Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
27 octobre 2019 7 27 /10 /octobre /2019 20:15
Le capital sur le divan (de deux essais qui s'essaient à psychanalyser le capitalisme)

 

Et si ce grand mourant qui ne veut pas mourir, qui essaie d'entraîner avec lui tout le monde par le fond avec lui, indignement, passait sur le divan, qu'en serait- il ?

 

Je vous parle ici de deux essais qui tentent de psychanalyser le mode de production capitaliste, avec des approches un peu différentes, qui convergent cependant.

Le premier est clairement lacanien et me paraît relever de quelque accointance avec cette pensée du social selon Lacan, qui voit une vraie difficulté dans la disparition de la fonction paternelle.

Le second insiste sur l'apport de Keynes, dont la critique du mode de production capitaliste, qu'il veut néanmoins soigner, est selon les auteurs très proche des constats de Sigmund Freud, et notamment de sa découverte assez tardive et controversée, l'existence en tant que telle, d'une pulsion indépendante, "la pulsion de mort", ou Thanatos. Jusqu'à "Au delà du principe de plaisir", Freud pense que la destruction, la haine, relèvent d'une "gestion", pour rester dans le vocable économique, mal avisée des pulsions humaines. En vieillissant il se résigne à reconnaître une pulsion de mort qu'il intègre dans sa vision de la psyché mais aussi dans le fonctionnement vital. Ce travail d'intégration culmine avec "malaise dans la civilisation" au seuil de la seconde guerre mondiale. Ce virage pessimiste lui aliène une aile gauche de la psychanalyse qui croit à la bonté humaine corrompue par le fonctionnement social.

 

Gouvernés par l'infantile

 

Le premier essai, très récent, s'intitule on ne peut plus directement "Psychanalyse du capitalisme". David Monnier a le défaut de beaucoup de psys… Il est brillant mais brouillon, notamment en écriture. J'ai lu pas mal de psychanalyse maintenant… Et mis à part Freud, un écrivain de premier ordre, méthodique, c'est souvent le désordre. Et au milieu on trouve des pépites, comme le rapprochement entre le travail du dimanche et le fantasme du capitalisme, devenir une religion... Je pense que nos amis les psys écrivent comme ils ont l'habitude de penser dans leur pratique, de manière associative et flottante. Ils sont donc durs à suivre parfois. Répétitifs. Peu structurés. C'est riche mais c'est un peu le "souk" quoi…. Je retrouve cela dans la plupart des essais que je lis de leur part, à tel point qu'il en est difficile d'en garder une vue synthétique.

 

Pourquoi une psychanalyse du capitalisme ? Parce que le capitalisme est animé par des sujets, convertis à l'idée de la nécessité du capitalisme d'une manière ou d'une autre. La psychanalyse, c'est compliqué, oui, mais ça repose sur un tryptique assez simple : l'humain noue trois types de relations, avec maman, papa, et autrui. Or ces relations sont problématiques chez le capitaliste.

 

"si le capitalisme était un être humain, pas sûr qu’on le trouverait très bien portant."

 
Le sujet capitaliste (qui peut être actionnaire ou consommateur, le capitalisme est vu dans ce livre comme un état d'esprit), est anti maternel et il est aussi négateur du père (du surmoi).
Il est aux antipodes de cette mère qui donne inconditionnellement. Dans le monde du capital, tout se paie.  L'autre ne compte que s'il paie. Grosse erreur, car sans l'autre, la jouissance infinie dont rêve le capitalisme s'interrompra. Le capitalisme crée donc sa propre défaite, "ses propres fossoyeurs" disait Marx. Le sujet capitaliste pense n'avoir besoin de personne, il est un self made boy qui joue le self made man, niant que tout est collectif.
 
 
"On veut faire des affaires avec l’autre sans plus rien avoir affaire à l’autre. Cela revient à scier la branche sur laquelle on est."
 

L'auteur évoque de manière intéressante le temple du capital, les Etats Unis, qui ont voulu se séparer de leur mère anglaise, mais n'ont pas de père non plus… Se donnent au mythe du self made man. Pas de père, pas de Nom du Père en termes lacaniens. Ce sont les "Etats Unis" où habitent les étasuniens. Sans père (sans surmoi, sans loi morale au dessus de lui, sans règle sociale finalement, pour borner son désir), le capitaliste s'est inventé une religion propre, le capitalisme (scientiste mais croyante), et ici on retrouve le Freud critique de la religion ("l'avenir d'une illusion").La figure du père tout puissant lave le fils d'avoir désiré la mère… en retournant la culpabilité en haine, et en chassant toute culpabilité. 

 

Le capitaliste est un parvenu. Il ne doit rien à personne ni à rien, ni aux autres, ni à la société, ni au passé.

(En lisant le livre, je pense à ces fonctionnements pré capitalistes où on abandonne pas celui qui représente le passé, et à ces systèmes capitalistes où celui qui a travaillé trente ans pour l'entreprise est jeté du jour à l'autre. C'est ce qui est arrivé par exemple à Guy Novès, entraîneur de l'équipe de France de Rugby… Dix fois champion de France, quatre fois d'Europe, un mythe vivant pour son sport. Et la plupart des gens du rugby lui adressent un immense respect. Le milieu du rugby est conservateur, il n'aime pas les sorties ratées, il aime les égards, mais de nouvelles figures y ont introduit la logique purement capitaliste, celle qui prévaut dans le football où l'on va - exception- jusqu'à vendre des joueurs (ce qui ne choque plus personne), mais aussi jusqu'à ajouter un joueur… Dans une transaction (je te paie ton joueur tant de millions plus un joueur que j'ajoute en nature, peu importe son lien avec nous, les liens s'effacent, les gens partent le lendemain de la victoire, rien n'a de sens en dehors du comptable). Le passé n'a aucune espèce de signification dans le football. On peut avoir gagné deux championnats d'Europe d'affilée comme Zidane et être sur la selette pour deux matches perdus. Il n'y a pas d'origine, on ne doit rien à rien ni à personne. Parfois, quand un entraîneur est un peu pré capitaliste... Qu'il soutient son joueur, comme Aimé Jacquet par exemple en 1998 avec Christophe du Garry, ou Deschamps avec Olivier Giroud, la presse capitaliste lui fond dessus… Ne pas reconnaître l'obsolescence est un crime. Je reviens donc à Novès (homme de droite mais conservateur), il est donc mis à la porte cyniquement, d'un jour à l'autre, saisi dans un piège dressé pour lui… C'est cela l'esprit capitaliste. On ne doit rien à personne, pas de dette morale. Pas d'origine, et pas de surmoi, juste la religion du profit censée tenir de liant. Il ne se sentira libéré que quand justice lui sera donnée, par les prud'hommes, mais cela a t-il dit, ne lui suffit pas. Il sera libéré quand sa dette de souffrance sera payée par un ressenti de souffrance équivalent en face. Novès est un être de liens. C'est une fidélité, toute sa vie dans un seul club comme joueur et entraîneur. Un club qui se considère comme une famille, notion extra capitaliste, puisque le principe est que l'on donne priorité à la formation, que l'on joue le même jeu de la catégorie débutant à l'équipe une et que les entraineurs et responsables à tous les niveaux sont des anciens joueurs. Cet homme de droite ne sait pas qu'il nage à contrecourant… Du capitalisme.)

 

 Le passé pour le capitalisme n'est qu'un argument de vente, pendant qu'on inaugure les statues le capitaliste envoie des sms.

 

Mais cette négation du lien est évidemment une illusion. Posséder, on le sait, est l'obsession capitaliste. On critique le modèle pour négliger l'être pour l'avoir, ce qui est quelque peu illusoire, car à travers l'avoir, c'est évidemment l'être qu'on recherche, l'humain étant relationnel. On cherche à en remontrer aux autres. La négation du lien va de pair avec le narcissisme de ces dits self made man. Est-ce l'image qui pousse à faire de l'argent ou l'argent qui motive l'image ? Les deux sans doute. Quand Arnaud Lagardère pose ridiculement en maillot avec son trophée féminin… il dit quoi ? Il dit "regardez comme je suis beau et séduisant" (il se laisse croire qu'il l'est), regardez ce que je peux m'acheter, regardez mon essence (mon sang) qui me permet d'acheter ce que je suis et ce que j'ai".

Drôle de confusion mentale.

 

Le capitalisme infantilise. Il refuse la frustration. Il se croit libre de toute détermination, comme un ado en crise (je ne vous dois rien de toute façon !). Il hait la dépendance, et pourtant il la pratique. 

 

"Pour un capitaliste, c’est très mal d’être dépendant. C’est comme être un perdant. C’est le pire. Cela reviendrait à avoir capitulé face à la mère. Cela dit, le riche a le sens de l’autodérision. Il a besoin qu’on l’aide pour préparer son petit-déjeuner, faire son ménage, ses courses, ouvrir la porte de sa limousine, changer une ampoule, nettoyer sa piscine, déboucher un évier, changer un carburateur, etc. Mais il déteste les assistés ! Le sujet extériorise son propre dégoût de lui-même." Le capitalisme est censé être libre et pourtant il est inséparable de toutes les prothèses qu'il invente.
 

Un de ses aspects infantiles est aussi d'imaginer un consommateur asexué.  Il y a un versant qu'un nietzschéen qualifierait de nihiliste dans le capitalisme, mais qu'ici on désigne comme infantile :  Il n'arrive pas à faire de la femme une pure travailleuse (il est bien obligé de faire avec les congés maternité, même si désormais il peut inciter les femmes au top de leur productivité ) congeler leurs ovocytes et à avoir recours à la PMA).

 

Pas de parents, pas d'Histoire. Le capitalisme n'aime pas l'Histoire. Le sujet capitalisme fuit. Si vous parlez avec lui dans un bureau, il est toujours dérangé par un SMS ou un mail, il n'est jamais disponible pour ce qu'il fait. Il n'a pas de passé. Il n'a pas de présent pour ne pas avoir de passé. Il ne doit rien à personne. Il est toujours tourné vers la nouvelle frontière. Le capitalisme est une obsession de mobilité.

 

"Les petits capitalistes ne parviennent pas à se stabiliser. Ils sont toujours en mouvement, en progression. Ils n’ont pas fini leur croissance. Ils se considèrent eux-mêmes immatures. Le capitaliste est analogue à un enfant qui apprend à faire du vélo. Il ne peut pas s’arrêter. Il est obligé d’avancer sinon il tombe."
 
 
La question du désir est évidemment centrale. Le désir capitaliste ne doit pas être différé, il est infantile. On a recours au crédit à la consommation s'il le faut. En cela on rabaisse le désir au niveau du besoin. 
 
 
"Le sujet capitaliste passe ainsi allègrement à côté du grand secret de la vie."
 
 
Le sujet est perpétuellement insatisfait par le toc de la nouveauté, mais pour autant le capitalisme s'est inventé l'accumulation, comme satisfaction en soi.
 
 
Thanatos
 
 
La question de l'accumulation est centrale dans le second essai que l'on va évoquer. Il est écrit par deux économistes, Gilles Dostaler et Bernard Maris (mort dans l'attaque de Charlie Hebdo), "Capitalisme et pulsion de mort", écrit il y a dix ans. C'est à dire juste après l'éclatement de la crise des subprimes.
 
 

La grande idée de Keynes, qui a lu Freud, et il y a des liens entre l'entourage de Keynes (Léonard et Virginia Woolf notamment) et Freud, c'est que l'argent n'est pas neutre, ce que les libéraux classiques prétendent. L'argent est marqué par la psychologie. Il est porteur de nos angoisses. Le capitalisme tente de se rendre maître du temps, qu'on lui a d'ailleurs reproché de voler à Dieu. A cet égard c'est un projet prométhéen, il s'agit de remplacer Dieu.

 

"L’argent est un objet étrange qui à la fois calme l’angoisse – vous disposez d’un stock de précaution – et l’accroît. Il permet de changer d’avis, d’être irrationnel."

 

Le taux d'intérêt est un indice de l'angoisse, tout comme la "préférence pour la liquidité", mise en évidence par Keynes. Pour ses adversaires ultra libéraux, le taux d'intérêt récompense l'effort d'épargne, pour Keynes, c'est un phénomène psychologique qui relève de l'irrationnel, et qui saisi par les mouvements de foule, peut déclencher des tsunamis financiers.  La Banque Centrale est une figure paternelle qui de temps en temps vient restaurer "la confiance" par sa parole.

 

Keynes ne cessera de lutter contre cette tendance à aimer l'argent pour lui-même, il plaidera on le sait, pour l'euthanasie des rentiers, combattra l'étalon or, un rituel barbare, avant guerre et en 1945, perdant, les deux fois.  Il applaudira l'idée d'une monnaie fondante… Ne servant que comme support de l'échange, impossible à accumuler. Il y avait quelque chose de maladif selon lui dans la confusion entre argent et richesse. Elle ne peut conduire qu'à mourir sur un tas d'or. La solution pour l'humanité est dans la création, dans la sublimation. La thésaurisation est une recherche illusoire d'immortalité selon les propos mêmes de Keynes.

 

"L’homme « intentionnel » tente toujours d’assurer à ses actions une immortalité factice et illusoire en projetant dans l’avenir l’intérêt qu’il leur porte. Il n’aime pas son chat, mais les petits de son chat ; à vrai dire, non pas les petits de son chat, mais les petits de ses petits, et ainsi de suite jusqu’à l’extinction de la gente féline. La confiture n’est pour lui de la confiture que s’il envisage d’en faire demain, jamais le jour même. Ainsi, en remettant sans cesse à plus tard, s’efforce-t-il d’assurer de l’immortalité à l’acte de la faire bouillir"
 
Schumpeter a parlé du capitalisme comme processus de destruction créatrice. Accumuler, détruire, construire. Qu'est ce qui est le plus proche de la pulsion de mort décrite par Freud  ? Chez Freud la vie est une excitation qui aspire à la détente. Mais tout cela nous rapproche aussi de Georges Bataille, qui a lu Freud, et qui dans "La part maudite", ce livre extraordinaire (rapidement cité par Maris et Dostaler) montre que la vie est un excès, que l'excès engage la croissance, et nécessite la destruction, qu'elle passait autrefois par le potlatch, le sacrifice, et que désormais elle passe par la destruction aveugle parce qu'on ne regarde pas la vie en face.
 
 
Chez Bataille, comme chez Freud, vie et mort sont complices. Bataille dit qu'en inventant la mort, plutôt que la reproduction par séparation de la cellule en deux, la vie maîtrise quelque peu son infinie floraison. Il y a donc une aspiration à la mort. Mais jusqu'à où ? Jusqu'à la mort complète de la planète ?
 
 
"le capitalisme, en détournant la technique au profit de l’accumulation, n’a-t-il pas largement ouvert les vannes à une pulsion de mort enfouie au cœur de l’humanité ?" (Maris/Dostaler).
 

La thésaurisation procède du refoulement pulsionnel évidemment. Le principe de plaisir se voit contenu, canalisé la thésaurisation, puis par l'investissement, on ne consomme pas tout immédiatement. Ceci Keynes et Freud en sont conscients ensemble. Le capitalisme est puritain (comme l'a dit aussi Max Weber en montrant son lien avec l'esprit protestant).

 

"Pour retarder le moment fatal, nous accumulons. Nous accumulons pour aller le plus tard possible vers la mort. Mais toute cette énergie mortifère que nous contraignons et accumulons n’aspire qu’à une destinée : être libérée."
 
 
Quand ça bloque… Le capitalisme débouche sur la guerre.
Et reprenant la logique de Bataille les auteurs indiquent :
 
 
"Le drame du capitalisme est d’avoir exclu la dépense improductive, exclusion rationalisée par le calvinisme, d’une part, et l’économie classique, de l’autre, qui ne peut envisager une activité économique destinée, non pas à la satisfaction des besoins et à l’accumulation du capital, mais à la jouissance gratuite aussi bien qu’à la destruction et à la perte".
 
 

Comme dans le premier essai nous retrouvons aussi le caractère infantile du capitalisme, la libido narcissique devenant libido d'objet, puis à nouveau narcissique, puis d'objet, processus constamment alimenté par le marché.

 

"L’hystérique ne consomme ou n’accumule pas des objets pour jouir, évidemment, mais pour plaire à autrui. Aussitôt qu’il possède, le doute le ronge".
 
 
Comme dans le premier essai, nous retrouvons le caractère pathologique du rapport à autrui, à travers la dette, mais reformulée. Encore ici, on ne doit rien à personne.
 
 
"L’abstraction de la dette rendue possible par la généralisation de la monnaie libère les hommes des liens personnels. La dette devient transférable, peut circuler, c’est l’essence même de l’économie monétaire. Le capitalisme invente un système égalitaire où de plus en plus d’individus ne doivent rien à personne. Le marché est donc un extraordinaire système d’abstraction"
 
 
Pouvons nous dépasser ces limites psychologiques ? Keynes le pensait, qui était optimiste à long terme et pensait que sa vie heureuse dans le groupe de Bloomsbury était une sorte d'avant garde de la vie de l'avenir.
 
 
"Je nous vois donc libres de revenir à quelques-uns des principes les plus sûrs et certains de la religion et de la morale traditionnelle, tels que : l’avarice est un vice, l’usure est un délit, l’amour de l’argent est détestable, ceux qui pensent le moins au lendemain sont véritablement sur la voie de la vertu et de la sagesse. Nous placerons une fois de plus les fins au-dessus des moyens et préférerons le bien à l’utile. Nous honorerons ceux qui sauront nous enseigner à cueillir chaque heure et chaque jour de façon vertueuse et bonne, ces gens merveilleux qui savent jouir immédiatement des choses, les lys des champs qui ne peinent ni ne filent.".
 

