littérature. Jusqu'à une littérature qui s'avère véritablement "pornographique", son but étant de tout dire.

 

Tout l'essai repose sur cette double nature de la honte. L'écrivain n'est pas que l'enfant honteux, humilié dans sa pension, ou l'adolescente confrontée au déchirement familial par sa trajectoire (Ernaux), qui a décidé d'écrire pour échapper à la honte. Il est lui-même confronté à la honte de l'écriture face au réel, au sentiment d'imposture qui résulte de cette confrontation, au fait que l'écriture est une limitation.

 

L'écrivain est inéluctablement conduit à affronter une "honte métaphysique" qui s'ajoute aux hontes sociales.     La honte littéraire est souvent une honte du corps, chez l'écrivain comme chez le personnage, mais elle l'est doublement. C'est le corps difforme, laid, fébrile, de l'écrivain, mais c'est aussi le corps humain tout court. L'Etre là du corps. Le corps de Roquentin, incompréhensible, dans la nausée. Le corps de la Métamorphose Kafkaïenne.                                                                                                                                         

Le roman nous apprend beaucoup sur la honte. "Lord Jim" de Conrad, dont le thème central est une honte, nous la présente non pas comme le résultat d'une faute originelle, mais d'un pur événement romanesque. Jim a honte d'avoir été lâche en quittant un bateau qui coulait. Il en vient à exposer pleinement son narcissisme moral hérité de la mégalomanie infantile (concept du psychanalyste André Green), à produire l'Autre comme une production fantasmée (qui le scrute). La honte apparaît ainsi dans ce roman majeur comme profondément liée à l'orgueil, qu'elle côtoie en un "Tribunal intérieur". L’événement vient ainsi activer un sentiment qui se loge dans l'enfance, et la littérature plonge autant qu'il est possible dans les souvenirs d'enfance.

 

La honte a une fonction sociale mystérieuse, comme le montre "La lettre écarlate" de Hawthorne, où une femme abattue par la honte devient une sorte de sorcière respectée, forte d'un savoir social que l'expérience de l'indignité totale lui confère (les anthropologues décrivent ce genre de personnages, aux lisières des forêts amazoniennes, repoussoirs et respectés, portant sur eux les fautes du passé et les leçons).

 

Pour certains la littérature sera un parcours de sortie de la honte. Comme pour Duras, qui évolue de la honte à l'impudeur. Comme pour Genet, qui clame que "mon orgueil s'est coloré avec la pourpre de ma honte".

 

Il y a aussi les hontes insurmontables, comme celles des écrivains qui abandonnent la fiction, comme Broch, ou celle de Primo Levi, qui se suicide après nous avoir légué "Si c'est un homme". Jean-Pierre Martin parle longuement de la "honte des survivants" aux camps de concentration. Honte d'avoir laissé les autres, d'avoir survécu à leur place. Honte d'avoir subi de telles atrocités. Honte de vivre dans un tel contraste avec le passé inimaginable pour autrui. 

 

Ecrire, c'est la solution, plus prosaïquement, des grands timides. De Stendhal, Leiris, ou Rousseau. Le moyen de ne pas parler quand on n'aime pas sa voix. 

 

Les romans illustrent les tentatives de surmonter la honte : libertinage et cynisme, solution bouffonne, solution transformiste (y compris "la métamorphose"), solution fugueuse, voyeuriste, comique, suicidaire, violente.

 

Mais est-ce si efficace, d'écrire, pour guérir sa honte ? C'est une question qui se pose aussi à la psychanalyse, finalement, que celle de Jean-Pierre Martin :

 

" N'est-ce pas éventuellement la honte des mots - et non des choses -

qui a été dépassée ?". 

 

En écrivant, est-on capable de vider la honte, ou simplement d'en rester au niveau superficiel de la langue ? Est-ce que nommer libère ? 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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