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21 septembre 2016 3 21 /09 /septembre /2016 13:09
Tout et rien d'autre - "Daesh, le cinéma et la mort" - Jean-Louis Comolli

Des livres sur Daesh, on n'en manque pas. Çà pleut. Jean-Louis Comolli en publie un, d'un point de vue inédit et original. " Daesh, le cinéma et la mort" n'est pas seulement un essai, méditation un peu décousue, comme rédigée au fil de l'eau, sur la manière dont Daesh manipule les images, élément essentiel de son dispositif de recrutement, de terreur et d'influence, mais aussi et surtout sur ce que ce traitement dit du cinéma lui-même, de son évolution, et de ce que cette manière d'utiliser les images est nuisible à l'idée même du cinéma. C'est au final, en contrepoint de la barbarie technicisée, un plaidoyer pour le cinéma.

 

Les clips effroyables de Daesh relèvent du cinéma, qui peut se définir simplement par le choix de cadrer des images qui défilent pour les montrer. Et la problématique de Comolli est d'inscrire l’extrémisme violent des djhadistes numériques dans une évolution qui massacre une fonction du cinéma, en exprimant le fantasme de "tout montrer". Nous voyons tout et ils voient tout. Contrairement aux hitlériens, qui cachaient leurs massacres même si des films ont été retrouvés, mas jamais utilisés comme propagande ou outil de la guerre, Daesh les exposent, mais en plus tiennent à montrer qu'ils les commettent sans ciller.

 

Car telle est l'évolution du cinéma, sous l'impact hollywoodien, modèle qui inspire hautement ces ennemis des "valeurs de l'occident". Sans savoir, ne voulant pas voir, ou assumant cyniquement, qu'ils sont les purs produits de ces approches de l'image venues du pays de "Sheitan". Un exemple de cette pente du cinéma est le gros plan, qui cadre pour nous, nous donne le détail. ll s'agit de tout nous donner. Ce "trop de réalité" dont parlait Annie Lebrun dans un essai éponyme.

 

L'existence de ces clips évoque un étrange malaise. Nous avons du commun, perception nauséeuse, avec ces gens de Daesh. Nous regardons les mêmes images, les nôtres et les leurs, et elles ont les mêmes codes. Nous les analysons en même temps qu'eux. L'étrangeté radicale de ces gens qui pour certains viennent de notre pays se combine, dans "la confusion", caractéristique générale de cette guerre, avec leur familiarité. N'est-ce pas une guerre où tout le monde peut être victime, où tout le monde peut surgir du néant politique et devenir un terroriste ? Cette guerre est une nouvelle étape de la guerre, et nous avons du mal à l'appréhender comme guerre. Comolli ne développe pas ces éléments, mais je suis frappé du fait que lorsqu'un attentat est commis en France il et abordé comme un fait divers, avec notamment les polémiques sur les responsabilités policières, les querelles politiciennes, et non comme un événement dans la guerre, car les forces françaises, dont on ne voit jamais la moindre image, comme pour conforter un déni de notre condition guerrière, sont engagées sur un terrain classique de conflit armé.

 

Ne pas tirer les conclusions de notre présence en guerre, psychologiquement, ne peut pas nous aider. Nous ne pouvons, sans doute ni ne voulons pleinement intégrer le tragique de notre temps, qui nous sortirait de la nostalgie de l'Europe anesthésiée dans son consumérisme pacifique.

 

Si les techniques filmiques de Daesh sont inspirée de l'occident honni, et donc disent la dépendance à cet occident là aussi, la différence est que le cinéma occidental, qui montre sans cesse la mort, ne tue pas les acteurs. Le spectateur d'une fiction sait qu'il voit une fiction, même quand il frémit. On peut dire qu'il se permet de frémir parce que justement il sait que c'est une fiction.

 

Un des problèmes que soulèvent les clips de Daesh est que l'acte de filmer et de montrer l'inmontrable transforme le réel en cinéma. Ainsi il vient affecter le cinéma. Il vient affecter le rapport entre la fiction et la non fiction. Or, citant Arendt, l'auteur rappelle que le sujet idéal du totalitarisme et celui qui est devenu incapable de considérer la distinction entre vrai et faux. L'idée initiale du cinéma était de s'opposer à ce "tout" du totalitarisme, justement. De jouer des artifices avec la complicité du spectateur.

 

Là où le cinéma, une part du cinéma hollywoodien, converge avec les clips de Daesh, c'est sur la conception du cinéma comme production pure de sensations, niant la possibilité du cinéma à lier le travail du cinéaste à celui du spectateur. C'est aussi sur une certaine conception du spectateur, objet d'un kidnapping par les sensations. Une "préemption du désir" du spectateur. Les images ne réclament pas sa participation mais sa soumission. Le spectateur de Daesh est jugé "indigne". Il ne peut pas arrêter ce qu'il est en train de voir, en ayant recours à son imaginaire. Et le cinéma commercial pur n'est pas loin de considérer le spectateur comme tel.

 

Daesh radicalise, dans sa stratégie de diffusion quasi instantanée, l'absence de montage, qui est une tendance générale du cinéma de l'offre et de la demande, cinéma du choc. Il n'y a pas de hors- champ dans ces cinémas, et donc pas de liberté du spectateur. Pas d'imaginaire possible. Du choc et de l'effroi. De la nausée pour Comolli et d'autres. La crainte aussi, d'un "affaissement des subjectivités". Et je repense ici à la scène d'Orange mécanique où l'on tente de guérir le délinquant en le forçant à regarder, les yeux ouverts de force, des images subliminales.

 

Autant les photos créent du hors-champ, libèrent l'avant et l'après, autant le films de Daesh "cannibalisent" totalement le spectateur, même quand on censure le passage de l'égorgement. Car la censure ne peut que dire : "c'est bien là".

 

On ne peut pas écarter le fait que les images de Daesh, destinées à faire peur, soient aussi vues avec une jouissance perverse. On ne peut pas douter du fait que Daesh le sait. Ces images relèvent d'un érotisme morbide au sens où elles nous placent en situation de voyeur. Elles misent sur la "corruption" du désir de voir. La pulsion de mort, universelle, en est le moteur. Pasolini, dans son adaptation de Sade, appuie où ça fait mal, en mettant en évidence avec radicalité cette ambivalence du dégoût et du voyeurisme. Qu'est-ce qui est le plus terrifiant ? Ce que nous voyons, ou que nous puissions le voir, que nous ayons tellement envie de le voir et de le "partager" ?

 

Je pense aux photos du petit, enfant exilé, mort sur une plage, qu'on a diffusées à la vitesse de la lumière sur tous les écrans, sans s'interroger. Les bons sentiments étaient censés régler le débat. Mais c'est l'effroi qui était recherché. L'effroi, par essence imposé. A t-on vu quelque effet civilisateur de ces diffusions ? Pas en Allemagne si l'on en croit les élections.

 

Comolli présente un tableau désespéré de la situation des images, porté à ses excès par Daesh. Et il craint la mort du cinéma dans sa fonction libératrice. Mais il n'oublie pas ceux qui luttent, avec les images aussi, contre Daesh. Ce collectif syrien par exemple qui diffuse, en s'inspirant des leçons de Godard, d'autres visions du conflit. En mettant en exergue la parole des victimes plutôt que leur image par exemple. En montrant la ville sous domination des tirs de Kalachnikov sans tout montrer, nous renvoyant ainsi à l'imagination d'une existence en guerre.

 

La guerre des images n'est donc pas simplement une guerre de contenus, de messages. Mais une guerre "de formes". C'est dans la forme que l'on trouve peut-être le coeur du combat, car la forme parle à l'inconscient. Tel est le double front d'un art qu'on dirait "engagé".

 

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3 septembre 2016 6 03 /09 /septembre /2016 16:55
La ville est une forêt de signes, "Ce qu'il reste de nuit - Lokiss, un portrait", Sophie Pujas- paru dans la Quinzaine Littéraire

Je ne sais pas si Mme la Directrice de la Nouvelle Quinzaine Littéraire est dotée de dons médiumniques, mais c'est un fait  : elle m'a envoyé ce livre - car nous avons convenu qu'elle les choisit pour moi en fonction de ce qu'elle subodore de mes attentes-, sans disposer d'aucun indice de ce qui me reliait à lui. Il se trouve que le nom cité sur la couverture, Lokiss, a surgi comme un jack in the box de la trappe de mon inconscient, à l'ouverture du colis.

 

J'ai grandi dans les années 80 dans une banale cité HLM de province où très tôt les copains se sont entichés de la culture hip hop, du tag et immédiatement du graffiti. Les aléas de la vie, les parcours de transfuge nous ont depuis bien longtemps séparés, mais j'ai vu de près toute cette maturation. Il aurait été impossible de tenir dans la même identité la fidélité à ce monde là, qui n'avait pas que des vertus, et l'inscription dans le passage en Khâgne et en sciences politiques- qui n'avait pas non plus que des vertus... mais qui était une voie pour briser la reproduction. Ce qui prouve, en corps et âme comme le montre la sociologie bourdieusienne, que les classes, les couches sociales,ne sont pas des concepts. Ça a une force matérielle. Ce sont des murs.

 

Il s'agit aussi de murs, non pas à franchir mais à conquêrir, dans "Ce qu'il reste de nuit. Lokiss, un portrait", de Sophie Pujas.

 

Je n'ai jamais eu quelque talent artistique, mais certains de mes copains de l'époque en étaient lotis. L'un deux est devenu un nom de street artist renommé internationalement, l'autre vit de ses talents de design. Ils ont vu naître leur vocation dans les hangars, les friches industrielles, les murs volés, les décorations  de boites de nuit payées au noir. Quand j'ai visité Paris à 16 ans, ils nous ont emmenés photographier les terrains vagues de Stalingrad où Lokiss a fait ses armes, je crois même que c'est sur ce prétexte qu'ils ont obtenu une aide financière au voyage. Lokiss était déjà un mythe émergeant et la génération de mes copains provinciaux se hissait sur cette première vague parisienne. Ils avaient la même bible, le livre "Subway Art" sur les pionniers new yorkais. La section "arts plastiques" du mouvement hip hop a essaimé autour de peu de gens, elle a ensuite explosé dans le tag qui a couvert Paris. Il se trouve que par hasard j'ai pu cotôyer certains de ceux qui ont porté cette culture hors de Paris, aujourd'hui sortie de la rue depuis fort longtemps. Ils admiraient déjà Lokiss, nom nimbé de mystère, dont les oeuvres photographiées circulaient à travers d'obscurs fanzines, des échanges de cahiers techniques entre premiers graffeurs.

 

Dans le récit de vie qu'elle lui consacre, Sophie Pujas souligne qu'il a tout de suite imposé un style, et je m'en souviens très bien. C'était le premier à sortir du canon, en flirtant avec un art futuriste aux accointances avec l'abstraction. S'il restait dans les règles d'un art alphabétique il fondait ses lettres dans la couleur. Il était déjà en avance sur un art qui naissait à peine.

 

C'est un récit de vie d'artiste en cours, raconté au présent, rapide, syncopé, comme une nuit clandestine de graffeur où il faut se dépêcher pour ne pas être débusqué par les voisins, la Police ou les vigiles. Mais c'est aussi un jet de prose poétique.

 

La poésie est nécessaire à évoquer cette oeuvre abstraite née de la "concrete jungle". Sophie Pujas est journaliste mais son approche tire plus du côté de la passionnée d'art et de la sensibilité artistique et littéraire que du reportage sociologisant. Au fil du parcours de "Vincent", Lokiss, c'est aussi l'histoire et la dynamique du graffiti, aujourd'hui absorbé dans le registre du street art, qui s'esquissent.

 

Le graffiti art c'est d'abord la rue. Ainsi ceux qui l'ont inventé étaient déjà dans la rue et on trouvé un moyen nouveau de l'investir. Ces adolescents pour beaucoup, étaient ceux qui envahissaient le trocadero avec leur skate et Lokiss en était. Le tag venu d'outre atlantique leur est, d'après Norman Mailer cité, "une religion du nom". Pourquoi ? C'est là où le livre pèche un peu, éludant les questions politiques et philosophiques soulevées par cet engouement.

 

Ils sont très peu au début, et se retrouvent sur un terrain vague du quartier de la Chapelle. C'est là où se croiseront des futures figures marquantes de la culture de leur génération. Les deux voix de "NTM" y passent eux aussi du temps. Le hip hop est une culture transversale, qui lie le tag à la danse, en passant par le "flow", le maniement des platines. Et le graff. Au départ, peut-être encore moins que dans les milieux plus post punks où l'on réalise des pochoirs muraux, personne ne se voit comme "artiste", parce que l'art est un périmètre sous autorisation officielle en ce temps-là, qui réclame un cursus estampillé, un langage, des codes, des fréquentations de lieux dédiés. Ils contribueront à liquidecette conception. Malheureusement, c'est le marché qui volera au bureaucrate le tampon des légitimités.