Freud portait un diagnostic plus sombre, fataliste, sur l'histoire de l'humanité, car il était conduit à toujours réévaluer la puissance de la pulsion de mort à partir du moment où celle-ci peut se rendre maîtresse de moyens infiniment puissants. La conclusion du "Malaise dans la civilisation" vaut encore aujourd'hui encore comme interrogation quotidienne.

 

"La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement. À cet égard, l’époque présente mérite peut-être justement un intérêt particulier. Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu’avec l’aide de ces dernières il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, de là une bonne part de leur inquiétude présente, de leur malheur, de leur fond d’angoisse. Et maintenant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », l’Éros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ?"
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

Partager cet article
Repost0
13 juin 2019 4 13 /06 /juin /2019 01:52
Le promoteur est-il maître de la ville ? - Julie Pollard, l'Etat, le promoteur, et le Maire

"Halte aux promoteurs". C'est une phrase que l'on a tous entendue, depuis que les villes ont été livrées à la gentrification, puis, parfois, à des retournements de cycle qui portent l'accumulation ailleurs, car ce qui se dévalue devient attractif par le prix et ce qui est spéculé devient inaccessible à terme. Le marché détruit donc, et construit, inlassablement. Ce slogan nous alerte sur la fragilité du bien public urbain, le risque blafard de la ville livrée à la spéculation.

 

Mais qui est donc ce "promoteur" un peu spectral, omniprésent et silencieux sous le papier glacé des publications de boîtes aux lettres attirant notre attention sur le futur programme idéal près de la prochaine ligne de tramway ? Fait-il la pluie et le beau temps dans nos villes? Produit-il la politique du logement ou s'y glisse t-il aisément ? Toutes questions qu'aborde un essai intéressant de Julie Pollard, avec une approche politiste : "L'Etat, le promoteur, et le Maire". Un livre qui a l'intérêt, en observant les pratiques précises des acteurs, de montrer que le marché et le politique sont plus incestueux qu'opposés.

 

La politique du logement s'est largement redéployée vers une politique fiscale d'incitation à l'achat, même si la situation de la France n'a pas encore rattrapé la norme américaine en la matière. En ce sens elle est devenue plus illisible, et les promoteurs y jouent un rôle particulier.

 

Mais qu'est ce qu'un promoteur ?  En réalité rien ne le définit officiellement ni ne le règlemente. C'est avant tout un intermédiaire, et un coordonnateur. II débusque des terrains, rassemble des financements, crée une montage juridique, se rapproche des architectes et des entreprises du BTP, puis commercialise le résultat. Historiquement, il doit son apparition aux choix de l'Etat, et en dépendt largement, plutôt qu'il n'impose les choix globaux. Mais ces promoteurs sont devenus pièce maîtresse car l'Etat n'a pas de mains, il est désormais incitateur. Surtout, les promoteurs tissent une relation dialectique étroite avec les élus et les fonctionnaires locaux, qui sont des acteurs primordiaux du logement réel. Deux types de relations, donc, qui créent une fracture au sein même de la politique du logement.

 

"Pour les promoteurs, la construction de logements est avant tout un problème ultra-local – au sens qu’il se pose à l’échelle de parcelles à bâtir – de détection d’opportunités foncières et d’obtention d’autorisations pour mener à bien leurs opérations."
 
L'obtention du permis de construire est la pierre angulaire de cette relation locale, ce qui n'apparaît pas dans le droit, le permis étant censé être attribué à partir de critères arrêtés, sans pouvoir discrétionnaire. Mais tel n'est pas le cas, car n'est-ce pas, "tout est politique", c'est à dire contingent. 
 
Les promoteurs ont des profils divers, certains sont liés à des banques, à des groupes du BTP, d'autres sont plus indépendants. Les oscillations du marché conduisent à leur recomposition dans le temps. Ils assurent tout de même un tiers de la production de logement en France. C'est une activité potentiellement très rentable, un vrai bingo au Casino, mais aussi très risquée en cas de retournement de conjoncture. Demandant une forte capacité d'investissement, le secteur s'est concentré et dix pour cent des promoteurs réalisent quatre vingt pour cent du chiffre d'affaires. Leur actionnariat est en recomposition permanente, et ils sont côtés en bourse. Malgré leurs différences, ils sont obnubilés par deux cibles : la politique fiscale liée au logement de l'Etat, et leurs relations avec les pouvoirs locaux.
 
Au cours du XXème siècle, l'Etat a formalisé deux secteurs bien distingués : le logement social, relevant d'acteurs pour la plupart publics, et un secteur privé où la promotion s'est développée. Dans les années 70, l'Etat recentre son attention sur le logement social, met en place la substitution de l'aide à la personne à l'aide à la pierre, et laisse donc le privé acquérir plus d'autonomie.
 
Même si le promoteur n'est pas défini, et que ce métier d'ailleurs peut être exercé par n'importe qui, sans aucune condition, il évolue dans un contexte très règlementé, par le Code de l'Habitation et de la Construction, le Code de l'Urbanisme. On ne peut pas dire que le secteur est en lui-même totalement livré au marché. Par exemple les promoteurs sont soumis à des règlementations thermiques successives exigeantes, 
 
La grande évolution a donc été "la niche fiscale", qui a pris une ampleur de plus en plus accentuée parmi les outils politiques du logement. Les aides fiscales sont désormais... Plus de quatre fois supérieures aux aides à la pierre. Ce bond a été rapide, en une quinzaine d'années au croisement de notre siècle et du précédent. Ce choix d'inciter les français à choisir l'investissement immobilier a profité aux promoteurs, tout en soulignant leur dépendance forte, au sens addiction, à l'égard de ces dispositifs.  Les "Robien" "Besson", "Pinel", "Dufflot", se succèdent, et se chevauchent. Quand un d'entre eux disparaît, il produit des effets bien des années plus tard. La politique du logement devient ainsi un maquis illisible. Le politique a recours à ce levier, car il n'augmente pas les dépenses publiques (mais diminue les recettes possiblement), et les ministères du logement savent qu'un dispositif fiscal n'est pas l'objet d'une enveloppe fermée, c'est un droit de tirage. Mais la politique du logement devient opaque. Ces politiques ne sont pas budgétées, à peine évaluées par des prévisionnels, car elles dépendront de la réactivité du marché. 
 
Les promoteurs essaient évidemment d'influencer les politiques du logement. Leur fédération paraît peu efficace en ce sens. Elle est plutôt tournée vers ses adhérents. Par contre, certains promoteurs agissent, par forcément en s'adressant d'ailleurs au ministère du logement d'après l'ouvrage, mais à Bercy ou à Matignon, ou auprès des rapporteurs du budget logement au parlement.
 
Localement, les promoteurs usent de leur expertise pour produire des analyses et des statistiques qui vont dans le sens de leur intérêt, ce qui est plus aisé avec les petites communes sans ressources techniques denses. Celles-ci peuvent se voir vendre des projets de développement urbain clés en main. Mais dans le rapport de forces, le monde politique local n'est pas du tout dénué d'atouts, loin s'en faut. Les promoteurs essaient de "lire" les attentes des politiques locaux pour trouver leur place, sachant que les locaux aiment à travailler avec ceux qu'ils connaissent bien et avec lesquels des expériences passées ont été réussies. Le ticket d'entrée n'est donc pas facile à obtenir sur un nouveau territoire, même si les élus essaient de concilier préférences et distribution, pour maintenir un salubre esprit de concurrence et consolider leur autorité. Le monde des promoteurs et la sphère publique locale entretiennent de fortes et constantes interactions, et les cadres des entreprises sont appelés à être très présents dans la vie locale, le but étant avant tout d'éviter tout impair qui mènerait à être black listé des opérations immobilières du territoire. Ils ont en tête la nécessité de satisfaire à la fois le client et l'élu. 
 
Les élus ont aussi besoin des promoteurs. Donc on a là un jeu subtil de rapports de forces, d'attentes exprimées implicitement mais pas toujours inscrites noir sur blanc dans la légalité stricte. En fonction de leur vision stratégique, et de leurs ressources (un foncier important par exemple), une Mairie ou une agglomération pourront procéder différemment. Ils disposent en tout cas de nombreux outils pour faciliter ou rendre infernale la vie des promoteurs, et négocier avec eux. Du permis au droit de préemption, et d'expropriation, de la création de ZAC au Plan Local d'Urbanisme, en passant par le Plan Local de l'Habitat. Les élus locaux disposent aussi, plus marginalement, d'outils fiscaux. Un deal classique en ZAC est donner l'accès à un foncier accessible, alléger les contraintes pour les promoteurs, et obtenir en échange des équipements pour les habitants.; Les élus ont diverses attentes envers les promoteurs et se servent de l'épée de Damoclès du permis pour atteindre des objectifs. Cela peut être de se servir d'eux comme bouclier en cas de contestation des riverains à un projet (vous reviendrez nous voir quand le contentieux sera levé), ou obtenir des logements de taille adaptée aux familles, ce que beaucoup de Maires voient comme un outil de continuité électorale.
 
Dans le contexte d'une crise des outils du logement social, les élus, soucieux de la mixité sociale, ou poussé par la loi,  ont imposé aux promoteurs des quotas de logement social à vendre ensuite aux organismes en diffus, au sein de leurs propres opérations. Les promoteurs ont rechigné, mais ont du accepter.  On voit aussi, ce n'est pas dans le livre, mais c'est d'expérience personnelle, les élus demander l'inclusion d'une crèche qui sera ensuite vendue à la Mairie, en bas d'immeuble; Les organismes HLM n'ont pas apprécié ce mouvement de dépossession.
 
Méthodologiquement, les élus ont des approches dissemblables. Le livre prend l'exemple de la Plaine Saint Denis qui affiche la couleur et a édicté une "charte" pour les promoteurs, document qui n'a rien de légal mais rend explicités les fourches caudines par lesquelles il faudra passer. Issy les Moulineaux négocie au cas par cas. Bien entendu, la vie continue, et le conflit doit être autant que se peut évité, on parle donc de partenariat. Mais les promoteurs considèrent qu'ils doivent surtout courber l'échine. Bien évidemment, tout dépend du territoire. Est-ce qu'il est attractif pour un promoteur ou est ce qu'il a besoin de les faire venir ?
 
On assiste ainsi à une "dislocation" de la politique du logement, entre le national et le local.
 
Au niveau national, l'Etat s'est coupé les mains, a affaibli les outils qu'il utilisait autrefois pour intervenir directement, et a délégué le "faire" aux promoteurs, via une politique fiscale aléatoire, dépendant des réactions du marché, s'avérant illisible dans ses moyens et ses effets. 
 
Les élus locaux semblent en position de force, mais ces cadres financiers avec lesquels les promoteurs sont tenus de travailler s'imposent, et les élus ne les décryptent pas aisément dans leurs conséquences. Les élus doivent par exemple essayer de lire la stratégie d'un promoteur en fonction des produits fiscaux à l'œuvre, des anticipations qu'il produit par rapport aux prix à venir sur le territoire. Comment prévoir et maîtriser le devenir de la ville avec autant de critères, d'asymétries d'informations et de logiques ? Les outils fiscaux peuvent créer des effets d'aubaine, qui fausseront la lecture des dynamiques territoriales. De plus, ces aides peuvent contribuer à la hausse des prix, puisque la solvabilité des ménages  peut être intégrée par le marché.
 
La puissance publique est désarticulée, et les logiques de l'Etat ne sont pas forcément les mêmes que celles du local. De plus les promoteurs ont des intérêts communs en face de l'Etat, mais pas au niveau local où ils sont en concurrence.
 
Le politique est donc fortement présent. Mais est-il si puissant ? Il dépend fortement des décisions des promoteurs, de leurs choix d'implantation sur le plan national, de leur ciblage des investisseurs (du F2) ou de propriétaires occupants. Les villes ne sont pas à l'abri des logiques spéculatives, des bifurcations de la politique fiscale nationale, les "niches" pouvant faire l'objet de coups de rabot car susceptibles de déraper, ce qui ne peut se constater qu'après l'exécution budgétaire contrairement à l'aide à la pierre.
 
Le politique et le public sont là, les règles existent, mais le politique s'est rendu dépendant de la promotion. La politique du logement est ainsi un signe de plus de certains aspects du néolibéralisme : un chaos concurrentiel entre les territoires se met en place, la sphère publique n'est pas supprimée mais reconfigurée par des forces extérieures, les puissances financières.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 avril 2019 2 09 /04 /avril /2019 16:39
Adaptation contre délibération, la querelle de naissance néolibérale -Il faut s'adapter - Barbara Stiegler

Le néolibéralisme ne doit pas être analysé comme une  simple résurgence, après avoir été enterré comme une taupe, par le capitalisme Keynésien et fordiste, du vieux libéralisme d'Adam Smith, qui s'est heurté aux guerres mondiales, à la révolution russe et à la crise de 1929. Si on veut le comprendre, le déconstruire, on doit saisir ce qu'il y a de spécifique en lui.

Barbara Stiegler dans un livre intitulé "Il faut s'adapter - sur un nouvel impératif politique" (mauvais titre, ne rendant pas justice à la profondeur du livre, titre de simple essai de militant, alors qu'il s'agit d'une vraie entreprise de recherche au confluent des sciences sociales et de la théorie de l'évolution) propose de saisir le néolibéralisme à travers une querelle qui a animé le débat intellectuel avant guerre, entre John Dewey (un philosophe américain trop méconnu en France, pendant longtemps peu traduit, et qu'on commence à voir utilisé. Ce même Dewey qui présida à la demande de Trotsky le contre procès des grands procès staliniens de Moscou pour établir la vaste escroquerie de Staline), et Walter Lippmann, curieux homme, d'abord journaliste, diplomate, puis intellectuel influent. 

 

Deux constats d'échec, qui divergent

Les deux tiraient un constat d'échec du libéralisme passé. L'un, Dewey, proposait une voie vers un libéralisme ressemblant à un socialisme authentiquement démocratique (il utilisait même le mot, tabou, dans son pays, mais imaginait le socialisme comme un prolongement d'un libéralisme insuffisant et malade, et non pas dans le sillon marxiste, ce qui lui vaut sans doute son long oubli, en plus d'un souverain mépris de l'Europe pour la philosophie américaine, censée ne pas exister), l'autre a dessiné les contours du néolibéralisme de l'adaptation constante des populations, et de la séparation entre la politique démocratique et la plupart des questions vitales, verrouillées par le droit et le monopole des experts (par exemple traités européens qui définissent les orientations, juridiquement, de la politique économique), et où les experts ayant fixé les lois politiques, l'Humain devient, à travers la biopolitique (Foucault), le vrai sujet de transformation (ce qui n'est donc pas réservé qu'au totalitarisme cambogien qui voulait changer l'homme en ce qu'il "avait de plus profond").

Walter Lippmann a gagné pour le moment, mais on sera frappé par la modernité des thèses de Dewey qu'on voit resurgir, sans copyright (on peut simplement avoir vu des choses, que d'autres verront après). Mais il n'a gagné que si l'on considère que ce sont les idées qui font l'Histoire, en idéaliste. Stiegler n'aborde pas ce point là. Mais il me semble que Lippman a gagné parce qu'il luttait avec le courant, il parlait du point de vue des forces dominantes, donnait forme à leurs aspirations, pendant que Dewey, malgré son intelligence supérieure, ses démonstrations brillantes, parlait du point de vue de l'égalité entre les citoyens, dont les dominés, les plus nombreux.  On a beau être un nageur doué, au bout d'un moment celui qui nage avec le courant du torrent a plus de chance d'arriver que vous. Lippmann aura en tout cas fourni les arguments aux libéraux pour s'affirmer "progressistes" (Emmanuel Macron est typiquement Lippmannien), réformiste, voire.... révolutionnaire, reléguant les adversaires à une empreinte archaïque.

 

Les sources du pragmatisme américain et du darwinisme, interprétées de manière opposée

Les deux adversaires partent des mêmes prémisses, pourtant. Tous deux se réfèrent à la philosophie pragmatiste américaine, et au choc que produit le darwinisme dans le monde de la connaissance. Chacun est tenu de constater un décalage, dans les sociétés, entre "flux" et "stase". La société se développe très vite, et la culture ne va pas au même rythme. Pour un certain nombre de libéraux, la "sélection naturelle", qu'ils empruntent à Darwin en la décontextualisant", par le laisser-faire, doit résoudre tout cela (Spencer). Ni Lippmann ni Dewey ne vont dans ce sens. 

Pour le libéralisme en crise, il devient évident dans le premier tiers du XXème siècle que "le laissez-faire" ne fonctionne pas.  De plus Freud et Nietzsche sont passés par là, et l'idée de nier le régime pulsionnel de l'Humain, vu comme une machine à calcul, a été balayée.  Il s'agit de trouver comment orienter ces pulsions vers des motifs élevés. On a donc besoin d'un gouvernement fort, selon Lippmann. 

Le conflit va se nouer autour de la question suivante : doit-on chercher à s'appuyer sur l'intelligence collective, à tirer les bienfaits des richesses de l'interaction sociale (Dewey), ou à s'en remettre aux experts, seuls capables de suivre le rythme des évolutions (Lippmann) ?

