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10 octobre 2017 2 10 /10 /octobre /2017 15:34
Réflexions critiques sur l'écriture "all inclusive"

Une partie du mouvement féministe, qui a toujours questionné la dimension patriarcale incrustée dans la langue française, avec de solides arguments, défend avec vigueur la perspective d'une écriture dite inclusive, ou épicène (concept féministe plus précis). Les féministes ne sont pas les seules (et les seuls) à défendre cette idée là, elles se tiennent auprès de défenseurs des dites "minorités" qui voient dans le langage un outil reproducteur des inégalités et oppressions.

 

C'est un combat que je ne suis pas disposé à partager.

Intuitivement, cette idée ne m'a pas réjoui quand je l'ai découverte. Puis j'ai du comprendre pourquoi, le plus honnêtement possible.

Mais ne vous attendez pas à des déclarations anti féministes ici.

Je ne sais pas si je suis féministe, il faudrait mériter ce titre, ce qui est toujours compliqué pour un homme (et prétentieux), mais en tout cas je pense assez clairement que l'on gagnerait à vivre dans une plus grande égalité. Disant cela je garde en tête la différence conceptuelle entre égalité et similitude. Je ne les confonds pas, même si je sais que la dissemblance forcée ou systématisée est une forme de l'inégalité.

Si je partage, je crois, les fins égalitaires des défenseurs de l'écriture inclusive, je reste plus que réservé sur le moyen proposé.

 

Le langage de l'animal politique, et non soumis à la politique

 

Je suis trop orwellien pour partager le désir d'une écriture inclusive.

 

Pour moi, le langage doit procéder d'une douce anarchie. Il doit appartenir aux mœurs. Aux peuples et aux artistes. Les dictionnaires doivent constater a posteriori et ne rien prescrire de nouveau. C'est d'ailleurs leur sage philosophie, jusqu'à ce jour, excepté dans les dictatures.

 

Toute action politique consciente sur le langage me paraît dangereuse. Elle ouvre la porte à la prise de pouvoir politique sur le langage, sur la fibre même de nos pensées. C'est ce que l'Etat de 1984 parvient à réaliser, avec la novlangue. Au nom du bien, au nom de l'égalité.

 

Quand je parle de douce anarchie, je ne dis pas qu'il ne faut pas de règles, bien entendu. Sinon ce serait le langage du théâtre de l'absurde qui l'emporterait (il est déjà bien trop présent dans notre quotidien). Mais les règles de grammaire, de syntaxe, doivent procéder du langage lui-même et non de l'extérieur. Il en est de même pour le football. On se dote de règles, comme le hors jeu, pour que sport soit viable. Tant mieux si le club le plus riche fait un match nul contre le petit poucet de la coupe de France, mais ça ne doit pas être sur décision du Président de la République ou pression d'un groupe de supporters dans les gradins. Sinon ce qui se passe sur le terrain sent la mort.

 

Le langage est ce qui nous rend humain. On n'y touche pas impunément. On ne doit pas le brutaliser, à mon sens. Certaines de ses structures remontent le plus loin qu'on puisse imaginer. Elles ont servi de canevas à toute l'histoire de la culture. Le projet de révolution culturelle visant à couper avec volontarisme le cours du langage me paraît dangereux, et à vrai dire utopique, comme toutes les révolutions culturelles d'ailleurs. Je préfère imaginer un langage comme un bateau sans gouvernail qui file à son gré.

 

Je tiens, par dessus tout, à l'autonomie du langage, au fait qu'il échappe, non pas au politique, car il est indiscutablement politique, puisqu'il sert à communiquer, mais à "la" politique, c'est à dire à l'exercice d'un pouvoir conscient. J'aime à penser que le langage procède d'une sorte d'évolution chaotique. Je suis ainsi hostile aux "réformes" qui touchent le langage. Il faut le laisser aux peuples, aux artistes. Il en est du langage comme de la sexualité. C'est trop précieux pour laisser les militants s'en approcher, et pour laisser planer au dessus d'eux le rapace réglementaire.

