La guerre d'Espagne de Napoléon, on ne s'en souvient guère, sinon grâce à Goya souvent reproduit dans les manuels de castillan.
L'Espagne fut pour le despote corse ce que le désert africain fut à l'Allemagne hitlérienne : la première défaite, la fin de l'irrésistible conquête. Napoléon s'enlisa en Espagne, aux alentours de 1811, s'y affaiblit, connut le doute. La courbe de son destin s'y infléchit. Cette guerre fut particulièrement cruelle et atroce, car les français furent difficiles à déloger. Et les espagnols manifestèrent déjà ce mélange de désorganisation et de résistance acharnée dont on reparla au vingtième siècle.
C'est le cadre de cette histoire, et plus particulièrement la ville blanche de Cadix, située au bout d'une langue de terre, à l'extrêmité de l'Europe, qu'a choisi Arturo Perez-Reverte pour son ample et foisonnant roman : "Cadix, ou la diagonale du fou", écrit en 2009.
Une fresque narrant le siège de la ville par l'artillerie française, dans un environnement tout à fait inédit, fruit des amours de l'eau et de la terre (le combat est sur les eaux, dans les airs avec l'artillerie, mais aussi dans les marais avec la guerrilla).
C'est aussi un roman policier efficace, un livre de mer, une plongée dans la classe commerçante atlantique de l'époque, une histoire d'amour (impossible, comme il se doit), et aussi un livre sur les débuts d'un certain scientisme qui culminera quelques décennies plus tard. Sans oublier une dimension politique sur le début du libéralisme politique européen, et de son courant espagnol né fragile et qui le restera. Toutes ces dimensions étant habilement imbriquées à travers les liens entre les personnages.
Perez-Reverte y est à son aise, et ce livre m'a beaucoup plus conquis que les fameuses aventures du capitaine Alatriste, manquant de surprise de mon point de vue. Ici Perez-Reverte, sans doute aiguillé par sa passion pour Cadix et son appétit d'Océan, donne le meilleur de son talent : dans l'imagination, le style clair et poétique mais qui évite l'ampoule, la construction, l'épaisseur des personnages, la description de la beauté des lieux.
Le roman prend son temps pour démarrer - comme il sied à une oeuvre de longue haleine (762 pages) mais peu à peu on s'y installe solidement. Il se déploie sur plusieurs fronts :
D'abord la vie à Cadix sous le siège, du point de vue d'une admirable femme, Lolita de Palmas, seule à la tête d'une maison de commerce transatlantique. Cadix est au début du roman le retranchement encerclé de l'Espagne fidèle au Roi Ferdinand gardé à vue en France, qui refuse de se soumettre à Joseph Bonaparte. S'y dessine une Espagne monarchiste et parlementaire, alliée méfiante des anglais. Elle adopte une Constitution et se confronte aux premières révoltes en Amérique du Sud qui vont abattre son Empire. Le commerce est frappé par la guerre et y tient son rôle, à travers l'action des corsaires affrêtés par les compagnies. De la rencontre entre Lolita de Palmas et un capitaine corsaire naîtra la romance.
Mais ce quadrillage de rues est aussi sujet à une double géographie meurtière : celle du bombardement français qui se veut de plus en plus scientifique et cherche à couvrir toute la ville, mais surtout celle d'un tueur en série qui assassine les jeunes filles avec cruauté, pourchassé par un policier cynique et brutal, intelligent, aidé d'un professeur qui l'aide à approfondir ses intuitions sur l'assassin. Tout le mystère est là : le tueur frappe où tombent les bombes françaises, envoyées par un officier obsédé par les calculs, mais parfois aussi avant leur chute, sur le lieu même ! Les deux géographies se recoupent ainsi et c'est bien entendu en trouvant pourquoi que l'intrigue pourra être résolue.
"Cadix, ou la diagonale du fou" est un beau roman, fruit d'un travail de titan. Un
roman qu'aimerait sans doute écrire Umberto Ecco s'il avait gardé le fluide du "nom de la rose". Ces romans d'écrivains accomplis et capables de grande ambition qui rendent hommage à leurs passion d'enfants : ici on reconnaît les exploits des corsaires et les petits soldats de plomb de l'Empire.
Il est sans doute le résultat d'une investigation titanesque sur l'Espagne de l'époque, sur Cadix décortiquée rue à rue, sur la navigation il y a deux siècles (les manoeuvres sont décrites avec un sens technique impressionnant), sur les pratiques commerciales de ce jeune capitalisme. Ces informations s'insèrent aisément dans l'onde romanesque, dans une écriture bercée par les flots qui restitue toute la poésie de ces villes de la côte atlantique subsumées par la présence de l'océan.
Enivrant, dépaysant. Un roman du grand large. De ceux que l'on lit pour l'évasion et la force du vent. De ceux qui nous rappellent à nos émotions épiques. Il en est besoin de temps en temps pour un lecteur.