 

Société des experts contre société constamment délibérée

Lippmann, très proche de Wilson, a beaucoup travaillé à ses thèses sur l'intervention américaine, puis sur la diplomatie transparente. Mais c'est un échec. Le traité de Versailles échappe à Wilson et la SDN est une farce. Le monde ne se range pas à Wilson.  Lippmann, déçu, en perd sa foi dans la démocratie et s'oriente vers une sorte de providence des experts. Les citoyens sont incapables de faire quoi que ce soit de la rapidité des changements et de la multiplicité des informations, seule une élite resserrée le peut, à peine. La société moderne n'a rien à voir avec les petites communautés démocratiques, clôturées, d'Athènes, ou de l'amérique rurale Jeffersonnienne.  Le gouvernement doit donc se distancier de la masse. Nous vivons tous avec des stéréotypes inadaptés (il a lu Bergson), mais du moins le Président a les moyens de les tester à vaste échelle et d'e tirer des conclusions. Lippmann vient du pragmatisme, selon lequel il n'y a pas de crédo indéboulonnable. On doit interroger le monde par les effets et les résultats, plutôt qu'en se focalisant sur la métaphysique. Donc, si la démocratie ne fonctionne pas, changeons là.  Quelle est la place du citoyen ? Elle est la plus réduite. Il s'agit pour lui de voter entre deux personnes qui imprimeront des nuances à la même politique, la seule possible, ou alors d'être consulté en cas de crise grave où le système est bloqué. Le pouvoir doit s'efforcer d'obtenir l'accord du peuple, par harmonie, par un grand travail de "manufacture du consentement".  Une société devient stable quand "les élections n'ont aucune conséquence"

Dewey est aux antipodes et sa philosophie pragmatiste s'oriente dans une direction opposée. Pour lui, la complexité du monde en appelle à l'enquête sociale systématique, notion pragmatiste, au partage social des connaissances. Au contraire de Lippmann il pense que la démocratie, justement, ne doit pas se réduire à peau de chagrin face à la mondialisation et l'accélération, mais s'étendre à tout ce qui concerne les humains. Va s'ensuivre un long débat, dur, où chacun répond à l'autre directement, livre à livre.  Pour Dewey, ce n'est pas le peuple qui est en retard... C'est la manière de penser de Lippmann, qui ne comprend pas l'évolutionnisme. Lippmann oppose les experts rationnels et la vulgarité des individus tournés vers leurs sensations, alors que Dewey conçoit l'intelligence comme un phénomène qui lie la sensation, l'expérience, à la raison. Lippmann selon lui ne comprend rien à Darwin justement. L'auteur de L'"origine des espèces" a montré que l'espèce est en interaction constante avec son environnement. On ne doit donc pas éloigner, pour être plus près du réel, mais resserrer, lier. C'est par la participation de ceux qui éprouvent que l'on se rapprochera du réel et non par le repli élitiste. Dewey voit dans le divorce entre experts et peuple la source d'un terrible appauvrissement. L'oligarchie est pauvre, elle est une pensée coupée de la sensation. L'heure est à articuler la mondialisation démocratique et la démocratie locale. Voila la tâche que Dewey désigne dès les années 30, et que nous avons encore devant nous (la crise vitale du climat ne dit que cela). Alors que Lippmann s'enfonce dans une vision téléologique, allant vers la fin de l'Histoire, sur un chemin encadré par la loi et les experts, Dewey voit l'Histoire comme "buissonnante" selon l'expression de Barbara Stiegler.

 

Atomisme contre articulation entre l'individuel et le social

S'opposent aussi deux analyses de l'échec du premier libéralisme. Lippmann en garde la vision des humains comme de atomes. Dewey s'en réfère justement à Darwin, et voit l'individu comme indissociable du social, "en interaction continue avec son environnement" (Stiegler). La société n'est pas composée d'individus réalisés, qui se heurtent (libéralisme), l'individu s'y construit, mais nier l'individu par un collectivisme forcé est tout aussi erroné que de le réduire à un atome. Il s'agit d'articuler l'individualisme et la pleine conscience du social. C'est pourquoi on peut qualifier Dewey de penseur socialiste démocratique. Il évoque bien un plan, mais non dans sa version verticale - c'est ce qu'il reproche au New Deal - mais comme projection des ambitions délibérées du corps démocratique. Dewey pense que la "Grande Société" en appelle à l'"intelligence socialement organisée", qui doit s'étendre à la production (et franchir le cap de la propriété des moyens de production, graduellement). S'il se voit dans la continuité libérale, c'est d'abord dans celle de la liberté de penser, pour laquelle le libéralisme s'est battu. Contrairement à Marx, il insiste sur la réappropriation du savoir et de la pensée, plutôt que des richesses, en premier lieu.

De son côté, Lippmann voit d'abord le new deal avec sympathie, justement pour son aspect vertical. Puis tout de même, il s'oppose à sa deuxième phase, qui menace l'initiative privée. Alors que Dewey est libéral dans une fidélité aux Lumières, finalement, Lippmann l'est dans sa référence à une division du travail rationnelle, de plus en plus élargie, théorisée par Adam Smith à l'aube de la Révolution industrielle. Celle-ci est le flux, et les résistances, les "stases", sont à abolir (nous avons là le discours typique du dit progressisme libéral d'aujourd'hui, tout ce qui résiste à la marche téléologique, unique possible, de l'Histoire économique qui prend son essor avec le capitalisme industriel, doit être réduit, par la force du gouvernement, constitué d'experts. On se croirait à un symposium de La République en Marche. Connaissent-ils Lippmann ? Peut-être que non).

Si les citoyens sont bornés, incapables de comprendre un monde qui se complexifie, devient hyper rapide, sous le jeu d'une force qui se développe vers l'optimum économique, alors les gouvernements eux-mêmes finissent par être atteints de cécité. On en vient alors aux bases de l'ordo-libéralisme allemand.  Les gouvernements eux-mêmes doivent être empêchés de faire trop de politique.

Alors, si le marché est imparfait, comme l'a montré l'échec du premier libéralisme, si l'Etat est défaillant, comme le citoyen, que peut-on faire ?

 

L'interventionnisme d'adaptation 

Il s'agit d'adapter. De baliser le chemin, par la force du droit, afin que l'on s'adapte à ce chemin, et de convertir les hommes, de l'intérieur, à la logique de l'adaptation.

Le néolibéralisme est ainsi un policier, sur le bord de la route. Qui sanctionne les écarts. Il condamne, par exemple, les Etats qui dépassent la norme des 3 % de déficit, alors que les experts ont décrété que le keynésiannisme était mort. Et les Etats sont condamnés à de véritables sanctions. La Justice, dans ce cadre, devient une fonction primordiale, plus importante que le vote, qui n'a pas vocation à changer quoi que ce soit d'essentiel. Les "discussions sur la destination" (Stiegler) de l'Histoire n'ont plus lieu d'être.

Le droit ne transforme pas. Il fixe les règles d'un jeu dont on ne discute plus la nature. Il organise, comme dans nos traités européens, "la concurrence libre et non faussée" (ce que le vieux libéralisme ne considérait pas comme nécessaire, l'Etat devant se désintéresser de tout cela). L'égalité est conçue comme une égalité du fair-play. Afin que les vrais gagnants soient les bon gagnants.

Le marché a donc besoin de volontarisme. Pour devenir le marché. Voila l'essence du néolibéralisme. Pour parvenir à la société de marché, il ne faut pas laisser-faire, mais réformer, le droit, et les personnes elles-mêmes. C'est ainsi que les néolibéraux sont "réformistes", "révolutionnaires", "progressistes", dans le cadre de ce paradigme là.

Droit, justice donc, mais aussi réforme de l'humain. Pour que la stase cesse de bloquer le flux.  Alors que le vieux libéralisme procédait d'une vision optimiste de la nature humaine, le néolibéralisme, issu d'une déception, se considère comme entreprise de redressement.  Les retardataires sur les flux doivent être corrigés (à travers des politiques de l'emploi autoritaires sur les chomeurs, activement).

 

On ne va pas abandonner les politiques publiques, mais les réorienter en fonction du sens de l'Histoire. La politique de l'immigration, par exemple, doit être "choisie", elle doit être pensée à l'aune des flux réels de la mondialisation économique. Ainsi Mme Merkel ouvre généreusement son pays aux réfugiés, parce que c'est nécessaire pour la production. Les dépenses de santé sont pensées, en fonction du bon fonctionnement du marché, qui a besoin de travailleurs adaptés (la santé mentale vise à prévenir le burn-out, qui pèse sur la productivité de l'entreprise). Toutes les politiques, et l'éducation en particulier, visent à une "adaptabilité" maximale, nécessaire à la destruction créatrice du capitalisme. S'est ainsi imposée la tendance la plus simpliste de l'interprétation de Darwin.

 

Cependant, l'affrontement continue partout. Par exemple explique l'auteur, dans la médecine, où la délibération, notamment avec l'épidémie du VIH, a obligé le pouvoir des experts a composer avec une démocratie sanitaire, qui depuis lors, a rebondi et fait évoluer, aussi, les pratiques médicales. Le spectre de Dewey est toujours à nos côtés. Et en plus, nous pouvons le lire. Sa philosophie qui entrevoit une société de délibération paraît tout à fait précieuse au moment où la démocratie libérale montre de plus en plus nettement son caractère oligarchique, et son incapacité à aborder les problèmes réels du monde, contrairement aux espérances de Lippmann.

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
22 mars 2015 7 22 /03 /mars /2015 15:29
Justice est rendue à l'oeuvre de M. Houellebecq ("Houellebecq économiste", Bernard Maris)
Justice est rendue à l'oeuvre de M. Houellebecq ("Houellebecq économiste", Bernard Maris)

Avant de périr assassiné par les fanatiques-boomerangs de ce monde nihiliste que son romancier préféré avaient mis en scène à la fin de « plateforme », sentant que leur heure arrivait, comme un Bret Easton Ellis aussi dans « glamorama » (la familiarité entre les deux œuvres est frappante), Bernard Maris avait rendu un vibrant éloge, peut-être trop dithyrambique à mon goût, mais convaincant, à l’œuvre de Michel Houellebecq, dont il n’était semble-t-il pas encore le proche ami. Mais je comprends mieux comment l’amitié a pu se nouer après la lecture de ce court essai brillant, incisif, alerte, de l’économiste.

 

Je l’ai écrit il y a quelques semaines dans ce blog, je n’ai pas été convaincu par le dernier roman de MH (« Soumission »). J’en saisis la logique, comme une étape de plus dans son tableau des dynamiques du contemporain, le religieux étant appelé à combler la béance de notre temps, mais je ne suis pas persuadé par la prescience du propos de détail, cette-fois ci. Cela ne m’empêche pas de considérer les romans de MH, que j’ai tous lus, et même ses étranges poésies, comme des moments importants de la littérature de notre temps, de par leur prétention à saisir les grands vents. Pour les mêmes raisons, donc, qui font vibrer d’enthousiasme Bernard Maris dans ce petit essai ("un sourire", le qualifie l'auteur) qui se lit en un peu plus de deux heures : « Houellebecq économiste ».

 

Il vaut le coup d’être lu par ceux – ils sont nombreux – qui restent souvent interloqués par l’étrangeté du personnage et de l’œuvre de MH. C’est un livre d’économie, fort pédagogique (qui a un peu étudié l’économie connaît tous les concepts évoqués). Bernard Maris était économiste, et il vitupérait contre les économistes et l’économie. Une escroquerie à ses yeux. Je ne partage pas sa manière de présenter les choses sur ce point, car en parlant d’économie, et non d’économie libérale, il subit d’une certaine manière le triomphe de la naturalisation de l’économie bourgeoise , qu’il affronte pourtant bille en tête. Il y aurait d’un certain côté l’économie, intouchable, juste, rationnelle. Et de l’autre côté, le « social », l’ « humain ». Cette séparation, qui a été introduite avec un immense succès dans les esprits, empêche de considérer qu’il y a la possibilité de contester l’économie libérale sur son terrain, en développant une économie politique.

 

Récemment je lisais une Députée qui sur son compte facebook disait qu’elle espérait que la banque centrale européenne serait, à l’égard des grecs, plus « politique » qu’économique. En disant cela, elle ne fait qu’entériner qu’il n’y a qu’une économie possible. Que toute inflexion est une concession sentimentale à la raison. Or c’est au cœur même de la pensée économique dominante que le fer doit être porté. Quand une politique économique échoue (en fonction de nos finalités, nous n’avons pas tous les mêmes), elle doit être changée. Cela a pourtant été interdit, au nom de la rationalité autoproclamée d’une théorie dominante. Ainsi la politique monétaire est dite « indépendante » (mais de qui ?), et la politique budgétaire verrouillée par de seuils qui n’ont jamais prouvé leur efficacité à résoudre nos problèmes, bien au contraire. L’économie libérale est protégée par les textes, mais surtout dans nos têtes, et dans le langage même, désormais.

 

Maris admirait les écrivains, qu’il disait supérieurs aux psychologues en psychologie, aux économistes en économie, aux philosophes en philosophie. Il exagère sans doute. La littérature est un point de vue. Indispensable. Elle incarne, elle peut aller, par la poésie et le style (qui n’est pas réservé qu’aux romans d’ailleurs), là où on ne saurait aller autrement. Mais elle aussi ne sait pas tout faire. Je ne souscris pas à cette hiérarchie là, tout amoureux de la littérature que je sois. La littérature ne sait pas généraliser, et un écrivain a encore plus de mal que n’importe qui à se regarder de son propre balcon. Il apporte la radicalité de sa subjectivité, mais justement, rien que cela.

 

La littérature, cependant, et pas seulement Houellebecq au fond, si on élargit le propos au-delà de celui de Maris, est tentée par l’anti libéralisme. Je ne sais pas si on peut trouver de grand romancier ultra libéral. Aucun ne me vient à l’esprit. Car l’économie libérale repose sur le postulat du rationnel comme guidant le monde, allant jusqu’à expliquer par le calcul le nombre d’enfants procréés par chaque famille, ce qui est stupide, il suffit pour le comprendre de fréquenter des familles nombreuses en difficulté. La littérature dit tout autre chose. Et pas seulement Emma Bovary. « Pour comprendre la vie, les économistes ne cessent d’en chasser le sel ». La littérature pimente l’humain autant que possible. A l’équilibre des raisons, censé nous mener à l’optimum (Walras), la littérature, et MH en particulier opposent la vision d’une humanité en proie à des sentiments, des terreurs. Par exemple cette peur du vieillissement dont MH parle tant, et qui est tellement scrutée, irritée, par la publicité. Un seul économiste, le préféré de Maris, Keynes, a mis le doigt décisif sur le caractère irrationnel des comportements. L’essai dresse un portrait de MH en Keynésien fondamental.

 

Houellebecq est un antilibéral. C’est ce qui le caractérise d’abord, à la lecture de son œuvre. Ce n’est pas une œuvre « de gauche ». Car il y a une gauche libérale (qui réduit Houellebecq à un « réac », le reconnaissant clairement comme un ennemi) et il y a du libéralisme dans la gauche. Pas que dans la gauche sociale libérale, loin s’en faut. Car c’est précisément dans la culture de ceux qui se croient antilibéraux que le libéralisme fait son nid, depuis mai 68, on y reviendra. L’ennemi pour cet auteur, c’est la société libérale. MH apparaît un cousin romancier d’auteurs politiques comme Christopher Lasch (qui a remis la figure du Narcisse au centre des analyses psychologiques) ou en France Jean-Claude Michéa. Ce qui le sépare de ce dernier est que MH n’idéalise pas le peuple, dans une démarche ultra orwellienne (qui d’ailleurs me paraît une déformation outrancière d’Orwell). Ses romans en débusquent les lignes de force, les dégâts, la décadence. Les personnages de ces romans sont étouffés par le libéralisme. C’est d’abord cela qu’ils vivent. Et leur seule alternative est l’amour. Car Maris a saisi cela : Houellebecq est tout sauf un cynique. C’est tout le contraire d’un cynique ou d’un nihiliste. C’est quelqu’un de pessimiste et de fataliste qui désespère de son époque. Et qui ne voit de solution qu’en l’amour, et de moteur historique dans la science, pour le meilleur et le pire.

 

Les romans de MH attaquent de front la société libérale. « Extension du domaine de la lutte », titre explicite, montre en quoi le principe de la concurrence ne se restreint pas au domaine « économique » prétendu imperméable mais restructure les existences, pour notre malheur. Et en particulier la sexualité. « Les particules élémentaires » nous décrit les affres de personnages condamnés à l’atomisation. « Plateforme » s’interroge sur l’utile et l’inutile, bref sur la valeur, pointant la pauvreté de la valeur d’échange, cardinale dans le libéralisme. « La possibilité d’une île » décrit l’humanité remodelée en troupeau de consommateurs infantiles.

 

La modernité libérale a besoin de briser les liens, comme l’a identifié Karl Polanyi (non cité, pourtant c’est lui le premier à avoir saisi cela aussi nettement). C’est ce travail de sape qui hante l’œuvre de MH. Et des personnages devenus incapables de s’abandonner, de se lier, d’aimer. Dans le capitalisme tardif l’amour est en danger parce qu’à la baisse tendancielle du taux de profit une parallèle est tracée, qu’on identifie comme une baisse tendancielle du taux de désir. La pauvreté sexuelle, cachée derrière la performance, est de mise, parce que l’intensité de la rencontre est minée par la méfiance entre prédateurs. Parce que le marché doit s’interposer entre les monades, et les mettre en concurrence tout en les conduisant à se percevoir comme offre et demande. L’occident a tout sacrifié à cet ordre-là, abandonnant des pans entiers de ce qui faisait la valeur d’une vie. La valeur d’ailleurs, n’est plus perceptible qu’à l’aune de la valeur d’échange. Jed, le personnage de « la carte et le territoire » sait sa valeur d’échange mais est à la recherche de sa valeur en tant qu’humain.

 

L’autre hantise, c’est le désir opiomane de la marchandise. Opposé au plaisir. Le désir attisé et frustré, dans un monde supermarché (un lieu que l’on visite souvent dans ces romans). Le désir sans cesse repoussé par la destruction créatrice et l’obsolescence programmée. Dans « la carte et le territoire » MH se met lui-même en scène avec humour, frustré de voir trois produits qu’il aime disparaitre. Même l’attachement à ces objets lui est refusé. L’Humain Libéral est interdit de ne pas désirer, il « ne peut se contenter de ce qu’il a ». Augmenter le désir de marchandise tout en refusant son accès, telle est la perversité du modèle. L’amour, thème récurrent de ce romancier, est le viatique. Et Maris écrit joliment que :

 

« la chaine terrible du marché se brise, une fois encore (…) au maillon de l’amour ».