 

La valse harmonieuse, et non la danse des canards avinée

 

En écrivant, nous engageons une valse entre le signifiant et le signifié. Elle est bien difficile à surmonter. Si en plus on implique un autre danseur, "le politiquement correct", alors la danse risque de ressembler à une agitation burlesque de fin de bal arrosé.

 

L'écriture inclusive a tendance fâcheuse à alourdir les phrases, à les rallonger, à chasser la musicalité de la langue, à accentuer les inadéquations entre l'écrit et l'oral et donc à isoler l'écrit.

Elle ne me paraît pas contribuer à la recherche de l'harmonie, bref de la beauté, et constitue un obstacle de plus pour celui qui veut essayer d'écrire, à la poursuite de la fluidité. 

 

Or écrire est difficile. 

En défendant l'écriture inclusive, ne sert-on pas d'idiot utile à la protection d'un privilège de lecture et d'écriture ?

 

Ne vient-on pas simplement déplacer une inégalité ? Voire, pis, remplacer une inégalité symbolique par une inégalité réelle ?

 

Une traque sans limite

 

Et puis, la propension "inclusive" me paraît sans limite, et c'est pour cela que je parle d'"all inclusive" (évoquant en même temps le prurit totalitaire).

 

On peut pousser très loin la traque du stigmate anti féminin dans la langue, Par exemple on pourrait aller jusqu'à supprimer après tout les genres féminin et masculin qui enferment les concepts. Pourquoi parle t-on de "la" douleur, "la" mort, "la maladie", "la" guerre ? Ne faudrait-il pas supprimer les pronoms ? Pourquoi s'arrêter en route ?

 

A ce compte là il ne resterait qu'à se taire.

N'est-ce pas, finalement, le grand fantasme derrière les polices de la langue ? Qu'enfin, on se taise et écoute. Comme le grand fantasme vegan est qu'enfin, on disparaisse.

 

Mais pourquoi se concentrer sur les stigmatisations de genre ? Après tout d'autres causes ont attiré l'attention sur les aspects stigmatisants du langage. L'antiracisme américain a souligné le caractère péjoratif lié à la couleur noire.

 

Alors il faudrait, quand on écrit, à être cohérent, se surveiller constamment, se corseter, pour ne pas risquer par exemple de stigmatiser la pauvreté plutôt que l'abondance, ce que la langue effectue en permanence. Ce qui, indéniablement, valorise la pulsion d'enrichissement, et dévalorise les plus en difficulté. il faudrait, par exemple, supprimer du dictionnaire le mot "réussite".

 

A force de protéger, le langage inclusif risque de produire le contraire de ce qu'il poursuit : désigner le repoussant, par la pudeur excessive. On le voit quand on parle de handicap, de vieillesse. Autrefois, le mot "vieux" n'était pas forcément entaché de honte. Si on dit "senior", c'est aussi un euphémisme qui par son existence masque une réalité qui fait baisser les yeux. On ne dit plus "aveugle", on ne dit plus "personnes handicapée" mais "pmr". La bonne conscience ne cache t-elle pas finalement le trouble de la différence ?

 

Asphyxier la spontanéité de l'écriture

 

Pour moi, qui sensible comme d'autres aux richesses évoquées par la psychanalyse, par le surréalisme, qui nous ont montré ce que la libre association a de puissant, cette idée d'un langage cloisonné de l'intuition, qui se surveille, et qui est constamment surveillé d'un point de vue de perspectives uniques additionnées, ne me dit rien qui vaille.

 

J'y vois la possibilité d'une asphyxie, j'y vois aussi un langage appauvri par des négociations avec des particularismes. J'y vois aussi la fin de l'espoir universel de vibrer ensemble autour des mêmes mots de génie.

 

Nous contaminons le langage autant qu'il nous contamine

 

Mon désaccord le plus profond porte néanmoins sur la conception même du langage.