 

Le tag et le graffiti, qui ne s'opposent pas dans leur esprit, mais seulement dans l'analyse "progressiste" qui veut les voir avec une relative bienveillance, ce dont les concernés se fichent bien, mobilisent le corps adolescent. C'est un jeu avec la peur et le danger en même temps qu'un art qui engage physiquement. ll faut courir, sauter des barrières, voler des bombes à peinture, grimper sur des toits. C'est une issue exquise pour le goût du risque adolescent. 

 

Lokiss participe de l'invention d'une culture, d'une contre culture. Une culture populaire. Mais cette pièce d'une culture mettra longtemps à se considérer comme un art, ce qui signifie de s'extraire d'un mode de vie et de faire jonction, particulièrement en France - tout cela Mme Pujas n'en parle pas, elle en reste à son portrait, pourquoi pas ? - avec les institutions de l'art, qui vont les flatter, vite, avec Jack Lang. Cette jonction s'opèrera par l'entremise du secteur privé, qui sert de passerelle. La première commande exécutée par Lokiss est la décoration des vitrines du "Printemps". La répression, sérieuse, contre le tag, menée par la ratp, favorise ces glissements, ou l'abandon. Aujourd'hui le tag a pratiquement disparu.

 

Est-ce une bonne nouvelle ? A quelles radicalités les âmes adolescentes et rebelles peuvent-elles se vouer ?

 

Mais Vincent est précurseur. Lui glisse vers l'identité artistique, s'inscrit aux arts appliqués, et découvre l'Histoire de l'art, visite ensuite les musées européens. Il va ensuite suivre un chemin inédit, se nourrir de culture, décompenser par l'angoisse généralisée ce qu'il tente de sublimer sans doute depuis la découverte du graffiti, et qui pointe dans ses tentations pour les identités multiples. Il va s'emparer de différentes matières, du bois et surtout du métal, s'essayer à la vidéo. En écho à des romanciers comme Borgès il se rapproche aussi des intuitions de l'astrophysique, et travaille par exemple sur l'idée du trou noir. Mais il ne rompt jamais vraiment avec son style initial, né sous les jets de spray.

 

Paradoxalement, lui qui a été un des premiers à sortir du terrain vague se méfie des formes désormais institutionnalisées et légitimes du street art. Il porte un regard critique sur cette intégration, désormais totale, des anciens commandos de nuit qui "déchiraient" les wagons.

 

" Ce qu'il reste de nuit", c'est sans doute ce qui reste de la nuit enfiêvrée de cette adolescence, et qui répugne à l'officialisation.

" Ce qu'il reste de nuit", c'est sans doute aussi cette chose, qui a envahi l'artiste à trente-trois ans, ce bloc sombre, qu'il a domestiqué, mais qui est toujours là, menaçant. Nuits polysémiques. 

 

Il me paraît nécessaire d'y revenir. Pourquoi cet engouement du nom, marqué partout ? Cette lutte pour être le plus visible. Cet art fondé sur la stylistique de la signature, qui occupe l'espace public. Qu'est-ce que ça mobilisait, aussi bien dans les esprits de jeunes des cités que dans les classes moyennes dont Lokiss est issu ? Des mécanismes psychanalytiques, certes, mais encore ?

 

Le tag est sans doute le cri de l'individu. L'individu à qui on a vendu l'individualisme. Mais les promesses de ce modèle ne sont pas tenues. La ville n'est pas à l'individu, elle est organisée par une logique invisible, celle du foncier, insaisissable et en réalité qui s'impose au politique malgré le discours officiel. Le graffiti naît justement dans les friches de la "destruction créatrice" qui balaie les villes. Là où il y a aveu de l'impuissance des peuples sur leur environnement.

 

Le tag est tocquevillien. Il est lretour de flamme d'une jeunesse à qui on dit "tu es libre et égal à autrui". Mais cette promesse est frustrée, elle sombre dans l'anonymat urbain, l'anomie qui guette, la possibilité d'être d'une bande mais pas d'une Totalité évidente qui dépasse la solidarité primaire des copains, elle-même fragile. Le déficit de sens, déjà, dans ces années 80, post illusions révolutionnaires. Les rêves livrés à l'individu de consommation sont hors de portée. Elle est loin l'Amérique. 

 

Alors le tag dit "je suis là". Je suis là plus que toi. Je suis un individu mais pas celui qui est souhaité. Insaisissable. Je ne suis pas de la poussière humaine, une monade dans la masse. De la viande à sondages. La preuve que je suis là, c'est ma signature. Attrape moi si tu peux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 août 2015 6 01 /08 /août /2015 20:23
L'absent trop lourd à porter - "Van Gogh ou l'enterrement dans les blés, Viviane Forrester
L'absent trop lourd à porter - "Van Gogh ou l'enterrement dans les blés, Viviane Forrester

Après avoir beaucoup aimé sa biographie de Virginia Woolf, je viens de lire celle que Viviane Forrester a consacrée à Vincent Van Gogh, "Van Gogh, ou l'enterrement dans les blés". C'est encore une belle biographie, mais à lire un auteur dans son ampleur on touche aussi à ses limites propres.

 

Ces biographies sont de la famille de celles de Zweig, elles sont psychologiques, et très influencées, plus que Zweig qui ami de Freud n'était pas plongé en analyse, par la psychanalyse. Sans que ce soit clairement dit, d'ailleurs, mais tout en découle dans l'approche de l'œuvre. Et à vrai dire, ce que semble regretter l'auteur dans ces textes, c'est l'absence de la psychanalyse pour venir au secours de ces génies. Woolf a croisé Freud, à peine. Van Gogh est venu avant. Mme Forrester semble accomplir pour eux le parcours qu'ils auraient pu accomplir sur le divan, en parvenant-qui sait- à vivre avec leurs fantômes. La généalogie familiale, les récurrences linguistiques, occupent ainsi une grande place dans ces livres. On est véritablement en analyse. On invite les génies en séance.

 

Le choix, brillant mais risqué, de Mme Forrester est de mettre le doigt sur un nœud central. Presque unique. C'est un parti-pris, et c'est le rôle d'un intellectuel que d'affirmer des parti-pris. Et de démontrer à travers les textes, les coïncidences frappantes qui ne peuvent pas en être vraiment, les jeux de langage, la valeur de l'interprétation qui est la sienne. Elle y parvient. Mais quelle part d'arbitraire y a t-il dans sa sélection des faits et des références, comme par exemple le contenu d'un roman hugolien lu et apprécié par Vincent ? Difficile d'y répondre, en tant que lecteur.

 

Ainsi toute la biographie de Woolf s'organisait autour du trauma de l'inceste latent. Celle de Van Gogh s'organise jusqu'à l'obsession autour du frère, Vincent, mort né un an jour pour jour avant lui. Pas une page sans référence à cet évènement inaugural. A cet avant la naissance qui enferme la vie dans une gangue fatale. Ce n'est pas parce que l'on nait après un enfant mort né qui porte son prénom que l'on devient un génie, mais le génie passe par ce sentier là.

 

La vie de Van Gogh est ainsi une tentative de vivre malgré cette mort là., une impossibilité d'enterrer ce frère ou de le faire revivre, ce qui est la même chose. C'est à dire une vie vécue en se jugeant comme un substitut, comme celui qui doit la vie à un mort, et qui vit en perpétuel manque de ce frère total, qu'il recherche à retrouver en Théo, son cadet, le marchand d'art si précieux aux impressionnistes. La relation entre Théo et Vincent est tout entière analysée comme danse macabre autour de ce Vincent là. Le premier. Et le fils de Théo.... Qui nait peu avant le suicide du peintre... S'appelle Vincent. Théo d'ailleurs ne résiste pas à la mort de son frère, et se suicide aussi. La sœur de ces deux là se suicide aussi. Dans cette famille protestante on se suicide beaucoup et on a tendance à donner le nom des disparus aux nouveaux nés.

 

Ce qui intéresse l'auteur, c'est manifestement le lien entre la folie et le génie. Et dans ces biographies, si la folie n'est pas garantie du génie, ce qui serait absurde, elle lui est tout de même liée. Il ne s'agit pas d'êtres qui peuvent être contenus dans l'ordre social, le débordent et en sont incompris. Là est leur folie puisqu'il n'y a de folie que dans la cité des hommes. Il n'y a pas de fou dans une île déserte. Même si Virginia a été reconnue et célèbre.

 

Il y a une amertume chez la biographe, qu'on comprend : ces êtres sont d'une certaine manière en mission, et la société les pousse aux extrémités qu'ils rejoignent pour produire leur œuvre. Van Gogh essaie de vivre une vie banale, qu'on lui refuse. Ses tentatives de vivre en couple sont des désastres, sa famille le rejette. Mais ce génie qu'on pousse à s'exprimer, parce qu'en définitive il ne peut s'exprimer que dans la marginalité, ne peut être reconnue que dans le dictionnaire. Même si Van Gogh aura le loisir de lire le premier article qui parlera de lui comme d'un immense peintre, juste avant de mourir, ce qui ne servira à rien, car cet article le renverra à sa folie d'artiste enfermé. Ainsi Rimbaud est il célébré par une société proprette qu'il terrifiait, comme Van Gogh terrifiait la population d'Arles qui a pétitionné pour l'envoyer à l'asile. La société crucifie les génies terribles pour ensuite pouvoir les célébrer.

 

Ce que l'auteur met en lumière c'est aussi le retard de la société dans laquelle vécut Vincent Van Gogh, à l'égard de la psychose. Car on ne saurait reprocher à une société de ne pas comprendre un art qu'elle n'est pas disposée à saisir, puisque justement ce sont des voyants qui l'allument, ils sont loin devant et c'est leur sort. Mais peut-être, démontre t-elle, un autre regard aurait pu sauver le génie du peintre, qui a réalisé son œuvre en à peine six ans, après avoir exclu de partout, après avoir tenté l'expérience d'évangéliste, avec une ferveur et un extrémisme qui terrifia autant que son comportement lorsqu'il vendait des tableaux, ou dans les rues d'Arles.

 

A travers Woolf et Van Gogh l'auteur aborde aussi des sociétés conservatrices. La fin de l'ère victorienne , le protestantisme hollandais. Elle y explore les dégâts de cette morale hypocrite, et de la culpabilité qui lui est centrale. C'était ne l'oublions pas, la première tâche de la psychanalyse que de dynamiter cette morale en montrant comment elle produisait de la souffrance. Forrester continue le combat.

 

Un regret toutefois. Viviane Forrester est une littéraire. Elle cherche donc dans les mots prononcés, dans la correspondance, comme elle a cherché dans les écrits de Woolf. Mais elle a beaucoup plus de mal, même si elle s'y essaie, à faire parler l'œuvre. Elle la fait parler à travers les titres des tableaux, à travers la signature, "Vincent"... Mais elle a plus de mal à laisser parler l'esthétique. A évoquer en quoi Van Gogh est un révolutionnaire, parmi les révolutionnaires. C'est une limite de son livre.

 

La biographie fait un sort à la légende d'un Van Gogh un peu dépassé par son génie. Il était très intelligent, cultivé, et c'était un vrai écrivain. Tout sauf un benêt génial. Elle fait aussi un sort à la caricature d'un frère qui l'aurait ignoré et abandonné. C'est une terrible relation que la leur. Celle d'une dépendance réciproque. Ils ont essayé autant que possible d'y donner du sens. Vincent a voulu considérer que Théo participait de sa production. Théo a cru en son frère, mais a voulu vivre sa vie, et n'y est pas parvenu non plus. Le mariage de Théo a été un déclencheur du désastre final.

 

Van Gogh a cherché à redonner vie à ce qui était mort pour qu'il vive. Il ne pouvait pas. Il a aussi sans cesse cherché son frère, la fusion impossible avec lui, mais aussi une société de frères qu'il n'a pu qu'approcher pour replonger dans les affres des crises. Ainsi de sa tentative de vivre et de travailler à Arles avec Gauguin.

 

Mais il reste qu'au sortir du livre on est rentré en intimité avec un grand peintre. Et que l'on ne saurait plus le résumer à quelque démence. La biographie est fille d'une empathie. C'est réussi.

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4 juillet 2015 6 04 /07 /juillet /2015 20:59
Pétrifiés devant la scène -"le sexe et l'effroi", Pascal QuignardPétrifiés devant la scène -"le sexe et l'effroi", Pascal QuignardPétrifiés devant la scène -"le sexe et l'effroi", Pascal Quignard

J'ai offert ce livre à un membre de ma famille en 1996... Et depuis je le vois de temps en temps, et je me dis que je vais le lire. Le moment en est venu. En le lisant j'ai trouvé pourquoi, mais ça je ne vous le dirai pas ! Cependant quel délice toujours de tomber sur la pertinence des intuitions !

 

C'est un "beau livre" au sens technique. C'est l'édition originale, un livre d'art, en format paysage, comprenant une magnifique série de reproductions de peintures romaines, la très grande majorité provenant de Pompeï et d'Herculanum enfouies et protégées - double mouvement au coeur du livre- par cendres et lave. Il a depuis lors été édité en poche, mais sans la richesse illustrative.

 

C'est un livre difficile, qu'il faut prendre pour ce qu'il est : une longue méditation sans bornes, au sens occidental. Il faut accepter de se couler dans la libre dérivation.