 

La figure la plus poussée du consommateur est le nouveau consommateur. C’est là où MH se sépare de la gauche, et ne peut pas être considéré comme un auteur de gauche, et surtout pas comme un « progressiste ». Le pire pour lui c’est le consommateur abouti, qui consomme de l’ « être » et pas seulement de l’avoir. Un personnage que l’on pourrait dérouler à l’infini, par exemple, ce que MH n’a pas fait, sauf très marginalement, dans le milieu militant. Le consommateur éthique. Le touriste social. D’où la violence de MH pour « le guide du routard ». Ces consommateurs sont la figure de perversion de la liberté, de la bonté, par le système libéral. Si MH était « de gauche », ce serait d’une gauche consciente de sa propre digestion par le marché, du fait que ses valeurs de liberté, d’émancipation individuelle, ont été réinvesties par la publicité et l’entreprise pour accentuer l’oppression de chacun, pour dessiner l’illusion d’une liberté sous emprise, d’une « coolitude » déguisant une violence terrible, excluante, impitoyable envers ceux qui ne peuvent pas relever les défis de la concurrence sur le marché économique ou sexuel.

 

Il y a certes une gauche qui rejoint MH, celle par exemple qui s’exprime dans un essai majeur, très houellebecquien (que Maris ne cite pas) : « le nouvel esprit du capitalisme » de Boltansky et Chiapello qui montre comment le capital a totalement intégré les valeurs bohêmes pour en faire des outils d’accumulation nouvelle, de domination nouvelle au sein de l’entreprise, et de contrôle culturel par leur attractivité.

 

Les romans de MH parlent du travail. De la société du travail. De la soumission du cadre, dans « Extension… », de son enchaînement à la concurrence, du bureau jusqu’à la piste de danse. MH distingue clairement les travaux utiles à ses yeux, ceux des ouvriers et des ingénieurs auxquels Jed, dans « la carte… » rend hommage par son travail artistique, des travaux pour lui parasites : la communication, le journalisme, l’informatique. Toute cette construction inutile, passant par une immense division du travail, qui n’est justifiée que par la loi du marché.

 

La culture, la distraction, sont des soupapes du système. Elles ne sont pas des résistances. Reste la figure de l’artiste, certes, qui est ailleurs. Mais MH va plus loin, rejoignant Marx dans son constat de l’aliénation. De la séparation entre le travail et le loisir nécessaire à sa reproduction. Dans « la carte et le territoire » règne cette nostalgie préraphaélite, de réconciliation entre art et artisanat, entre conception et exécution.

 

Maris n'aborde pas la question du passé. Y a t-il une idéalisation du passé chez MH ? Je n'ai pas relu les romans, mais je ne le crois pas. MH ne dit pas que c'était mieux avant. Il parle du vide regrettable de son époque et de l'humain qui y est seul et perdu, sans direction. D'ou la solution religieuse, seule capable, finalement, de constituer une formule de stabilité. Cela c'est le dernier roman, que Maris n'a pas eu le temps d'analyser.

 

Le pessimisme de MH s’enracine dans l’idée d’une entropie irréversible de ce monde voué à sa perte par une concurrence qui ne peut déboucher que sur la stagnation après avoir tout abimé. Seule la technique l’emportera, pour le meilleur et pour le pire. Le clonage cherchera à apaiser les souffrances sociales de l’homme libéral, mais pour déboucher… Sur le manque d’amour. Pourtant les « éternels », les posts humains, de plusieurs de ces romans, chercheront à échapper à ce monde libéral, à s’en protéger, à se préserver de sa violence, assimilée par MH au patriarcat (MH est tout sauf un misogyne).

 

Maris semble partager ce pessimisme-là. On peut y souscrire, mais aussi considérer que les valeurs libérales peuvent elles aussi, pourquoi pas à leur tour, être subverties pour évoluer vers une démocratie radicale où l’individuel et le collectif s’articuleraient pour sortir de l’aliénation marchande. Qui vivra verra. Le rôle de la littérature n’est pas de répondre à « Que faire ? ». Elle n’a d’ailleurs aucun rôle. Elle va où elle veut.

Partager cet article
Repost0
11 janvier 2015 7 11 /01 /janvier /2015 13:04
"Pronostic de vie très réservé" ("Le capitalisme a t-il un avenir ?" - collectif)
"Pronostic de vie très réservé" ("Le capitalisme a t-il un avenir ?" - collectif)

La vie est égrénée de deuils. Les générations vivant aujourd'hui auront connu, comme les précédentes depuis l'accélération de l'Histoire qui commence avec la Révolution française, bien des tournants. Nous avions cru que Dieu était mort, et son cadavre bouge sacrément. André Gorz a écrit ses "adieux au prolétariat", puis nous avons dit adieu au communisme qui occupait la moitié de la planète, au socialisme démocratique, à la social démocratie elle-même, bientôt au social libéralisme dont la prothèse sociale est difficilement cernable, et désormais, alors que la chute du mur de Berlin a 25 ans, on voit de plus en plus émerger l'hypothèse d'une fin prochaine du capitalisme, notre mode de production depuis 500 ans. De plus en plus de livres évoquent la "crise" actuelle, qui dure depuis trente ans.... Comme une phase terminale, dont le choc de 2008 a été un soubresaut annonciateur, de Jeremy Rifkin, à la réédition des écrits de Schumpeter à ce propos, jusqu'au livre collectif de très haut niveau ici évoqué.

 

"Le capitalisme a t-il un avenir ?", est notamment signé par le grand continuateur de Fernand Braudel qu'est Immanuel Wallerstein, par Randall Collins, deux penseurs avec d'autres du temps long, des macro formations historiques, qui passèrent pour des hurluberlus quand ils prédirent la chute imminente de l'URSS alors que Rocky 4 mettait en scène la grande menace rouge et que Reagan promettait que sa guerre des étoiles nous protègerait de l'hubris soviétique.

 

Dans cet ouvrage, au terme duquel on se dit que l'an 2000 n'était pas forcément le grand tournant temporel auquel on aura assisté, 5 penseurs d'inspiration weberienne, marxiste, ou inspiré par l'école historique des Annalles (chercher dans le temps long, les structures) débattent de la possibilité ou non (factuellement, non moralement) pour le capitalisme de survivre à ce siècle, avec des désaccords. Certains pensant que le modèle est condamné en bloc, d'autres considérant qu'il peut survivre au prix de profonds bouleversements. Ou en tout cas que sa disparition ne peut pas s'imaginer comme le passage d'un "étant" au "néant", mais plutôt comme une reconfiguration, une perte d'influence, une réinvention, un changement de statut dans ce monde.

 

Le capitalisme a certes démontré sa plasticité. Mais force est de constater que son coeur est le même, par définition, et qu'il a tendance quoi qu'il en soit a aller dans la même direction, certaines circonstances étant surmontées.

 

Le capitalisme, en tant que "configuration historique spécifique des rapports marchands et des structures étatiques au sein de laquelle l'obtention d'un gain économique privé par tous les moyens, ou presque, est un objectif primordial et la mesure de tout succès" semble se heurter sérieusement à ses limites et contradictions, autrefois déjà pointées par la critique (Marx d'abord). On y est. Tous les systèmes ont une durée de vie, et il n'y aucune raison pour que celui-ci soit immortel.

 

Wallerstein est le plus catégorique sans doute sur son pronostic. Il date même la mort du capitalisme au milieu du siècle. Il s'appuie sur une lecture de l'Histoire organisée en cycles. Dont deux grands types : les cycles économiques de long terme (les fameux Kondratieff), et les cycles d'hégémonie politico économiques, qui voient un Etat dominer le monde et imposer un ordre nécessaire au bon déroulement de l'accumulation. Ces cycles ne se superposent pas toujours et leur point de départ ne correspond pas à leur point d'arrivée. Mais ce sont des tendances lourdes. Il se trouve que la dernière grande phase de croissance économique s'est arrêtée au moment même où l'hégémonie américaine a commencé à décliner, dans les années 70.

 

La fin des terrains d'accumulation

 

Pour accumuler, il faut du monopole. Lorsque c'est le cas, s'ensuivent des phases de croissance. Mais ces avantages s'érodent. Alors les options sont connues : délocalisation, pression sur les salaires, financiarisation improductive mais enrichissante. Tous ces expédients épuisent la demande économique, et le capitalisme ne s'en est sorti que par des nouveaux cycles d'innovation, de nouveaux monopoles...

 

La stratégie de délocalisation (Rosa Luxembourg parlait d'impérialisme comme principal vecteur de l'accumulation du capital, déjà), atteint ses limites, après 500 ans de mondialisation. Une autre stratégie a été de créer un matelas de classes intermédiaires permettant de stabiliser politiquement les sociétés, mais cela est coûteux et remis en cause. Enfin, le capital externalise les coûts : sur les Etats, qui atteignent aussi leurs limites, pressurés qu'ils sont, par une triple pression à la dette, à la baisse des impôts, et à la prise en charge des externalités du capital ; mais aussi sur la nature, jusqu'à un niveau devenu déjà insupportable.

 

L'accumulation s'est recentrée sur la spéculation, articulée à la consommation par l'endettement. Mais cette ancienne pratique est elle aussi confrontée à ses limites. Comme 2008 l'a montré.

 

L'accumulation du capital va donc devenir de fait impossible, et le système pris en étau. La solution sera inévitablement de sortir du modèle.

 

Les robots, peloton d'exécution du capital

 

Randall Collins est tout aussi certain de la fin du capitalisme, mais il insiste pour sa part sur la productivité. Ce que Marx avait prévu, à savoir la formation d'une immense armée de réserve intenable, pour surmonter la baisse du taux de profit, a été certes évité par la formation d'une société de services se substituant à la classe ouvrière dépecée, mais désormais le chômage technologique attaque frontalement une société où les services représentent trois quarts de la population active. L'automatisation va frapper partout, car elle est le moyen d'accumuler. Des taux de chômage jamais vus sont prévisibles, jusqu'à 50 %. On voit en Espagne ce que donne politiquement un taux à 25 %, avec l'émergence de Podemos, et on assiste à la même chose en Grèce.

 

Les conséquences seront immenses. Certes, il existe des "soupapes" : l'innovation crée aussi des emplois, mais pas assez, et trop faiblement rémunérés. Il n'y aura plus personne pour acheter les gadgets nouveaux, et les conditions de mise en concurrence des classes moyennes dans le monde disparaissent du fait d'une homogénéïsation des modes de vie. Le méta marché financier a beau accumuler des strates, il n'aboutit qu'à des corrections (des krachs) de plus en plus dévastateurs.

 

Il y a évidemment une hypothèse keynésienne. Collins considère que l'inflation éducative (dévalorisant les diplômes, suscitant une immense frustration) est un interventionnisme déguisé, légitimé par les valeurs éducatives (non contradictoires avec le libéralisme théoriquement) permettant de sortir du marché du travail autant de monde que possible (les étudiants et les profs). Mais cette stratégie est intenable car limitée et son financement est évidemment reporté sur la société, puis sur les étudiants. La dette étudiante n'est pas illimitée.

 

Le keynésiannisme militaire, lui-même menacé par la robotisation, produit de la guerre, et les révolutions viennent des guerres.

 

La RTT est une solution, mais au bout d'un moment elle est contradictoire avec l'accumulation capitaliste et crée la nécessité de la rupture.

 

Pour Collins, la crise écologique viendra après la crise déclenchée par le chômage technologique, elle la percutera et signera la fin du mode de production.

 

Une dose de scepticisme

 

Michael Mann apporte son scepticisme pour nuancer ces appréciations. Il insiste sur la complexité du monde. Le développement du capitalisme est à mettre en relation avec les guerres, les idéologies, les Etats, les décisions. Les différences régionales ne sont pas à sous estimer. Le capitalisme n'est pas si unifié qu'il le paraît théoriquement, sa mort ne peut donc pas être envisagée comme celle d'un corps unique.

 

Revenant sur les crises de 1929 et de 2008, Mann dessine les crises comme des processus à chaque fois uniques, des "effets en cascade", où les décisions politiques ont une réelle importance. Aussi, on ne peut pas prédire ce qui ressortira des prochaines crises.

 

A la limite du monde que pointe Wallerstein, Mann oppose le fait que nombre de contrées peuvent encore entrer dans le jeu capitaliste, ce qui retardera le processus. L'afrique par exemple.

 

Et rien ne dit que le capitalisme, certes entré dans une phase de stagnation, ne puisse survivre sous cette forme. Après tout il a vécu comme tel pendant longtemps, avant la révolution industrielle.

 

Il y a aussi des facteurs idéologiques, à savoir le souvenir des expériences calamiteuses de sortie du capitalisme au XXeme siècle.

 

La guerre, en russie et en chine, ont été les déclencheurs de la révolution. Et l'équilibre nucléaire semble garantir un état de paix au centre du système monde.

 

Cependant, même le sceptique souligne que deux facteurs peuvent conduire à la disparition rapide du capitalisme : une guerre nucléaire due à la prolifération, aux effets déstabilisants, et le changement climatique. Il est évident que pour sauver la planète, on doive "déconnecter la société de la logique implacable du profit". Et cela, c'est nécessairement porter un coup mortel à l'accumulation privée.

 

Craig Calhoun abonde dans le sens sceptique ici exposé. Il voit plutôt un capitalisme concurrencé par d'autres formes en essor, plutôt qu'en disparition. Ces formes diverses, de la coopération à l'économie informelle voire aux mafias, sont déjà là.

 

Le système capitaliste ne peut pas être comparé à l'URSS. La chute de l'URSS est avant tout celle d'une institution : le parti Etat. Le capitalisme ne peut pas être saisi de la sorte. Même l'Empire romain, pourtant de nature institutionnelle, a mis deux cents ans à s'effacer.

 

Les années folles, c'est maintenant

 

Malgré leur désaccord, les auteurs s'accordent sur la grande fragilité de l'accumulation capitaliste, sur la probable fin de l'hégémonie d'un seul Etat. Nous entrons donc dans une phase historique hautement incertaine. Les soubresauts dus à l'environnement dégradé ne sont pas une hypothèse mais une certitude dont nous ne connaissons pas l'ampleur.

 

Faut il être optimiste ou pessimiste ? Ca dépend d'abord de ce que l'on croit plus largement. Si l'on pense que seul l'intérêt égoïste est un moteur, alors on peut s'inquiéter. Car à quel funeste sort serait livrée une humanité incapable de dépasser ce modèle, de lui trouver un successeur cohérent ?

 

L'humanité va de toute façon devoir poser la question de l'internalisation des coûts sociaux et environnementaux de son économie. Elle ne peut plus laisser un mode de production le rejeter sur la société et la nature, sous peine de voir la cité des hommes partir en charpie. Dire cela, c'est accepter de regarder en face la question de la nécessité de dépasser le capitalisme.

 

Le livre veut finir sur une lumière. "Nos espoirs découlent de l'observation théoriquement fondée que la réaction de l'humanité aux grandes crises structurelles du passé est souvent passée par la construction d'institutions collectives plus amples et qualitativement nouvelles".

 

Lucidité rimera en tout cas, de manière contre intuitive mais décisive, avec radicalité.

Partager cet article
Repost0
11 juillet 2014 5 11 /07 /juillet /2014 10:57

 

Il s'en vendrait comme des petits pains aux Etats- Unis nous dit-on. Un livre d'économie politique de près de 1000 pages truffées de statistiques. Le sujet n'est pas celui, « successfull », d'une secte gnostique délurée qui aurait détourné la Terre pour que Nicolas Cage vienne la délivrer en délivrant des blagues pince sans rire, mais... une étude de long terme de l'évolution des stocks de capitaux, des flux de revenus et des inégalités patrimoniales et salariales dans le monde... Autant dire un sujet inhabituel pour un best seller.

 

Un journaliste d'Alternatives Economiques a parlé de la « révolution Piketty ». C'est peut-être une révolution éditoriale, mais à sa lecture je n'ai pas eu l'impression qu'il s'agisse d'une vraie révolution théorique ou scientifique.

 

Ce que dit Thomas Piketty dans « Le capital au XXIème siècle » nous pouvons le lire dans beaucoup d'autres essais,, nombreux, et à vrai dire dans toutes les colonnes de la pensée un brin critique. La spécificité de ce livre flirtant avec l'anticapitalisme sans jamais s'y décider vraiment, héritier de Braudel aussi bien de Keynes, un peu marxiste honteux (Piketty n'arrête pas d'y dire que Marx a raison mais pas tout à fait, enfin si, enfin mais... Mais a t-on une chance d'être écouté de la sorte en s'affichant marxiste ? Non sans doute. Piketty doit donc essayer de se convaincre qu'il ne l'est surtout pas) c'est de prendre le temps de le démontrer longuement, très longuement, avec le souci du long terme et de la preuve statistique. Son autre caractéristique c'est de l'exposer très clairement, dans un langage très accessible, et pour tout dire plaisant.

 

Il y aurait sans doute à enquêter sur le succès de l'opération. Pourquoi ce livre a t-il percé jusqu'à emplir les amphis américains et faire la une des journaux ? Je ne sais pas. C'est aussi le mystère des succès d'un livre. Il y a des recettes marketing, des réseaux, etc... Mais parfois ça prend, on ne sait pas trop pourquoi. Effet boule de neige. Le fait d'avoir été cité par M. Obama, dont le projet de second mandat cadre avec le propos de Piketty (augmenter le salaire minimum et imposer les plus riches) a du y participer.

 

Le livre veut souligner une loi d'airain du capitalisme : quand le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance, bref quand laisser prospérer son patrimoine et bien souvent son héritage rapporte plus que de créer de nouvelles richesses, le capitalisme produit des inégalités amplifiées, sans limite prévisible.

