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8 février 2016 1 08 /02 /février /2016 17:22
Du flou dans le néant - "Archéologie du nihilisme, de Dostoïevski aux jihadistes, de François Guéry

 

Dans cette période troublée que nous vivons, agitée par le terrorisme, on voit poindre sans cesse le mot « nihiliste » dans les analyses foisonnantes du phénomène. C’est très discutable. Comment penser que des gens qui croient sans aucune espèce de doute, soient des nihilistes ? Ne sont-ils pas le boomerang, justement, d’une époque qui ne croit à rien sauf à la consommation pure ?

 

François Guéry veut y voir clair. Il commence son essai, « archéologie du nihilisme, de dostoievski aux jihadistes », en soulignant à juste titre qu’il n’est pas certain qu’on sache de quoi on parle exactement. Et pour cause, ce terme a été marqué d’ambiguïté dès le début. C’est comme si l’idée de néant qu’il visait le néantisait lui-même. La volonté de clarification de l’auteur est donc à saluer.

 

Pour autant, est-on plus avancé à la fin de l’essai ? A vrai dire, j’ai du mal à répondre positivement. Guéry se perd un peu dans des détails et les anecdotes, dans cette maladie de l’intellectuel qui considère que ce sont les auteurs qui créent le monde et que l’on doit le nihilisme à celui qui utilise le terme, et finit par perdre le fil. Le livre finit en queue de poisson. Surtout, s'il a lu, il ne semble pas s'être intéressé à ces jihadistes qui sont dans son sous-titre, plus accrocheur du coup. C'est un essai de philosophie de lecteur de philosophie et de romans. Le souci des philosophes qui s'attaquent à la politique c'est souvent leur paresse évidente pour l'enquête. Leur croyance dans la fécondité absolue du développement des idées en dehors d'une obsevation assidue des phénomènes. Les grands philosophes politiques, comme Arendt, n'ont pas ce défaut.

 

Autre reproche, plus cinglant, pour ce livre qui se perd un peu en méandres : il amalgame "nihiliste" et "révolutionnaire". Sur la couverture de l'essai, on voit Marx et Lénine. Aux côtés de Daesh ? Ce n'est pas sérieux, et c'est même une insulte au bon sens. Tous ceux qui veulent changer le monde en profondeur sont-ils des nihilistes ? C'est une confusion plein de préjugés politiques qui ne tient pas un instant.

 

Le concept de nihilisme, et cela j’y adhère, lance dans « deux directions opposées ». C’est à Nietzsche, dont on sait la pensée parfois contradictoire tissée de fulgurances, que l’on doit cela.

 

Il voit le nihilisme comme une « passivité contemplative », comme une sorte de bouddhisme européen. En cela il règle ses comptes avec son premier inspirateur, Schopenhauer. Mais en même temps, il perçoit le nihilisme à la russe, le fanatisme, le besoin de destruction. Un absolutisme qui va mal avec la contemplation qui « refuse la vie ».

 

Avec ce mot nous héritons donc d’une « équivoque considérable ». Quand Nietzsche prophétise que le nihilisme sera le sort de l’Europe entière, perçoit-il le refoulé pacifiste du tragique, le refuge dans la marchandise, ou la violence terroriste comme fait politique structurant ? La crise écologique, qui témoigne d’un mépris de la vie, de sa continuité, d’une totale irresponsabilité à l’égard du monde, n’est-elle pas le fruit le plus évident de ce nihilisme entrevu ? Un nihilisme pointé par Hans Jonas aussi, lorsqu’il analyse la maladie de l’époque comme un nihilisme affirmatif qui nie à la fois le passé et l’avenir.

 

On peut se référer cependant à des faits. Le nihilisme a un impact dans l’Histoire. Un nihilisme terroriste qui s’affirmait comme tel, comme celui des terroristes qui liquidèrent Alexandre II. Celui théorisé par Netchaïev dans son « catéchisme révolutionnaire ». Une « négation en acte », que Tourgueniev incarne dans le personnage de Bazanov dans « père et fils ». Le nihiliste est ici celui qui rompt. Avec la société d’avant, avec le père. Il ne respecte rien de la transmission. C’est un refus total des institutions et du monde tel qu’il est. C’est aussi un divorce avec l’idée de progrès. C’est un doute intégral dont l’auteur voit un arrière grand-parent dans le doute cartésien. Le nihiliste veut un monde en cendres. Mais l’ambigüité c’est qu’il ne le veut pas pour rien. Mais pour un autre monde à bâtir sur des ruines. Il refuse la vie oui, mais laquelle ? Le nihilisme est-il le refus de la vie, soit la pulsion de mort, ou le refus de cette vie-là ?

 

Dostoïevski est le grand metteur en scène des nihilistes. Et Nietzsche l’admire. Dans ses romans, et c’est la même chose pour Netchaïev, en réalité un meurtrier d’étudiant, de droit commun, il y a toujours une cause pour légitimer le crime. Cette cause, c’est « le peuple ». Dieu aujourd’hui ? Ou l’oumma ?

 

Il y a aussi un nihilisme… Nietzschéen lui-même ! La mort de Dieu est une belle nouvelle. Elle fait place nette. « Enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre la voile ». La destruction laisse des espoirs à la volonté de créer un monde nouveau, un homme nouveau surtout. Ce nihilisme nietzschéen élitiste est bien contradictoire avec ces mouvements de masse, de « troupeau » que l’on dit nihilistes. Equivoques, donc. Qui resplendissent dans la phrase « nous ne sommes rien, soyons tout ».

 

Le nihilisme s’est exprimé dans l’art le plus nettement. Dès Gauguin d’après Guéry. Puis avec l’expressionnisme.

 

Camus, dans « les justes », s’attaque au nihilisme tout en saluant sa pureté révolutionnaire. Ce qui manque au nihilisme c’est la conscience des liens humains.

 

En cheminant à travers une histoire des idées bien arbitraire, une histoire de l'art bien parcellaire,  on s’y perd. Et le tort de Guéry est de ne pas en revenir à l’essentiel.

 

Essayons. Il y a cette phrase qui revient souvent chez Nietzsche, c’est « le refus de la vie », qu’il traque dans le platonisme comme chez les chrétiens. C’est comme cela qu’il définit le nihilisme. Et c’est sans doute une clé unificatrice.

 

Ce refus de la vie, on le trouve chez ceux qui méprisent la vie humaine, qu’on peut sacrifier au nom d’abstractions. On le retrouve chez ceux pour qui l’Histoire n’a plus aucun sens, la vie plus aucune substance que la jouissance immédiate, bref dans le nihilisme occidental du supermarché. Et on le retrouve chez ceux pour qui la vie après la mort est plus haute que la vie sur terre : les kamikazes qui s’en remettent à la parole divine, ou ceux qui traquent les films comme « La vie d’Adèle », qui montrent la pulsion de vie, et gagnent dans les tribunaux.

 

Il me semble ainsi que l’on pourrait unifier les différents aspects du nihilisme autour de la figure de thanatos. Le nihilisme ce serait donc ce malaise dans la civilisation dont parle Freud. L’émergence sur la scène historique de la pulsion mortifère. Qui en effet ignore, ce que Guery dit, les liens passionnels, le fait que le monde est indissociable d’autrui, de la transmission, de l’altérité.

 

Avec ce regard sur le nihilisme peut-être peut-on enfin comprendre que différents aspects du nihilisme s’affrontent. Régis Debray disait il y a peu dans une conférence que beaucoup de coca cola à l’entrée, c’est beaucoup d’ayatollah à la sortie. Il y a des nihilismes athées, des nihilismes religieux. Des nihilismes tous deux croyants. Ils ne croient pas en « rien », au contraire, ils veulent faire du rien au nom de constructions névrotiques. Le nihilisme religieux, qui hait la vie, serait le retour du bâton d’un nihilisme qui a réduit la vie au pur désir condamné à la frustration, au refus de la vie telle qu’elle est, tragique. Un nihilisme pacifique, ou faussement pacifique (qui mène en les refoulant des guerres pour le pétrole et ferme les yeux sur l’exploitation des enfants qui fabriquent ses produits de consommation) face à un nihilisme terriblement violent qui n’a plus les pieds sur terre.

 

Finalement nous en revenons à Wittgenstein. Ce qui compte est l’usage des mots. Le nihilisme n'est rien d’autre que le contenu que lui donne le locuteur. Et que l’on doit s’efforcer de comprendre, si l’on ne veut pas être guidé par des concepts fétiches qui laissent le monde bien obscur.

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19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 23:48
D'un concept introuvable, "Philosopher ou faire l'amour", Ruwen Ogien
D'un concept introuvable, "Philosopher ou faire l'amour", Ruwen Ogien

Let the poets

pipe of love

in their childish way

I know every type

of love

 

Cole Porter

 

J’apprécie les livres de Ruwen Ogien, qui de son propos toujours extrêmement simple, dénué de tout jargon, bref démocratique, déboulonne ce qui subsiste des pensées transcendantes dans la culture contemporaine. La transcendance a été dégradée en "morale" et incrustée dans le langage, depuis Kant. Le langage nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Nous pensons à partir de ses catégories en considérant que ces catégories sont le réel. Ce qui est langue serait raison en somme. Pourtant l’organisation de la langue n’est qu’un arbitraire.

 

Et Ruwen Ogien, armé d’une simple logique pragmatique, munie d’exemples prosaïques et de son humour, nous montre la légèreté de ces concepts que nous divinisons en cherchant à leur donner le bon contenu, alors que leur pertinence même est à discuter. On pourrait lui dire qu’il risque de déboucher sur le nihilisme. Sur un relativisme absolu. Mais ce serait injuste. Sa pensée aboutit à un pluralisme. Le pluralisme est admettre que beaucoup d’attitudes " se tiennent ", et non pas que rien n’a de sens.

 

Après avoir beaucoup travaillé sur la morale, il s’attelle à la question de l’Amour dans « Philosopher ou faire l’amour ». D’emblée il y a l’idée d’une alternative, car dans la pensée platonicienne qui est encore dominante, et a des accointances avec la forme dégradée d’amour romantique qui tient lieu de doxa, l’amour " le vrai " ne peut pas être réductible avec " faire l’amour ".

 

Cependant nous sommes toujours dans le cadre du projet de pensée éthique -il préfère le terme de morale- sans transcendance que poursuit Ogien, car quand on parle d’amour, on parle inévitablement de morale. Essayez donc ! Quelqu’un invoquera inévitablement un argument moral. Les essais de Ruwen Ogien sont un moyen de faire connaître la philosophie morale, dans toutes ses écoles, qu’il cite abondamment. Ogien est un passeur en même temps qu’un philosophe qui défend sa position libertaire assumée.

 

Au moment où l’idéologie dominante héritière d’un certain amour romantique est en crise, tenaillée par un conflit de normes, entre les exigences d’exclusivité voire d’éternité qu’elle porte aux nues, et les tensions de la liberté des mœurs, sa réflexion est on ne peut plus pertinente.

 

C’est une approche philosophique de l’amour. Elle repose sur l’idée que la philosophie ne saurait se désintéresser de l’amour, ainsi qu’on lui conseille parfois. Comme Martha Nussbaum ou Roland Barthes : " cela même dont le propre est de résister à la science" . Il n’y a aucune raison de voir la philosophie renoncer à quoi que ce soit, pour le laisser à l’art. Un préjugé anti intellectuel qui d’ailleurs, Ogien ne le dit pas, a des accointances avec le romantisme. Mais la thèse d’Ogien est qu’il est impossible, rigoureusement, de proposer une définition de l’amour. Il n’y a nulle essence de l’amour. En fait, c’est une manière de nous dire qu’il n’y a pas d’essence du tout… Ou que l’existence précède l’essence, et que donc la pluralité des existences aboutit à la pluralité des essences.

 

Ogien va nous promener dans les arcanes de la philosophie de l’amour pour montrer que tout essai de définition de l’amour est en réalité un peu vain, et qu’il s’agit d’un concept global assez mal dégrossi recouvrant des pluralités de phénomènes.