 

"Le sexe et l'effroi" du singulier écrivain, jusqu'à la pédanterie, qu'est Pascal Quignard n'est pas  simplement un beau livre commenté, mais intègre un essai complet sur l'art romain, plus particulièrement l'art romain de l'Empire naissant. Qui marque un "tremblement de terre" nous dit-il, dans l'art, mais aussi, et c'est ce que nous disent les villas romaines, dans l'approche de la sexualité.

 

Quignard écrit au confluent obscur de Freud, de Nietzsche, et d'une tradition romaine si lointaine. Il traque le nihilisme comme refus de la vie, manifestement, mais aussi de ces romains auxquels il s'identifie totalement. Jusqu'à la transformation physique si vous voyez une photo de l'écrivain.

 

A un moment Quignard écrit que "toute interprétation est un délire". A cet égard il est lucide. Il y a d'ailleurs du délire dans ce propos érudit, difficile, obscur, mais un délire qui puise dans une tradition : celle de la rhétorique romaine justement. Quignard n'est pas fils de Socrate et du Logos. Il est fils de Cicéron. Et de la psychanalyse, qui a tant visité les mêmes mythes qui occupent Quignard. Il écrit en méditant sur les mots et en les associant. En doublant l'association à des images. On rôde autour du divan viennois comme autour du divan des bacchanales.

 

" Ce livre est un recueil de songes offerts à des rêves de ruines". C'est un livre d'écrivain, ce n'est pas Jean-Pierre Vernant qui l'écrit. Bien que Quignard ait tout lu, tout regardé, tout digéré de ces temps. Finalement, on peut se demander si ce n'est son véritable temps d'existence. D'où il serait exilé comme ses auteurs admirés le furent par les Césars. Il cherche à y rentrer.

 

 

Quignard, donc, part des mots, des mots latins. Et il se laisse entraîner. En revenant à la source des mots. Ce qui l'intéresse et le "fascine" -mot clé du livre-, c'est d'ailleurs là où naît le langage. Ce qu'il dit sur ce qu'il y a, avant lui en particulier. Sur la scène primitive, sur l'avant de la naissance aux mots. Sur notre animalité aussi, en tant qu'espèce, thème de prédilection de Quignard. En y revenant on comprend, comme Virgile, que l'âme est "une ancienne blessure qui brûle d'un feu aveugle et secret". Ce que Lacan approuverait. Pour revenir à la source, on revient au latin, souche de la langue.

 

" Il y a toujours une scène derrière le discours". "

"Il y a toujours un enfant derrière la porte de la chambre secrète".

 

Penser l'antique, c'est inévitablement tomber sur l'animal politique. Et c'est aussi ce que le lecteur, forcément, retient en refermant les riches pages du livre : tout est politique. Tout n'est pas que politique, mais tout l'est. Le sexe, d'abord, est politique, en même temps qu'ontologique.

 

En regardant les peintures de Pompéï et en s'intéressant à Parrhasos, le pornographe romain, Quignard découvre qu'il s'est passé quelque chose de fondamental sous le règne d'Auguste qui consolide l'Empire, après la période césarienne. Dans l'art semble disparaitre l'érotisme joyeux des grecs, pour céder à une "mélancolie effrayée". Ainsi, la césure du christianisme n'en serait pas une. Elle ne viendrait que radicaliser un tournant entamé par l'Empire. Un tournant qui n'a pas eu besoin de lois et de répression, mais qui s'est imposé dans les moeurs, d'abord par l'auto discipline. Pompéï est ensevelie au premier siècle, trois cents ans avant la chute de l'Empire, deux cents ans avant la christianisation officielle de l'Empire. Le divorce avec l'Epicurisme a été consommé avant que la secte du Christ réussisse.

 

Quignard nous rappelle que la sexualité romaine s'inscrit dans un paradigme lointain. L'homosexualité par exemple, n'existe pas. La distinction centrale est pour eux celle de l'activité et de la passivité. La passivité est réservée aux dominés. Le pire crime est de transgresser cet ordre là. Le sexe est politique. Ovide sera exilé très loin pour s'amuser de ces lois. Ainsi est déroutante l'observation des moeurs de ce temps, puisque coexistent débauche et vertu à nos regards post judéo chrétiens.

 

L'élément déclencheur du songe est que les romains ont substitué le mot "fascinus" à celui de "phallus". La peinture romaine, peinture de lettré, étant un récit il faut la regarder en lisant, et c'est ce que propose l'essai qui nous plonge dans les textes autant que dans les formes. Qu'est-ce que dit cette "fascination" que l'on ressent, devant ces images où "la beauté est du Dieu arrêté" ? Arrêté jusqu'à un sentiment de pétrification. La pétrification d'un présent éternel.

 

Ironie grandiose : c'est ce qui arrive aux hommes et femmes de Pompeï.

Ce drame est - c'est moi qui parle- une métaphore des tourments de l'âme romaine. Et en même temps comme un happening d'art contemporain involontaire...

 

Cette fascination dit, pour Quignard, l'effroi devant le sexe. Devant le désir. Devant le lieu d'ou vient le désir. Devant le secret de la naissance. Le secret de a vie. De la vie transmise. Devant la scène primitive. Devant ce qu'il y a avant le langage. Devant ce mystère de l'enfantement. Les textes romains regorgent d'obsession devant l'impuissance masculine, sentiment qui est une forme de cet effroi. L'angoisse de ne pas être érigé en permanence va de pair avec celle de ne pas pouvoir être érigé au moment utile. Le mâle est condamné à cette alternance de potentia et d'impotentia, et cela le terrorise.

 

Là se noue le lien avec la politique, et - celà Quignard le développe peu- avec le patriarcat.

 

" C'est pourquoi le pouvoir  est le problème masculin par excellence". On songe à Françoise Héritier qui voit la domination masculine comme une vengeance contre le monopole de donner naissance. Quignard y ajoute une dimension sexuelle. Le sexuel est malade d'une "impossible synchronie, sans cesse le sexuel s'intoxique lui-même".

 

Le sexe est lié au pouvoir.  Au désir. C'est pourquoi un Empire a besoin de réaffirmer la puissance du fascinus. De l'imposer.

 

La peinture rappelle que le désir et le désir de voir se confondent. Le malaise dans le désir va donc s'exprimer dans les fresques romaines. Le regard est coupable. Le regard est dangereux. On ne regarde pas en arrière. On ne regarde pas la scène primitive, ni le sexe, qui est partout mais dans l'effroi. Omniprésent et interdit. On réactive certains mythes, comme celui de Persée tuant Méduse. Celle-ci vous tuant de son simple regard. De même le regard de Diane change le chasseur en cerf. De même Narcisse périt d'avoir regardé.  L'art romain invente ainsi le regard latéral. On ne regarde pas en face dans ces peintures. On regarde en biais. L'oeil unique, c'est celui du fascinus, et on ne le regarde pas. On baisse les yeux, aussi, devant le Maître.

 

Les scènes érotiques romaines vont alors insister sur le dévoilement. Sur ce moment terrible, attirant et interdit, du dévoilement du corps. Sur ce qui est une effraction. Le regard est dangereux. Le castré, c'est l'aveugle. Et Oedipe s'arrache les yeux.

 

L'amour et la mort finissent par se ressembler. Et dans l'art l'instant précédant la mort devient une obsession à l'égal du dévoilement érotique. Ainsi Quignard consacre un beau passage à une peinture de Médée à l'instant où elle se saisit du couteau qui va tuer ses enfants.

 

D'où vient le sentiment de mystère qui surgit de la visite des villas de Pompéï ? De l'alliance de la fascination et de l'effroi. Cette alliance, c'est la définition même du mystère.

 

Le début de l'Empire marque donc un tournant. La nudité y devient synonyme d'effroi. Cet effroi se déplacera ensuite, radicalement, sous le regard de Dieu. L'effroi, avec Saint Paul, devient hostilité. Le désir de la chair, c'est la mort. Les hérésies ne feront à chaque fois que radicaliser cette rupture, préparée par l'effroi. Et le livre comporte à sa conclusion une peinture médiévale où une femme est couverte par le diable horrible du désir. Encore aujourd'hui, la vision du sexuel suscite les mêmes extrêmités : l'effroi, et la haine - celle par exemple du vagin de la Reine à Versailles, le rire. La vision de la violence ne suscite pas le même effroi. Cette "épouvante" naît selon Quignard, sous Auguste. Cela se discute sans doute. Peut-être est ce un songe ? Mais un songe qui parle.

 

On ne partage pas ses rêves les plus intimes. Ils ne sont qu'effleurés dans l'art. Mais partout on y retrouve ce songe, qui fonde la psychanalyse :

 

"Passer par une porte étroite dans une pièce immense, tel est le rêve de base".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 février 2015 5 13 /02 /février /2015 18:59
L'invention splendide de la "sociofiction" ("The Wire, l'Amérique sur écoute", collectif)
L'invention splendide de la "sociofiction" ("The Wire, l'Amérique sur écoute", collectif)

" All connected"

Lester, flic de baltimore, the wire

 

 

" The Wire" (sur écoute) est à ce jour ma série préférée. Et pourtant des séries de grand souffle il y en a. Je ne suis pas le seul fasciné par cet objet artistique sans comparaison, qui a pour particularité d'être très utilisé dans l'enseignement universitaire, des deux côtés de l'atlantique. Nous ne serons pas surpris de voir les indispensables éditions de la Découverte publier un recueil de textes de chercheurs (sociologie, cinéma, urbanisme) français et américains à son sujet. "The Wire, l'Amérique sur écoute" n'est qu'un livre parmi une belle bibliographie déjà éditée. Elle donne à penser, c'est le moins que l'on puisse dire;

 

Si l'on regrettera l'absence d'un point de vue plus artistique ou littéraire, qui aurait pu s'insérer dans les 13 contributions, en donnant encore plus de place aux personnages peut-être, elles restent d'un grand intérêt aussi bien pour le fan de la série que pour le passionné des choses urbaines, et même pour le fasciné de la société américaine (je suis les trois).

 

Production HBO, seul cadre dans lequel une pareille entreprise, impressionnante par sa transversalité urbaine, pouvait être menée sans doute, co réalisée par un ancien policier et un ancien journaliste (David Simon, Ed Burns), la série est un projet politique assumé : déployer sur 5 saisons représentant soixante heures une critique acide de la société américaine néo libérale, à travers l'exploration de la ville de Baltimore. Ceci avec le concours de grandes plumes du roman noir américain : Denis Lehane, Richard Price (ces deux là je les ai lus), et Georges Pelecanos (que je ne connais que de nom à ce jour). Une série qui brise les carcans des codes télés et des productions policières, ce qui justifie la devise : "it's not tv, it's HBO".

 

Le livre insiste pour caractériser la série comme une véritable fiction de science sociale. Elle offre un "imaginaire sociologique" unique dans l'histoire de la fiction (en france, un film comme "le goût des autres" a été capable de se hisser à ce niveau), par son exigence et sa précision. Jusqu'à interroger les sciences sociales sur leurs méthodes et sur la manière dont elles pourraient, sans s'affadir, élargir leur influence. Elle s'affirme alors comme un "outil pédagogique hors normes".

 

La série se concentre sur un noeud : là ou se rejoignent des facteurs sociaux et des faillites institutionnelles, pour borner l'horizon des individus. Il faut entendre la notion d'institution au sens large : le réseau du trafic de drogue, au coeur de la série, en est une parmi d'autres.

 

Celui qui a vu The Wire aura du mal à croire encore aux mythes du néo management urbain, dont les tenants et aboutissants sont systématiquement sapés dans la série. Les ilôts de réussite qui portent l'image des villes néolibérales, portés aux nues, masquent l'océan de la pauvreté et de son cortège de désillusions. Le lot d'une grande partie de la population, surtout noire, c'est l'économie parralèle, l'enfermement social, l'absence de chance d'évoluer. A Baltimore dans les années 2000, plus de la moitié des hommes noirs étaient... Sous mandat judiciaire. Ils sont plus nombreux en prison qu'au travail, dans ce monde désindustralisé. La série est d'un pessimisme terrible, qui lui est parfois reproché. Les effets de structure sont bien trop lourds pour que la reproduction du "jeu" soit contredite.

 

Les tentatives de changement sont vouées à l'échec tant que le cadre global de la société n'est pas remis en cause. La corruption, massive, gèle le système institutionnel.

 

Plusieurs chercheurs reprochent, parfois avec virulence et amertume, à la série d'avoir mésestimé la possibilité de l'action collective et sa réalité sur le terrain des quartiers concernés. Une critique en partie acceptée par les concepteurs, qui plaident la nécessité de choisir entre les multiples aspects d'une ville. Des combats sont menés, et c'est vrai que même si leur portée est discutable, ils n'apparaissent pas dans la série. Il y a des gens qui essaient de changer le monde dans la série, mais ce sont des individus, et ils échouent toujours, sont punis pour leurs actes, que ce soit dans la police ou dans les gangs.