 

Or c'est ce qui se passe à notre époque. Nous revenons à l'âge d'or du patrimoine, celui de la dite Belle Epoque (l'auteur, un peu joueur, a la bonne idée de prendre l'exemple des « aristochats » ou du Titanic de James Cameron pour nous la décrire). Nous n'y sommes pas encore mais nous en approchons, et nous pouvons réaliser pire encore en termes de fossés sociaux si la tendance continue. D'ores et déjà, le « décile » (les 10%) supérieurs tutoient les 45 % du revenu national.

 

La crainte d'un capitalisme qui fonce à l'inégalité n'est pas nouvelle. Elle date de Ricardo qui voyait dans la terre un bien fortement inflationniste car se raréfiant. Crainte qui renaît d'ailleurs sous la forme de l'explosion des prix immobiliers dans les capitales. Marx a évidemment été celui qui a prédit l'apocalypse capitaliste sous le coup de ses propres contradictions. Mais on a aussi cru, pendant la guerre froide, à une possible réduction spontanée des inégalités endogène au développement capitaliste, comme a essayé de le montrer Kuznets.

 

Il n'y a pas selon Piketty de mécanisme interne qui empêcherait le capitalisme de développer des inégalités de plus en plus béantes. En cela il est un social démocrate (au sens théorique) véritable. Sa conviction est que seule la politique peut endiguer le creusement des inégalités et donc la disparition de la démocratie, qui a besoin d' « égaux » (voir dans ce blog « la société des égaux » de Pierre Rosanvallon dont Piketty s'inspire fréquemment).

 

Les inégalités produites par le mode de production capitaliste fondé sur l'accumulation privée ont été réduites au cours du XXeme siècle, au point ou on a pu parler de capitalisme sans capitalistes. Cette réduction est entièrement expliquée par des chocs politiques : les deux grandes guerres en particulier, qui ont conduit à repartir à zéro d'une certaine façon, ont suscité le renforcement des États et la ponction des fortunes privées.

 

L'histoire de la répartition des richesses est donc politique. Elle ne trouve pas sa source dans quelque logique interne à la vie économique. Celle-ci est traversée de « forces de convergence et de divergence » des revenus, les forces de divergence l'emportant sans intervention politique.

 

Thomas Piketty entend briser d'autres idées fausses : il n'est pas vrai que les oppositions entre générations auraient remplacé celle des classes sociales. Les inégalités sont transversales à toutes les classes d'âge.

 

Notre époque se caractérise certes par une nouvelle forme d'augmentation de l'inégalité : le décrochage des hautes rémunérations. C'est un fait nouveau, même si comme toujours les inégalités en patrimoine restent bien supérieures aux inégalités des revenus du travail. Mais ces revenus du travail indécents, de la part d'une micro « élite » qui décide de sa propre rémunération, vient s'incrémenter en patrimoine évidemment.

 

La force de divergence fondamentale qui crée les inégalités, c'est lorsque le taux de rendement du capital est supérieur à la croissance économique. Alors le passé compte plus que le présent.

 

L'horizon du monde étant une faible croissance, ne serait-ce que par motif démographique (premier facteur de la croissance de la production), si le taux de rendement du capital reste autour de 5 % en moyenne, alors des inégalités sans précédent pourraient voir le jour d'ici à la fin du siècle. Le rapport entre capital et revenu est à l'augmentation, le premier s'approchant parfois d'un chiffre représentant six ou sept années du second.

 

Certes le capital a changé. Autrefois (Piketty a le bon goût de puiser de longs exemples dans les romans de Jane Austen et Balzac, ce qui rend très agréable et vivante la lecture et permet de respirer un peu entre les passages plus théoriques et statistiques), il était foncier et lié à la dette publique. Aujourd'hui il est plus lié au capital productif qu'à la terre. Depuis la décolonisation on a assisté à un immense rééquilibrage mondial qui fait qu'aujourd'hui tous les pays se possèdent les uns les autres, pour parvenir à un certain équilibre (exception : l'Afrique, possédée par les autres). Les paradis fiscaux, qui absorbent 10 % du PIB mondial empêchent certes de retrouver mathématiquement l'équilibre...

 

Le patrimoine privé représente la quasi totalité aujourd'hui du patrimoine, dans la mesure où les dettes publiques sont à peine couvertes par les actifs publics.

 

Piketty étudie les dynamiques respectives du capital selon les continents. Les histoires diffèrent : le nouveau monde a une histoire très particulière : il paraissait autrefois un monde assez égal (le paradis jeffersonien des petits propriétaires) car la croissance démographique était forte, et les inégalités étaient masquées par... l'esclavage qui constituait un capital non comptabilisé... C'est l'âge d'or vu par le Tea Party. Le nôtre est celui des trente glorieuses, lorsque la Libération avait « euthanasié » les rentiers (Keynes) à base d'inflation , d'imposition et de nationalisations. Ces histoires différentes ont marqué fortement les cultures politiques.

 

Depuis les années 80 on assiste à une reconstitution très forte du capital, nourrie par les politiques de recul fiscal et les privatisations (dont le gigantesque transfert russe, mais la France a aussi réalisé de considérables braderies) et à l'amplification des inégalités en patrimoine et revenus du travail. La part du capital dans le revenu national a progressé. Si la politique n'agit pas, alors on pourrait retrouver des Vautrin conseillant à Rastignac de faire un bon mariage plutôt que de devenir Procureur. Même si les inégalités en capital sont moins concentrées qu'au 19eme siècle et à la Belle Epoque, le fait majeur du XXème étant l'apparition d'une classe moyenne patrimoniale (40 % des français possèdent leur logement).

 

Nous vivons le retour de l'héritage. L'allongement de la durée de la vie ne contrecarre pas ce come back car on hérite simplement plus tardivement. Dans le cadre d'un déplacement de tous les âges de la vie, on hérite plus vieux d'un capital plus important qui a fructifié. S'y ajoutent les donations anticipant l'héritage. En France, un sixième des générations nées en 70-80 touchera en héritage plus ce que la moitié de la population gagne dans une vie. Les inégalités héritées du passé sont donc d'ores et déjà énormes, du fait d'un rendement du capital supérieur au taux de croissance. Seule la croissance peut créer les conditions d'un changement de structure des inégalités sans autre intervention, car elle crée de l'opportunité de rattraper un peu le passé. Et nous ne pouvons guère compter sur un retour de la croissance, en tout cas pas significatif.

 

Les fameux 10 % les plus hauts en termes de revenus représentent tout de même 500 000 personnes en France, soit un vrai groupe social. Ce qui complique les données politiques du problème. Le denier décile est d'ailleurs un monde en soi, et on voit se détacher une fraction représentant 0, 1 % de la population, en pleine sécession. Plus on monte évidemment, plus les actions supplantent l'immobilier.

 

Les inégalités de revenu du capital n'ont rien à voir avec un quelconque mérite. Les grosses fortunes savent échapper à l'inflation, elles captent les belles opportunités de profit par des effets d'échelle, elles grossissent naturellement. Et la moitié de la population n' a absolument aucun capital qui puisse être profitable.

 

La rente est donc de retour. Piketty en voit un signe dans le langage, le mot « rente » étant idéologiquement de plus en plus escamoté, par les rentiers.... Ainsi on parle de « rentes de situation » des cheminots ou des conducteurs de taxis... Les rentiers eux sont des « investisseurs »...

 

La solution prônée par Thomas Piketty , dans le cadre de la mondialisation, est celle d'un impôt mondial sur le capital, qu'il juge utopique certes, mais nécessaire comme horizon imaginaire d'une redistribution des richesses. La crise des dettes publiques elle-même peut être résolue de cette manière, puisque comme à l'époque où Marx critiquait les dettes publiques comme moyen de prédation, elle est une manière de financer l’État en enrichissant les patrimoines privés plutôt que de passer par l'impôt.

 

L'inflation ne saurait être un remède en soi, car elle redistribue surtout entre les patrimoines, les gros possédants s'en tirant sans dommage, et elle ne peut pas fonctionner à long terme puisqu'elle est intégrée dans les calculs des uns et des autres.

 

Le principal intérêt du livre de Thomas Piketty est de démontrer brillamment, sur la foi d'un travail titanesque, l'amplification des inégalités et leur peu de lien avec l'innovation ou le dit mérite (« la productivité marginale » c'est à dire l'apport individuel). C'est un livre qui donnera du fil à retordre à ceux qui essaient encore de laisser croire que le monde est constitué d'une immense classe moyenne homogène, accompagnée d'exclus à la traîne que la croissance va intégrer, excepté les « assistés »...

 

L'assistanat ici, c'est bien celui, massif, de l'héritage. Piketty démontre qu' historiquement, le marché n'a jamais spontanément réduit ou stabilisé les inégalités. C'est le surgissement de l'action politique dans l'Histoire qui a pu en freiner l'expansion.

 

Au final Piketty le modéré est obligé de rendre les armes à Marx. Lorsque les gains de productivité importants ne sont pas là pour surmonter les contradictions (certes Marx n'avait pas anticipé la possibilité de forts gains de productivité, qui ont sauvé le capitalisme en partie), alors le capitalisme se précipite à une accumulation sans limites qui risque de jeter les capitalistes les uns contre les autres (la guerre, la colonisation), en suscitant une baisse tendancielle du taux de profit. L'autre solution est de pressurer encore et toujours plus le salariat, ce qui ne peut pas être durablement tenable politiquement.

 

L'impôt, dans l'esprit de Thomas Piketty, est une issue paisible, permettant la domestication d'un système qui court à sa perte. Mais imposer l'impôt, n'est-ce pas déjà trop pour l'immense accumulateur ? Il semble bien que oui si on en croit l'hallali sans précédent contre la notion même de contribution collective.

 

Bon alors, et ce best seller de Piketty ça donne quoi ? (« Le capital au XXI eme siècle » , Thomas Piketty)
Bon alors, et ce best seller de Piketty ça donne quoi ? (« Le capital au XXI eme siècle » , Thomas Piketty)
Partager cet article
Repost0
7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 20:25

9782021097795.jpgL'essai démystificateur de Guillaume Duval, "Le modèle allemand au delà des mythes" est un livre très utile, alerte, incisif et convaincant. Voici quelqu'un qui n'a pas pris sa plume pour rien, même s'il ne fait qu'effleurer les conséquences de ses propres constats, et évite le sujet de la franche révision des relations européennes que la situation imposera, d'une manière ou d'une autre. 

 

 

Sa thèse est que le "modèle allemand" dont on nous serine, en plus d'être contestable car l'Allemagne n'est pas l'eldorado (on vient d'y décider d'y créer un smic...) n'est pas la panacée, comme ne l'était pas le modèle allemand dit de capitalisme rhénan, comme ne l'était pas le modèle américain, ou le japonais ou l'italien des "districts", le danois fléxisécure, l'angleterre blairiste, ou l'Espagne spéculatrice Aznaro zapateriste.

 

 

Il nous faudra bien accepter, en citoyens adultes, d'affronter notre propre devenir : celui de notre pays, qui n'est que lui-même, avec son histoire et ses caractéristiques ; et celui de l'Europe, qui n'est pas l'Allemagne, même si l'Allemagne y joue son avenir aussi, comme nous.

 

 

 

Guillaume Duval est germanophile. Les lecteurs de la revue alternatives économiques le connaissent bien (je rends hommage au passage à cette coopérative, qui en plus d'être indispensable dans le débat économique français -bien que trop scolaire à mon goût, mais il faut bien vivre-, démontre qu'on peut imaginer des entreprises performantes, durables, sur un mode de gestion non capitaliste, mais égalitaire et démocratique.). Il aime l'Allemagne ou il a vécu et il est pro européen. Donc sa parole n'est pas une seconde suspecte de nationalisme bas du front, et il est bon que le mythe soit ébréché depuis ce versant là.

 

 

 

La bourgeoisie française, comme le disait Alain Badiou dans "De quoi Sarkozy est il le nom ?", soi disant "patriote", est victime d'une maladie chronique : le "pétainisme transcendantal". Elle n'aura cessé, au moins depuis la révolution française où elle avait fui et suppliait les monarchies étrangères d'envahir la France, de se servir de l'extérieur pour discipliner le pays à ses intérêts. Ce sont les troupes ou les "modèles", selon les époques, qui servent de levier. Le meilleur exemple en est Adolphe Thiers se servant des troupes prussiennes pour efrayer Paris, après que la deuxième restauration ait procédé de la sorte. Mais la droite a aussi été munichoise en se couchant devant Hitler (elle ne pardonnera jamais vraiment à Philippe Seguin de lui avoir rappelé ce refoulé avec son expression indiquée de "munich social" au moment des critères de maastricht, expression à dire vrai prophétique), fascinée par Thatcher, et aujourd'hui elle culpabilise le pays avec le "modèle allemand, miroir prétendu de notre déclin imputable, non pas à une mondialisation socialement agressive, mais à notre maudite habitude de vivre notre chemin... Un modèle revisité à sa sauce, tordu au maximum, pour justifier les traitements de choc dont elle rêve. La grande revanche post Keynésienne. Le règne du marché roi.

 

 

S'il y a bien une classe dominante et une droite dans le monde qui ne sont pas soucieuses de la spécificité de son pays, en tant qu'histoire collective, c'est bien "chez nous" comme ils disent... Je ne sais pas si c'est la "plus bête du monde", mais la plus encline à abandonner la souveraineté nationale, et donc celle du peuple tant qu'elle se borne à ce cadre, sans doute.

Excepté la parenthèse gaulliste. Bel et bien enterré.

 

 

 

"Le modèle allemand"  et la merkelomanie tels qu'on nous les livre dans le tube cathodique, c'est la baisse du coût du travail, c'est la réforme Schroeder, saignant sans complexe le système social de nos voisins. Or, au regard des constats de Duval, non seulement ces réformes ont plutôt accablé le pays et ont d'ailleurs été sanctionnés politiquement par un recul durable des dits sociaux démocrates et leur scission, non seulement la relative réussite allemande ne lui est pas imputable, mais en plus le contexte allemand n'est pas du tout transposable à la France.

 

 

Prétendre nous sortir de la crise générale que nous ressentons en singeant l'allemagne, c'est comme vouloir guérir un infarctus avec une amputation des doigts de pied.

 

 

La politique de Schroeder, tellement personnellement obsédé par son admission dans le cercle des riches, aura plombé les résultats économiques du pays (à la traine de la France sur tous les domaines pendant les mandats du "camarade des patrons"), amplifié les inégalités et augmenté la pauvreté. Et si l'Allemagne va mieux que ses voisins aujourd'hui, elle le doit à bien d'autres paramètres. Qui peuvent d'aileurs nous inspirer, si on ne s'en tient pas à une volonté d'assimilation artificielle, décontextualisée. Ceci d'autant plus que l'Allemagne n'est pas non plus le pays ultra libéral réalisé, on peut par exemple noter que le temps de travail hebdomadaire par travailleur est inférieur au nôtre.

 

 

L'Allemagne s'est appuyée sur son système de cogestion (droit de veto des comités d'entreprises, forte représentation des salariés dans les instances de décision), sur la forte cohérence entre ses entreprises au sein des branches qui lui permettent des économies d'échelle de masse, et des politiques qualité efficaces, sur sa capacité à négocier le chômage partiel plutot que de licencier, sur son réseau mondial d'émigrés l'aidant à exporter, sur une division du travail efficace avec les pays de l'Est qu'a permis la réunification.

 

 

L'Allemagne n'a pas, comme la France de la Loi le Chapelier, considéré les corps intermédiaires comme des entités parasitaires à éliminer, s'opposant au lien unique entre "la" République et "le" citoyen. Notre pays en paie le prix aujourd'hui, et les forces de l'argent qui ont passé leur temps à essayer de marginaliser le syndicalisme et à le diviser y ont leur belle part.

 

 

 

Ses spécialisations industrielles et surtout son positionnement unique sur les biens d'équipement, lui ont permis d'être le fournisseur privilégié de la croissance dans les pays dits émergents. Et cela, ce n'est pas reproductible. Ce qui pourrait l'être, c'est de réfléchir à une politique industrielle. Une politique, pas un Ministre.

 

 

 

Le modèle allemand contient les déficits car la dépense publique n'a pas du tout le même statut qu'en France. L'Allemagne, deux fois plus dense, n'est pas un pays de concentration économique, démographique et financière sur le plan interne, contrairement à la France très hétérogène où Paris absorbe les richesses. La France est tenue d'investir publiquement et de redistribuer, c'est ainsi qu'elle peut réaliser son unité nationale. Oublier cela, c'est ignorer la France, et à cet égard on lira avec grand intérêt les analyses d'Emmanuel Todd.

 

 

 

On vante l'apprentissage allemand, mais on oublie qu'il n'a pas le sens français, et se combine avec le corporatisme allemand et un système d'études longues. On salue leur faible chômage des jeunes, mais on oublie... Qu'ils n'ont pas de jeunes... On parle de leur taux de chômage, mais on tait le fait que les femmes y sont reléguées, dans de petits emplois à temps partiels sous payés, dans un pays qui ne leur propose ni modes de gardes et où l'école maternelle n'existe pas.

 

 

 

On mésestime qu'une démographie allemande très vieillissante (due notamment au sort réservé aux femmes) qui est un atout à court terme, et a évité aux allemands la bulle immobilière, réduit le cout des services, contenu les dépenses publiques, va agir comme un violent boomerang lorsque le pays va connaitre une insuffisance de main d'oeuvre formée, et qu'il faudra payer les retraites fragilisées de cohortes innombrables. On oublie que l'export ne durera pas toujours lorsque les émergents se tourneront vers leur marché intérieur.