 

La vision qui fait de l’amour une essence repose sur un certain nombre de postulats, que l’auteur va examiner pour montrer qu’ils ne sont pas si solides, ou en tout cas que ça ne fonctionne pas si bien. Et il va y procéder de manière pragmatique mais aussi en ayant recours à ce qui parle le plus d’amour : la chanson populaire. Le succès des chansons d’amour nous parle nécessairement de la phénoménologie de l’amour, de sa réalité, et donc on peut utiliser ce matériau, très contradictoire, pour le comparer aux définitions philosophiques de l’amour. Dans la chanson l’amour est partout, mais partout différent, rose, noir. Dans une même chanson l’amour illumine et détruit.

 

Les philosophies essentialistes de l’amour reposent sur des piliers communs :

l’importance de l’amour- ce qu’il y a de plus important – le caractère irremplaçable de l’être aimé, l’indifférence de l’amour à la rationalité, l’indifférence à la morale, l’absence de contrôle sur la naissance de l’amour ou sur sa disparition. Ces piliers sont sujets à caution.

 

Mais quand on entre dans les détails, personne n’est d’accord. Ogien dénombre 17 points de désaccord des philosophes sur l’amour. Concept introuvable.

 

Y a t-il un élément commun aux formes d’amour ? A vrai dire nous n’avons pas même de réponse à la question " la plus discutée depuis l’Antiquité" , celle de savoir si on aime une personne parce qu’elle est belle, intelligente, émouvante, etc…, ou si on la trouve belle, intelligente, émouvante, parce qu’on l’aime.

 

Pour les uns l’amour est source d’illusion, pour les autres c’est le chemin le plus sûr vers le vrai.

Sur le caractère désintéressé ou pas de l’amour, personne n’est d’accord.

Certains voient dans l’amour une ruse de la nature. D’autres, comme un certain féminisme dur, un moyen de domination.

 

Les définitions de l’amour se divisent entre des " conatives" , et des ‘ "affectives" . La conative repose sur l’idée que l’on veut du bien à l’être aimé. C’est du conatif que chante Nina Simone avec " my baby just cares for me" . L’affective insiste sur ce que l’on ressent. On peut aussi voir l’amour comme une notion contemplative sans but précis.

 

Mais ces émotions ont elles une cause identifiable ? Difficile.

"Vous pouvez aimer celui qui vous fait du mal et détester celui qui vous fait du bien ". On peut fuir l’être aimé, en être écœuré. L’amour ne semble pas attaché à un seul état affectif. Il ressemble plutôt à une sorte d' "amplificateur de toutes sortes d’émotions" .

 

Quant à la définition " conative ", il est facile de voir qu’elle ne concerne pas tous les amants. On peut aimer sans se soucier vraiment du bien être de l’être aimé. Certains aiment en pensant qu’ils seraient mieux avec quelqu’un d’autre.

 

Revenons sur les piliers de la philosophie essentialiste de l’amour. Un d’entre eux est que l’amour est au sommet en quelque sorte. Pourtant, on dit aussi bien " Roméo aime juliette »"que "Roméo aime les pâtes fraîches". On voit de suite que la notion d’amour est d’une substance bien relâchée.

 

L’idée de l’être irremplaçable n’est pas plus résistante. Aristophane la défend dans " Le banquet " de Platon en ayant recours à la fable des êtres doubles. Mais on ne sait pas résoudre la question suivante : aime t-on quelqu’un pour sa substance, ou pour ses qualités ? Pragmatiquement, le deuil amoureux est répandu. Et la chanson nous dit qu' "avec le temps va tout s’en va" . On peut aussi prétendre que le caractère irremplaçable de l’être aimé est fonction de l’investissement dans la relation, qui a tout intérêt à devenir irréversible.

En même temps on dépérit d’amour perdu.

Bref… on ne peut pas être catégorique.

 

L’idée de l’amour qui échappe à la raison est très prégnante. Elle inspire par exemple les circonstances atténuantes des crimes passionnels. Au passage Ogien remarque que l’on pourrait aussi considérer que c’est une circonstance aggravante, et d’ailleurs c’est une tendance nouvelle dans la justice contemporaine. Il prend à cet égard l’exemple du procès de Marc Cécillon, le rugbyman, lourdement condamné…

 

Mais l’amour échappe t-il à la raison ? On ne saurait le trancher. Il y a des choix au cœur de l’amour, par exemple de se rendre à un rendez-vous dont on sait qu’il vous fera basculer dans une histoire d’amour.

 

L’amour est il moral ? Se poser cette question revient à se poser celle de la partialité en morale, et ça n’a rien d’évident encore. Est-il moral de sauver son enfant si l’on ne peut sauver qu’un seul individu parmi une dizaine ? Il peut sembler que oui. Mais les autres parents pourraient invoquer la mesquinerie et demander un tirage au sort.

 

La philosophie essentialiste de l’amour est redevable à Platon et au Banquet. Platon nous lègue une conception hiérarchique de l’amour. Au bas de l’échelle, il y a l’amour physique, puis l’amour moral, et l’amour céleste, celui du philosophe, tout au sommet. C’est de cette tradition que Nietzsche – jamais cité étrangement, stigmatisera comme un odieux dégoût du corps, et donc de la vie même. Une tradition d’où découle l’alternative " philosopher ou faire l’amour". Mais tous les participants, ivres… du Banquet, ont en commun un idée : ils pensent tous qu’il y a une vérité de l’amour. Qu’ils la détiennent. Et Ogien leur oppose que le but même de leur débat est vicié.

L’amour semble une catégorie du langage qui ne permet pas de penser sérieusement.

 

"Amour fait probablement partie de ces termes primitifs qu’il est impossible de définir ou dont aucune définition incontestable ne saurait être donnée" . Comme pour le bien, le mal, la beauté, la vérité. Malheureusement ces concepts introuvables et encore présentés comme transcendants envahissent la pensée.

 

Ogien remarque un regain des éloges de l’amour. Chez les penseurs conservateurs, de droite, comme Ferry, Finkielkraut, mais aussi dans une certaine gauche, comme chez Alain Badiou. L’idée est que l’amour est un remède aux dérives de l’individualisme, ce que personne ne conteste. Mais pour autant, Ruwen Ogien voit dans ces éloges un danger planant sur "les damnés de l’amour" . Celles et ceux dont les subjectivités amoureuses ne répondent pas aux critères essentialistes ressortant de ces éloges. Protéger les "damnés de l’amour", c’est l’objet du pluralisme philosophique qu’il propose.

 

Je suis en tous points d’accord avec Ruwen Ogien, sur sa critique de l’essentialisme en amour et en toutes choses. Je suis d’accord avec ses conclusions politiques sur l’instrumentalisation conservatrice, perverse, du concept d’amour. Mais il y a un Mais. Ogien est philosophe. Ce qu’il constate finalement c’est la limite de son approche philosophique. Mais il ne peut pas conclure cela. Sinon il ruine sa vocation.

 

Moi je ne suis pas philosophe, je suis lecteur de philosophie. Devant l’amour comme phénomène, j’ai envie d’être comme Freud devant la philosophie. Conscient de ses limites. Et sans doute la psychologie qui s’intéresse à la naissance de l’amour, à ses sources profondes, à la spécificité des formes que les êtres de chair et d’esprit lui donnent, est un meilleur moyen encore de cerner l’amour. La psychologie, certes, nous ramène à la position d’Aristophane dans "Le banquet". Au désir de fusion qui répond à la perte de la fusion

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24 juin 2015 3 24 /06 /juin /2015 11:51
Cassandre et les dupes ("L'homme unidimensionnel", Herbert Marcuse)
Cassandre et les dupes ("L'homme unidimensionnel", Herbert Marcuse)

" Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves".

 

Herbert Marcuse

 

Chemin faisant en ce moment dans l'œuvre de Pasolini, cinématographique et littéraire, j'ai pensé qu'il s'inscrivait dans une nébuleuse de Cassandre qui ont crié au danger totalitaire dès la survenue de la société de consommation. Quand Pasolini comprend qu'au cléricalisme italien succède brutalement une forme de pouvoir inédite fondée sur l'opium des "choses qu'on nous propose, d'avoir des quantités de choses, qui donnent envie d'autres choses" (Souchon), c'est au moment même où le navire de l'hédonisme marchand touche aux rives de son Italie.

 

Mais ce navire vient des Etats-Unis, et Herbert Marcuse en a exposé l'architecture très nette quelques années avant, avec notamment "L'homme unidimensionnel".

 

A relire Marcuse, que j'avais lu très jeune, je suis frappé, non seulement par la proximité incroyable entre ce qu'il écrit et ce que dit Pasolini dans un autre style, mais plus largement par l'ironie grinçante de l'Histoire :c'est que les soixante-huitards, ces dupes, connaissaient Marcuse, c'était leur théoricien de référence, pour beaucoup. Et pourtant, ce sont eux qui ont permis, en cassant les valeurs conservatrices, à l'ogre nouveau de dévorer la culture.

 

Le marché avait besoin des hippies pour ouvrir de nouveaux champs de consommation que les anciennes valeurs atrophiaient. Les mouvements politiques gauchistes de ce temps là ont joué le rôle d'idiots utiles, alors qu'ils étaient non seulement prévenus, mais qu'ils maîtrisaient ces analyses.

 

Et depuis lors, ils n'ont certainement pas compris ce qui s'est passé, ni tiré quelque conclusion profonde. Eux-mêmes, comme le dit déjà Marcuse, incapables de s'élever au dessus de l'Esprit du temps, n'agissent plus en êtres tragiques mais en consommateurs revendicatifs, à bien des égards. Qu'il s'agisse de consommer une image de soi dans le militantisme, de sous-estimer totalement la société spectaculaire, ou de fermer les yeux sur les valeurs réelles des dominés, et donc de mésestimer le combat culturel, les questions de construction de soi posées lorsqu'on prétend vouloir changer la vie.

 

 

Marcuse saisit la société de consommation comme une "société close", où le travail du "négatif" - notion empruntée à Hegel - ne peut plus s'exercer, du fait de la mobilisation tout entière des psychés par un pouvoir qui n'a plus, ou presque, besoin de répression physique, au sens où le pouvoir étatique détient le monopole de la violence légitime. Cette société est un "mode de vie". Et donc les forces critiques sont englobées dans ce mode de vie. En cela il prolonge le concept génial, marxiste, de fétichisme de la marchandise. Pour Marx la marchandise parvient à faire croire qu'elle n'est rien d'autre qu'elle-même, et à dissimuler les rapports sociaux qu'elle contient. La société de consommation porte à l'extrême ce fétichisme.

 

La société de consommation prétend répondre aux besoins, et c'est sa force, mais si la réponse aux besoins est une finalité de l'émancipation, elle devait, dans l'esprit des anticapitalistes, être "médiatisée" par la liberté. C'est tout le contraire qui se déroule.

 

Ce que voit venir Marcuse, c'est une "société sans opposition", et cette prophétie est réalisée. Les luttes politiques sont des postures qui masquent un consensus profond, intériorisé, métabolisé, sur les finalités de la société. Le totalitarisme de ce temps est de production et de distribution, et n'a en aucune façon besoin de créer un parti unique. Les oppositions ne sont plus que quantitatives. Ainsi les Partis Communistes qu'observe Marcuse en sont temps se sont alignés sur Keynes, en réalité, ils réclament "plus", si on écarte leur verbiage. L'aspiration ouvrière est de devenir bourgeoise.

 

L'individu n'a pas de contrôle sur ses besoins, recréés en permanence par l'appareil productif. Certes nous jouissons, mais nous jouissons dans l'hétéronomie. Nous sommes des choses jouissantes. Cette jouissance va de pair avec la stimulation constante de produire, de consommer, d'effectuer des travaux absurdes, parasitiques, de pratiquer les loisirs qui nous sont prescrits. Et quand nous croyons contester, nous nous calons dans le chemin de fer de cette société là. Nous achetons des guides écologistes à "Nature et découverte" et nous consommons de l'identité écologique. Nous consommons de l'identification à Che guevara avec un t shirt et des chansons cubaines. Pas une cause qui n'ait son concert, pas une cause qui ne soit une consommation de lien social, d'où le tragique et l'esprit de gravité ne soient exclus.