 

Comme toutes les grandes séries, The Wire rompt avec le manichéisme, et nous offre des personnages d'une grande complexité, insondables même. Ces personnages sont englués dans des fonctionnements institutionnels qui les aspirent, les façonnent, et avec lesquels il est extrêmement difficile de négocier. La fuite serait la solution. Mais vers où ? La série parvient parfaitement à illustrer cette grande idée de la sociologie : le dépassement du dualisme entre l'individu et le collectif, les deux ne s'opposant pas mais étant fortement imbriqués.

 

Les effets systémiques l'emportent toujours, sauf miracles. Par exemple bubbles le toxicomane a beau essayer de se sevrer, son mode de survie l'oblige à assumer le rôle de grand frère de jeunes toxicomanes de son milieu, et à nécessairement replonger. Ses tentatives diverses le ramènent toujours au même point. Carcetti, le maire qui voulait en finir avec le mensonge statistique policier et la politiue absurde du chiffre, est contraint, par les règles du jeu politique, à y revenir très vite, pour ne pas compromettre sa place dans le "jeu".

 

La puissance des institutions  est sur determinante. Les mécanismes sociaux ne le sont pas moins. Le chef de la police qui essaie une utopie, à bout de découragement, en créant une zone franche de drogue légale ("hamsterdam"), bien qu'il réussisse à apaiser les rues, est politiquement liquidé parce que le Maire ne peut pas assumer le scandale, alors que chacun sait que l'initiative était de bon sens.

 

Le caractère légal ou illégal des activités n'est pas considéré dans la série comme déterminant pour apprécier les évènements. Les uns et les autres passent d'un cadre à l'autre : les policiers sont obligés de travailler illégalement, voire de monter de faux meurtres, pour pouvoir réaliser leur travail. C'est avant tout le poids institutionnel qui compte et demande des adaptations. L'école, le gang, la rue, le syndicat, la police et sa hiérarchie, les affaires légales. Tout cela est connecté, et se ressemble en de nombreux points. Chaque univers est exploré dans ses parrallélismes frappants avec les autres, montrant des individus en proie aux règles truquées, aux hiérarchies. Se débrouillant. Ils ne sont pas satisfaits pour la plupart, et la série les observe dans leur démêlée avec des systèmes qu'ils ne parviennent pas à secouer. Ou bien ils sont exclus, voire supprimés. Il y a la "subversion en douce", la "contestation légitimiste", mais toutes aussi impuissantes.

 

Les personnages, qui oscillent entre capacités à nous écoeurer et à susciter notre sympathie ou notre identification, sont très lucides sur la politique, dont ils n'attendent rien. La dépolitisation est totale. Subsiste une éthique personnelle, plus ou moins avérée, soumise à des conflits de loyauté et des dilemmes incessants. Les policiers sont montrés en travailleurs, et dans leur ambiguité fondamentale vis à vis des autres gamers que sont les Corner kids. Ils parlent comme eux, ont parfois été copains d'école. Ne sont pas très différents. La bifurcation ne s'est pas jouée à grand chose. Les policiers ne sont pas toujours du bon côté, mais pas non plus du mauvais. Sans cesse on est dans le refus du simplisme, mais tout le monde a en commun d'être enfermé dans le jeu dont on ne peut s'exonérer.

 

Les rouages des institutions sont savamment explorés, et décrits dans leurs interactions, leurs dépendances, leurs contradictions menant au gâchis et à l'absurde. La série est en particulier une charge héroique contre l'usage obsédant de la statistique, qui crée des effets hautement pervers dans la police et l'ecole.

 

Les chercheurs sont envieux face à la force de la série, qui dispose du don d'ubiquité, de la possibilité d'expérimenter par la fiction (l'expérience de zone franche toxicomane). Didier Fassin pense que ce type de série doit conduire les sociologues à imaginer d'autres procédés d'écriture, la fiction ayant d"ailleurs souvent servi à illustrer de grandes découvertes des sciences humaines.

 

La forme n'est pas oubliée par l'essai. Elle est congruente avec le projet politque de la série. Un réalisme (champs larges) qui donne une grande place à la valorisation des personnages par une série de techniques qui sont expliquées. Très loin de l'esthétique de la série policière spectaculaire. Une estéthique de l'enfermement qui correspond à la ligne de la série.

 

Un autre aspect de la série est son "audace queer". Sa volonté de déconstruire les stéréotypes de genre en permanence. Avec notamment le personnage souvent le plus marquant pour les fans : Omar. Le desperado homosexuel qui vole les dealers. Mais aussi snoop, androgyne tueuse. The Wire sème "le trouble dans le genre". Kima, lesbienne et flic, évolue comme un double de Mc Nulty, le mari absent, et délaisse sa compagne et son bébé adopté. Les clichés explosent.

 

A quand un the WIRE à la française se demande le livre ? Une contrbution prend l'exemple d'une série, "la commune", (je n'ai pas vu) pour montrer qu'on en est très loin, la cité n'étant pas pensée dans sa connexion  avec le système global comme dans la grande série sur baltimore. Le résultat est une incompréhension des personnages et leur renvoi à la "nature humaine" finalement. The Wire a été vu en France, pas seulement dans les couches intellectuelles qui l'apprécient fortement, mais elle a pénétré dans les cités populaires par le biais du rap en particulier. On l'utilise dans les lycées, les universités, et dans des groupes de parole en prison.

 

La frontière à dépasser pour la fiction française, afin de s'approcher de la puissance politique devastatrice de The Wire, c'est de ne pas voir la ville comme un simple décor pour histoires. Mais comme un système. C'est ce que Simon et Burns ont réussi. C'est là leur exploit et leur grand talent. C'est là leur force de subversion inégalée dans la fiction contemporaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 mai 2014 6 03 /05 /mai /2014 17:20

Ce n'est pas un essai de plus qui entre dans la fameuse querelle de l'art contemporain. Mais un essai pour comprendre.

 

Qu'est ce que l'art contemporain ? Nathalie Heinich a cru autrefois qu'il s'agissait d'un genre. Une catégorie de l'art moderne qui interrogeait les frontières de l'art. Elle change d'avis avec cet essai récent, "Le paradigme de l'art contemporain, structures d'une révolution artistique".

 

Il faut bien s'y résoudre, le contemporain n'est pas une affaire de date même si sa naissance est datée, n'est pas un simple genre de l'art moderne. C'est bien le résultat d'une révolution. La naissance d'un nouveau paradigme. C'est à dire d'une structure générale des conceptions admises à un moment donné. Un paradigme est une rupture avec un ordre antérieur (comme le paradigme Newtonien en science). Et le contemporain rompt avec le moderne comme celui ci a rompu avec le classique.

 

Si vous cherchez un avis sur la question suivante : l'art d'aujourd'hui est il content pour rien ? Passez votre chemin. L'auteure est sociologue. Elle résume joliment sa démarche  et nous appelant à :

 

"accepter qu'à mes yeux donner son opinion puisse être une distraction assez indigente comparée à la joie de comprendre le monde".

Ni rire, ni pleurer, mais comprendre, donc.

 

Elle commence son essai en relatant l'audition des candidats au prix Marcel Duchamp, qui est un bon terrain exploratoire des représentations des acteurs du monde de l'art. Quel que soit l'orateur (et elle en montre d'autres exemples, dans des commissions d'attributions de budgets ), les mêmes notions fortes s'expriment : la centralité de la singularité de l'oeuvre et de l'artiste, les déplacements de frontières, les références savantes et la forte intellectualisation du discours (qui ne cite pas Deleuze sort), l'effacement du critère de beauté ("la beauté elle-même ne m'interesse pas beaucoup" déclare Maurizio Cattelan) . L'art contemporain s'inscrit dans une "logique de l'initiation" renvoyant ainsi à des cercles sociaux resserrés.

 

La rupture avec l'art moderne porte en particulier sur l'expression de l'intériorité de l'artiste. L'art moderne avait retourné le paradigme classique selon lequel on devait refléter le monde, en donnant la primeur à l'impression justement. L'art contemporain brise cette conception : l'art est en rupture même avec le corps de l'artiste dont il était une continuité auparavant. Il s'ensuit un régime de valeurs spécifiques mais aussi des transformations majeures sur le plan institutionnel, économique, logistique, juridique.... Selon Heinich le monde culturel a du mal à reconnaitre qu'il s'agit bien d'une rupture avec l'art moderne, car ce serait concéder que les soutiens des pouvoirs publics à ces oeuvres ne sont pas dus à la "qualité" des oeuvres, mais bien au fait qu'elles répondent à la nouvelle "grammaire" de l'art qui s'est imposée.

 

Certes, les paradigmes cohabitent, contrairement à ce qu'on peut constater dans les révolutions scientifiques, car l'art peut supporter la diversité. Mais ces paradigmes sont incompatibles, ce qui implique qu'ils vivent désormais dans des cadres sociaux différenciés. Ainsi le classique survit, mais dans la sphère amateur.

 

Un paradoxe de l'art contemporain est qu'il repose sur la transgression permanente. Les institutions l'acceptent et l'encouragent. C'est le "paradoxe permissif" de l'art contemporain.

 

L'art contemporain est un jeu avec les frontières. Les limites. Qu'elles soient morales, juridiques, matérielles. C'est une expérience des limites. Du bon goût (les boites à excréments d'artiste) ou de ce que peut admettre un musée (quand on y fait entrer un bus).

 

Il s'agit de repousser les frontières, du cynisme par exemple (assumer la recherche du profit). Ce qui est la rupture consommée avec le mythe de l'authenticité de l'artiste porté par l'art moderne.

 

La dépersonnalisation de l'oeuvre est à l'oeuvre. Avec des procédures telles que la délégation de la réalisation, la standardisation, la mécanisation. L'intention de l'artiste n'est plus une implication physique. L'atelier lui-même a souvent disparu.

 

L'art contemporain se signale par un "emballement du régime de singularité". La valeur centrale est le singulier, auquel participe l'artiste pleinement dans sa vie même.

 

Qu'ont en commun les genres de l'art contemporain que sont le ready made, le conceptuel, la performance et l'installation ? D'abord que l'oeuvre n'est plus dans l'objet, qui au mieux est un prétexte. L'art est d'abord un récit. Un "art du faire raconter"; Une matière à parler et à interpréter. Un artiste, Tino Seghal, a poussé la logique jusqu'à faire de ses oeuvres des conversations orales non documentées. Yves Klein a pour sa part exposé du vide.

 

C'est pourquoi le visiteur qui entre dans une exposition avec les attentes de l'amateur d'autrefois ne peut qu'être déçu. Il doit comprendre que le concept de l'oeuvre est l'oeuvre ou plutôt que l'oeuvre c'est le concept de l'oeuvre. Il doit accepter pour entrer dans ce monde la prééminence de l'idée sur la forme.

 

Il s'agit donc d'un art documenté, dont le document conditionne l'existence.  Il s'agit d'expériences à documenter et non plus d'oeuvres à contempler. C'est pourquoi le contemporain a besoin d'un important encadrement institutionnel. L'oeuvre étant peu objectivée, c'est l'institution qui va apporter la preuve de son existence, qui va dire "ceci est de l'art". Ainsi cet art explicitement très critique a paradoxalement besoin d'une profusion de lieux officiels. Qui se sont d'ailleurs beaucoup développés.

 

L'économie artistique s'en trouve recomposée. Les lieux de l'art aussi. Par l'expérience des limites, l'art intègre le contexte, l'environnement aux oeuvres (le land art en est l'expression limite). Le contemporain fonctionne comme une sociologie pragmatique qui a conscience de toutes ses interactions sociales. Ce sont les spectateurs qui font le tableau disait on, le contemporain pousse la logique, associant le spectateur à la vie même de l'oeuvre (songeons à la performance de Marina Abramovic regardant dans les yeux des visiteurs assis devant elle). Récemment par exemple j'ai visité une exposition de lumière dure, où c'est en jouant avec les parois de lumière que l'oeuvre existait. L'idée de l'autonomie de l'art par rapport au monde a été transgressée.

 

Le statut de l'artiste en est bouleversé. Est il scénariste ? plasticien ? Acteur ? C'est cela qui est en question. L'art ne saurait plus être une pratique déterminée. La présence de l'artiste est requise en tout cas, sinon l'oeuvre ne peut pas circuler, ou même exister. Mais l'artiste n'est plus nécessairement le fabricant. Il est l'intention.

 

Le déclin de la peinture est consubstantiel à ce paradigme. Car c'était par excellence l'expression de l'authenticité de la démarche de l'artiste. Le monochrome a été la première rupture interne à la peinture. Il propose des oeuvres sans signifié, sans expérience corporelle, sans figuration.

 

L'art contemporain se raconte avant tout. La fontaine de Duchamp n'a aucun sens en dehors du discours, de son histoire, des polémiques. La contemplation n'a plus de sens, elle est supplantée par le discours, l'explication, parfois le titre de l'oeuvre. Dorénavant les programmes des Beaux Arts comportent des modules tels que "savoir parler de son travail", et ce qu'on reproche aux oeuvres dans les commissions, c'est la faiblesse du discours, son absence de cohérence ou de profondeur. Nathalie Heinich parle d'"acharnement herméneutique".