 

 

 

On néglige que l'impasse éducative des budgets allemands ait provoqué une baisse de ses résultats scolaires (enquête PISA), qui a d'ailleurs secoué l'Allemagne... Et que la France, en l'imitant sous les gouvernements Fillon Raffarin, a aussi réalisé la prouesse de faire baisser le niveau de ses élèves selon les derniers résultats. Merci, donc, le "modèle allemand" !

 

 

 

On tait simplement - et là Duval évite un peu-... Et n'irait pas jusqu'à montrer la place de "passager clandestin" de l'Allemagne en Europe, que si tout le monde se met à devenir allemand, alors l'Allemagne ne vendra plus et ne sera plus ce qu'elle est... Dans un jeu à somme nulle de concurrence.  On fait mine de ne pas voir que l'Europe est un marché unifié, et que l'industrie s'y spécialise géographiquement, comme dans n'importe quel marché.

 

 

On fait mine d'ignorer qu'un budget européen ridicule (et même en recul !) est incapable de donner un contenu social au territoire européen. Il ne peut que conduire le site exportateur allemand à accumuler les excédents, jusqu'à ce que les ventes allemandes chutent aussi en Europe.

 

 

On tait les réussites allemandes qui ne sont pas arrangeantes : leur avancée écologique, leur sortie du nucléaire, leur absence d'entente entre monopoles, le fait que les rémunérations des dirigeants soient un peu moins scandaleuses, le fait qu'ils ont su résister un peu à l'emprise de l'actionnaire vorace alors qu'en france la fameuse "valeur" actionnariale transforme les entreprises en rapaces myopes, licenciant au moindre mauvais présage, oubliant l'effort de recherche beaucoup plus fort en Allemagne, essayant d'externaliser tout ce qui est possible sur la puissance publique en matière de responsabilité sociale.

 

 

 

On oublie de regarder, dans le miroir de l'Allemagne, nos propres défauts qu'il n'est nul besoin, pour résoudre, de passer au tamis d'un modèle : un système d'éducation français, qui se glorifie d'être méritocrate mais qui consiste à sélectionner par le contraste de la production de l'échec. L'inceste entre les élites publiques et économiques. La fermeture des systèmes. La préférence pour l'exclusion plutôt que pour la remise en cause de soi.

 

 

 

Et l'on évite, surtout, de parler avec les allemands sérieusement de nos différences qui posent très gravement problème. La désinflation allemande a par deux fois, dans les années 90 avec la réunification, et maintenant depuis la crise, appauvri le reste de l'Europe en étouffant la croissance économique par la relance de la demande interne, interdite par les traités.

 

 

L'économie européenne se donne des objectifs qui ne sont pas les siennes : les buts de court terme de l'Allemagne : servir la rente d'une population vieillissante, au risque d'ailleurs de saper son service à force d'étouffer la création de richesses, permettre par la stabilité monétaire la politique d'export de la première puissance.

 

 

Nous devons faire comprendre à l'Allemagne que dans une Europe qui va mal, l'Allemagne ne pourra pas surnager durablement. L'Allemagne doit cesser de penser à la crise du mark de 1923 et à sa dévaluation de 1945 qui ont dilapidé les bas de laine. Elle doit regarder l'avenir avec nous, elle doit penser à large échelle et cesser de considérer que ses règles d'orthodoxie pour le moment encore tenables puissent valoir pour tout un continent.

 

 

Nous avons besoin d'une rude explication dans la famille européenne, où nous ne pourrons un jour plus parler de famille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
12 mai 2013 7 12 /05 /mai /2013 11:45

3173601_5_4e4e_un-new-deal-pour-l-europe-de-michel-aglietta.jpg Toute la politique économique de l'Europe se fonde sur cette idée que l'économie, ce sont des lois indiscutables issues des manuels libéraux. Il n'y a qu'à les respecter et puis taisez-vous donc. Il y aurait la raison à l'oeuvre chez les élites dirigeantes, toute alternative relevant de la déraison ou autres tares : "démago", irresponsable, et surtout.... "populiste" : la tarte à la crème, nullement utilisé par hasard, puisque ce mot révèle toute la vraie crainte, plus encore le vrai dégoût de ceux qui l'utilisent ad nauseam : le peuple. Cette masse incontrôlable et qui ramène sa fraise, a le droit de vote, etc...

 

Foutaise évidemment que cette idée d'un cercle de la raison. L'économie n'est qu'une énième penderie de la philosophie et de la lutte entre les intérêts constitués dans la société pour contrôler la rareté et le pouvoir. Si elle est scientifique, c'est évidemment de manière circonstanciée et partielle. Jamais sur un plan général et prédictif.

 

Ceci est tellement vrai que lorsque les théories économiques sont ridiculisées par les faits, comme depuis la crise financière de 2008 puis la crise de l'Euro, on ne change pas de théorie dans les élites dirigeantes et les économistes en tort ne font que conforter leurs présupposés. On s'adapte parfois, empiriquement, mais on ne touche pas à la théorie. On sépare la pratique de la théorie pour ne pas discréditer cette dernière, intouchable.

 

Même l'Eglise, au bout d'un moment, a quand même été obligée de reconnaître que la terre était ronde (bien qu'elle n'ait réhabilité Galilée qu'à la fin du XX eme siècle). Mais les économistes et policitiens libéraux, monétaristes, hayekiens, tout ce que l'on veut pour les qualifier, n'en sont pas encore à cette capacité de révision montrée par les ecclésiastiques.


C'est contre cette logique, d'abord, que semblent écrire Michel Aglietta (dont nous avons récemment évoqué un très bon livre sur l'économie chinoise) et Thomas Brand dans leur récent essai sur la crise de l'Euro : "Un new deal pour l'Europe". Un essai un peu pointu parfois mais très clair, sérieux mais pas jargonnant pour le principe.

 

Y a t-il encore un but possible à la construction européenne ? On est en droit de se le demander au regard de la situation vécue qui tourne les peuples les uns contre les autres et fait apparaître tout cet édifice comme un jeu de dupes. Si on ne saisit pas la gravité de la période très vite on peut penser que nous sommes promis à une époque sombre, digne du dépecace de l'Empire de Charlemagne. 

 

Mais il est en même temps frappant de constater que pour s'en sortir, nous bénéficions de nombreuses contributions de grande qualité qui convergent très largement. Les économistes, quand ils ne sont pas complètement drogués aux différents opiums du néolibéralisme, analysent de manière convaincante ce qui se passe depuis 2008 et proposent des solutions. Malgré les divergences, le consensus se dessine sur beaucoup d'éléments. Il existe donc une voie de sortie. Ce qui peut étonner, c'est que tout cela s'exprime, mais reste ignoré de nos gouvernants. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas la raison qui conduit le monde, encore moins les idées. Ce sont d'autres considérations liées à la puissance. Considérations qui peuvent mener le monde à sa perte.

 

Il est temps de regarder en face une réalité : la naissance de l'Union économique et monétaire a été le fruit d'un compromis destiné à ancrer l'Allemagne en Europe au moment où l'Est s'ouvrait. Et ce compromis a considérablement affaibli la France et l'Europe du sud. Triste réalité. 


En accouchant de l'UEM, on n'a pas voulu voir ce qu'était une monnaie. Parce que c'était la condition incontournable pour les allemands que de respecter leur vision très particulière de la monnaie, qui ne pouvait pourtant se concevoir au plan européen dans les conditions tracées.

 

Un édifice miné de l'intérieur


Donc, tout l'édifice était miné. Quand on apprend l'économie, dès les premières leçons on nous parle du fameux "triangle d'incompatibilité" que rappellent les auteurs. On ne peut pas à la fois avoir une monnaie unique, la liberté de circulation des capitaux, et une liberté nationale de politique économique. On doit renoncer au moins à l'un des trois. Or, l'Europe n'a pas unifié sa politique économique. Ca ne pouvait pas fonctionner, et ça un jeune étudiant l'aurait su. C'est le drame de la politique que d'être capable de nier l'évidence, mais ce sont les peuples qui en paient le prix.

 

Dans l'Allemagne d'après-guerre, fondée sur un consensus "ordo libéral", la monnaie a une place première. Elle est antérieure à la réunification. Elle est un élément fondateur du contrat social. L'Allemagne est un pays dont il faut mesurer l'Histoire. Issue de petits Etats et de petites villes où la petite bourgeoisie artisanale et commerçante avait une grande place. Portant des valeurs de travail, d'épargne, d'efficacité. Une petite bourgeoisie très conservatrice, fermée. Le nationalisme allemand a su réactiver certaines de ces tendances, aujourd'hui portées par la CDU, héritière du Zentrum.


Après guerre, ces valeurs petites bourgeoises se sont matérialisées dans le système de cogestion, qui rappelle les corporations d'antan. Dans l'ordo libéralisme, il y a un lien entre politique et économie. Un ordre global et stable. Les valeurs de la classe moyenne allemande ont été codifiées pour assurer la stabilité, avec le souvenir du chaos. La constitution est aussi économique et sa base est la monnaie. Elle est le ciment national, la base, le lien de confiance. Le mot "fiduciaire" prend tout son sens dans la culture allemande. La grande crise du mark qui déboucha sur la victoire de Hitler est évidemment le traumatisme initial. Etrangement les auteurs éludent cet épisode, il me semble au contraire, pour reprendre une expression de Freud, constituer la scène primitive...

 

Les auteurs ne citent pas Emmanuel Todd, mais il n'aurait rien à redire sans doute au sérieux qu'ils prennent à saisir la spécificité culturelle de l'Allemagne. En Allemagne ne sont légitimes que les intérêts économiques ne remettant pas en cause la stabilité des prix. La banque centrale encadre ainsi toute la politique économique, et les négociations entre capital et travail autour de la répartition.

 

La réunification allemande, cet évènement énorme qu'on ignore souvent en France, a suscité des besoins immenses de financement public. Ainsi la banque allemande a réagi par une politique monétaire "féroce" contingentant les risques d'inflation. L'Allemagne a alors vu son économie flancher et les emplois ont fondu. Les taux d'intérêt allemands en hausse ont déclenché une vague spéculative sur l'Europe, et des effets économiques déjà graves. Le Serpent Monétaire Européen avait explosé. Un avertissement ignoré. Les auteurs ne citent pas l'expression de Philippe Seguin, dont on n'avait pas pris toute la mesure au delà de l'aspect métaphorique : "munich social"...

 

Cet épisode n'a fait que conforter l'idée de basculer dans l'euro, censée protéger de la spéculation (on voit que ce n'est pas le cas), et surtout censé faire converger les économies européennes. C'est le contraire qui s'est déroulé, l'Euro ayant été, et c'est le point le plus important du livre, un facteur de morcellement, et de spécialisation des pays. Paul Krugman a reçu le prix nobel pour avoir montré que l'unicité d'une monnaie intensifie les échanges internes et augmente la spécialisation industrielle des territoires. Délestée des risques de change, l'industrie va là ou elle dispose des meilleures conditions. Les technologies de l'information, au lieu (ce que l'on a pensé) de contrer cela ont au contraire facilité le processus de concentration.

 

En Europe, se sont dessinées une Europe allemande conçentrant l'industrie et une Europe du sud en désindustralisation. Bref l'unification a suscité une réorganisation de la production sur un continent non uni politiquement et économiquement.... La grande contradiction est née.

 

Ce qui est assez sidérant, c'est que depuis le rapport Werner dans les années 70, qui proposa le premier projet de monnaie unique, on savait ce qu'il convenait de mettre en place pour accompagner le processus, et notamment une politique budgétaire commune et une harmonisation fiscale. Mais le triomphe des ides reagano thatchériennes influençant les élites européennes, et aussi françaises (les socialistes français au pouvoir dans les 80's), l'idée que la monnaie devait être neutralisée s'est imposée. On a accepté l'idée allemande d'une monnaie gérée par une banque indépendante, seulement tournée vers la lutte contre l'inflation. Et déconnectée de toute stratégie économique publique d'ensemble.

 

Au lieu de sortir par le haut de ces contradictions, on réagit par des règles de discipline de plus en plus drastiques censées aligner les pays sur l'Allemagne, avec les critères de maastricht puis le pacte de stabilité d'Amsterdam, puis la règle d'or. Des erreurs qui se cumulent. Il faut voir ce que ce pacte d'amsterdam avait d'absurde et de purement philosophique pour les allemands : il proposait de sanctionner les pays faisant du déficit.... en creusant leurs déficits par des sanctions.... On est plus dans la morale petite bourgeoise venue du moyen âge que dans la "responsabilité". D'ailleurs ces sanctions ne seront jamais appliquées.

 

Cet euro déséquilibré naît au moment où les marchés libérés par les gouvernements de toutes entraves déferlent, et produisent tout un tas d'innovations spéculatives. On les laisse faire, puisque selon la théorie libérale dominante, ils sont censés allouer les ressources de manière optimale. Tout cela se réalise dans une euphorie dont on doit mesurer le caractère ridicule aujourd'hui : à Lisbonne en 2000, l'UE prétend qu'elle sera en 2010 l'économie la plus dynamique et compétitive du monde... Les seules choses qui croitront, ce sont les bulles spéculatives et le chômage....

 

La prise de pouvoir d'une finance insatiable

 

Puis la crise des subprimes frappe le monde. La course à l'endettement en est une source, et on peut noter qu'à aucun moment la fameuse "discipline de marché" n'y a mis un frein, au contraire. L'idée de l'autorégulation des marchés est morte, et pourtant elle guide encore le monde... Le gonflement monstrueux de la sphère financière s'est focalisé en Europe sur l'Irlande et le Luxembourg, deux paradis fiscaux en plein coeur. De ces bases sont partis des logiques spéculatives vers l'Espagne, le Portugal, la Grèce.... 

 

Cette course à l'endettement, contrairement à ce que nous assènent les éditorialistes télévisés, est d'abord privée. C'est un dérèglement de la finance et non une impéritie de gestion des budgets publics.  Les gouvernements ont laissé faire la spéculation, mais ce ne sont pas les dettes publiques qui provoquent la crise. Ce n'est qu'après, lorsqu'il faut juguler la crise, que les dettes publiques bondissent, en 2009.

 

Les bulles spéculatives ne sont limitées par rien. Elles ne sont le produit que de "supputations", elles sont donc par nature illimitées. La finance n'a aucune base réelle, elle n'est que la conséquence de ce principe capitaliste de faire de l'argent avec de l'argent, qui n'a pas de frontière, c'est un désir qui "ne rencontre aucune satiété". Les marchés financiers ne sont pas comme les autres, les prix n'y sont bornés par aucune considération autre que le désir d'argent, le vocabulaire de ces marchés est psychologique : confiance, optimisme, aversion... La logique est haussière, car l'on s'endette pour faire de l'argent. Les marchés sont des monstres déchaînés. Les besoins de financement d'une économie ne sont viables que s'ils sont subordonnés au politique. Telle devrait être la grande leçon de la crise mondiale et de celle de l'Euro. On ne la tire pas. Au contraire, on s'enferre dans "la pire erreur de diagnostic" à savoir que le problème viendrait des dettes publiques.

 

La situation à laquelle on doit aujourd'hui répondre est celle d'une Europe spécialisée, où le bloc allemand a accumulé des excédents extérieurs, le sud des déficits. Les logiques de spécialisation ont été amplifiées par le cavalier seul de l'Allemagne qui a pratiquée seule dans son coin une baisse du coût du travail sous direction du SPD et des Verts, et en même temps une politique industrielle conforme à sa tradition : l'intégration verticale efficace de son industrie, qui dessine une complémentarité entre des activités délocalisées sur les pays de l'Est et les PME allemandes. 

L'entrée de la Chine à l'OMC est venue amplifier ces déséquilibres en accentuant la pression mondiale.

 

Pendant ce temps, alors que l'Allemagne s'organisait industiellement, la France s'anglosaxonisait, confiant la propriété des entreprises aux fonds étrangers, qui ne voient en elles que des actifs délocalisables et non des outils de production à transmettre à la génération suivante. 

 

Globalement, l'Europe a perdu des millions d'emplois industriels, mais c'est le Royaume Uni, la France, le Sud, qui ont dévissé. Les dépenses de recherche et développement et les brevets se concentrent aujourd'hui en Suède et en Allemagne, la France est décrochée.

 

Persévérer dans l'erreur, s'enfoncer dans l'impasse

 

Les effets du choc de 2008 n'ont pas été surmontés. Les capacités de production dans l'ensemble du monde occidental n'ont pas rattrapé leur niveau d'avant crise. L'Europe a répondu surtout par la baisse des taux d'intérêt de la BCE (encore cette semaine). La production a chuté rapidement dans les premiers mois comme dans les années 30 et puis on a évité le pire en empêchant les faillites bancaires. L'existence de la protection sociale et des politiques budgétaires - les fameux stabilisateurs automatiques-ont été déterminants. 

 

Mais les gouvernements ont tès vite rechuté dans leurs tendances libérales : pas d'assainissement bancaire, pas d'accord sur le défaut de paiement de la Grêce, et retour très vite à l'austérite budgétaire : "la consolidation" comme on dit avec euphémisme.

 

La situation de la Grêce a été très mal gérée selon les auteurs. On a perdu de vue une idée simple : un Etat n'est pas un particulier. Il lève des impôts mais surtout sa durée de vie est infinie. Or, l'horizon des marchés est très retréci. Ils sont obsédés par la revente des titres (la liquidité) et ils la confondent avec la solvabilité d'un Etat qui est une question de très long terme. Les agences de notation ont joué un rôle autoréalisateur pervers, et la crise grecque a rejalli sur tout le sud européen. Une réponse aurait pu être la transparence des bilans bancaires pour éviter la panique. L'Europe a perdu son temps en plans de sauvetage qui ont transféré des pertes privées en dettes publiques, un véritable impôt POUR la fortune...

 

L'austérité budgétaire n'a jamais été aussi inutile qu'en ce moment, puisque la relance par le budget est d'autant plus efficace quans les agents se désendettent et que les taux sont bas. Pourtant l'Europe a organisé une chute de l'investissement public et dilapidé tout l'effet sur la croissance qui en aurait résulté.