Les défenseurs de l'écriture inclusive pourraient méditer Wittgenstein. Il nous dit qu'un mot peut revêtir bien des sens. Le langage est un sable. 

Ainsi les défenseurs de l'inclusif se trompent à mes yeux quand ils prétendent que le langage conditionne. Nous conditionnons le langage autant qu'il nous conditionne.

Si je prend l'exemple du mot "humanité", on peut lui reprocher de renvoyer à l'Homme et non à la Femme. Il reste que cela dépend de votre imaginaire. Pour ma part, en utilisant "humanité", je sais que je ne dis pas "Homme", et c'est même pour cela que j'écris "êtres humains" souvent, pour englober Homme et Femme. C'est mon usage. Le mot humanité lève en moi des images d'hommes et de femmes. 

 

Le mot "Mademoiselle" est traqué par certaines féministes. Pour autant elles oublient là aussi, les leçons de Wittgenstein. Pour beaucoup de gens, dire "Mademoiselle", c'est non pas dire "je te signifie que tu ne serais un adulte que si tu étais mariée", mais c'est envoyer un signe qui dit "vous faites jeune, vous être jolie", ou encore c'est aimer utiliser ce mot pour le plaisir de sa douce et sautillante sonorité. Il y a donc malentendu. Et d'ailleurs si vous dites à l'interlocuteur qu'il vous offense en utilisant le mot "mademoiselle", bien souvent il tombera des nues. 

 

Supprimer "Mademoiselle", c'est en outre appauvrir le langage en le privant d'une nuance. Tant qu'à vouloir traquer, alors soyons plutôt créatifs et utilisons le mot "damoiseau", ou disons "mon garçon". L'égalitarisme langagier risque en effet d'assécher le langage. Or, comme Orwell l'a montré brillamment, c'est par la perte de la palette des nuances que l'on combat au mieux la liberté de penser, en l'atteignant en plein cœur.

 

La liberté de penser, c'est celle, aussi de mal penser.

 

Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il faut évacuer la préoccupation égalitaire de la forme. Non. Les mots ont un sens. Nous sommes responsables de ce sens. Pour ma part, je ne dis plus "les hommes", le plus souvent je fais attention, je dis "hommes et femmes", ou "humains". Mais ce que je conteste, c'est le concept d'écriture inclusive, c'est-à dire d'une action systématique de surveillance, de révision, de passage au tamis, de recherche du détail qui cloche, comme on traque le message subliminal pour déconstruire la publicité.

 

A la limite, une telle attitude mènerait à prétendre que des textes médiocres sont parfaits parce qu'ils respectent l'exigence d'inclusion. Cela, je ne peux y souscrire. 

 

Pourquoi, après tout, le langage ne serait-il pas, aussi, le terrain ludique où nous revisiterions en permanence notre Histoire ?

La longue histoire humaine a jusqu'à présent inclus la domination patriarcale. C'est regrettable mais c'est aussi dans ce cadre que les chefs d'oeuvre ont été écrits, et nous méritons de continuer à les lire, à les comprendre, à apprendre d'eux, sans multiplier les obstacles qui les invalideraient. Il ne s'agit donc pas d'élaguer, non pas de tracer des sentiers obligés et d'interdire les pelouses aux visiteurs, mais de se promener librement, consciemment, dans le langage.

 

La langue est une superstructure. Elle reflète le monde. A cet égard elle a enregistré les effets de la domination patriarcale. 

Certes le rôle des superstructures n'est pas anodin. Elles constituent un moyen de conservation. Elles légitiment et invisibilisent.

En passant par la superstructure, par la culture, on peut atteindre l'infrastructure, oui. Tout cela n'est pas contestable.

Mais il reste que le langage changera si l'on change les modes de vie et les relations. D'ailleurs le fait qu'on réclame de l'écriture inclusive, ou épicène, est un symptôme des changements sociaux déjà effectués.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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