 

On touche alors au souci de l'art contemporain. Ce qui le fonde est son réseau. Etre du monde de l'art c'est la condition pour comprendre de quoi il s'agit. C'est un art relationnel. Les objets sont des messages au sein de ce réseau. Mais comment y prendre pied ? Il y faut un intermédiaire, au moins. Autre paradoxe de l'art contemporain : il élargit les frontières de l'art jusqu'à les dissoudre, mais il est largement inaccessible au  commun des mortels, et même au public dit cultivé.

 

Evidemment, un monde clôturé tend à parler de lui-même. L'art parle de l'art. Il tend à se présenter comme ce qu'il n'est pas ou plus ("une hérméneutique négative") ou à s'"interroger".

 

Cet art a besoin de médiation. Les commissaires d'exposition deviennent des auteurs. Une quantité d'intermédiaires voit le jour, comme les "chargés du public". Ces métiers culturels ont été bouleversés : le rôle de conservateur devenant très compliqué (comment conserver un mur de purée ?), et cet art posant des soucis juridiques et fiscaux très nombreux. On ne connait pas la limite de l'oeuvre parfois, où s'applique le droit d'auteur. Les artistes y mettent aussi leurs lubies. Le rapport au temps, à l'espace, est compliqué de multiples manières.

 

Excepté pour les stars comme Koons ou Hirst où les salles de vente font la loi, le secteur public a pris la main sur les collectionneurs. Le système musée-critique est nécessaire à l'art contemporain, la reconnaissance officielle servant de caution et de support de la valeur marchande de l'oeuvre. Mais le contemporain s'est mondialisé. Il a créé une vie cosmopolite mélangeant les artistes, les galeristes, les critiques qui se retrouvent de biennales en foires. Peu de temps pour se faire remarquer dans ces grands moments, et donc on voit émerger un art efficace, un "art de foire" pour capter l'attention. Le marché de l'art est un marché très spécial, non régulé, où parfois les vendeurs sélectionnnt les acheteurs en fonction du prestige qui en ressort. C'est un marché de biens uniques aux règles très particulières, mais où règne aussi la spéculation la plus sauvage. C'est un marché où la singularité tenant lieu de valeur cardinale, la rapidité de l'ascension est fulgurante, la jeunesse est reine, la recherche de la nouvelle star est frénétique. Le conceptuel ainsi, plus lisible, est favorisé au détriment d'autres approches.

 

Nathalie Heinich nous offre une belle définition de ce nouveau paradigme et un beau parcours dans ses expressions et les mutations qu'il a engendrées. Mais on aurait pu attendre d'une sociologue qu'elle s'interroge aussi sur la congruence de l'art contemporain avec d'autres mutations sociales. Cet effet de fermeture, cette ignorance des critiques par le milieu qui répond en se radicalisant, même si le paysage est plus divers qu'il ne le parait ici, font écho me semble t-il à d'autres sphères de notre existence.

 

Cet art qui ne se préoccupe plus de sa portée universelle, ne prend plus la peine de diffuser un mode d'emploi parfois, développe un discours de plus en plus autoréférencé, devient un méta discours sur l'art, ne rappelle t-il pas d'autres pratiques sociales d''entre soi ? La vie de ce petit milieu en apesanteur n'évoque t-elle pas ces gated communities retirées du monde social ?  Mais aussi ces logiques de fuites et de recherche d'homogénéïté sociale qu'un livre à fort écho comme "le ghetto français" d'Eric Maurin avait bien décrites ?

 

L'art contemporain n'est il pas un symptome comme d'autres du délitement social, et d'une envie de rester parmi les siens ? Alain Touraine va jusquà évoquer, mauvais prophète, la "fin de la société". Une société qui se contente d'une exclusion massive, semble indifférente à l'explosion des inégalités, ne cherche plus à se rassembler mais à  dresser des protections. La sécession des cultures n'est elle pas un aspect d'une sécession à l'oeuvre entre les milieux sociaux ?

 

La fracture culturelle est elle compatible avec la construction de mondes communs ? C'est une question qui mérite d'être posée à ces artistes supposés "critiques".

 

L'art peut il se permettre, économiquement, un splendide isolement ? Pour l'instant il semble que oui, les institutions acceptant la situation. Mais cela durera t-il ? Pour en revenir à la conclusion du livre lui-même, ce que promet un régime de singularité emballé, c'est justement l'inédit. L'art nous réserve sans doute encore des surprises. Souhaitons le, rien ne serait pire qu'il s'enferre dans quelque conservatisme, fut il post moderne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le contemporain au risque de l'isolement ("Le paradigme de l'art contemporain, structures d'une révolution artistique", Nathalie Heinich)
Le contemporain au risque de l'isolement ("Le paradigme de l'art contemporain, structures d'une révolution artistique", Nathalie Heinich)
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26 décembre 2013 4 26 /12 /décembre /2013 21:33
tumblr_mj4qf37hzO1rj97b9o1_1280.jpg" De toute façon les images peuvent maintenant renverser les rôles face à la réalité : elles la changent en ombre. Et dans la mesure où elles représentent une ressource illimitée, que ne saurait épuiser tout le gâchis de la consommation, il est d'autant plus nécessaire de leur appliquer le remède de la modération"
 
 
 
 
Sensible aux thématiques surréalistes, j'ai tendance, quand je tombe par hasard sur un livre auquel j'ai pensé un jour, et puis que j'ai oublié, à l'acheter. J'ai donc acquis "La photographie" de Susan Sontag exposé dans une vitrine de bouquiniste. J'en avais entendu parler lors du décès de cette figure majeure de la critique sociale américaine d'après guerre. Si le livre revient sur ma route et que j'y suis sensible, ce n'est pas par hasard. C'est un signe que ce livre est pour moi. Et en l'occurence je ne me suis pas trompé, j'ai aimé la profondeur de Susan Sontag, son élégance à penser dans la nuance et une certaine simplicité. Et j'ai aimé son pessimisme radical sans pathos, déterminé. La pensée de Sontag est finement dialectique, elle nous présente la photo comme une pratique qui crée sans cesse ce qu'elle est censée amoindrir. A la chasse du réel elle l'éloigne. En rappelant le passé, elle le crée. En voulant garder vivant, elle joue le rôle d'un "art élégiaque".
 
 
Peu d'essayistes ou de philosophes ont approché la photo en tant que production artistique particulière pour en explorer les significations. Walter Benjamin s'y est essayé dans le cadre de sa réflexion plus large sur la révolution que suscite la reproduction possible des oeuvres d'art, réflexion que l'on retrouve au coeur même de l'oeuvre de Warhol. L'intérêt de la réflexion de Susan Sontag, dont on perçoit la dette à Benjamin même si elle s'en éloigne, c'est de proposer une analyse de la photographie en tant que phénomène, de lui donner une place dans une pensée globale : celle de la modernité appréhendée à travers un regard critique, explicitement anticapitaliste. Un regard opposé, pour le coup, à l'héritage du surréalisme justement, qu'elle considère comme un mouvement "typiquement bourgeois". Susan Sontag se passionne pour la photographie, mais elle la considère avec soupçon. Elle la voit comme un symptôme et un outil d'aliénation.
 
 
Les photos sont peu ou prou appréhendées par nous comme des "fragments détachés" du réel. Ce sont des témoignages du réel, des preuves (même au sens policier). Néanmoins, la photographie n'échappe pas aux questions posées au sujet des rapports ambigus entre l'art et la réalité. Même s'ils ne signent pas leurs photos, les photographes imposent évidemment leur subjectivité dans leurs oeuvres.
 
La photographie se veut révélatrice. Saisir la réalité, se l'approprier, c'est le fantasme photographe. L'utilisation populaire première en a été pour saisir les figures de la famille, cristalliser son unité dans le temps, au moment même où la famille était soumise au risque de décomposition. La photographie saisit, elle peut même être considérée comme une forme d'"agression" (on demande les droits photo et on conteste en justice une photo volée); et il y a une prise de possession. Ainsi la photo est la preuve du voyage réalisé, et elle reste un moyen anxiolytique de prendre possession d'un environnement dans lequel on est pas à l'aise. Sontag relie le fait que certains peuples soient très pratiquants de la photo touristique à leur éthique du travail : prendre des photos les déculpabilise de ne rien faire. C'est en même temps un moyen de mettre à distance le dépaysement.
 
La photographie n'est nullement neutre sur notre rapport au réel, donc, et sur la notion de réalisme. Elle est une forme de non intervention sur le réel (à l'instar du photographe qui prend un cliché au lieu de secourir). A ce titre, elle a un aspect pervers en encourageant presque la réalité qu'elle saisit. Elle a tendance à réduire le réel à une somme de clichés, à une addition d'anecdotes, et à parasiter toute prétention globalisante. L'écrivain Sontag s'en méfie, car la compréhension à son sens suppose le récit.
 
La mort des grands récits politiques, il est vrai, coïncide avec l'explosion de la photographie de masse, et le polaroïd. Sontag écrit en 1977, juste à ce moment là, elle pressent ce qui va se dénouer.
 
Si la photographie repose sur une idée, illustrée par la poésie d'un Walt Whitman, selon laquelle la beauté est partout, dans le moinde détail du monde, elle a évolué vers la recherche du pittoresque, l'oeuvre de Diane Arbus étant archétypale. Sontag voit dans cette appétence pour l'étrange, pour les freaks et les gueules cassées par exemple, le marginal, une forme de "conscience malheureuse" bourgeoise ("une chose dont j'ai souffert depuis mon enfance c'est de n'avoir jamais connu l'adversité" a dit Diane Arbus). Car les photos ne renforcent pas forcément la conscience morale, au contraire elles travaillent à rendre supportable le réel, à le rendre moins réel. On s' habitue au monde quand il est photographié, comme le montre la lassitude pornographique. Susan Sontag y va carrément, qualifiant la photographie de :
 
" sorte de crime adouci qui convient à la mentalité d'une époque peureuse et triste".
 
 
La fonction de la photographie serait donc de rendre acceptable, d'apaiser le dégoût des réalités immondes. L'art de la photo a donc une incidence morale, en rendant le spectacle désolant du monde digérable. C'est la clé de son succès et de son omniprésence. Susan Sontag décèle cette tendance à tout désamorcer dans la mentalité pop de ces années 70 ou elle écrit une forme d'aliénation supplémentaire. En somme, dites Amaziiiing !... Ca signifie que vous vous en foutez...
 
 
La photographie est par excellence ce lieu de ce que Sontag appelle "le bluff surréaliste". Le photographe n'est pas censé choisir son sujet par rapport à ce qu'il pense de lui, mais c'est faux, il refoule son point de vue social. La photographie offre ce double du monde que le surréalisme recherche. Elle part à la recherche de ces juxtapositions pleines de vérité que Breton portait aux nues, elle s'intéresse à la beauté du kitch, aux objets incongrus, elle compte sur l'accidentel pour faire accéder à une forme supérieure de réalité. Cette figure du flâneur, dont parlait Walter Benjamin à propos de Baudelaire, est un avatar bourgeois pour Sontag. Il ne trouve dans son attraction pour les cours des miracles qu'un "ramassis d'étrangetés" distrayantes. Le surréalisme est "forcément réactionnaire". En refusant le réel, il se situe du côté de l'aliénation, déguisée en magie. Celle-ci ne passe plus par la fuite vers l'au delà, mais par la production constante des formes du monde réel.
 
 
Si le surréalisme n'est pas exempt de tendances petites bourgeoises, (la figure d'Aragon me parait le meilleur exemple), Sontag y va fort... Mettons cela sur le compte de la tendance de la gauche américaine blanche à vouloir démontrer qu'elle est vraiment à gauche. Elle est complexée, forcément, car isolée dans les campus et n'ayant jamais trouvé vraiment à part au début du XXeme siècle l'oreille du peuple. Elle renchérit donc, comme pour prouver qu'elle existe elle aussi.
 
 
Si la photo a indéniablement participé de la démocratisation de l'art, elle porte donc un grave risque d'"érosion des sens", alors qu'elle prétend les cultiver. La photo recherche la beauté, c'est incontournable. Elle transfigure. Ce faisant elle favorise l'insensibilité morale. Elle assimile le monde à un musée ouvert à tous les amateurs. La photo n'est vecteur d'aucune conscience politique ou morale, elle n'explique rien. Les photos ne prennent sens que dans un cadre explicatif. Elle risque donc, par son envahissement, d'être surtout une "activité prédatrice" au service du détachement égoïste qui est la culture nécessaire de ce monde.
 
 
La photographie ne se revendique pas clairement comme un art, à cet égard elle est justement totalement intégrée dans l'art moderne qui fonctionne comme une critique de l'art. La photo a appuyé la légitimité de l'art contemporain, elle a fortement influé sur lui aussi, et on réalise aujourd'hui une oeuvre en sachant ou en voulant qu'elle soit photographiée. Certaines théories ont aussi prétendu que la photo libère la peinture, en la délestant de son devoir de réalisme, et aussi la littérature. C'est la position de Paul Valéry qui explique que la fonction de la littérature est désormais d'explorer les possibles du langage et les dimensions de la poésie.
 