 

On ne peut plus continue sur ce chemin car sinon on va vers des catastrophes économiques et politiques. A chaque sommet européen, on ne fait que suivre l'avis du plus gros créancier qui éponge les plans de sauvetage, l'Allemagne. Il est temps de donner un coup de volant très net.

 

Cela passe par le changement du rôle de la BCE, la réalisation d'une union bancaire, d'une union budgétaire, et par la mutualisation des dettes publiques. Il s'agit de transformer l'euro en véritable monnaie. Sinon la zone euro éclatera. Et avec elle le projet européen.

 

Rompre avec la politique économique menée

 

Doit triompher l'idée (que plus aucun dirigeant européen ne défend !) que la monnaie n'est pas une marchandise. Elle est un outil du contrat social.  Elle est liée à la dette publique, qui est un contrat de la société avec le futur. Un lien entre les générations. L'Etat et la banque centrale sont indissociables.

 

Il en résulte une leçon qui est une rupture : l'Etat doit "toujours avoir la possibilité de mettre sa dette hors marché, de la monétiser", bref de la faire financer par la banque centrale, ce qui est aujourd'hui le tabou européen, et d'abord en Allemagne. Les auteurs restent sur un terrain économique, mais on peut voir en ce tabou non seulement une peur panique de l'inflation, historiquement ancrée, mais aussi une défense du rentier retraité allemand. Le vieillissement européen, tel est un obstacle à une politique de croissance qui bénéficierait à l'emploi.... des jeunes actifs.

 

Le budget européen est en baisse.... Dramatique contresens, car la spécialisation des territoires doit s'accompagner nécessairement d'une politique budgétaire unifiée, comme cela a été tranché aux Etats Unis après la guerre d'indépendance. Si les américains avaient été aussi bornés que nos leaders européens d'aujourd'hui, leur pays serait une sorte de "mosaïque" impuissante. Qui dit budget européen dit impôt européen, et mutualisation des dettes par exemple par des eurobonds. Cette unification pousse à l'harmonisation fiscale, qui doit redonner de la puissance à la demande, et à une "répression coordonnée" de l'évasion fiscale. L'investissement décisif dans les pays en difficulté doit être financé, y compris par une taxe sur les transactions financières.

 

L'Allemagne va devoir sortir de cette vision de son invulnérabilité dans une Europe où la croissance s'effondre. Et elle doit comprendre qu'il est absurde de transformer toute l'Europe en Allemagne.... Car c'est simplement impossible.... Pour qu'un pays exporte il faut des importateurs... La concurrence entre Etats européens sur les coûts, c'est à dire une logique de dévaluation interne, ne mène qu'à l'appauvrissement général. 

 

Pour les auteurs, il est temps de mener la grande explication idéologique. Le monétarisme s'est effondré. La banque centrale centrée sur l'inflation n'a pas évité les bulles immobilières. On a la preuve que stabilité des prix et stabilité financière ne sont pas synonymes. L'efficience des marchés dans la répartition des ressources est un mythe nocif. Les banques centrales doivent disposer d'un éventail d'outils, et pas que du taux directeur, sinon elles ne peuvent pas agir comme l'a montré la crise. L'isolement du monétaire et du budgétaire n'est pas possible, il faut les utiliser ensemble : politiquement.

 

L'union bancaire doit permettre de séparer le trading de l'investissement et du dépôt. On doit unifier en Europe les mécanismes de garantie des comptes (jusqu'à 100 000 euros disent les auteurs qui ont écrit avant la crise chypriote), et faire financer le fonds d'assurance par les banques. Au passage, ils soulignent que le sauvetage européen des banques, qui a été général, sans distinction, a été un scandale. En sauvant de la faillite les joueurs de casino on a piétiné un principe de l'économie de marché, à savoir le risque... Et donc on incite, à l'intérieur de ce système, à l'irresponsabilité des acteurs. La logique du "trop gros pour mourir" l'a emporté, montrant que les Etats étaient pris en otage par l'oligopole bancaire. Il faut renverser le rapport de forces. Ceux qui contrôlent les banques doivent absorber les pertes.

 

L'adoption de la fameuse règle d'or de l'équilibre budgétaire est absurde, non seulement dans le contexte, mais généralement. C'est comme si on interdisait à une entreprise d'emprunter pour investir. Or il est anormal de penser que l'on va faire payer par les seuls contribuables d'aujourd'hui des investissements qui dureront des décennies. Les déficits et la dette sont nécessaires et même vitaux.

 

L'histoire montre que revenir à des déficits plus modérés devrait s'étaler sur deux décennies. Roosevelt avait essayé d'écourter la phase de relance après la grande dépression et avait du se raviser. On doit envisager des plans quinquennaux. La réussite dépend avant tout d'un taux de croissance supérieur durablement aux taux d'intérêt réels.

 

On doit complètement réenvisager dans ce contexte la notion de compétivité. Comme le montre justement l'Allemagne, elle est liée à l'innovation, à l'apprentissage organisationnel dans les entreprises, à la qualité des relations au travail qui booste la productivité. La compétitivité d'une nation n'est pas celle, micro économique, d'une entreprise soumise à des concurrents sur un même marché de produits. L'austérité budgétaire est inefficace, mais aussi celle sur les salaires, car il est clair que la rigueur salariale pèse à la baisse sur la productivité, et "mange" donc les baisses de salaires. La vision libérale de la compétitivité ne peut pas fonctionner en Europe.

 

Sortir de la stagnation est possible

 

La question se pose d'un nouveau cycle de croissance qui puisse porter l'emploi. Et c'est l'innovation qui sera le déclencheur. Les auteurs pensent comme beaucoup que le front décisif sera le développement durable. Ils rappellent que d'ailleurs, toutes les révolutions industrielles (machine à vapeur, pétrole, fée électricité) ont été liées à la nécessité de trouver un nouveau modèle énergétique. Nous y sommes : l'accumulation de capital se heurte à la rareté des ressources naturelles. 

 

C'est un changement révolutionnaire qui s'impose, jusque dans la comptabilité qui doit intégrer le coût du changement climatique. Il est temps de définir une valeur sociale du carbone et de l'intégrer dans les coûts. Sous la forme de taxes. Et par exemple une taxe aux frontières de l'Europe.

 

Mais il est certain que les marchés court termistes ne mobiliseront pas les immenses investissements nécessaires pour transformer nos modes de vie et de production. Pour mener ces transformations, l'intervention publique doit prendre la direction, par exemple pour restructurer totalement l'industrie automobile condamnée si on continue à ignorer la réalité. Agir en ce sens suppose en préalable de rompre avec la politique du droit de la concurrence qui prévaut au niveau européen et qui empêche toute politique industrielle. 

 

On voit que les remèdes proposés par les auteurs sont puissants, et rejoignent bien d'autres contributions. Tout le monde sait peu ou prou que c'est dans cette direction qu'il convient d'agir, les désaccords étant assez secondaires (on pourrait débattre du protectionnisme par exemple, encore que le livre évoque une taxe carbone aux frontières).

 

Et pourtant... tous ces travaux ne sont pas portés politiquement par quelque dirigeant européen, sinon sous la forme de formules verbales. Pourquoi ? Les auteurs en restent à l'idée de la rigidité théorique... Car ils sont des économistes et ne s'aventurent pas sur le champ politique.


La réalité est que se pose évidemment la question de la stratégie et des moyens pour aboutir en cette clairière. Il y a toujours deux moyens possibles : la coalition de forces imposant une nouvelle ligne, ou l'action d'un acteur primordial qui va essayer de déclencher une rupture et d'entraîner ainsi d'autres forces.

 

La coalition existait théoriquement à la fin des années 90 pour faire prévaloir une autre ligne que le libéralisme en Europe. Or, ce fut tout le contraire. C'est justement à ce moment que l'on a voté le pacte de stabilité, déréglementé la finance... Donc ces forces ont perdu leur crédibilité et sont désavouées par les suffrages. Et elles n'ont d'ailleurs pas réfléchi sérieusement à cette époque, se louant encore de leur attitude....


Donc il reste la possibilité de l'action d'une puissance autour de la table. La France, grande perdante de cette histoire, pays où l'action de l'Etat a encore un sens pour les citoyens, puissance moyenne mais décisive au plan européen par son économie encore importante, sa population jeune, et bientôt la première de la zone, est sans doute la mieux placée.

 

Qu'attend t-elle alors ? Manifestement que la situation, par miracle se résolve toute seule. Par on ne sait quel phénomène surgi des mystères des fonctionnements des sociétés, ou par intelligence de l'Allemagne capable d'aller spontanément contre toute sa tradition. Et cette attente est dépeinte en réalisme. Or, le caractère précieux d'un ouvrage comme ce "new deal pour l'Europe", c'est justement de prouver que le réalisme c'est l'audace presque inouie de tout remettre en cause.

 

Sans l'intervention directe des peuples européens, on a du mal à imaginer que nos dirigeants dignes, polis et conformistes se décident à bousculer des décennies d'orthodoxie, dont ils ne reconnaissent même pas les nuisances.


 


 

 


 


 


 

 

 

Partager cet article
Repost0
20 janvier 2013 7 20 /01 /janvier /2013 09:40

 

218187_ori.jpg Enivrée par l'infect absinthe des médias, qui empêche tout débat public complexe et travaille à enfler la stupidité, la France se fiche de la Chine. Elle s'en fiche, oui, même si elle en a parfois la trouille quand on lui en parle.

Ce qui s'y passe est pourtant décisif pour l'humanité tout entière, mais on connait peu les chinois, leur réalité sociale et culturelle, ou ne serait-ce que leurs paysages. De ce pays si gigantesque,unique et complexe, on parle peu, et quand on s'y met, c'est pour des peccadilles (faut-il qu'un sportif français transporte la flamme olympique pékinoise ?) ou sous la forme des caricatures criardes d'un Cohn Bendit). Le responsable chinois est réduit, malgré les centaines de millions de personnes sorties de la pauvreté ces deux dernières décennies (un détail sans importance...), à un tortionnaire.

Il n'y a jamais eu de démocratie représentative en Chine, mais évidemment on considère que dans un pays de plus d'un milliard d'habitants avec une trajectoire tout à fait propre, il suffirait d'écrire un texte dans un coin pour que le régime politique se transforme instantanément en magnifique démocratie de type occidental (qui est comme on le sait un modèle sans souci, sans aucune tendance oligarchique, assurant la participation égale de tous et répondant à nos aspirations....). Sous ces oripeaux ethnocentristes, caricaturaux, se cache  une paresse intellectuelle bien caractéristique dans notre pays, où le style et l'emphase servent facilement de masque au manque de curiosité, à l'absence d'observation patiente, au mépris du réel. Ce désintérêt me semble aussi le résidu d'une condescendance pour ces gens de "cochinchine" et assimilés qu'on dit déferlants mais on n'y croit pas vraiment, car au fond on leur sera toujours supérieurs à ces coolies... (Bien évidemment, ces quelques lignes, si elles étaient lues, m'attireraient l'accusation de me livrer à un relativisme tout à fait hideux. Or, je ne suis pas relativiste, je crois à l'universel. Je pense que l'humanité cherche à être libre, épanouie en vivant ensemble, déteste l'oppression, l'aliénation, la laideur. Mais je ne crois pas non plus à un universalisme désincarné, flottant dans les airs, hypocrite. Bref, je voudrais être un matérialiste conséquent, héritier des Lumières et de l'apport décisif des critiques sociales nées avec la révolution industrielle. )  

Dans la production livresque, on voit défiler des titres de livre catastrophistes, dont je me méfie toujours. Et puis je me suis plongé dans le très sérieux et pointu (il faut quand même y aller stylo à la main et un peu formé en économie) livre de Michel Aglietta et Guo Baï, "La voie chinoise, capitalisme et empire". Qui propose, dans le cadre qui est le sien (une application de la théorie de la "régulation", courant économique plutôt antilibéral) une explication du développement chinois et un tableau de ses perspectives. En intégrant des dimensions fortement politiques, ce qui est un trait important des régulationnistes, mais sans dédain ni décontextualisation de la situation chinoise. Voila une prenante lecture, à tous les sens du terme. Avec des chiffres à donner le vertige, et des remises au cause d'idées reçues particulièrement bienvenues

  La théorie de la régulation postule que le capitalisme (faire de l'argent avec de l'argent) n'est pas, comme l'a dit le grand Fernand Braudel, synonyme de l'économie de marché (un système de rencontre entre offre et demande). Que le développement n'est pas le produit d'une application dogmatique des principes du marché libre (ce que Joseph Stiglitz avait démontré très bien dans son analyse de la crise asiatique de 1997). Le capitalisme est aux yeux des auteurs une histoire de "modes de régulation" : il ne survit qu'en mettant en place des institutions, des mécanismes, qui lui permettent de limiter, de domestiquer, sa suicidaire logique d'accumulation du capital. Etudier une économie c'est donc étudier un système de régulation propre. C'est pourquoi les auteurs en passent par une étude approfondie de l'histoire économique de la Chine, une analyse de sa culture (le confucianisme y joue un rôle central) et de son système politique. C'est un grand livre d'économie politique que voila, qui considère que l'histoire du développement chinois doit être réévaluée, que ses causes ne sont pas celles que les libéraux prétendent, et que ce pays a des atouts pour ouvrir un avenir peut-être plus enthousiasmant qu'il n'y paraît, pouvant même inspirer le monde sur certains aspects. Même Francis Fukuyama, le tenant de la "fin de l'histoire", concède d'ailleurs que les Etats Unis, parvenu à un degré de soumission à la finance dévastateur, n'a plus de leçons de bonne gouvernance à donner à la Chine.

L'Histoire ancienne de la Chine, c'est la construction d'un Empire sur un vaste territoire continental. Empire appuyé sur une bureaucratie à sa main, très ancienne. C'est une société à deux strates, l'autre étant un "océan de communautés villageoises". La famille est l'unité de base de la société. Confucius voyait logiquement l'homme comme quelqu'un de jamais seul, partie prenante d'une relation entre des milliards de cercles liés. Le pluralisme ne s'est pas développé en Chine, et en Europe la démocratie représentative est née comme moyen de concilier les intérêts divergents d'une société divisée en groupes sans cesse en lutte pour le pouvoir. Mais l'Empire est lié à son peuple, il lui doit le bien être. Si l'Empereur est fils du ciel, il dépend de sa capacité à protéger le peuple et à le guider. Il doit assurer l'unité du peuple et du pays. Les valeurs démocratiques ne sont pas absentes de Chine, si l'on considère notamment que l'hérédité ne s'y est pas établie, que la mobilité sociale, fondée sur l'étude et le mérite, a depuis très longtemps été de mise. Avoir cette histoire à l'esprit permet de comprendre que la Chine contemporaine n'est pas le fruit d'un complot stalinien récent, et qu'à bien des égards le PC a réactivé des tendances très anciennes. Toutes les décisions de l'Etat Chinois témoignent de la première préoccupation : maintenir l'unité d'un régime politique chinois. C'est très important pour l'avenir, car cela encourage à penser que l'Etat est disposé à d'immenses changements.

La Chine n'a pas pris le virage du développement en même temps que l'occident, et pourtant elle était puissante. Des obstacles importants se dressaient contre l'accumulation capitalistique. Notamment le partage de l'héritage dispersé dans la famille. L'Etat, surpuissant, a été toujours propriétaire de tout en dernier ressort. La structure familiale, très prégnante, a empêché la prolétarisation des masses paysannes. Jusqu'en 1500 la Chine a été le pays le plus riche du monde par habitant ! Elle est même restée le pays le plus riche jusqu'au dix neuvième siècle, élément méconnu. Mais déjà elle avait perdu sa suprématie en terme de revenu par habitant. Puis c'est l'effondrement.... En 1950 la Chine est le pays le plus pauvre du monde.

Pourquoi la Chine s'est elle effondrée ? La raison en est principalement une baisse de la productivité agricole. La population a augmenté dans les campagnes sans que cela ne s'accompagne de gains de productivité. De plus, l'Empire n'a pas eu de politique de développement extérieur, préoccupé par l'ordre interne dans cet immense pays et pensant que le danger était au nord. L'Empereur a refusé le développement d'une couche sociale de marchands, en qui il voyait une menace.

 Vers 1850, une révolte paysanne ravage le pays. La suite voit le pays aller de désastre en désastre, entraînant la production dans la chute. L'Etat s'appauvrit et devient faible. Les impérialismes se mettent à dépecer le pays, depuis la guerre de l'Opium jusqu'à l'invasion japonaise.

 Le livre, ne cédant pas aux facilités habituelles et aux lieux communs, propose une relecture de la période maoïste. Sans en nier les folies. Mais il reste qu'une fois qu'on a dit : "Mao est un grand malade" (ce qui est difficilement niable....), il faut examiner les faits. En termes de richesse nationale, Mao a été celui qui a stabilisé la situation et qui présente même un bilan de croissance. Quand le PC prend le pouvoir, le pays est exsangue. Mao a deux obsessions : le développement de l'industrie lourde et la croissance délivrée de l'étranger. Dans un premier temps, le PC instaure une sorte de système de cogestion avec le privé et parvient à relever le pays très vite. Puis il bascule dans la radicalité, nationalisant l'industrie, collectivisant les terres. Mao va alors se lancer dans des expériences politiques hasardeuses et finalement désastreuses, comme le grand bond en avant (déstabilisant toute la production) qui déclenchera une famine meurtrière à grande échelle, puis la révolution culturelle épuisant toute l'énergie sociale.

Mais il reste que la période socialiste a été un jalon vers le grand décollage chinois. Ceci en créant une base industrielle d'abord, qui a quand même émergé. Et ensuite en restaurant un Etat fort, disparu depuis cent ans. Le bilan socialiste, c'est aussi une vraie élévation du niveau d'éducation primaire et de l'état de santé de la population, qui seront un socle pour la suite.