 

Dans ces conditions, le refus des valeurs de cette société ne peut plus être politique, il est assimilé à de la folie. L'opposition serait tout simplement, démente. A travers la puissance de la technologie l'humain s'identifie absolument à la société. "Il n'y a plus qu'une dimension" parce que l'humain est entièrement absorbé par le fonctionnement économique, qui a tout subsumé. L'idéologie est contenue dans la production elle-même, en amont des débats idéologiques.

 

Les consommateurs et les producteurs sont indéfectiblement liés par la même culture, qui solidifie terriblement l'ensemble. Nous le savons, nous ne rechignons pas à acheter des produits fabriqués par des enfants, parce que nous ne saurions que très difficilement nous extraire de l'injonction à posséder ce qu'il faut posséder, malgré toute notre conscience. La publicité crée une manière de vivre, et ne nous laisse que notre "fausse conscience" (concept qui refait surface en ce moment grâce à Emmanuel Todd : le fait de "se la raconter" sur soi-même , qu'il impute aux défenseurs d'une "République" qui n'a rien de républicaine hormis son discours superficiel).

 

La contre culture est ainsi, généralement, inoffensive, elle est une marchandise comme une autre. Car elle ne remet pas en cause le régime pulsionnel qui nous travaille à la base. Fondé sur la base productive. Nous vivons dans une société qui exclue, mais qui est formidablement intégratrice quand il s'agit de faire admettre qu'elle est quasi naturelle. C'est la fin de l'Histoire, une idée qui n'a même pas besoin d'être enfoncée dans les têtes par des discours, mais qui s'exprime dans nos comportements. La naturalisation de notre monde économique et social fait de la domination une simple administration, neutre. Alors que les prolétaires étaient ces dangereux, ces "vivants refus" de la société, ils y participent pleinement.

 

Evidemment, l'automation, qui accélère encore de notre temps, ouvre d'immenses possibilités révolutionnaires. Si elle est mise au service de la libération humaine. C'est dans cette possibilité que peut s'engouffrer encore un changement de société.

 

Le réel devient donc rationnel.

Dans le domaine culturel, les éléments créateurs d'une autre dimension que le réel sont attaqués durement et intégrés eux aussi. La valeur d'échange régnante unifie tout : la publicité, la philosophie, l'Histoire, l'art, la politique et la distraction. L'art perd sa nature de "contestation de ce qui est". Il est privé de son étrangeté et de sa magie. Ce processus se masque derrière une fausse démocratisation. Tout a une solution technique, et Roméo et Juliette sont susceptibles d'être psychanalysés... Les dimensions tragiques, tel que l'affrontement entre chefs politiques, sont écrasées par la communication de masse. Il n'y a nulle transcendance dans ce monde (Marcuse ne voyait pas l'effet rebond, justement, de l''intégrisme, face à cette destruction du transcendant). C'est Malraux qui l'a vu avec son XXIeme siècle "qui sera religieux ou ne sera pas".

 

Aussi bien influencé par Freud que par Marx, Marcuse voit que la sublimation est remplacée par la satisfaction immédiate. Le monde, repris sous contrôle, a été désérotisé (il compare la différence pour les sens entre faire l'amour dans un pré à le faire dans une automobile).

 

Le langage est profondément affecté par cette transformation de la totalité du réel en rationnel. Marcuse ne parle pas de novlangue mais de "langage d'une administration totale".  Ce langage exprime une pensée positive, opératoire, fonctionnelle. Le raisonnement technologique en particulier, identifie les choses et leurs fonctions, les mots et les concepts. On en vient à ce discours politique ou managérial insupportable car ausi vide que rituel. Le langage publicitaire, hypnotique, tautologique (on pourrait prendre pour exemple le contemporain "gouverner c'est fixer un cap"), appauvrissant la syntaxe volontairement, a contaminé tout le langage, unifiant par exemple les opposés. On peut ainsi prétendre que des abris anti atomiques sont "confortables", ce qui est une absurdité effarante.

 

" Pour quelqu'un qui n'est pas assez conditionné, la majeure partie de l'écriture et de la paroles publiques est complètement surréaliste".

 

" Ceux qui parlent un tel langage semblent être immunisés contre tout - et capables de tout"... Comme nos dirigeants politiques.

 

Dans la pensée, la description a remplacé l'explication, sous cette domination fonctionnaliste.

 

Pour Marcuse, seul le sauvetage de la philosophie est une issue. La pensée doit démontrer le caractère irrationnel de la rationalité envahissante. Déja, dans les années soixante il pose radicalement la question de la production superflue. La question la plus subversive. Qui est désormais identifiée comme vitale pour la planète. Il en appelle non pas à un primitivisme mais à lutter contre la société du gaspillage et de la dépendance. Pour redonner une chance d'autonomie à l'expérience humaine, il y a la pensée, et il y a l'art, et en particulier la fiction qui peuvent défendre les possibilités du langage, et donc d'une pensée échappant à l'opératoire économique. Bref il reste la possibilité, encore, de l'imaginaire. A défendre coûte que coûte, contre le tsunami rationnel-technologique. La révolution sera culturelle ou ne sera pas.

 

 

 

 

 

 

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17 mars 2015 2 17 /03 /mars /2015 15:51
Pour une éthique libérée des grands mots (« L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », Ruwen Ogien)
Pour une éthique libérée des grands mots (« L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », Ruwen Ogien)

 

Dogmatiques, avides de confort, passez votre chemin. Ici il n’y a que de l’inconfort à récolter. Le livre dont on va parler est destiné à ceux qui acceptent que le savoir ne mène surtout qu’à d’autres aventures de savoir. Et qui acceptent que penser, c’est penser au bord du gouffre.

 

-Si on ne se remet pas à un Dieu pour nous guider dans chacun de nos actes,

- Si l’on considère que l’on vit en société, et que cela implique de se poser des questions pour que cette cohabitation soit vivable, en dehors de l’hypothèse du pur rapport de forces,

- Si on considère que la loi et l’autorité ne peuvent pas tout régler, et que par ailleurs elles ne sauraient ni épuiser le champ du questionnement personnel ou collectif, ni se superposer strictement à la notion de morale :

… Alors on est conduit à se poser des questions compliquées d’éthique. De « philosophie morale » dit plutôt Ruwen Ogien (qui ne juge pas nécessaire de distinguer éthique et morale, ce que je trouve dommage. C’est un moyen pratique que de parler de « morale » pour parler justement, d’une éthique transcendentalement fondée).

 

Dans ce livre original, ludique autant que rigoureux, « L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », Ruwen Ogien, philosophe d’inclination libertaire (dont nous avons déja vu dans ce blog tout le mal qu'il pense de la pseudo "morale laïque"), nous propose de relativiser très fortement les différentes théories morales, en montrant que si on les applique, elles mènent nécessairement à des impasses. Rejoignant un John Rawls, il en appelle plutôt à une pensée ouverte, évolutive, consciente de ses limites, et intégrant (il n’utilise pas le concept), ce « care » qui fait florès dans la pensée de notre époque, à savoir la compréhension des situations et des acteurs impliqués, de leurs idiosyncrasies. Tout le contraire, ici c'est le lecteur qui parle, de ce qu'ont toujours fait les colonisateurs, très vite convaincus de la nécessité de faire entrer leur corpus moral à l'indigène, jusqu'à le supprimer massivement de la terre conquise. Ce qui au passage montre bien toute la relativité de la morale.

 

L’originalité du livre, qui se veut une introduction à la pensée éthique, et seulement ça,  est d’avancer autour de 19 expériences de pensées. Des casse-têtes moraux, parfois saugrenus, qui permettent de tester les différentes pensées philosophiques morales. Ainsi on se demandera non seulement s’il est permis de faire exécuter un innocent pour éviter un massacre, mais aussi s’il aurait mieux valu ne pas naître, même si la vie qu’on vit est digne d’être vécue. Ou bien s’il faut éliminer les animaux pour les libérer. On se demandera encore s’il est acceptable de rester neuf mois immobilisé dans un lit pour sauver la vie d’un inconnu. Le caractère absurde de certaines questions n’est pas fortuit, car tout le propos du philosophe est de nous conduire à penser en sachant que les grandes théories morales, si elles restent refermées sur elles-mêmes, ne mènent qu’à l’absurde, justement. D’où la nécessité d’ « admettre une forme de pluralisme des doctrines » et de ne « pas de laisser intimider » par les grands mots censés tout régler à coup de massue : « dignité », « devoir », « vertu ».

 

Il y a trois grandes façons de penser la morale (en dehors de l’application des consignes religieuses bien entendu) : le déontologisme (la pensée de Kant), qui repose sur l’idée de contraintes absolues sur la morale ; le conséquentialisme, consistant à dire que ce qui compte c’est le plus de « bien » possible (l’utilitarisme en est une sous-catégorie. Mais la notion de « bien » est plus large). Et une troisième, qui remonte à Aristote, et que l’on peut appeler l’éthique des vertus, qui postule qu’il y a des personnalités morales, un point c’est tout.

 

Ces théories sont assez aisément réfutables, si elles sont closes sur elles-mêmes. Pour régler le sort de Kant, il suffit de considérer que « ne pas mentir », si on l'érige en impératif catégorique intouchable, peut conduire à des actes profondément graves, pour laisser s’écrouler l’édifice.

 

La pensée conséquentialiste nous conduirait à penser qu’il est moral de pendre un innocent pour sauver des vies. Ce qui franchement se discute, non ?

 

Quant à l’éthique des vertus, elle repose sur la notion de caractère, et si on regarde à nouveau « la liste de Schindler » de Spielberg on verra qu’un comportement moral, même dans le cas d’un Juste devant les nations, n’a rien de forcément définitif. Ni fixe. On peut par ailleurs être courageux par conformisme, on peut être immoral et ne rien faire parce qu’on se cache. Cela ne nous aide pas beaucoup que de croire à des sens moraux innés.

 

D’ailleurs, l’être humain est-il moral ou immoral ? Qui le dirait ? Si l’on s’en tient à la somme de misères que nous sommes capables de réaliser, nous sommes immoraux. Mais on peut aussi se demander si nous ne sommes pas terriblement moraux comme le montrent certaines études qui démontrent que nous avons toujours un jugement moral à émettre sur la vie des autres.

 

Kant essaie de s’en sortir en disant que pour être immoral il faut être intentionnel, mais en rentrant dans les expériences de pensée, on se rend compte qu’en le suivant il serait plus grave de tuer que de laisser mourir. Mais cela peut nous conduire à tuer cinq personnes au final, plutôt qu’une seule… Ca se discute, franchement.

 

 Les expériences menées montrent plutôt que les gens ont tendance à juger la valeur morale d’une action en fonction de son résultat, alors que la philosophie dit que sa valeur morale dépend de l’intention… Que penserions-nous d’Hiroshima et Nagasaki si les bombes n’avaient pas mis fin à la guerre ? Regarderions-nous la morale des américains de la même manière ?

 

Ogien prend un à un les principes des philosophies morales en montrant qu’ils ne tiennent pas à l’expérience et finissent par se retourner contre eux-mêmes. Par exemple ce principe selon lequel on ne peut pas considérer un être humain comme un moyen (par exemple en le jetant sous un tramway pour éviter que plusieurs personnes soient écrasées). Mais minimiser le mal est-il immoral ? Les penseurs des différentes écoles ont certes essayé de compenser les limites de leurs maîtres, mais sans grande portée. Ainsi en est-il de ces « effets collatéraux », acceptables s’ils sont « proportionnés ». Mais où est inscrite cette proportion ? Ce qu’il y a d’universel dans la théorie morale, c’est son instabilité.

 

Les philosophes ont essayé aussi de prouver, par l’empirisme, les sondages par exemple, qu’il y avait bien des « intuitions morales » qui prouvaient le bien-fondé de leur théorie. Chou blanc. Ainsi, les sondages montrent qu’il est permis de causer la mort d’un homme pour éviter la mort de cinq autres, mais pas de jeter soi-même l’homme dans le vide. Ce qui laisse déjà sceptique sur la différence. Mais en plus, si on dit aux gens qu’ils sont censés connaitre l’homme en question, tout va différer. Et on peut introduire sans cesse de nouveaux paramètres qui empêchent de se faire une idée fixe d’une intuition morale quelconque, universalisable. Car en réalité, une petite variation va tout changer.

 

Et c’est là qu’arrivent nos croissants chauds…. Comme exemple de futilité d’un facteur qui change tout au comportement moral. Une expérience a été réalisée dans un centre commercial. On demande la monnaie aux passants. On s’est aperçu que la variante qui influait manifestement le plus pour susciter une réponse positive était…. Que la boulangerie à proximité avait mis en rayon des croissants chauds dont l’odeur mettait manifestement les passants en condition de bienveillance. Sur un mode plus lyrique, Ogien souligne :

 

« il suffit d’être pressé pour oublier ses Evangiles. Mais si l’on est optimiste, on peut dire qu’il suffit de ne pas être pressé pour être un bon samaritain ».

 

Même l’abime moral entre l’humain et l’animal est très compliqué à fonder, n’en déplaise à Luc Ferry qui essaie de justifier la morale sur une « liberté morale » innée de l’homme. Mais Ogien rappelle simplement qu’il arrive très fréquemment à des chiens de se sacrifier pour leurs maîtres humains. Et que donc on serait mal avisé de décréter une supériorité morale de l’humain, capable de grandeur désintéressée, contrairement aux animaux.

 

Les règles censées être intangibles de la morale, comme « de ce qui est, on ne peut pas décider ce qui doit être », « devoir implique pouvoir », « traiter les cas similaires de manière similaire », peuvent mener si on les applique avec célérité à commettre des atrocités, et se heurtent entre elles, Ogien le démontre avec de nombreux exemples, sans nous dire bien entendu quelle est "la bonne solution morale", car tous les cas oublient une part de réalité vivante qui va tout modifier.  Elles ne nous sont pas secourables. Elles sont nuisibles, en réalité, à une éthique sérieuse.

 

L’expérience humaine est une expérience réelle. Et ce réel nous empêche de définir des lois morales définitives, valant partout et en tout temps. Peut-être le clonage reproductif, que tout le monde juge immoral aujourd’hui, de manière intuitive, sera-t-il demain, si les autres moyens de reproduction disparaissent, la seule issue véritablement humaniste, car elle sauverait l’espèce humaine…

 

La vieille éthique des vertus repose sur une notion de personnalité, profondément confuse. Les existences d’un instinct social, ou d’une nature immorale, n’ont pas été démontrées. Les frontières entre ce qui est moral, ce qui est social, ce qui est religieux, ne sont pas du tout claires. Essayer d’identifier des « intuitions morales » par l’étude des comportements n’a abouti qu’à démontrer leur fragilité.

 

«  Rien dans les concepts et les méthodes de la philosophie morale n’est à l’abri de la contestation ».

 

Doit-on en déduire que l’éthique est inutile ? Doit-on se résoudre à un relativisme moral qui confinerait à l'indifférence, à l'ignorance des souffrances, culturalisées ? Doit-on renoncer à considérer notre humanité comme une commune destinée ? Bien entendu que non. Elle est d’autant plus utile et indispensable, et là c’est le blogueur qui le dit, qu’aucune règle en surplomb ne peut venir à notre secours. C’est à nous de créer l’éthique qui nous conviendra, pour parer au nihilisme. Une éthique nécessairement démocratique. Consciente de son caractère profondément politique.

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7 août 2014 4 07 /08 /août /2014 20:34

J'ai passé mes vacances dans une région relativement désertique. Qui dit désert dit politique. Non pas parce que nous désertons la politique et qu'elle est un désert mais parce qu'elle est ce qui peuple le désert, ou si l'on préfère, ce qui permet de ne pas le regarder.

 

"Faire de la politique autrement", "refonder la politique" ou la "rénover", "redonner foi dans la politique", "trouver une solution politique", "redonner ses lettres de noblesse à la politique",, nia nia nia, etc.... je n'entends que ça.  Et on nous somme de nous occuper de politique, car n'est-ce pas, sinon, la politique s'occupe de nous. Mais ceux qui "font" de la politique, savent ils ce qu'ils invoquent ? J'en doute. Il est frappant de voir que jamais ils ne nous disent ce qu'ils entendent par là.

 

Qu'est ce que ce concept qui leur semble tellement évident ?

 

Donc j'ai eu envie de revenir à ce livre d'Hannah Arendt, qui pose la question radicalement au moins : mais "Qu'est ce que la politique ?". Je l'ai relu. Cette fois-ci, sans doute densifié culturellement, avancé dans ma réflexion, plus familier de sa pensée, et ayant entre temps lu l'Eneide de Virgile, élement essentiel de la réflexion ici développée, j'ai pu cheminer avec la philosophe. La première lecture avait été un rendez-vous un peu raté, ça arrive.

 

Ce qui conduit Arendt a écrire ces lignes c'est la conscience de la "crise de la politique". A vrai dire, en réfléchissant deux minutes, je me suis dit en reprenant l'ouvrage que la politique a toujours été considérée en crise, en tout cas depuis que "le Siècle" existe et qu'une opinion publique se préoccupe de politique. Arendt la voit en crise durant la guerre froide. Mais Hugo la voyait en crise après le golpe de Napoléon le Petit. Stendhal après la chute de Napoléon. Peguy a écrit "Notre jeunesse", un essai magnifique qui n'est que déploration de la crise de la politique. Et tous ceux qui ont été occupés de politique ont parlé de crise. D'ailleurs, la modernité est crise. Comme l'explique très clairement Myriam Revault d'Allonnes dans un récent essai sur "la crise". Mais cela ne veut pas dire que chaque crise ne le soit pas en elle-même, avec ses spécificités.

 

Un espace pluriel, un espace qui se tient entre nous

 

La politique, pour Arendt, découle de la "pluralité humaine". C'est d'abord cela. La conséquence de cette pluralité. Elle est liée à la différence entre nous. C'est un premier constat, et il est déjà radical, convenons en. Car on sait que cette pluralité file des ulcères à une bonne partie du monde. La politique, n'en déplaise à l'extrême droite, est de nature différente que la famille. Elle ne concerne pas les mêmes mais les différents.

 

Evidemment on remonte de suite a Aristote et à son animal politique. Mais Arendt nous demande de méditer ce que la notion signifie.  L'animal politique n'est pas politique par essence. C'est par la relation qu'il est politique.

 

La politique est donc un espace ENTRE LES HUMAINS fondamentalement.

 

Cela parait inutilement théorique ?

Songeons donc à la dérive biopolitique de notre temps, à l'obsession de nous changer, de discipliner les corps, de prendre soin de notre hygiène et de notre santé, de vouloir notre bien être, de se préoccuper de nos bonnes moeurs et de notre poids. N'est ce pas un dévoiement fondamental de la politique, de faire diversion, en s'occupant de changer les hommes plutôt que d'investir cet espace entre les hommes ?

 

Arendt craint la disparition pure et simple de la politique. Concédons que ses craintes étaient fondées. Il n'y a qu'a regarder ce qu'est l'Union Européenne. Mais en son temps, ce qui creuse son souci, c'est l'invention de la bombe atomique. La politique est devenue un monstre effrayant. Et la réaction humaine peut être de se retirer, d'ignorer la politique, et de souhaiter, autant que possible son affaiblissement. Réaction que la philosophe comprend, et moi aussi. La substitution de la bureaucratie à la politique n'est pas plus réjouissante, tout le monde en sera d'accord. En tout cas, la politique n'est pas consubstantielle à l'Humain. Ce n'est pas cela que dit Aristote quand il parle d'animal politique. Il dit que l'Humain peut vivre dans une Polis. Et d'ailleurs nous savons qu'une très grande part de la population, les esclaves en particulier, n'étaient pas de la Polis.

 

Changer le monde, changer les gens ?

 

Mais la politique de notre temps s'est préoccupé de changer les hommes plutôt que le monde. L'Homme moderne a pu être considéré comme cette chose à changer en profondeur, à partir du moment ou aucun critère transcendant ne vaut plus pour encadrer son jugement. Le jugement des hommes est laissé à lui-même, la politique va donc se recenter sur les gens plutot que sur ce qui est entre eux, les relie. Il faut donc s'occuper des gens : par le Lao Gai, la psychanalyse ou les décrets sur l'obésité, que sais-je ?

 

C'est là selon Arendt un grand dévoiement. Car outre le fait qu'il s'agisse d'une utopie (sanglante), la politique perd sa raison d'être : s'occuper du monde, et pas des gens. Car quand on met des hommes ensembles ils créent des choses, des institutions. Et c'est bien ce qui devrait préoccuper la politique. Non pas l'essence de l'humain, mais cette production là.

 

De la politique comme liberté, à la liberté comme but de l'action politique

 

Le sens de la politique, c'est la liberté. C'est évidemment difficile de le concevoir.... Car nous n'en avons pas tellement l'expérience, c'est certain...

 

Et nous pouvons légitimement nous demander si au contraire, la liberté ne commence pas là ou s'arrête la politique. C'est en réalité, depuis les expériences totalitaires, ce qui domine dans l'esprit des Hommes. La capacité de destruction universelle des gouvernements ne fait que rendre cette tentation plus forte.

 

Pourtant le sens de la politique, le sens de son invention, est bien la liberté. L'agir. Le seul miracle que nous pouvons attendre. Et les miracles existent en politique. Ca s'appelle l'inédit, simplement. Et l'inédit survient.

 

Quand le politique est défini comme tel, vivre dans la Polis EST la liberté. lSONOMIA c'est l'égalité devant la politique. La politique est liberté, liée à un espace, et qui commence avec le dépassement de la nécessité, donc qui n'est pas un besoin premier mais un luxe que finalement, on s'est peu permis dans l'Histoire.

 

La conception de la politique comme SE CONFONDANT avec la liberté s'est étiolée. Le concept d'Histoire a remplacé cette approche radicale de la politique.  La politique s'est vue chargée de la nécessité.

 

Cette fusion de la politique avec la liberté est liée à la pluralité dont on parle au début. Car comprendre le monde n'est possible que par la pluralité. Le monde ne peut être vu qu'en perspectives. Que par la pluralité des points de vue. La liberté n'est pas l'objectif de la politique, mais la politique elle-même.

 

Le christianisme pour nous occidentaux est un moment fondamental évidemment. Il est au départ foncièrement anti politique on le sait.  La bonté est la voie un point c'est tout. Et puis il y a ce gros malin de Saint Augustin qui remanie tout cet ensemble génialement. La politique devient l'affaire d'un petit nombre, les multitudes ayant d'autres chats à fouetter.  La construction moderne, et celle de l'Etat, se concentre autour de la protection de la vie afin de permettre la libération des forces productives. La liberté est donc devenue un objectif de la politique, et non sa définition même.

 

La politique pour nous, veut construire des hommes libres, elle n'est pas la manifestation de la liberté elle -même.

 

Cette idée me parait incroyablement féconde ! Une foultitude d'exemples viennent à l'esprit, comme la méfiance à l'égard des contre pouvoirs, éradiqués, au profit de l'action socio culturelle-participative, visant à "libérer".

 

Ce n'est qu'a de très rares exceptions (la révolution française, la Commune, les conseils ouvriers hongrois, Hannah Arendt est conseilliste, comme Rosa Luxembourg une de ses figures tutélaires) que la liberté reprend le visage de l'égalité politique, c'est à dire de la possibilité pour tous de gouverner.

 

La plupart du temps, depuis Athènes et Rome, la politique s'est identifiée à l'Etat, spécialisé, aux professionnels et représentants, chargés de la politique, et dont les progrès constitutionnels doivent nous protéger. La liberté politique est remplacée par la protection de la liberté contre le politique.

 

Se protéger de la politique ?

 

En monopolisant la violence légitime, censée nous protéger, préserver nos libertés, l'Etat est parvenu jusqu'au point où la politique est une menace. La puissance de la violence potentielle dans les mains de l'Etat est telle qu'elle peut faire disparaitre l'humanité, et la politique.

 

La tentation alors est de se débarrasser de la politique.

 

Sans doute Arendt touche elle là une des raisons peu explorées de l'acceptation de la révolution néolibérale. Pour la plupart d'entre nous, rien ne peut être pire que cet Etat monstrueux. N'oublions pas que la révolution des marchés commence au début des années 70, quand les deux mastodontes nucléaires face à face paraissent deux géants insensés pouvant éradiquer la vie de la terre d'un coup de stress.

 

Le destin de la guerre est aussi une cause puissante qui menace toute politique. La guerre depuis la première guerre mondiale est redevenue ce qu'elle a été dans des temps anciens : une guerre d'anéantissement. Ce n'est plus simplement la poursuite de la politique. La poursuite de la politique aboutissait à un équilibre nouveau, avec le vaincu, et donc à la reconnaissance du vaincu. L'anéantissement, que les régimes totalitaires ont imposé (Guernica est peut-être la ligne de départ, et on a inventé la bombe atomique pour éviter qu'Hitler ne la trouve avant et s'en serve) comme la nouvelle forme de la guerre, vient percuter le sens même de la politique, en remettant en cause cette "pluralité" qui est la source.

 

D'Athènes à Rome, la naissance de la pluralité politique

 

Qu'est ce que cela signifie pour la politique ? La guerre de Troie finit par la destruction de Troie. Mais Homère, par son épopée, reconnait les vaincus. Les vaincus entrent dans l'Histoire. Achille et Hector sont deux Héros. L'Illiade envisage les choses de points de vue opposés, c'est à dire par la reconnaissance de la pluralité indispensable. La Polis est donc fille d'Homère. L'agora est le campement de l'Illiade, mais permanent, et occupé par la discussion. Achille est le modèle de l'Homme Libre grec. Et pourtant il est troyen.

 

Un fait majeur, et c'est en cela que lire l'Eneide de Virgile est une clé, est que les romains se sont considérés comme les descendants de Troie, par l'intermédiaire de l'odyssée d'Enée. Rome , la toute puissante Rome, est bâtie par les vaincus salués par les grec Homère. L'anéantissement n'a pas eu lieu, et c'est ce qui a permis à la pensée du pluralisme d'exister à Rome, et de féconder la politique. Les romains ne se séparaient pas des grecs, les ennemis de leurs ancêtres.

 

C'est ainsi que le monde naît en tant que monde. Par le pluralisme des peuples. Le pluralisme reconnu des points de vue, et donc le commun, même entre anciens ennemis. Une idée neuve qui est bien vieille. Rome d'ailleurs, a fait de la notion de pacte de réconciliation un fondement de sa vision du monde. Rome n'a cessé de s'allier avec les battus de ses batailles. Jusqu'a devenir un Empire ingérable. Nous sommes fascinés par Rome, parce que nous savons que cette tentative d'unification progressive intégrale n'a plus beaucoup de chances de survenir. Nous ne voyons pas Athènes de la même manière, car Athènes repose sur la délimitation, non sur la Loi romaine comme contrat, alliance.

 

L'expérience de l'anéantissement, ainsi, vécue au XXeme siècle, a préparé la chute de la politique. On a compris que la politique n'était plus reconnaissance de la pluralité. Vaut mieux s'en protéger.

 

Face au désert

 

L'action politique apparait donc simplement absurde.

 

Je ne peux m'empêcher en associant "absurde" et "absence de réciprocité" de penser au prophétisme de Kafka quand l'arpenteur du Château ne parvient pas à trouver un interlocuteur dans ce Château qui l'a pourtant fait venir au village.

 

Le dernier chapitre du livre, sur le désert qui vient, non seulement parce que Dieu y est à l'état de squelette, mais aussi car nous avons abandonné la liberté politique, est absolument magnifique. Mais Arendt ne finit pas sur ce constat tragique. Elle relève la tête et pense qu'il est possible d'imaginer un monde plus humain plutôt qu'un désert simplement absurde que nous nous evertuons à supporter par la psychanalyse ou en fuyant. Car l'inédit est la règle de l'Histoire, comme la venue de nouvelles générations. C'est une lueur indéniable.

L'espace entre les hommes ("Qu'est ce que la politique ?" Hannah Arendt)
L'espace entre les hommes ("Qu'est ce que la politique ?" Hannah Arendt)
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22 juin 2014 7 22 /06 /juin /2014 16:34

Deleuze et Guattari, Gilles et Félix de leurs prénoms, sont cités, cités, cités.

 

Particulièrement "l'anti -oedipe" et "Mille plateaux". J'avais lu Deleuze à propos de Spinoza mais je n'étais pas entré de première main dans le trio majeur "Capitalisme et Schizophrénie" dont l'anti - oedipe est le premier tome.

C'est fait.

 

Après ces 500 pages à dire vrai extrêmement difficiles à lire, bien que traversées de trouvailles, de fulgurances, de beaux passages comme lorsqu'il s'agit de l'amour ("c'est toujours avec des mondes que nous faisons l'amour"), je reste sceptique sur la portée possible de cet ouvrage dont l'ambition initiale est de plaider pour une psychiatrie matérialiste, transcendant Marx et Freud sous les auspices de Spinoza. 

 

Le livre qui se veut l'annonciateur de la "schizo analyse" (restée à quai...) fourmille, part dans de très nombreuses directions, a recours à de multiples plans de réflexion, de l'analyse littéraire de l'oeuvre de Proust à l'ethnologie en passant par  de longs passages économiques. C'est un livre écrit dans la foulée de mai 68, en pleine fougue libertaire. On avait alors l'impression que la percée du désir allait tout abattre, et ce mouvement avait ses maîtres penseurs. Il était interdit d'interdire. La psychanalyse apparaissait alors comme un "flic" comme un autre, chargé de remettre le désir dans sa cage.

 

Ainsi, le féminisme a t-il raison aux yeux des auteurs, de dire "nous ne sommes pas castrées", nous ne sommes pas dans le manque, nous sommes libres de cet enfermement que nous promet le psychanalyste.

 

Ce n'est pas la psychanalyse en tant que tel que Gilles et Félix rejettent, mais comme tous les hérétiques, ils souhaitent revenir aux sources, à la découverte de la libido. Ils veulent sauver Freud de son devenir Freud.

 

Cet aspect là est un peu daté... Il y a quelque chose de suranné, et à vrai dire (disons-le) de petit bourgeois agité aussi... Dans cette mise en accusation sociale de la psychanalyse. Sans doute essaie t-elle de nous soulager, avec plus ou moins de succès... D'ici à en faire un auxiliaire de la domination et du capitalisme... C'est donner un grand rôle au névrosé et surtout à son thérapeute.

 

Le mouvement anti psychiatrique qui trouve là son oeuvre la plus aboutie semble aujourd'hui éteint. Il a cependant participé à détruire les vieux asiles y compris par ses excès plus théoriques qu'autre chose.

 

Mais sur le plan conceptuel, si les auteurs parviennent à ébranler le caractère central de l'Oedipe dans la psyché, et ainsi à porter une critique sans doute utile à une psychanalyse trop dogmatique et schématique, prenant trop à la lettre les allégories de Freud et ses références aux tragédies antiques, on reste à jeun non seulement sur la définition d'une psychiatrie alternative, mais aussi sur la portée de cette nouvelle supposée fracassante dans la politique. Car c'est bien une oeuvre politique que l'anti oedipe, avant tout, hantée par le fascisme.

 

Le constat des auteurs, il est terrifiant, c'est que la tyrannie n'est pas une tromperie mais un désir. Le peuple a désiré le fascisme et les auteurs se placent dans les pas de Wilhem Reich (dont la biographie a été chroniquée dans ce blog) pour s'interroger sur cette donnée inquiétante. 

 

Fidèles à Marx les auteurs voient en l'Homme un producteur. Une "machine désirante", productrice de désir. Ce désir là déborde le fameux triangle oedipien (papa maman et moi) censé baliser la psyché, et qui à leurs yeux enferme l'humain dans la question de l'autorité ou de la contestation de l'autorité légitime.

 

Un enfant ne se forme pas à papa manan seulement, il joue aux autos, aux cow boys. Il entretient vite une relation propre avec les objets même s'il les rapporte à papa maman.  Ainsi, l'"inconscient est orphelin".

 

Les schizophrènes nous apprennent beaucoup, car ils refusent l'oedipe. C'est à dire la différenciation qui fixe la personnalité. Ainsi Antonin Artaud, le poète psychotique affirme :

 

" Moi Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi".

 

Et les auteurs vont chercher dans les sociétés primitives des modes de vie où la différenciation oedipienne n'est pas de mise, ou en tout cas est fortement relativisée.

 

Les machines, les usines que nous sommes produisent et consomment des flux, et ont des codes. Nous sommes codés, pour respirer, avaler. Nous sommes des machines teritorialisées au départ, liés à la terre, première manifestation de la société.

 

Cette machine sociale primitive, où s'inscrivait le désir dans la terre, correspondait à un temps où l'on marquait les corps, où l'on scarifiait et tatouait, pour créer une mémoire et coder les machines.

 

Puis vint l'Etat. Le despote a imposé un nouveau code, un surcodage. Le despote c'est le paranoïaque entouré de serviteurs pervers. L'apparition de l'Etat est un premier mouvement de déterritorialisation (le concept phare de ces auteurs). Quelque chose est inventé qui survole la terre, juge la vie, et surcode les machines désirantes. Le corps du souverain remplace le corps plein de la Terre.

 

Les dettes mobiles et finies entre les hommes sont remplacées par une dette infinie, qui est celle de la circulation monétaire.

 

Avec le despote apparait le langage complexe, puis l'écriture. Le signifiant c'est le signe deterritorialisé. Le corps n'est plus gravé comme autrefois mais se réfère aux gravures du despote. La domination se réalise dans l'imposition du signifiant. L'écriture a ainsi partie liée avec le pouvoir. Le signifiant "soude le désir à la loi". Il encadre le désir dans ses rêts.

 

Qu'est ce que nous dit alors le schizophrène ? Il est celui qui refuse la territorialisation aussi bien que l'Oedipe qui est une tentative de reterritorialiser l'Homme dans la Famille, il part dans le monde et l'envahit. Il refuse aussi le code. A cet égard il entretient des rapports de parralélisme avec le capitalisme, qui est une grande entreprise de déterritorialisation , et de décodage des flux.

 

Le schizo délire l'histoire universelle. Comme Artaud partant au mexique ou comme le Rimbaud d'"Une saison en enfer". Nietzsche parlait de sa folie quand il disait :

 

" Chaque nom de l'histoire, c'est moi".

 

Le capitalisme est à la conjonction de deux flux : l'argent, le travailleur dit libre. La "marchandise" et la monnaie décodent les flux par abstraction (la monnaie est le grand équivalent général). L'économie devient abstraite. Le capitalisme est une entreprise de déterritorialisation aboutie. A cet égard la schizophrénie est une maladie de l'âge capitaliste.

 

La psyché n'est pas ce petit salon familial freudien donc. Oedipe est toujours ouvert sur le monde. Le désir investit le monde social. Il est dangereux pour l'ordre établi et il est nécessaire de réprimer le désir, ce que la psychanalyse participe à réaliser, contrairement à ses intuititons premières qui insistaient sur les dégâts de cette répression.

 

Il y a deux manières d'investir le monde social par le désir : en paranoïaque. C'est le discours fascisant, celui de la race des seigneurs, de l'ordre par delà les âges qui dépasse la mort. Et il y a celui du schizo, qui est une fuite libre, soucieuse de réaliser son désir. La fuite rimbaldienne, Arthur se disant une bête fauve, un primitif, un être multiple et échappant à tout ce qui l'assigne.

 

Donc, politiquement, on doit distinguer ce qui relève du désir, et de la pré conscience. On peut désirer contre ses intérêts, et c'est ce qui explique la servitude volontaire, la jouissance de la tyrannie subie, l'adhésion des masses aux systèmes totalitaires. Ce n'est pas l'idéologie qui abuse, c'est le désir qui parle. Le désir est dans l'infrastructure, il est premier. On peut aussi combiner un désir paranoïaque et un pré conscient révolutionnaire (le stalinisme). On peut tout mélanger (St Just et Lénine)., ou passer de l'un à l'autre (Céline, Kerouac).

 

Vaste entreprise de déterritorialisation, le capitalisme essaie cependant de nous proposer des territorialités de substitution : l'Etat, la patrie, la Sainte Famille, le divan du psy, les "bandes" de jeunes, les minorités ethniques... Contreparties à la grande abstraction qui nous rend schizos. Mais qu'est ce que le schizo ? Justement celui qui résiste à tout cela, qui n'en peut plus.

 

Même si les auteurs s'en défendent, on ne peut écarter une critique légitime de ce livre qui semble idéaliser le schizophrène, sans jamais en évoquer la souffrance et la possible terreur par ailleurs, ce qui est tout de même frappant.

 

On remerciera l'anti oedipe d'avoir montré que le libérateur politique ou thérapeutique a en lui un despote possible, et que se libérer de l'autorité paternelle, ne serait-ce qu'en imaginant que d'autres références nous construisent, est un possibilité.

 

On saluera aussi ce retour à Etienne de la Boétie : les premiers responsables de la domination sont les dominés qui désirent leur servitude et se mettent à son service, l'anti oedipe rajoutant que ce peut être avec jouissance. Ce désir d'Etat, plus encore de despotisme, de participation à la chaine du despotisme, est inquiétant. La question est de savoir comment en prémunir le monde des humains. Les humains libres et solidaires d'un même mouvement existent partout. C'est donc qu'une vie humaine peut y tendre. Ce n'est pas une utopie

 

Un monde nommé Désir ("L'anti - oedipe", Gilles Deleuze et Félix Guattari)
Un monde nommé Désir ("L'anti - oedipe", Gilles Deleuze et Félix Guattari)
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28 mai 2014 3 28 /05 /mai /2014 20:11

 

Après avoir tellement apprécié mes lectures de Max Brooks sur les zombies (World War Z, Manuel de survie en territoire zombie), j'ai voulu approfondir et comprendre cette fascination, que je partage, pour les morts vivants. Qu'est ce qui se joue dans ces "zombies walks" urbaines et productions culturelles peupées de goules ? En chroniquant Max Brooks, il m'a semblé que le zombie nous parlait de nous, tout simplement.

 

C'est aussi ce que conclut Maxime Coulombe dans sa "Petite philosophie du zombie", exercice pop philosophique réussi. La culture de masse nous parle du coeur de notre civilisation puisqu'elle essaie de toucher son coeur et y parvient, commercialement. Rien de plus sérieux donc que de se pencher sur le spectacle dit vulgaire, sur la série B. Car elle est un formidable révélateur d'une culture.

 

Le zombie est notre pastiche.

Mais ce que Coulombe décèle, de plus inquiétant, dans cette appétence pour le zombie, c'est une certaine envie collective d'en finir... Une hâte de voir ce qui va se passer, et dont nous doutons de moins en moins.

 

Le zombie est une figure sédimentée. Son origine est haitienne. Il est au départ un individu qui a été drogué par une poudre et appartient à son maître, et semble se réveiller de la mort. C'est ainsi une invention culturelle au croisement de la mémoire de l'esclavage et de l'influence chrétienne à travers l'idée de résurrection.

 

Dès les années 30 il apparait dans le cinéma occidental. Puis il prend une forme nouvelle à partir des années 70, avec les films fondateurs de Georges A. Romero.

 

C'est désormais un mort vivant errant sans autre but que de dévorer les vivants. Le zombie permet ainsi d'observer un monde dévasté, et les rapports sociaux qui s'ensuivent. A cet égard le film de zombies entre dans une catégorie plus large de la catastrophe, genre particulièrement prisé dans les trois dernières décennies. Songeons à Godzilla qui sort en ce moment même.

 

Puis le zombie s'affirme dans la peur de l'épidémie dans les films suivants. Il traduit la peur du sida (les morts en sursis infectent les vivants), mais aussi la peur de la manipulation du vivant (quelquefois l'origine est une expérience qui a mal tourné) et des dérives de l'industrie. Il est le fils de la perte de confiance dans les puissances publiques en charge des biopouvoirs.

 

Le zombie est passionnant, car il est un "carrefour de connotations".

 

C'est notre double. Il est un homme, ne l'oublions pas. Il reflète la peur de perdre notre humanité. Ce double inquiétant nous est inaccessible e familier tout à la fois. Sa conscience vide nous est impénétrable, et pourtant c'est le voisin ou le membre de la famille.

 

Il est encore habillé de ces anciens oripeaux, déchirés. Il semble hagard. Il ressemble à un rescapé. L'homme frappé par un drame. L'auteur évoque ces hommes qui marchaient dans les poussières du 11 septembre 2001. Le zombie évoque une condition limite de l'homme : sa stupéfaction, qui conduit jusqu'à l'impossibilité à penser.

 

Cette stupéfaction est celle, poussée à l'extrême, de l'homme hébété de la post modernité, qui rentre chez lui livide avec son attaché case, n'a pas le temps de prendre le moindre recul, et se sent d'ailleurs "comme un zombie" face au poids de ce monde qui semble le déposséder. Sans doute le zombie qui dévaste ces petites villes américaines nous venge t-il un peu de la laideur et de l'ennui, de notre monde asphyxiant. Par un autodafé complet.

 

Il est le symbole d'une humanité qui se demande ce qu'elle est dans un monde semblant dériver, où l'on parle de post humain, où la robotique pose la question de la spécificité de l'être humain. Notre particularité est elle de penser ? Qu'est ce qu'un homme qui ne pense plus ?

 

Il est aussi l'irruption de l'hideux dans un monde hygiéniste, obsédé de rendre les peaux lisses, et surtout de la mort. La mort niée ét reléguée, externalisée dans les maisons de retraite, niée dans les images de guerre, esthétisée dans la culture de masse. Avec le zombie, "la mort s'est créée une espèce, elle se reproduit". La mort traque les humains dans les rues, ils ne peuvent y échapper. C'est le boomerang mortel. Le zombie est le retour du refoulé, donc il est aussi grotesque. On rit beaucoup, ai je signalé dans ce blog, aux oeuvres de Max Brooks.

 

Ce zombie de carnaval présente cependant un versant inquiétant : il pointe un désir d'assister à la fin du monde, une fascination apocalyptique. Il signale dans notre délectation un pessimisme radical, qui flotte, dans notre culture. Les prévisions sombres sur le réchauffement de la planète et la revanche de Gaïa y sont pour quelque chose, mais nous ne voulons pas vraiment y croire, alors le zombie pointe son nez. Monte en nous ce sentiment irrépréssible d'un écroulement possible, probable. Les films de zombies le concrétisent, montrant d'ailleurs des gens qui s'entretuent entre eux devant la menace, évoquant la fragilité de nos rapports sociaux.

 

Voir tout cela nous apaise, car notre peur prend forme, elle est déjà là. Elle a une forme scénarisée et donc maîtrisée.

 

" Le pessimisme n'est qu'un autre mot pour l'impuissance".

 

La catastrophe nous livre une forme de contrôle symbolique sur le pire que nous craignons. On retrouve ici bien entendu le concept de catharsis, de purge, chez Aristote quand il caractérise la tragédie. C'est traiter le mal par le mal, de manière homéopathique.

 

Les histoires de zombies nous rappellent combien les fictions sont précieuses à notre équilibre psychique. Elles subliment. Et elles nous aident à repousser autant que possible l'angoisse, par le rire, l'extériorisation, la naissance de la forme. Le succès des zombies en dit long sur la puissance de ce que notre psychisme doit affronter.

 

Merci, donc, aux zombies. Longue vie.

 

 

Le zombie comme homéopathie ("Petite philosophie du zombie", Maxime Coulombe)
Le zombie comme homéopathie ("Petite philosophie du zombie", Maxime Coulombe)
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20 avril 2014 7 20 /04 /avril /2014 19:57

Les aphorismes saisis ici ou là de Wittgenstein m'ont fasciné depuis un long moment, car ils me semblaient approcher cette opacité du monde, ce que Sandra Laugier appelle "l'inquiétante étrangeté de l'ordinaire", que l'on ressent inévitablement dès qu'on se met à penser. Ce sentiment d'incompréhension, aussi, entre les êtres. Cette impression de dialogue parfois impossible, de querelle de mots qui se présente comme conflit de sens. Cette difficulté à s'accorder, et ce sentiment de devoir mener un effort terrible pour parvenir à se rencontrer entre êtres humains dotés de raison et de langage. Sentiment que l'on parvient à dépasser, dans la musique par exemple, ou même dans la tendresse.

 

Alors j'ai voulu creuser avec l'essai approfondi de Sandra Laugier. En espérant que cette figure française de la Pop Philosophie, capable de philosopher sur Buffy et les Vampires allait m'aider à entrer dans une pensée obscure de prime abord.

 

L'essai "Wittgenstein, les sens de l'usage" de Sandra Laugier visite l'oeuvre de ce philosophe de l'esprit, en montrant son évolution à travers la lecture des oeuvres comme le Tractatus, les Recherches philosophiques, le Blue Book.

 

L'idée centrale de cette pensée est que le sens ne se détermine que par l'usage. Le langage des humains n'a de vérité que dans ses usages, il n'est nullement le reflet d'une autre dimension, d'une quelconque transcendance. Tout est là, dans nos usages de la langue. Le philosophe est le fossoyeur de toute métaphysique.

 

Quand quelqu'un parle, cela n'a de sens que si nous pouvons en donner un, et que parce que nous en donnons un. Ce sens n'est pas donné d'avance, nous apprenons le langage, on nous le transmet, et il prend vie dans des contextes.

 

Wittgenstein nous conduit ainsi à reconsidérer ce qu'est une Chose. Une Chose n'est connue de nous que parce que nous la nommons. Le langage est ainsi une véritable forme de vie, la forme du monde, et aussi notre limite.

 

C'est le langage qui est premier. Nous nous trompons si nous cherchons à articuler la pensée et le monde sans savoir que nous y procédons à travers le langage, et donc dans son carcan. Le langage ne peut épouser le monde, ce qui fait dire à Laugier que "la grammaire n'est pas une solution". La solution du philosophe n'est donc pas de chercher les clés du monde avec un outil limité, mais d'abord de se transformer. La conscience des limites de l'humain être de langage doit mener à "la paix en philosophie". Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons penser qu'en restant immergés dans une forme de vie particulière, qui est le langage.

 

Le langage "exhibe" ce qu'il dit. On doit renoncer à le voir comme un reflet fidèle du monde. Il n'est pas l'image du monde ni sa traduction sensible.

 

Mais le langage ne nous coupe pas d'un extérieur à débusquer. C'est cela la radicalité de Wiitgenstein et son côté anti métaphysique. Tout est là dans le langage. Il n'y a pas de différence entre le Sens et le Dire. Dire et avoir un Sens c'est la même chose. La parole n'est pas une piste à suivre vers un au-delà caché, elle dit tout ce qu'il est possible de connaitre.

 

Ce qui se trouve en dehors du langage n'a pas de sens. C'est le non sens.

 

Le philosophe, radicalement immanent, dit : "Nous ne pouvons rien penser d'illogique parce que cela nous ferait penser illogiquement".

 

Le langage fixe la limite de la pensée. On ne peut penser de l'autre côté du langage. Il nos faudrait alors penser ce qui n'est pas pensée. Ce qui inspire cet aphorisme connu, terrifiant et tellement efficace :

 

" Ce que l'on ne peut penser, on doit le taire".

 

On ne peut certes pas tracer par avance la limite de la pensée, car il faudrait alors préciser ce qui ne peut pas être pensé, ce qui veut dire le saisir par la pensée.

 

Une expression dénuée de sens ne l'est que parce que je ne lui donne pas un sens. Le problème n'est donc pas ce que signifient les phrases, mais de vouloir dire ce que l'on dit. Le sens et le non sens sont à chercher dans les usages iinguistiques. Le non sens n'est pas une affaire de mauvais usage, car il n'y a pas de bon usage, il y a ce qui veut être dit.

 

Ca vous parait abstrait ? Mais en réalité nous le vivons sans cesse. Songez à ces discussions fréquentes où l'on s'oppose des mots ("tu veux dire responsabilité", "ah non je veux dire liberté", etc). Ce que dit Wittgenstein donnera un sens à votre prochaine frustration lors d'un apéritif un peu arrosé où vous n'arriverez pas à convaincre, où vous serez frustrés et empêtrés, englués dans votre langage. Wittgenstein aurait adoré facebook où le débat porte sans cesse sur la langue. Car le même mot peut revêtir de nombreux usages. Ainsi le mot "est" par exemple peut signifier un signe d'égalité, il peut signifier "aller", il peut signifier l'expérience de l'existence.

 

Que devient la science alors ? Elle ne saurait en tout cas nous apporter des réponses philosophiques. Elle nous parle d'abord d'elle-même.

 

Nous n'avons pas de mots, simplement, pour affronter certaines questions.

 

"Nous n'observons jamais que des coupes particulières'' dans cet univers.

 

Le réalisme est donc une illusion. Mais le scepticisme l'est aussi. Car le sceptique croit en l'apparence. Il n'y a pas d'apparence d'un phénomène à débusquer. Tout est là, dans le langage qui agrippe le monde.

 

Les concepts que nous utilisons, nous ne pouvons jamais les définir précisément, parce qu'ils restent des coupes particulières. Les définitions des choses sont au mieux des symptomes de choses toujours inacessibles du fait de notre vie dans le langage. Celui ci n'est qu'un "léger filet au dessus de l'abîme". Nous le savons quand nous jouons avec le langage, c'est ce qui nous fait rire. Nous rions de notre absurdité. C'est notre revanche. C'est notre conscience commune du langage et de ses limites, de son arbitraire, de sa richesse sublime et si vulnérable.

 

La philosophie doit donc être attentif aux phénomènes et se méfier des généralités. Elle doit s'intéresser aux usages.

 

Cette philosophie du langage a des conséquences politiques, car se pose immédiatement la question de la concordance de mon langage et de ma vision du monde avec la communauté. La pensée de Pierre Bourdieu par exemple, semble très influencée par Wiitgenstein, de cette idée d'un "sens pratique" qui s'impose à nous, d'un habitus qui est un schéma de pensée incorporé et qui rassemble et sépare les êtres.

 

Mais la pensée du philosophe est avant tout éthique. Car il s'agit de s'accorder dans le langage. De réaliser cet effort. De chercher à comprendre avant tout le sens que l'autre donne à ses mots, ses usages. De ne pas chercher à lui expliquer les mots qu'il faut, car ils seraient porteurs de la Vérité, mais d'essayer de se faire comprendre et de comprendre l'usage de la parole qu'on entend. Un effort permanent sur le langage donc. Si quelqu'un nous dit "ce tableau est laid" par exemple (l'exemple est de moi hein) essayons de saisir ce qu'il ressent et veut nous dire, et ne lui répondons pas forcément "tu dois dire qu'il ne te plait pas", car c'est peut-être cela qu'il dit. Il n'y a pas de fondement du langage, le langage est une transmission. Il n'a pas d'essence.

 

Un mot est une pièce dans un jeu d'échec. C'est le jeu que nous devons considérer.

 

Nous devons avant tout prêter une grande attention à ce que nous disons, à comment nous le disons, pour pouvoir nous rencontrer.

 

Si l'on suit le philosophe, si on croit qu'il nous offre une consolation face à ce qu'il appelle lui-même des "crampes mentales" devant l'opacité du monde, alors nous devons relativiser toujours l'idée de la Vérité. Non pas renoncer à nos convictions, mais savoir toujours qu'elles restent dépendantes du langage, de nos usages du langage. Savoir cela, c'est déboucher sur la tolérance sans doute, la défense de ma vérité plutôt que la vérité. C'est cela, peut-être, l'esprit démocratique réel et profond.

 

 

 

 

Wittgenstein qui donne sens au non sens (Sandra Laugier, Wittgenstein - Les sens de l'usage)
Wittgenstein qui donne sens au non sens (Sandra Laugier, Wittgenstein - Les sens de l'usage)
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3 mars 2014 1 03 /03 /mars /2014 17:50

65575_493957850661055_1373666212_n.jpg Après avoir lu les succulents cours de Pierre Bourdieu sur Manet, j'ai eu envie d'explorer un peu plus la pensée matérialiste de l'art dans ses versions récentes. Bourdieu tient à se séparer explicitement du marxisme, ce qui me parait en partie une coquetterie (les marxistes ne se séparent pas de Bourdieu pour leur part). Car au fond, le sociologue béarnais en revient toujours à la question des classes en lutte. Il ne peut pas vraiment s'en empêcher même s'il fait tout pour proclamer le contraire (notamment en utilisant la notion de "champ", qui n'est en définitive que l'idée de l'autonomie de tout système, ce que n'importe quel marxiste est capable d'accepter, à commencer par Marx).

 

Je suis tombé sur l'excellent (mais ardu) essai d'une philosophe française, Isabelle Garo : "L'Or des images, Art-Monnaie-Capital", qui annonce clairement la couleur : il s'agit de "proposer une approche marxiste de l'activité artistique". A travers le rapport que les oeuvres d'art ont entretenu avec leur propre place dans le mode de production, et à travers la représentation de l'argent qu'elles proposent. Isabelle Garo analyse ainsi un certain nombre d'oeuvres d'un lointain passé ou contemporaines, tout en revenant sans cesse à l'oeuvre de Marx dont elle propose une lecture tournée vers la compréhension du travail de l'artiste et de sa portée pour comprendre le monde et le bouleverser.

 

Isabelle Garo ne cesse d'insister sur une même contradiction : l'art est à la fois intégré dans le capitalisme et en conflit permanent avec lui. C'est la clé de son interprétation.

 

Marx n'a pas proposé de quelconque théorie esthétique, de théorie "du Beau" comme a pu le faire Kant. Toute sa pensée est marquée par le refus de distinguer des philosophies séparées. Il n'a jamais non plus rabaissé l'art à un simple reflet de la base économique, ce qui est le propre du marxisme dévoyé, de type jdanovien. Marx aborde l'art en tant qu'il est une activité sociale, un travail, et à travers la notion d'aliénation auquel l'art est rétif par nature.

 

L'art est dans la pensée de Marx la possibilité rare d'une activité libre dans un monde du travail privé de liberté. Le talent n'est pas issu d'un "génie pur" mais toujours rattaché à des conditions sociales de réalisation, s'il n'en est pas l'expression mécanique.

 

L'artiste peut donc nous donner à entrevoir l'individu complet, le travailleur libéré. Il préfigure l'avenir. Il est à la fois déterminé par le réel et figure d'anticipation. L'art n'est pas un reflet neutre, il crée lui même son Sujet en créant des objets. A cet égard il a le même statut que les idées dans la philosophie marxiste. L'artiste s'oppose à son annexion par le monde de la marchandise, il ne se s'évalue pas à l'aune de la valeur travail (le temps de travail) et à cet égard il crée une contradiction féconde, révolutionnaire, dont peuvent s'emparer tous les travailleurs.

 

La définition du rôle de l'artiste ressemble diablement à celle du communisme qui vise au "libre développement de chacun qui conditionne le libre développement de tous".

 

C'est pourquoi il ne peut pas exister d'esthétique marxiste. Il ne peut pas y avoir de consigne marxiste pour les artistes. La seule exigence de l'art c'est de ne pas être asservi. Le marxisme en appelle à un matérialisme de la jouissance du monde à travers un travail libéré. Ceux qui se prétendirent "ingénieurs de l'âme" au nom du marxisme ont eu tout faux...

 

 

Isabelle Garo opère un long détour par l'Histoire de l'art qui s'est confronté à l'argent. L'or et l'argent ont des qualités esthétiques, d'où leur usage somptuaire. Ils ont servi de "signes miroitants de la valeur" et acquis vite une mission représentative de la valeur, comme on le voit avec les masques royaux mycéniens. "Le chatoiement de l'or" a servi à relier le visible à l'invisible. Avec les icones byzantines l'or est intégré dans l'oeuvre et manifeste la puissance de la divinité et de l'institution religieuse. L'or manifeste une esthétique de la richesse, magnifiant les puissances terrestres, il assimile le divin à la lumière.

 

Mais à cette époque, l'art ne parvient pas à se constituer en représentation séparée. Ce n'est que plus tard, surtout à la renaissance, que l'art représentera l'or, que le pigment doré remplacera l'or réel sur le tableau. Le peintre, individu, s'affirmera donc, en face du banquier, personnage devenu majeur, qu'il représentera en train de manier la monnaie. Ce sont ces fameuses scènes de l'art flamand, après les premières représentations de l'avarice.

 

On voit donc comment l'art dépend de la dynamique des modes de production mais devient capable de réfléchir à sa propre place. L'art renaissant a partie liée avec la croissance du modèle marchand puis l'apparition du capitalisme, qui change le statut de l'homme et de l'artiste. L'art se met à représenter des scènes privées, le monde social et non plus l'au-delà, à répondre à la commande de portraits de la part de nouvelles élites. La perspective est une fenêtre sur le réel, qui manifeste que l'homme s'empare du monde. Le monde social devient l'objet de l'artiste, et il est partie prenante de ce monde social : les oeuvres vont se préoccuper de cette dialectique. Les scènes décrivent les marchands tels des alchimistes, qui comptent la monnaie, manifestant déjà une idéologie fétiche de l'argent. Tout se passe ici dans l'appartement du marchand, sans référence à ce qui fonde la valeur : le travail, la prédation esclavagiste en particulier. L'artiste dépeint ce monde et il en dépend, les tableaux sont eux-mêmes réserve de valeur.

 

Tout au long de l'histoire du capitalisme, l'art ne cessera de s'intégrer à ce système et à y échapper. Il y échappe car il ne peut pas être l'objet de gains de productivité, ce n'est pas une marchandise comme une autre.  L'évaluation de sa valeur reste extrêmement problématique. Si l'art se voit soumis au marché, à un marché spécifique même, celui des oeuvres d'art, il est toujours en partie irréductible. La volonté de le soumettre s'attire en retour, chez les artistes, un dégoût de la bourgeoisie qu'on voit s'accentuer au 19eme siècle, lorsque le capitalisme s'affirme et détruit les restes de l'ancienne société.

 

Les artistes ont donc cherché à s'accorder avec les forces anticapitalistes. Aujourd'hui cet art militant est en difficulté, car la défaite (temporaire ?) de ces forces le prive de point d'appui. Mais l'art reste toujours dans ce rapport contradictoire, en tant qu'activité impossible à coloniser jusqu'au bout, avec le capital.

 

Point n'est donc besoin pour l'art d'user d'un discours didactique contre le capital, qui ne touche pas l'essentiel (comme le fait un Ken Loach parfois de manière un peu trop soulignée, c'est moi qui le dit pas l'auteur). L'essentiel pour l'art est de réfléchir à sa place, avec son public, pour déjà remettre en cause la notion d'aliénation capitaliste. Theodor Adorno a une phrase superbement synthétique pour exprimer cela :

 

 

" Est social en art son mouvement immanent contre la société, non sa prise de position manifeste".

 

 

L'oeuvre d'art est donc révolutionnaire en ce qu'elle résiste à la standardisation, qu'elle impose d'autres formes, qu'elle est capable d'un regard critique sur ses conditions de réalisation et sur sa réception. Ce rôle critique est capable, compte tenu des contradictions entre la nature de l'art et le capitalisme, de s'infiltrer dans les domaines censés être les plus domestiqués. C'est ainsi que des séries subversives, sans concession, comme The Wire ont été largement vues par les spectateurs américains.

 

 

L'usage de la liberté par le capital est à double détente. Les oeuvres les plus provocatices sont parfois les plus côtées sur le marché, c'est de cela qu'il faut partir, et non se réfugier dans une marginalité drapée de rouge. Le marché  ne peut pas digérer complètement l'art. Il se heurte à un malaise : les oeuvres d'art ne sont pas comparables, elles n'ont pas d'équivalent, elles ne sont pas mesurables en temps de travail, et donc difficilement standardisables. Il s'agit d'actifs non substituables et très peu "liquides". Le marché de l'art est d'une très grande incertitude.

 

 

Les artistes, s'ils ont une conscience révolutionnaire, doivent s'efforcer d'attiser ces contradictions et de favoriser les regards hétérodoxes du public dont ils sont des formateurs. L'endoctrinement capitaliste est puissant, mais il se heurte toujours à un élément : l'expérience vécue par les travailleurs. C'est dans cet espace que l'art de transformation sociale travaille, comme on le voit par exemple largement dans le domaine du cinéma documentaire, Isabelle Garo analysant des exemples.

 

Isabelle Garo ne partage cependant pas l'optimisme des tenants de gauche du capitalisme cognitif (Toni Negri est le plus connu) pour qui la fin du taylorisme crée les fossoyeurs du capitalisme en donnant place à des travailleurs créatifs, autonomes, qui finiront pas balancer le système aliénant. Le capitalisme en effet a montré qu'il pouvait utiliser ces notions positives pour imposer de nouvelles oppressions (la précarité, la sous-traitance, l'atomisation, la concurrence entre les travailleurs à outrance...). Ce que Chiapello et Boltanski (non cités par Garo) appellent le "capitalisme artiste" ne nous promet pas forcément des lendemains qui chantent même si là aussi il y a des contradictions à relever.

 

L'artiste est un travailleur en résistance, potentiellement en tout cas. Il incarne la capacité de résistance plus générale de la force de travail, qui ne peut pas être produite (c'est rageant pour le capital, il y a toujours besoin de travail quand même, et on ne peut pas artificiellement en créer, qui serait totalement flexible). L'art est indiscutablement une richesse sociale, inestimable. Cette notion est contraire à l'esprit du capitalisme, et en cela l'art est un allié du dépassement possible du capitalisme en crise.

 

Isabelle Garo nous fournit ainsi, à travers sa lecture originale de Marx et d'un certain pan de l'Histoire de l'art, un apport complémentaire à ce que Gramsci nous a dit au sujet de la bataille pour l'hégémonie cuturelle. Cela invite la gauche encore soucieuse de changer le monde à s'intéresser sérieusement à la culture, qui n'est pas un supplément d'âme, mais peut-être le premier chemin à prendre pour enrayer la reproduction d'un modèle qui ne nous mène manifestement pas au bonheur ni à la survie de l'espèce.

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30 janvier 2014 4 30 /01 /janvier /2014 18:29

4ee6bba2b4a52c4deb4387f73b982db4.jpgBien que Gad El Maleh ait interprété un spectacle à immense succès intitulé « l’autre c’est moi », reprenant finalement cette vieille idée d’Aristote qui définit l’Homme comme un animal politique, nous connaissons tous des gens qui se plaignent d’être considérés comme des Choses par leur supérieur, leur époux, leurs censés amis, ou la société. Partout. Et nous connaissons aussi tous des gens, avouons le, qui se comportent comme des Choses, désengagées, pas concernées. Déroutantes d’indifférence, même à leur propre indignité.

 

Le philosophe Axel Honneth propose pour le saisir de revenir au concept de « réification ».

 

Ce concept a été utilisé par un grand penseur marxiste, George Lukacs, dans un livre très compliqué à lire (je sais je m’y suis frotté à 25 ans, avec grande difficulté à y comprendre quoi que ce soit) : Histoire et conscience de classe. Bon courage à son prochain lecteur...

 

Axel Honneth, dans son petit essai « la réification, petit essai de théorie critique » propose de revenir à ce concept, en retrace l’histoire, pour déboucher sur lanotion de « reconnaissance » qu'il propose comme programme à ceux qui veulent une humanité émancipée. Honneth se situe dans la filiation de l’Ecole dite de Francfort, issue du marxisme (Walter Benjamin, Adorno, Horkeimer, Marcuse, Habermas), et qui s’est beaucoup consacrée à creuser l’idée de l’aliénation chère au grand inspirateur. On y est en plein, ici.

 

C’est une belle idée que cette « reconnaissance », qui est première, et peut servir de boussole à beaucoup d’acteurs sociaux, par exemple dans les services publics d’éducation ou dans la culture.

 

Le philosophe constate que les psychologues s’alertent (voir par exemple Christopher Lasch, chroniqué dans ce blog) de la multiplication des personnalités dites machiavéliques, adeptes de l’imitation des sentiments, par opportunisme, jusqu’à en croire qu’ils les éprouvent vraiment. Ils transforment ainsi leurs relations, mais aussi leur propre intériorité, en Chose.

 

Lukacs constatait déjà cela dans les années 1920 et y logeait la cause dans l’extension de l’échange marchand. Le marché, en envahissant tout, transforme les relations entre les gens. Autrui se résume de plus en plus, avec cette expansion, à une occasion de profit. Le calcul est roi, il crée un effet de distanciation glaçant: qui ne s’étonne pas de l’indifférence à la souffrance, de la capacité de tant de personnes à avancer sans se poser plus de questions, sans être troublé par les cortèges écrasés de semblables ?

 

Lukacs y ajoutait l’idée, puisée chez Max Weber, selon laquelle la rationalisation du monde pousse à tout rationaliser.

 

Mais constatant cela, nous devons nous demander ce que peut être une attitude authentiquement humaine, et où elle trouve ses sources. Il ne s’agit pas de le trouver dans une prétendue nature humaine abstraite et donnée d’avance, mais dans le rapport que l’Homme entretient avec le monde.

 

Ainsi Axel Honneth s’en réfère à Heidegger, et à un philosophe dont je ne connais rien : John Dewey. Puis à la psychologie du développement, qui vient conforter ces pensées spéculatives.

 

Petit préalable personnel : souvenons nous simplement de nos cours de terminale en philo, et ce ne sera pas compliqué… La phénoménologie, inaugurée par Husserl et continuée par Heidegger, Sartre, affirme que la conscience est dans le monde. Elle n’est telle que parce qu’elle est dans le monde. Elle est conscience de quelque chose, toujours. Elle est pour soi, et non en soi. C’est la différence entre un Homme et un caillou.

 

Ainsi Heidegger nie la vieille différence que la philosophie établissait entre le Sujet et l’objet. Cette différence doit être dépassée. Car de fait, nous nous occupons toujours du monde, c’est un élément premier. C’est ce qu’Heidegger appelle simplement :

 

« le souci du monde ».

 

Nous ne sommes pas face au monde, mais dans le monde. Nous sommes toujours partis (c’est moi qui ait recours à cet effet de langage pas l’auteur) en « reconnaissance » du monde. La conscience n’est pas préalable à ce mouvement.

 

Donc ce souci du monde peut être appelé Reconnaissance. Une notion plus pratique pour parler des relations sociales que l’expression d’Heidegger.

 

John Dewey utilise aussi cette idée de la reconnaissance, qui selon lui précède la connaissance. Notre connaissance est toujours « colorée existentiellement ». Nous reconnaissons le monde, et autrui d’abord, avant de connaître, sinon la connaissance est faussée.

 

La reconnaissance peut donc être définie de la manière suivante :

 

«  Capacité à identifier et à valoriser la signification que possèdent pour notre existence les autres personnes et les choses »…

 

 …Soit ce que dit Gad El Maleh quand il affiche « l’autre c’est moi ». Pas certain qu’il ait lu Axel Honneth mais c’est tout comme.

 

Ce préalable de la reconnaissance, les psychologues du développement de l’enfant en parlent très clairement et ne cessent de le souligner auprès des professionnels qui s’occupent des tous petits. Pour se construire, l’enfant s’appuie sur autrui. C’est la perspective offerte par les autres personnes sur les objets qui lui permettent de saisir ces objets comme indépendants, qui lui permettent de comprendre qu’il n’y a pas que sa propre perspective. Cette triangulation se met en place, on l’observe, vers le neuvième mois. C’est de cette manière que la pensée symbolique peut survenir.

 

La reconnaissance est donc un phénomène humain. Un propre de l’humain, cet animal politique.

 

Axel Honneth évoque l’autisme comme un contre exemple d’une reconnaissance qui s’est bien déroulée. Pour certains motifs, l’enfant autiste reste empêché de s’identifier à une autre personne, il est ainsi enfermé dans sa propre perspective sur le monde et ne parvient pas à s’en extraire. Or, connaître, c’est multiplier les perspectives (ça c’est une leçon qui vaut pour chacun).

 

La reconnaissance, et donc littéralement la sympathie, sont des préalables à une connaissance véritable.

 

Alors, que se passe t-il dans la réification ? Lorsqu’on transforme l’autre (ou d’ailleurs la Nature que l’on détruit) en Chose et ma relation à lui en Chose. C’est difficile à imaginer, quand on sait que la reconnaissance est tellement constitutive.

 

La réification est liée à un « oubli » de la reconnaissance. A une sorte de distraction. On oublie le rôle d’autrui dans sa propre construction individuelle.

 

Exemple qui me viendrait : un politicien de gauche qui a été sincère et ne l’est plus, oubliant que ce sont ses observations d’enfance qui l’ont conduit à aimer la justice. Il a perdu de vue cela.

 

Le philosophe voit deux possibilités : soit nous sommes dans une activité dont le but est tellement lié à la pratique qu’il nous aveugle : il prend l’exemple de deux joueurs de tennis amis qui perdent toute notion de leur lien parce qu’il faut à tout prix gagner. Et il y a une deuxième situation qui fait oublier la reconnaissance : c’est un système de valeurs, qui conduit à interpréter les évènements de manière sélective, et à reléguer la reconnaissance à l’ « arrière plan ». Il en est ainsi du consumérisme par exemple.

 

La réification peut aussi devenir auto réification. A savoir que l’on se considère soi même comme une Chose. Comme un objet. La littérature est truffée de ces personnages froids et détachés, il y en a à volonté dans les romans des éditions de Minuit ou chez Bret Easton Ellis.

 

Alors que faire pour empêcher la réification de triompher ? Eduquer à la reconnaissance d’autrui, à la conscience des liens, à la découverte de l’autre. A apprendre à voir l’autre comme son semblable, mais aussi comme une part de soi-même.

 

Sans doute, mais le philosophe insiste surtout sur le rôle du droit. Le droit permet la reconnaissance. Et ainsi une société ultra flexible qui prive les gens de droit favorise t-elle l’oubli de la reconnaissance. La flexibilité dissout la société et change les gens.

 

Aujourd’hui, alors que la marchandisation triomphe, la réification est à l’offensive comme jamais. Elle s’impose à travers les « mises en scène de soi-même » : les entretiens d’embauche ou l’on se réifie et s’auto réifie, le coaching qui nous pousse à ne considérer que l’aspect utilitariste des comportements et des sentiments, les speed datings qui s’apparentent à un marketing de soi. On apprend, à travers ces dispositifs à devenir une Chose, à fixer des sentiments à partir d’un objectif extérieur, d’autant plus efficacement qu’on y croit soi-même.

 

L'obsession quantitative, par exemple celle de l'évaluation, est très nettement liée à ces effets de réification. D'ailleurs Roland Gori, le pourfendeur de l'évaluation en france, se réclame explicitement de Lukacs.

 

Cette absence d’authenticité, on le sait, est désespérante. On en fait des séries télévisées sans cesse, des chroniques de mœurs. Tellement de gens s’ennuient, cherchent l’âme sœur et s’étonnent d’être partout et de ne jamais « accrocher ».

 

Le changement social est ainsi nécessairement un changement de soi, sinon on piétine dans un fonctionnement qui ne saurait que déplacer l’égoïsme (et transformer les nouveaux dirigeants en nouveaux spoliateurs, les partenaires en tricheurs).

 

Que puis je conclure de cet essai de théorie qui n'a rien d'anecdotique malgré la modestie affichée de son propos, consistant à souligner l'utilité d'un concept chez un marxiste hongrois ?

 

Ce que la révolution néo libérale a accompli, en chosifiant les psychés, on doit le défaire pour imaginer une société plus fraternelle. Mais nous pouvons nous appuyer sur une conviction solide, en rupture avec l’anthropologie libérale de l’homme égoïste : la reconnaissance n’est pas une utopie. Elle est là, dans notre rapport au monde. Elle n’est pas morte. Elle a de puissantes fondations.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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