 
Susan Sontag n'y adhère pas. La photo ne décrit pas, elle n'a pas la capacité de la littérature à donner sens à un visage. Passionnante est aussi l'opposition qu'elle théorise entre la méthode proustienne et le cliché photographique. La mémoire proustienne n'est pas un fruit du vouloir simple déclenché, elle tient à la mobilisation de tous les sens, sollicités par un évènement, et donnant lieu à une élaboration de pensée et un travail d'écriture capable de le communiquer profondément. Si on en croit Sontag, la survie de l'art littéraire, et j'y souscris, est un impératif de survie des plus belles qualités humaines.
 
 
Susan Sontag nous propose ainsi une critique puissamment politique de la photographie, qui ne nous empêche pas de l'aimer, mais aide sans doute à conserver un regard lucide à son intention. La photographie est révélée dans sa fonction sociale, dans le rôle qu'elle assume à l'égard de la conservation de l'ordre, dans ses vertus stabilisatrices permettant à l'homme aliéné de supporter le monde autant que nécessaire pour jouer le jeu :
 
" L'expérience est ici à la recherche d'une forme à l'épreuve des crises".
 
La photographie est l'art consommé des temps consuméristes. A la liberté de transformer le monde elle permet de substituer la possibilité de produire d'incessantes nouveautés dans l'imagerie du monde. De manière infinie.
 
 
C'est pourquoi Susan Sontag en appelle, dès 1977, à un contingentement de la place de l'image. Et prophétique, elle met en parallèle l'"écologie" appliquée à la production et l'écologie des images, supports majeurs du consumérisme. C'est au prix de cette maîtrise que l'on pourra donner un sens à l'image.
 
 
Si Marx disait que l'Histoire était celle de la maîtrise de la rareté, elle l'est nécessairement aussi de la profusion, non ?
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30 novembre 2013 6 30 /11 /novembre /2013 23:54

     DOUARD~1 Je sors de la lecture enchantée de la vaste réflexion de Pierre Bourdieu autour de l'oeuvre de Manet. Le peintre qui marque la rupture de l'histoire de l'art basculant dans l'art moderne. Son peintre préféré, auquel, il ne le dit pas, il s'identifie fortement.

 

Cette recherche de l'explication sociologique de l'individu et artiste Manet est aussi, indéniablement, un autoportrait du sociologue. A la fin de sa vie, quelques années plus tard, Bourdieu publiera une esquisse d'auto analyse, s'appliquant sa propre méthode sociologique. Il me semble que Manet était une sorte de première tentative, pudique. Comme une manière indirecte, à travers une parabole, de parler de soi. Un peu comme Raimu dans "la femme du boulanger" quand il parle du chat infidèle. Bourdieu s'identifie à ce Manet, révolutionnaire intransigeant, mais qui en a bavé aussi., qui a traversé les mondes, et qui a été durement attaqué.

 

 

 

Ces 700 pages posthumes, publiées sous le titre "Manet, une révolution symbolique" ne constituent pas un livre écrit sur mesure, mais la transcription d'un cours donné au collège de france à la fin des années 90. Les cours sont suivis d'une ébauche de livre, qui reprend de près le contenu du cours mais n'est pas abouti. Le lecteur au premier degré, qui n'est pas exégète, pourra se contenter du cours.

 

 

Avant d'écrire ces lignes, je me demandais s'il valait mieux connaitre les concepts de Bourdieu avant de s'y plonger. Je ne sais trop, car j'ai pas mal lu Bourdieu depuis longtemps et donc je n'ai plus la distance, je suis familiarisé. Il est certain que c'est un cours de haut niveau devant des sociologues, et quand il parle il suppose certaines notions connues de son auditoire (habitus, champ, illusion scolastique), il n'y revient pas. Mais je me demande aussi si ce n'est pas un des livres les plus accessibles, voire le plus aisé à parcourir, de toute l'oeuvre du béarnais (en dehors des petits essais politiques de la fin de sa vie). Ce qui ne veut pas dire le moins profond. 

 

 

L'oral le conduit à parler plus simplement, à renoncer à l'extrême rigueur qui le caractérise et donc à son langage de coutume sans aucune concession. C'est très plaisant à suivre, il y a de l'humour, des digressions sans cesse très passionnantes, des retours sur l'oeuvre de Bourdieu à différentes époques, des références à l'actualité, des passages très familiers (l'expression "c'est un truc" revient fréquemment), l'étalage de doutes, des répétitions, l'exposition d'une pensée en marche qui essaie de préciser, qui montre l'envers du décor.

 

Quelle richesse ! Quel travail ! Quelle générosité !.. Quel orgueil aussi. Mais pas forcément dissimulé. Quelle intransigeance admirable et parfois un peu trop âpre aussi. Il arrive même à Bourdieu de pratiquer l'auto dérision légèrement...

 

 

Je vais rester fidèle à mon blog et éviter autant que se peut le langage savant. C'est un blog de lecteur et pas une fiche de synthèse de sociologie. Je m'efforcerai donc de tirer le langage du côté du familier (je dis ça au cas ou pour les puristes qui seraient tentés de me traiter de gougnaffier).

 

 

Le but de Bourdieu, ce qu'il poursuit, et qu'il présente dans son cours, est d'essayer de comprendre comment Manet devient un révolutionnaire, et en même temps comment il réussit à révolutionner rien de moins que l'art. Ce qui suppose aussi de comprendre de quelle révolution il s'agit.

 

 

Il s'agit bien d'une révolution esthétique. Mais elle est inévitablement politique, car elle touche au système de croyance, à l'ordre établi, à l'idée même de l'ordre établi immuable, et déborde de son champ. Le système de hiérarchie d'une société ne fonctionne pas par cloisons étanches mais plutôt comme une série emboîtée. Donc il y a comme "des coups doubles" ou triples. En révolutionnant un champ on tape ailleurs.

 

 

Une révolution esthétique, insiste Bourdieu, ressemble fortement, comme remise en cause de la croyance par un hérétique qui va êre excommunié, et contester l'ancienne Eglise, à une révolution religieuse.

 

 

Elle est difficile à comprendre. Car pour nous, l'art moderne est une chose qui "va de soi". Nos représentations sont en phase avec cette vision de l'art. C'est le scandale Manet qui nous semble incongru, alors qu'en son temps Manet a été incongru, presque jusqu'au bout de sa vie, même s'il n'était pas autant isolé que l'idée du "peintre maudit" ne le laisse penser.

 

Le révolutionnaire est condamné à faire la révolution pour survivre au monde qu'il affronte. C'est une lutte à la vie à la mort. Manet s'est affronté bille en tête à l'art officiel. A son époque, sous Napoléon III, l'Art était étatique, totalement contrôlé et hiérarchisé. L'Etat disposait du monopole de la violence symbolique légitime. Il décidait qui était exposé, il contrôlait la sélection des peintes à travers leur formation. L'art pompier était l'art académique monopoliste (pompier vient de ces tableaux très finis, ou brillent des cuirasses rutilantes dans des scènes historiques).

 

Olympia-manet.jpg Manet va démolir tout cela. Bourdieu explique pourquoi et comment, en montrant comment il se heurte à l'incompréhension et à la violence verbale, à une critique de droite (c'est un malotru) et de gauche (le peuple n'y comprend rien) qui s'allient contre ses innovations. Comment Manet ne devient il pas fou, comme ce peintre qui lui ressemble tant dans le roman de Zola, "l'Oeuvre" ? Parce qu'il a des alliés, dont Mallarmé qui révolutionne en même temps la poésie, et saisit ce qui se passe, le soutient avec éloquence.

 

 

C'est le "déjeuner sur l'herbe" qui est le tableau de la rupture, avant "Olympia" (ces deux tableaux occupent une grande partie du livre). Du scandale.

 

 

Pourquoi ? Parce que l'ancien meilleur élève de son atelier n'y respecte aucun code. Qu'à la rupture esthétique il ajoute le scabreux d'une partie carrée.

 

Qu'il refuse toute euphémisation, toute idéalisation, qu'il montre la femme dans une posture provocatrice et des personnages qui s'ignorent,

 

qu'il se fiche de l'âme, qu'il y traite toute chose en nature morte (les regards son froids),

 

qu'il y méprise la perspective et les proportions, le modelé, les principes de la lumière, qu'il conçoit les choses en deux dimensions.

 

Bref qu'il inaugure l'époque de l'impression (cette chose immorale, personnelle, qui se fiche du sens du monde), et qu'il rompe avec l'esthétique ordonnée et édificatrice de son époque.

 

En plus il se permet de placer, au coeur du tableau, une nature morte aux principes académiques parfaitement respectés, pour dire "regardez je sais faire comme vous bande de nuls, et en plus je me paie le luxe de faire autrement". S'ajoute le malaise d'une référence aux grands anciens (le retour aux sources, comme dans toute révolution religieuse) : Velasquez, Urbino, démontrant que Manet maitrise toute l'histoire de l'art, tout en la parodiant et en prétendant la revisiter. Insupportable pour l'académie pour laquelle la peinture est art d'exécution de lois.

 

Manet déstabilise toute une bureaucratie qui vit de ce système ou tout est ordonné et certain, et il va jusqu'à mettre en cause, en proposant des oeuvres qui semblent non fignolées (ce n'est pas le cas), le lien entre le travail et la valeur. C'est une économie esthétique qui est attaquée.

 

 

Manet ne sort pas du néant, pour être celui qui va balancer dans le monde de l'art une "bombe symbolique". Bourdieu part à la recherche de ses conditions sociales de possibilité, rompant ainsi avec la vision romantique de l'artiste inspiré, incompréhensible à la raison, unique. En particulier Manet n'aurait pas pu agir de la sorte s'il n'y avait pas eu un public. Le sociologue montre prosaïquement comment la surproduction de diplomés à l'époque a eu un caractère révolutionnaire, a nourri la bohême. Comme dans une révolution religieuse, il faut constituer des contre églises. Des expositions concurrentes, des sociétés d'artistes.

 

 

Et puis il y a Manet. Son habitus. Son système de dispositions sociales et techniques, son histoire sociale et culturelle incorporée (faite corps) et se retrouvant jusque dans son oeil de peintre et son geste.

 

 

Son habitus est clivé. Il est un être écartelé, ambigu. C'est un fils de grand bourgeois qui ne rompt pas avec son milieu, qui y trouve des soutiens nombreux. Cela lui donne une assurance. Il a une posture aristocratique qui le pousse à défier l'académie, mais il ne verse pas dans la marginalité, ce qu'il veut c'est être reconnu pour sa révolution. Ses idées progressistes lui font approcher la bohème, qui se retrouve dans ses oeuvres et l'influence, le soutient, mais il s'en tient écarté. Ancien élève académique, il peut subvertir un art qu'il connait bien, il peut le pasticher et sait ou il faut attaquer. Ainsi un système pour s'écrouler, doit être bel et bien subverti. Ce n'est pas le marginal ou le farfelu qui subvertissent mais celui qui sait porter le fer au coeur du système et qui peut trouver les ressources pour résister à la violence de la défense. Manet heureusement pour lui était indépendant financièrement, et avait des soutiens pour tenir. Face à l'accusation d'incompétence, d'ignorance, il avait des raisons de garder la foi. Peu à peu on a dit dans les écoles "vous vous prenez pour Manet !" et le système a commencé à s'écrouler. Le salon qui refusait Manet a fini par disparaitre.  

 

 

La révolution esthétique n'est donc pas un simple reflet de l'évolution sociale, même cristallisée dans un homme (Bourdieu tient absolument à se démarquer d'un marxisme orthodoxe. Et même du marxisme... C'est que Pierre Bourdieu, vous comprenez, est Pierre Bourdieu... Pas un épigone). Elle est issue de la rencontre entre les dispositions de cet artiste et l'évolution du champ artistique. Ce champ se fissure, il est assailli de l'extérieur par des gens frustrés de ne pas y trouver de place, il y a des hérétiques contrôlés comme Degas ou Ingres, des tentatives de conciliation comme le fameux Salon des refusés.  

 

 

Et en imposant une telle centralisation, un tel autoritarisme vertical, l'art officiel français a produit sa propre subversion : un Manet, et tout ceux qui le soutiendront, de plus en plus nombreux. Jusqu'à faire éclater le champ, et à autonomiser l'art de l'Etat. Au monothéisme, à la norme imposée, succèdera le polythéisme : un champ artistique ou s'affrontent des légitimités concurrentes et où l'enjeu sera de dire ce qui est de l'art ou pas, dans un jeu d'agents ou se cotoient artistes et critiques autonomisés de la littérature. La révolution Manet a débouché sur le champ de l'art.

 

Manet ne voulait pas explicitement déclencher tout cela. Il voulait défier. Il en avait les dispositions en lui. Ce n'est pas l'intention qui compte, car chacun de nous signifie plus qu'il ne sait et qu'il ne croit. Nous charrions toute notre histoire et nous venons percuter le monde social dont nous sommes issus.

 

 

Bourdieu défend une analyse sociologique de l'art. Rompant avec le théorie de la muse certes, mais aussi avec celle qu'il critique, comme "scolastique", c'est à dire fondée sur le commentaire de texte. L'histoire de l'art voit l'histoire comme une lignée d'artistes qui se répondent. C'est une vision réductrice et atrophiée selon Bourdieu. A l'instar des historiens des idées qui croient aussi que la pensée est une ligne qui avance de philosophe en philosophe. Non, chacun de nous est immergé dans le social, il s'y construit et y construit ses dispositions. Il se structure, et agit en fonction de ses représentations, de ses schémas de perception. C'est là, dans cette histoire individuelle et collective, que l'on doit aller chercher les explications aux faits sociaux.

 

Un tableau, comme Olympia, est ainsi, en plus d'une belle oeuvre, un "fait social total".

 

 

 

 

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25 août 2013 7 25 /08 /août /2013 19:59

tumblr_mlpmu5Px311rwuob4o1_500.jpgDe temps en temps je me replonge dans des travaux de facture universitaire en sciences humaines, dont on se demande qui les lit, à part (et encore) leurs collègues positionnés sur les mêmes niches. Ils sont pleins d'intérêt au prix d'un débroussaillage de tout ce dont on n'a pas besoin quand on n'est ni étudiant ni chercheur, dont les longs passages de discussion méthodologique qu'on n' a plus franchement envie d'approfondir une fois tout cela loin derrière soi.

Chacun sa croix....

 

Les relations entre le politique et la culture ont toujours fait couler beaucoup d'encre, elles ont été au coeur des débats intellectuels du XXeme siècle et de la critique du totalitarisme. A l'heure de notre république décentralisée ces relations hantent les éditos des journaux municipaux, nous livrant souvent les clichés les plus grossiers qu'on puisse recenser (par exemple cette notion de "culture pour tous" qui ne veut rien dire, ou celle de "culture de proximité" assez grotesque... Signifie t-elle que le but d'une politique culturelle est de réduire le parcours pour aller au spectacle et de disposer d'un parking facile pour le monospace ? Belle ambition !).

 

Il est intéressant de disposer d'un regard sociologique, sans concession, attentif aux intérêts des acteurs et soucieux de déconstruire leur discours, bien souvent tellement convenu.

 

Ce sujet n'a rien d'évident, n'est pas à régler en trois slogans. Nous savons désormais que l'art doit échapper un tant soit peu à la politique, mais nous savons aussi que l'art est inéluctablement politique. Nous savons instinctivement que la culture est un vecteur peut-être sans égal de transformation sociale, un lieu d'affrontement majeur entre les intérêts qui se disputent le pouvoir sur les consciences. La politique est culturelle et la culture est politique.

 

Mais la culture sous la bride de la politique n'a aucun intérêt non plus, c'est évident. Elle n'est que conformisme au mieux, propagande ou édification au pire. Sans le soutien public, la culture est livrée au marché, à moins que l'on pense la main invisible comme la meilleure pour sélectionner ce qui mérite d'exister culturellement (ce qui n'est pas mon cas une seconde, même si je crois que le succès et la fréquentation ne sont pas non plus à ignorer ni à mépriser). On pourrait se dire que certes, s'il y a du talent, ça trouvera son chemin. Mais on sait qu'au fond ce n'est pas vrai , que les droits réels d'accès au public deviennent beaucoup trop contraignants pour laisser faire sans agir politiquement.

 

La notion de "politique culturelle" est ainsi un champ de mines potentiel, ce qui explique peut-être pourquoi on le démine, justement, en se réfugiant dans le cliché. Mais le cliché n'est pas neutre. Bref, il y a de quoi penser si on ne veut pas tourner en rond. J'ajoute aussi à cette redoutable complexité un autre océan : celui de la crise moderne de l'esthétique. Le concept de beauté a été déchiqueté par la philosophie et l'émergence de l'art moderne puis contemporain. Le relativisme s'est imposé. Et l'action politique "culturelle" ne saurait échapper aux immenses doutes qui s'ensuivent.

 

Donc il est intéressant de voir comment on s'en sort dans nos pénates.

 

Intéressant est l'essai sociologique, ou plutôt socio historique coordonné par Vincent Dubois et réalisé par une équipe du CNRS : "Le politique, l'artiste et le gestionnaire - (r)econfigurations locales et (dé)politisation de la culture" (2012).

 

L'essai aborde de front les configurations qui désormais ont remplacé la vieille rencontre (dont l'archétype est le lien entre François premier et Léonard) entre l'artiste et le Prince. Et il choisit le point de vue local, comme espace où ces configurations deviennent de plus en plus déterminante, au regard de l'importance des collectivités dans le soutien à la culture.

 

Le local a du s'imposer, combat particulier au sein d'une France où la décentralisation n'était pas une évidence. Dans les années 60 en outre, apparaît ce ministère de la culture malrucien qui est une composante importante du dispositif gaulliste, et l'expression de son charisme. Donc les cultureux locaux vont devoir faire face à un jacobinisme traditionnel, mais qui en plus incarne ici la modernité et l'ambition modernisatrice, et déploie ses maisons de la culture sur le territoire, certain de sa légitimité.

 

Ce sont les centres culturels communaux, regroupés en fédération, qui opposent à Malraux la vision d'une culture ancrée dans le local. Ils vont positionner la commune comme la cellule de diffusion culturelle privilégiée, juste après la famille et l'éducation. Ce discours basiste oppose évidemment la pertinence affirmée des "hommes de terrain" face à la haute technocratie coupée du réel. On défend le pragmatisme et on refuse le débat théorique pour cliver avec les maîtres à penser du ministère de la culture. Les animateurs culturels sont alors considérés comme des produits des initiatives de terrain, qui se dégagent naturellement du bouillon de création. Sur le plan conceptuel, pas totalement délaissé, s'affrontent deux conceptions logiques. L'Etat défend la distinction entre la culture et le loisir ; localement on critique cette vision supposée élitiste, et on parle de "loisir supérieur", voie vers l'enrichissement humain.

 

C'est dans cette période que se prépare la grande vague de la décentralisation culturelle (qui en fait n'en est pas une car rien de bien probant n'a été décentralisé. On n'a fait que développer l'intervention locale en réalité, à part quelques compétences dévolues ici ou là). C'est sous l'impulsion de la fédération des centres culturels communaux, des élus et des acteurs culturels locaux qui l'animaient, que se mettent en place, à partir des préconisations fédérales, des éléments essentiels qui expliquent le dynamisme culturel local contemporain : les adjoints à la culture, la création de services culturels, des lignes budgétaires dédiées et des ressources techniques...

 

L'étude de l'évolution d'une politique culturelle dans une municipalité communiste montre le déplacement que va subir la notion de politique culturelle. Les Mairies communistes, nombreuses pendant les trente glorieuses, ont été très en pointe. La grande idée de restituer la culture au peuple les a animées, avec force optimisme. L'immense figure d'Aragon y présidait. Les élus vivaient eux mêmes cette émancipation, pour beaucoup à l'époque issus de la classe ouvrière. Les années 70 marquent le tournant (ce qui correspond presque ironiquement à la théorie marxiste selon laquelle l'économique est la source. Ce que ces élus communistes vont regretter de voir se confirmer). La désindustralisation commence à frapper, et la référence ouvriériste devient de plus en plus caduque. Les élus qui s'appuyaient sur elle font face à des acteurs culturels qui leur opposent une professionnalisation accrue. La compétence vient au premier plan dans cet "aggiornamento" qui voit l'acteur culturel réclamer son autonomie face à l'élu. Les conflits ne sont pas rares

 

Ce processus va être durable. Il va aboutir à une sorte de retour du politique "refoulé", cette fois ci revendiqué par les professionnels eux-mêmes. Le projet initial, de la culture restituée au peuple, en se dissolvant, renvoit la vie culturelle aux institutions, aux équipements. Comme le projet n'est plus là, chacun cherche à se légitimer auprès d'acteurs extérieurs à la ville : les grands réseaux, le Ministère, les chercheurs, les grands noms artistiques, les médias... L'obtention des financements valide les projets et les projets s'adaptent pour les capter. Les réseaux locaux partisans sur lesquels s'étaient appuyés les Maires sont marginalisés, à tort ou à raison, mais ils le sont.

 

Les acteurs culturels désormais en position de force vont redéfinir le projet culturel autour des priorités du moment, afin de légitimer leur fonction et leur budget. La culture servira à requalifier les territoires, à lutter contre l'exclusion, à créer la citoyenneté.... 

 

Un drame silencieux s'est joué avec la dépossession des militants culturels de ce qu'on appelait alors "les nouvelles classes moyennes", dont la figure privilégiée est le militant PSU abonné au Nouvel obs, qui dans le sillage de mai 68 pensaient partir à la reconquête de la société, réactivant finalement l'idée qui animait les communistes tout en les ringardisant. Ils seront écrasés ou digérés par l'institutionnalisation, la formalisation, la professionnalisation, le discours sur la "qualité". Le culturel se sépare du social et les associations locales sombrent dans le fossé entre les deux notions. Beaucoup de ces militants se reconvertissent bien sûr dans le nouveau modèle, créant eux mêmes les nouveaux métiers culturels. C'est la politique de la ville qui va entraîner un certain retour vers le lien avec le social, mais toujours sur un mode d'intervention technicisée.

 

Ainsi, la déploration du manque de participation oublie t-elle souvent que cette participation a pu exister, mais qu'elle a été liquidée.

 

Les élus vont parfois se révolter contre l'autonomie du champ culturel. Dans les années 90 on voit se multiplier les affaires, les conflits entre des élus et des acteurs culturels locaux. C'est le cas dans des communes où ces derniers ont obtenu un statut important et où la culture compte. Pour des raisons différentes, un élu, souvent le Maire, déclenche la guerre. Soit pour marquer une différence dès son accès au pouvoir, soit pour faire ses preuves à travers un combat, soit pour illustrer son idéologie (cas des mairies FN). C'est souvent au nom de la saine gestion que l'élu intervient, ce qui porte le moins à critique. Du côté des acteurs culturels, on a recours aux grands réseaux, et aux médias qui trouvent un motif facile de dénoncer les "abus" politiques et de raconter des histoires d'injustice où l'artiste éminemment sympathique et porteur de valeurs de liberté s'oppose au tyran. Ce qui par ailleurs peut être vrai. Mais parfois non. En tout ca le storytelling est prémâché.

 

Les élus alliés aux administratifs ont trouvé une solution de dépolitisation de la culture, ou plutôt de déconflictualisation de la culture, à travers l'intercommunalité (car les élus peuvent être des acteurs premiers de la dépolitisation des dossiers aussi, qui permet en réalité de faire de la politique plus tranquillement, ou sans devoir l'expliciter). Elle permet certes à une intercommunalité d'essayer d'exister de manière identitaire, ce qui n'est pas gagné en France aujourd'hui, loin s'en faut.  Mais elle est aussi le moyen, à travers le consensus -passage obligé de l'intercommunal-un moyen de s'extraire du conflit en ce domaine.

 

Ce mouvement a évidemment un lien avec l'émergence d'une vision néolibérale de la culture disciplinée au profit du marketing territorial et plus largement de la notion consensuelle de "développement local". Le discours dominant devient celui de l'"effet Bilbao" ou "Lille 2004" qui serait transposable partout, et dont on n'a jamais vraiment tenté d'objectiver la réalité. L'UE est bien entendu au premier rang pour soutenir cette vision, par le label ville européenne de la culture.

 

L'idée de la démocratisation de la culture a fait long feu, elle est toujours autant citée mais comme une prière qu'on écoute sans conviction. Les professionnels n'y croient plus vraiment eux mêmes. Place à la compétitivité. La figure du "mécénat" devient, logiquement, la solution miracle proposée aux acteurs culturels à qui on demande de "diversifier" leur financement. Le Prince étant supplanté par le banquier, on doit aller demander à l'agence du coin si elle ne veut pas aider à financer une expo. Et certains, par souci d'intégration dans leur territoire, par effet de réseau, soutiennent d'ailleurs, les raisons fiscales dont les politiques parlent tant n'y étant pas pour grand chose. 

 

Quant à l'Etat, auquel les acteurs culturels continuent de croire, il s'est considérablement affaibli, les DRAC ne pesant plus vraiment sur la vie culturelle locale. Le Ministère de la culture essaie de sauver par la parole ce que ses mains coupées lui interdisent d'imaginer.

 

Que peut on en penser ? Allez je m'y risque...

 

Le modèle de rapport entre l'élu, le gestionnaire et l'artiste a aujourd'hui des vertus d'équilibre. Les élus, certes pas tous, ont intériorisé certaines limites. Les artistes sont conscients des réalités avec lesquelles ils comptent. Le jeu de poker menteur entre eux est inévitable et durera toujours. Finalement, de ce point de vue, les conflits du passé ont débouché sur des compromis assez intéressants. Notre pays a une vie culturelle très riche, les festivals y abondent, nous disposons d'une belle politique du patrimoine, nous avons bien des raisons d'être satisfaits de notre pays sur ce point tout en continuant à râler ce qui est l'honneur de notre Nation, et nous devons largement ces bienfaits à cette épopée locale de la culture. Des enjeux fondamentaux, tel l'illettrisme, la disparition programmée des librairies voire des disquaires, ne sont pas traités, et ce n'est pas par hasard qu'il s'agit de sujets dont les collectivités ne peuvent pas aujourd'hui s'emparer véritablement. Laissés à un Etat démissionnaire, ils restent en jachère.

 

Cependant, le projet culturel dominant est incertain. Il est flou. Il insiste sur l'économique ou bien la mixité, le lien social ; et se laisse en réalité décider par les propositions artistiques et leur force de conviction, qui ont recours à des effets de mobilisation. Or, la culture, pour moi, c'est l'enchantement, l'élévation. C'est à travers cette élévation que tout se transcende, y compris les inégalités et l'exclusion, y compris les divisions qui empoisonnent la cité.

 

Donc paradoxalement, alors que je suis certain des limites historiques de la démocratie représentative telle qu'elle a été inaugurée par la révolution anglaise, je ne plaiderai pas pour ma part pour le mot d'ordre de neutralité des élus. Ils n'ont pas à mettre en scène les pièces de théâtre, à rédiger les listes de commande des livres, à choisir la programmation de l'équipement, ils n'ont pas à censurer ou à instrumentaliser (en dehors des effets d'image qu'il est légitime de vouloir recueillir). Mais ils n'ont pas non plus à se laisser vampiriser par des beaux parleurs et leur aura et à se laisser guider en accompagnant de leur présence aux inaugurations et de bons mots souvent redondants.

 

Nous avons donc besoin d'élus et de techniciens simplement passionnés ou même curieux. Nous avons besoin d'amoureux de la culture, de mélomanes, de romantiques ou de rêveurs, de fondus de jazz ou de Chuck Berry, de dingues de John Updike ou du gothique flamboyant. S'ils le sont, ils sauront trouver les voies qui nous parlent et ils donneront la place à la diversité en respectant les artistes, car tout amoureux de l'art est boulimique et aime la création.

 

Peu importe que leur passion soit la danse, la peinture expressionniste ou le mouvement support surface. Mais nous serait secourable leur désir de s'emparer des moyens confiés à leur usage pour nous surprendre, pour nous parler, pour oser. Pour enchanter la ville. Le parti pris de la passion, pas de l'intervention.

 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

 

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7 juillet 2013 7 07 /07 /juillet /2013 23:59

 

tumblr_mmsr7bejbh1qbqem3o1_500.jpg "Chansons ! Chansons que tout cela"... Inepte réflexion, car la chanson n'est certainement pas superflue, mais essentielle aux êtres parlants que nous sommes....

 

Dans son essai sympathique et teinté de nostalgie, où viennent s'intercaler des récits de souvenirs d'enfance et d'adolescence liés à la musique, Philippe Grimbert s'essaie à une "Psychanalyse de la chanson" (écrite en 1996 et déjà dépassée quant à ses descriptions techniques, car le discman vient d'apparaître...). Non seulement elle n'a rien de cet art mineur, définition qu'un de ses plus grands talents lui colla, ayant passé sa vie à prouver le contraire ; mais plus encore elle remplit, et pas seulement dans la petite enfance, une fonction très importante dans l'économie psychique de l'humain.

 

"Si l'on ne mesure pas l'importance de la chanson, c'est que son omniprésence nous crève les yeux". Pour sur. On chante partout et en permanence.

 

L'auteur ne va pas sur ce terrain, mais il est frappant de constater qu'à l'heure de l'émiettement de l'espace public, de la multiplication des niches et segments culturels, des pulsions identitaires, de la sécession sociale des riches et du décrochage des exclus, la chanson résiste à l'affaiblissement de l'universel. La chanson est l'art qui a touché la plus large audience. Si beaucoup n'ont pas eu la chance d'avoir une révélation en lisant Yourcenar ou en regardant un Velasquez, qui n'a pas fredonné ?

 

Chaque corps constitué à son chant, et si l'auteur salue largement la fonction apaisante du chant qui aide à vivre et à franchir les étapes d'une vie, il n'ignore pas sa capacité manipulatoire et mobilisante. On chante pour monter à l'assaut. On chante pour se sentir ensemble, fusionner à travers l'invocation de "signifiants" communs, et ceci peut être émouvant comme quand il s'agit de l'hymne sud africain chanté pour la première fois par les boks devant Nelson Mandela. C'est terrifiant quand cela permet de galvaniser les foules fanatisées à Nuremberg.

 

Pourquoi une telle puissance ? Le freudisme peut nous aider à le comprendre à l'aide de ses concepts les plus connus.

 

Grimbert évoque l'amitié amoureuse tardive entre Freud et la chanteuse française censée être légère qu'était Yvette Guilbert (ce physique étrange, maigre et coupant, immortalisé par Toulouse Lautrec). Si Freud a beaucoup parlé d'art et de sublimation, il n'a pas abordé la chanson dans son oeuvre, mais son admiration pour la chanteuse, qui comme lui parlait de la vérité du désir, en dit beaucoup sur son intérêt pour cet art.

 

La chanson, c'est d'abord et surtout le lien indéfectible entre parole et musique. C'est là ou se loge sa spécificité.

 

Elle renvoie aux plus profondes sources de l'humanité, et de l'humain individuellement. Ce qui fit dire à Michel Serres qu'"au commencement était le chant". L'Homo erectus, lorsqu'il a parlé, était doté d'une capacité vocale limitée, un peu comme nos petits enfants. Confronté à la nécessité, car il en avait la capacité, d'ordonner le monde dans un ordre symbolique il a du nommer le monde. Et qu'est ce qui a pu venir à son secours dans cette immense entreprise, sinon les mélodies du monde ? Le chant de l'eau, des oiseaux, les bruits de la nature. Le chant a du apparaître très tôt, et l'instrument de musique abouti le plus ancien que l'on connait est daté de 60 000 ans avant la nazaréen. Une flûte aurignacienne.

 

On peut imaginer la maman homo sapiens fredonner un air à son petit d'homme pour apaiser cette angoisse existentielle particulière à l'humanité dotée de conscience. Et on peut aussi imaginer un de ces humains taper sur un caillou avec une branche et imiter le bruit avec le son de sa voix. La sont les sources de la musique.

 

La musique et la parole seront d'ailleurs très longtemps inséparables. Et il est frappant de constater que c'est très tardivement que la musique a emprunté un chemin de solitude. Ce n'est qu'à la Renaissance. Avant cela, la musique n'était pas assez mâture pour tenter cette escapade, et la religion l'avait muselée. Au passage on peut regretter le fait que l'auteur porte sur l'histoire de la musique un regard très européo centriste. Dommage.

 

Le chant existe depuis l'avant de la mémoire, on le trouve dans l'antiquité. Un moment important est celui des troubadours car alors des genres se mettent en place. Quand la musique prend ses propres quartiers, la chanson continue sa route. Il est frappant de constater que la musique garde cependant des liens avec le langage : le solfège est une sorte de langue, et on parle de phrases musicales ou d'accords. Quant à la chanson, on peut constater qu'elle a conservé ses formes les plus anciennes : le couplet et le refrain, la rime. Ce n'est pas neutre.

 

La chanson nous relie à notre origine d'espèce, et à notre propre naissance. C'est ici que se noue cette intimité avec la chanson.

 

Sa force, c'est l'effet immédiat. Du à l'écho avec les rythmes fondamentaux de notre corps : celui du coeur, celui de l'inconscient, parmi d'autres. La chanson continue d'être une berceuse et il me semble que Michel Berger dit au fond cela quand il prétend que "ca balance pas mal à Paris". "Mode d'expression qui rappelle au corps ses caractéristiques essentielles", la chanson répond à l'aspiration infantile du retour du même, dans sa structure même, et par sa répétition dans le temps, d'où le plaisir de retrouver ses premières notes à la radio... Ce retour du même qui donne le sentiment de sécurité et de continuité à l'existence.


La chanson est riche de ces "effets de redondance" articulant musique et parole, particulièrement doux à l'humain. Lacan expliquait qu'une phrase prenait son sens dans le dernier mot, qui suscite un effet d'après coup et éclaire la phrase entière. La chanson joue sans cesse de ce phénomène. 

 

Notre rapport au chant commence dans le ventre maternel. Les sons nous parviennent sous une forme musicale. Nous pouvons entendre et distinguer père et mère, mais mélodiquement. Et puis il y a la naissance. Et là il nous faut entrer dans le langage. C'est une violence selon la psychanalyse.

 

Le langage qui nous constitue est une richesse mais aussi une damnation. Il nous rend étrangers à nous même en permettant la division entre conscient et inconscient. Il rend aussi le monde étrange en séparant les mots et les choses. Le langage c'est le "meurtre de la chose" selon Lacan. 

 

Cette entrée dans le monde des signifiants est difficile. Aussi spontanément nous ne parlons pas aux bébés comme aux adultes, nous leur parlons quasiment en chantant. Sauf quand nous voulons les recadrer justement.... Et instinctivement nous savons qu'il faut chanter auprès des enfants. Cela nous vient car nous savons ce qu'il en coûte d'entrer dans le monde du langage, et nous devons aider notre enfant à y parvenir avec le moins de dommages possible. La chanson est ainsi une transition heureuse entre la mélodie prénatale et le langage articulé.

 

S'humaniser, c'est donc une sorte de processus chansonnier, c'est mettre des paroles sur la musique. 

 

Ce soutien que nous avons reçu, nous nous en souviendrons, et la chanson nous accompagnera devant tous les obstacles.

 

La chanson enfantine, en elle-même, se structure assez tardivement, mais il est étonnant de souligner que beaucoup de chansons pour enfants sont des reprises, édulcorées, de chansons légères voire grivoises. Il en est ainsi d'"au clair de la lune". Et lorsque les enfants fabriquent un flolkore obscène, subvertissant ces chansons, et appréhendant ainsi avec rire les angoisses liées à la peur de la castration, à la différence des sexes, ils ne font que retrouver la source cachée de ces chants. Le retour du refoulé donc.

 

La chanson nous appuie aussi contre une autre damnation, au delà du langage : le temps. La chanson, je dirais que c'est "Madame Nostalgie" (juste une occasion de vous renvoyer à Reggiani). Seuls la photographie et le parfum ont un pouvoir approchant de faciliter le voyage dans le temps. La chanson est une "forme d'expérience sur laquelle le temps n'a pas de prise". Ainsi l'apparition du "shuintage", cette technique qui éteint la chanson en baissant progressivement le volume d'un refrain éternel.... ne montre-t-elle pas que la chanson est simple ruban découpé dans l'éternel, que l'on pourra réecouter autant que nécessaire ?

 

Philippe Grimbert revient à ces expériences, très intéressantes évidemment pour la psychanalyse, d'hystéries de spectateurs de concerts dans les 60's. Ce sont des moments d'altération temporaire du refoulement des pulsions. Le "meneur" de la foule, Johnny ou Mick Jagger, a un rôle central, il rassemble les présents autour d'une expérience quasi hypnotique, qui n'est pas sans rappeler "totem et tabou" de Freud. L'identification au totem fonctionne à plein. 

 

On peut avoir de ces moments une analyse portée sur l'érotisme, mais l'auteur y voit plutôt une occasion de régression infantile. Les pleurs, l'agitation, la toute puissance dans la destruction des fauteuils.... Tout cela rappelle ce qu'on est parvenu à enfouir par la discipline du surmoi. La jouissance de la fusion est aussi présente bien sûr : et le "ya d'la joie" de Trénet correspond au "Y a d'lun" de Lacan.

 

La chanson, comme le lapsus, l'acte manqué, le mot d'esprit, permettent à la vérité du désir de percer. Et c'est intégré culturellement. La censure a toujours été docile avec la chanson, qui permet de dire des énormités. Le livre cite les chansons de Guilbert sur les parties carrées ou le ménage à trois, "lemon incest" de Gainsbourg, ou le fait qu'on s'éclate sur "marcia baila" des rita mitsouko qui parle d'un décès par cancer.

 

Les chansons aident aussi à affronter la mort, la pulsion de mort aussi. Les chansons à noire ainsi comportent souvent des allusions très révélatrices : "Ici gît le roi des buveurs...." (chevaliers de la table ronde, goûtons voir...).

 

Chanter, écouter chanter (mais la spécificité de cet art c'est qu'on accompagne le chanteur, on est avec lui), c'est donc revenir vers les premiers attachements parentaux, et pouvoir revivre ces moments ou on a pu surmonter ce sentiment d'aliénation lié à la venue au langage. La chanson est merveilleusement contra phobique, elle parvient même à coloniser le langage et ainsi à le réenchanter. Quand on entend l'expression "comme d'habitude" on ne peut éviter de la relier à la mélodie. Si les chanteurs expriment leurs trouvailles, qui selon Lacan ne sont toujours que des retrouvailles, leurs chansons parlent à nos propres inconscients.

 

L'être parlant, l'animal politique, est aussi être chantant. Et c'est une raison de plus de considérer l'humain comme indissociable de l'Autre.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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