Ce sur quoi a flanché Mao, c'est non pas l'absence de "marché" comme le disent les libéraux, mais c'est l'incapacité structurelle de l'agriculture chinoise a fournir des excédents. Ce sont ces excédents qui permettent historiquement le départ vers la ville et la vie industrielle. Voila pourquoi la Chine, malgré ses atouts ancestraux, a raté le train de la révolution industrielle, en premier lieu.

  Aussi, avec un réalisme dur, les auteurs considèrent que la brutalité de la période socialiste équivaut en fait à ce qui a été fait sous une autre forme par l'Angleterre, lorsqu'elle a exploité l'esclavage pour faire baisser les coûts du coton et des produits alimentaires, afin de financer la révolution industrielle : "l'ignominie politique et morale sur laquelle le capitalisme industriel s'est construit est trop facilement occultée. C'est cette amnésie qui autorise les bonnes âmes occidentales à s'insurger contre les violences de la révolution socialiste chinoise". Cette violence ne tombe pas du ciel, elle a une signification politico économique et n'est pas le fruit d'une folie qui se serait spontanément emparée des communistes chinois... Même si la violence finit par susciter des spirales de violence....

 Ce qui change dans les années 70, ce n'est pas l'introduction du "marché", c'est la révolution verte que connait le pays. Une formidable hausse de productivité dans l'agriculture. Elle est accentuée par la politique du PC qui emprunte massivement (20 milliards de dollars) pour importer du matériel agricole. De plus, la Chine s'ouvre aux échanges internationaux. La collectivisation agricole a permis d'élargir les échanges dans le pays, de sortir d'une logique locale, et d'améliorer les rendements. Grâce à la planification, les réductions de coûts sont traduites en baisse des prix. Le gouvernement va inciter les paysans à se procurer d'autres revenus, ce qui va créer un réseau d'entreprises de village puissant.  La croissance, déjà positive sous Mao (+ 4 % par an), fait plus que doubler.

 Ce n'est pas la main invisible du marché, mais bien la "main visible" de l'Etat qui pousse le développement chinois.  Le contrôle des prix et des salaires permet de concilier une amélioration encore modeste mais réelle des conditions de vie, équilibrée dans le pays, et l'investissement dans l'industrie.

Cette période de développement va se heurter à de nouvelles contraintes. Le développement du crédit, impulsé par une diversification bancaire, va provoquer une forte inflation dans les années 80. L'Etat s'appauvrit, la notion d'impôt n'existant pas sous le socialisme et ses recettes étant instables. Le régime a failli flancher, comme on le sait, en 1989.

Mais l'Etat réagit, il crée une TVA, rééquilibre les pouvoirs entre le niveau local et le central qui se consolide. Une administration fiscale solide naît. On s'engage dans une restructuration géante des entreprises publiques afin de supprimer les improductives. Les licenciements sont nombreux mais réabsorbés par la croissance. De plus, l'Etat décide d'aider massivement les ménages en leur donnant la propriété de leur logement, auparavant gratuit.

  Sur ces bases, l'Etat impulse une stratégie incroyablement dynamique de développement du commerce extérieur. C'est le "développement côtier", séparé de l'économie intérieure pour ne pas la menacer. Le monopole du commerce extérieur est délégué à des sociétés indépendantes mais appartenant toujours à l'Etat. En même temps, on essaie de réduire l'import par des substitutions planifiées. C'est un succès, mais l'économie devient l'atelier du monde : en 2005, 65 % du PIB provient du commerce extérieur (contre 5 % en 1970 !). Le recours aux investissements étrangers est massif et permet l'importation systématique des technologies.... La Chine finit par rentrer à l'OMC. Pour faciliter cette politique, la Chine a usé de sa politique monétaire politiquement, sous estimant le Yuan. Elle devra lâcher du lest plus tard face à la pression mondiale.

La Chine a profité de la croissance droguée à l'emprunt de l'occident et des Etats Unis en particulier. Ce modèle s'effondre en 2008, et la Chine a vu sa croissance se réduire de moitié (elle reste autour de 6 % cependant). La crise financière est le signe d'un mode de régulation du capitalisme qui s'épuise. La Chine doit donc reconsidérer sa stratégie, comme toutes les nations.

  Elle dispose d'une forte épargne, qui sert à financer les Etats Unis, et qui peut être réorientée pour financer des investissements indispensables pour l'avenir. La Chine manque d'investissement public : l'Etat doit notamment faire payer des dividendes à ses entreprises publiques géantes, selon les auteurs. La clé de l'avenir, et cela le PC le sait, c'est l'investissement dans le capital humain et le capital environnemental. Ceci dans le cadre d'une stratégie nouvelle de croissance soutenable.

 La Chine en prend conscience : elle devra sauter l'étape de l'american way of life, dans un monde ou l'énergie sera chère et rare, et où il n'est pas possible de vivre comme avant, de reproduire le "tout voiture essence", l'étalement urbain...  Pour y parvenir, la Chine dispose d'un atout : sa volonté de planifier le développement, ce que nos économies occidentales se refusent à accomplir, le politique ayant démissionné, les institutions politiques étant "infiltrées" jusqu'à la moelle par la finance, ce qui n'est pas le cas de la bureaucratie dirigeante chinoise.

Une difficulté forte est l'absence de prix du carbone, qui n'est pas incorporé dans les coûts. Or c'est un coût en réalité très important. La notion de taxe carbone est donc en discussion au sein de la bureaucratie chinoise.

Le processus d'accumulation du capital a fait reculer la part des salaires dans le PIB. Si la Chine veut élever le niveau de sa population, elle doit permettre aux travailleurs un meilleur pouvoir de négociation : l'absence de syndicats libres n'y aide pas.... Cependant, les évolutions démographiques vont donner à la main d'oeuvre chinoise une plus grande possibilité de négocier avec les employeurs. Et l'Etat a pris des mesures qui vont dans le bon sens : loi sur le contrat de travail obligatoire. Ce n'est qu'un  début. Là est la voie.

 La mise en place d'une sécurité sociale, avec ses effets contracycliques heureux, est fondamentale. La Chine s'est engagée dans l'objectif d'une couverture maladie pour toute la population en 2020. Mais il y a beaucoup à réaliser : améliorer le système de santé, défaillant, la couverture des retraites (45 % des chinois ont un régime, ce qui est mieux mais encore insuffisant) et leur taux de remplacement.

 Les services sont insuffisants à tous les niveaux dans la société chinoise et réclameront une logique d'investissement public très audacieuse. Notamment pour affronter la question des mégavilles qui vont émerger. 400 millions de nouveaux urbains sont attendus dans les villes chinoises dans les deux décennies qui viennent ! Chiffre effarant...

 L'Etat chinois agit. Contrairement à ce qui s'entend souvent, il a fixé des cibles précises pour la baisse des émissions carbone, la réduction de la consommation énergétique. Certaines catastrophes liées à la dégradation de l'environnement l'ont convaincu. Il investit dans les énergies renouvelables et pour sortir de son modèle d'électricité au charbon. Il lance des villes nouvelles de manière volontariste, créant les services avant même l'arrivée d'habitants. Planifier, tel est le souci chinois par excellence.

Planifier est le rôle du politique. Le marché ne sait le faire que de manière désordonnée, chaotique, et préfère le court terme. La Chine peut apporter au monde, si elle sait se transformer, à travers la réaffirmation de la politique aux postes de commande. Mais elle ne pourra pas affronter la complexité de la vie contemporaine si le PC n'accepte pas de donner de l'autonomie à la société civile, bref d'ouvrir le chemin aux libertés publiques. Sans société civile, le développement humain, l'étoffe des services, ne pourront pas prendre forme. La grande Chine devra concilier sa force politique avec l'égalité et la liberté.

 

Partager cet article
Repost0
16 janvier 2013 3 16 /01 /janvier /2013 00:10

un-monde-sans-wall-street---143791-250-400.jpgToulouse n'a pas que de bons rugbymen mais aussi de bons économistes comme François Morin.

 

La radicalité de ses constats et de ses propositions, dans "Un monde sans Wall Street ?" démontre l'ampleur de la crise du capitalisme à son stade d'obésité financière...

... Car Monsieur Morin, sage universitaire, nous livre une analyse alarmiste et n'hésite pas à en appeler à révolutionner notre système économique. Convaincu du fait que la crise financière ouverte en 2007 et qui meurtrit les peuples depuis lors, aura une réplique rapide et sans doute amplifiée.

 

Le péril ne s'est pas éloigné, car aucune cause n'en a été épurée.

 

Son livre, essai de synthèse très efficace et percutante sur l'ultra dangerosité de l'hypertrophie financière, est symptomatique. Si de tels hommes, qui en ont vu d'autres et n'ont jamais donné dans l'agitation par principe, se rallient à des perspectives radicales, nos modérés gagneraient à interroger leur réalisme autoproclamé.

Il y a des moments où la rupture, c'est le raisonnable, car le raisonnable c'est la lucidité. C'est ce à quoi se résoud le Professeur François Morin avec un courage intellectuel indéniable.

 

La surpuissance de la finance est au coeur de cette crise.  Le problème, ce ne sont pas des excès commis, des fautes de traders, des banquiers incompétents.... le problème c'est "l'écart insensé" qui s'est creusé entre sphère financière et économie réelle. Ainsi, sur les marchés monétaires, moins de 2 % des transactions concernent l'économie réelle. Le développement des produits dérivés est tellement important et dérégulé qu'on en est arrivé à vendre des produits tout en spéculant sur leur baisse.

 

Le problème commence vraiment en 1971 avec la fin du système de Btretton Woods. Le déficit américain conduit à abandonner la parité or du dollar, les monnaies se mettent à flotter. C'est la première grande victoire du néolibéralisme : c'est désormais le marché qui va fixer les taux de change.  Se développe alors un marché de couvertures des risques de change.

 

Dans les année 80, la logique est étendue aux taux d'intérêt, désormais dépendant de l'offre et la demande de crédit. Les produits dérivés se développent, s'étendent à tout : les matières premières, l'alimentaire.... S'enclenche aussi un mécanisme de "titrisation", qui voit les créances, par exemple immobilière, se transformer en titres échangeables et objets de spéculation intensive.

 

Ce qui se passe en 2006, c'est un éclatement de bulle. La bulle immobilière américaine se dégonfle, les titres liés perdent leur valeur... C'est la dégringolade.

 

Derrière le mot de "marché", il y a d'abord l'oligopole financier, qui se concentre dans quelques dizaines de banques.  Suite à la crise, elles ont réussi à transformer leur endettement en endettement public et sont parvenues à éviter toute réforme profonde du système financier. A ces acteurs primordiaux on doit ajouter les fonds souverains, qui agissent en meute et par leur puissance créent des mouvements de déstabilisation.

 

L'hypertrophie financière a été rendue possible par la politique des autorités monétaires, sous l'impulsion de la banque centrale américaine, qui pour soutenir une économie incapable de se relancer, n'a cessé d'injecter de la liquidité dans le système. Une croissance à crédit a permis de suppléer aux défaillances du système productif capitaliste. Jusqu'à l'éclatement.

 

Aujourd'hui... Ca continue. En effet, une hausse des taux d'intérêt ruinerait encore un peu plus la croissance. C'est pourquoi se préparent de nouvelles bulles qui exploseront encore, si l'on ne change pas profondément les règles du jeu.

 

Une des causes profondes de la crise est l'exigence actionnariale intense qui a pesé sur l'économie depuis trois décennies, sabrant la demande et l'investissement. La fameuse règle des 15 % de rendement obligé. L'origine en est un changement au sein des fonds de pension américains. Le retraité y cotisant a vu sa retraite à taux fixe et prévisible se transformer en taux variable mais possiblement gagnant.... Alors tout change, la course au profit devient folle. Le management des entreprises se transforme ainsi que leur organisation, les stock options solidarisent les dirigeants avec l'actionnaire. Le risque bascule sur les salariés et sur une chaîne de sous traitance.

 

Ce processus de financiarisation a déclenché une onde de choc énorme : dislocation du monde du travail, déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital, accroissement ahurissant des inégalités de revenus et de patrimoine (95 000 personnes détiennent un quart de la richesse mondiale ! Alors qu'un milliard et demi vivent en dessous du seuil de pauvreté). La logique de prédation ne s'encombre pas de ses effets sur l'environnement : en dix ans les gaz à effet de serre ont augmenté de 25 %. Les coûts sociaux et environnementaux sont externalisés par le capital sur les individus et les institutions.

 

Le plus grave, finalement, c'est la "pulvérisation du politique" qui en ressort. L'endettement des banques a été transformé en endettement public. Les marges de manoeuvre classiques des Etats ont été annihilées. Entre 2007 et 2010, la dette publique a augmenté de 45 %. Les Etats sont désormais condamnés à verser un lourd tribut à ceux là mêmes qu'ils ont sauvés et à appliquer leurs diktats ! Un véritable coup d'Etat financier s'est déroulé. Apeurés par l'inflation (que leurs banques centrales n'ont pas le droit d'organiser), apeurés par l'idée de faire défaut ou de restucturer la dette, les Etats se retournent contre leurs contribuables et leurs citoyens et leur appliquent une dose brutale de rigueur. Aggravant encore la crise en sapant la demande.

 

Dans ce tableau sinistre, quel a été le rôle de la Bourse ? On nous dit bien souvent qu'elle est indispensable à financer l'économie.... Eh bien non. Elle ne sert plus à cela en fait. Les émissions d'actions pour financer l'entreprise sont devenues nulles.... Les entreprises se financent désormais par d'autres moyens, dont le crédit bancaire. La Bourse sert donc principalement à transmettre la norme de rendement aux entreprises....

 

Pour François Morin, il ressort de cette description que si nous voulons résoudre nos problèmes sociaux, écologiques, on devra en passer par une confrontations sérieuse avec la finance. Aujourd'hui, la pensée économique libérale, qui nous a menés dans le mur, est déstabilisée... pourtant elle inspire encore les politiques économiques... C'est un "canard boîteux à qui on a coupé la tête et qui continue de courir". Les libéraux ont essayé de trouver des explications : excès de liquidité (leur argument classique est qu'il ne faut surtout pas essayer de jouer de la politique monétaire), tricheurs, règles prudentielles insuffisantes, prises de risques inconsidérées... Les responsables seraient là. Ces explications sommaires  ont malheureusement légitimé l'immobilisme politique.

 

Or, c'est bien le poids démesuré de la finance dans notre monde qui pose problème. Le coût du capital finalement.

 

La première chose à accomplir, c'est de sanctuariser des biens publics mondiaux et les protéger de la finance. F. Morin cite en particulier l'énergie et la monnaie. Cela va de pair avec la réhabilitation des services publics.

 

Face à la finance mondialisée, l'humanité doit se doter d'une forme de gouvernement mondial à la hauteur de l'enjeu. Ce gouvernement devrait se fonder sur le principe de l'équivalence des normes, proposé par l'Organisation internationale du travail : la norme financière ne peut plus être supérieure par principe aux autres normes que sont le droit social, l'environnement....

 

Il est temps de revenir sur le processus, qui a échoué, de libéralisation des taux de change et d'intérêt. Et d'avancer vers cette idée de monnaie internationale que Keynes avait esquissée sous l'idée du "bancor". Ce qui suppose, si la parité entre les monnaies est fixe, de réintroduire un contrôle des changes.

 

L'harmonisation fiscale, à l'échelle mondiale, est un impératif, tout comme l'est la taxation des mouvements de capitaux. Une taxe de un pour mille permettrait de rembourser toutes les dettes publiques en une douzaine d'années.

 

Des poles financiers publics doivent voir le jour, afin de prendre le contrôle du financement long de l'économie.

 

On doit aussi s'attaquer à la question de la création de valeur actionnariale, dont on a vu les liens avec la financiarisation. L'auteur propose tout bonnement d'instaurer de nouveaux rapports de propriété. Car si l'économie sociale et solidaire est une forme de propriété collective à développer, il convient avant tout d'arracher le gros de la production aux griffes de la finance. Il prend au mot le Président Sarkozy qui avait proposé (sans suite... comme toujours) un partage de la valeur ajoutée en trois tiers : un pour l'actionnaire, un pour le salariat, un pour l'investissement. Mais il croit plus à une nouvelle définition du pouvoir dans l'entreprise, équilibrant la présence des actionnaires, des salariés, de personnes qualifiées, dans les organismes de décision de l'entreprise. Il en propose même un projet très détaillé. C'est une forme de cogestion avancée qui organise un veto des salariés sur la prédation de l'entreprise.

 

Tout cela est bien enthousiasmant... Mais comment y parvenir ? Doit-on envoyer l'essai de François Morin aux dirigeants du G 20 et la force des idées fera son chemin ?....

 

L'auteur est un économiste et pas un stratège politique. Il précise qu'il faudra dessiner un rassemblement de la classe ouvrière, de la paysannerie, des autres couches du salariat, d'exclus, de migrants, de jeunes, de membres lucides des classes dirigeantes.... Oui. Mais comment ? Personne ne le sait.

 

Il reste que selon l'auteur, qui y revient en conclusion, de nouvelles répliques, peut-être plus intenses, de la crise financière sont à attendre. Et nos sociétés ne pourront plus supporter de telles déstabilisations sans réactions fortes. La forme de ces réactions n'est pas écrite d'avance, mais une option reste un sursaut positif. Il convient de s'armer théoriquement pour rendre cette issue possible, et éviter des formes de régression sociale immenses. C'est ce que François Morin, parmi beaucoup d'autres, tentent d'anticiper, en nous aidant à comprendre ce qui se déroule, et à prendre conscience que rien n'est fatal.

Merci à eux.

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories