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23 avril 2015 4 23 /04 /avril /2015 18:43
Enfermé dans la totalité  (« narcissisme de vie, narcissisme de mort », André Green)
Enfermé dans la totalité  (« narcissisme de vie, narcissisme de mort », André Green)

Christopher Lasch, grand psycho sociologue, lie l’expansion déconcertante des névroses narcissiques au néo libéralisme (voir son essai dans ce blog sur la culture du narcissisme). A raison. Mais sans doute notre ami manque-t-il de profondeur de champ, tout occupé à dénoncer ce qu'il voit de son époque. Ce n’est pas la concurrence exacerbée du troisième âge du capitalisme qui a favorisé l’homme Narcisse (il existait depuis toujours. Il y a des Narcisse chez Homère, il y en a pléthore chez Shakespeare, dont Lear et Hamlet), mais beaucoup plus profondément l’essor de l’individualité libérale. Elle vient de beaucoup plus loin. De cette « grande transformation » que fut le 19eme siècle. Qui elle-même prend ses racines dans un lent processus de sécularisation, de désenchantement du monde, de rupture des ordres naturalisés, des mondes donnés d’avance, et d’affirmation de l’individualisme moderne. Montaigne en est peut-être un des premiers témoins. Là où Lasch a raison, c’est qu’on ne peut pas séparer cet individualisme là des dynamiques économiques du capitalisme. Mais Narcisse est déjà vieux, et il vieillit mal.

 

Si Narcisse est partout, c’est qu’il apparaît très tôt. Dans la toute petite enfance très certainement. Parce que les parents sont eux-mêmes des individus modernes, et qu’ils se comportent comme tels, y compris croyant bien faire. Ils sont des parents qui ne prennent pas soin, ou prennent trop soin, se désinvestissent ou surinvestissent, créent de l’insécurité ou de la Royauté qui deviendra invivable. C’est la force de la psychanalyse de l’avoir compris. Surestimant ses parents, privés de leur amour trop brutalement, ou reflet de l’idéalisation que les parents portent à leur enfant, narcisse deviendra impérissable. Freud a parlé du narcissisme, interloqué par des patients qui résistaient à la cure. Mais il a abandonné rapidement l’exploration de ce concept pour se concentrer sur l’importance des pulsions de mort (voir sa biographie, ou la critique que fait Wilhem Reich du concept de Thanatos, ou la chronique d'"au dela du principe de plaisir", dans ce blog). Ses successeurs, dont Lacan, ont redécouvert Narcisse. Cet être mythique condamné à se mirer lui-même pour son malheur.

 

Parmi ces successeurs de Freud, qui ont ré ouvert le dossier, il y a un français, André Green, et son classique « Narcissisme de vie, narcissisme de mort ». Dont le titre dit d’emblée que le narcissisme, ce « ciment qui maintient l’unité de moi » peut devenir, quand il devient une issue devant les contraintes pesant sur le Moi en construction, une calamité qui a tout l’air d’une condamnation à perpétuité. Disons-le tout de suite, c’est un essai destiné aux psychologues et psychiatres. Pour en approcher, on doit avoir une connaissance du freudisme déjà acquise. Il est resté parfois obscur à ma lecture, malgré mon intérêt pour ces questions. Mais il y a de magnifiques formules. Green est un psy qui écrit bien. Ce n’est pas le cas de tous .

 

On parle beaucoup des « PN », pervers narcissiques, dans la presse hebdomadaire. Cela permet aux gens de régler leur compte rapidement à leurs adversaires, en deux lettres. Bienvenue dans ton tiroir mon ami. Or, le narcissique n’est pas forcément pervers et le pervers pas forcément narcissique. Green précise même : « les narcisses nous irritent peut-être encore plus que les pervers, parce que nous pouvons rêver d’être l’objet du désir d’un pervers (…) Narcisse nie Echo ».

 

Blessure à l’omnipotence

 

Le narcisse est un être blessé. Il souffre d’une blessure portée à l’ « omnipotence infantile » qu’il a directement ressentie ou projetée sur ses parents. L’achèvement du développement d’un « Moi » en chacun de nous se traduit par notre capacité à reconnaître les objets de notre désir en eux-mêmes. C’est ce que Narcisse n’est pas parvenu à réaliser tout à fait. Le Moi de Narcisse est devenu son propre objet de désir.

 

Le désir est un mouvement. Un mouvement qui décentre. Le sujet va vers l’objet. Ce désir implique une séparation. Or il fut un temps où le petit enfant a fusionné avec l’objet de son désir. C’était une émanation de lui-même. Au moment de la séparation d’avec le sein, tout bébé fait face à cette désillusion de passer du simple au double. L’objet n’est plus capable de lui faire retrouver le sentiment d’Unité. Certains ne s’en remettent pas. Ce sont les Narcisses.

Le Moi narcissique est alors confronté à l’angoisse de séparation et à celle d’une désintégration.

 

Le Moi est une chose bien fragile, qui doit entrer en rapport avec la réalité et en même temps s’investir narcissiquement, pour réaliser son unité spécifique.

 

Total

 

Comment s’exprime le narcissisme ? Parfois par une toute puissance de la pensée qui exprime les pouvoirs du Moi et s’avère une érotisation de la pensée. Par l’attirance par la toute-puissance du langage à maîtriser le monde. Ce n’est pas par hasard si le livre sacré par excellence commence en disant qu’au commencement était le verbe. Le narcisse est un être orgueilleux, qui ne rechigne nullement à être tête de turc, même s’il se sent d’une fragilité totale.

 

Le narcissisme aime. Il n’est pas incapable d’amour. Point du tout. Mais il est insatisfait, d’abord et avant tout. L’insatisfaction vient paradoxalement de ce que les satisfactions reçues libèrent le sujet du désir. Or, c’est insupportable puisque le désir ne peut être que total. Le narcisse est cet être qui se pense unique, « incarné dans son texte », libre autant qu’il le veut, en dialogue direct avec Dieu, jusqu’à la chute. La chute le désigne, lui, car il est l’élu aussi de la chute.

 

L’ascétisme est une forme du narcissisme. « L’ascétisme est serf de l’idéal » en effet. L’idéal ne vise qu’à reconstituer la fameuse unité perdue. Le narcissisme moral, quant à lui, qui prend les formes du messianisme politique par exemple, ou de l’idéalisation collective, correspond parfaitement à ces nécessités narcissiques d’exaltation et de sacrifice. Le tout ou rien, l’expansion et le retrait, tels sont les symptômes de l’agir narcissique. Le narcissisme est le contraire du masochisme. Le narcissisme est « toujours en dette envers l’idéal du moi ». Il ne se sent pas coupable, mais son sentiment caché est la honte. Qui ne se partage pas.

 

« Il a honte de n’être que ce qu’il est ou de prétendre à être plus qu’il n’est ».

 

Don Quichotte.

Pour lui, le pur, l’honneur ne saurait être sauf.

La honte est celle d’être doté, comme tout un chacun, d’une vie pulsionnelle (qui est un enfer car elle se heurte à l’impasse de la totalisation), d’où le déplacement sur la vie intellectuelle (en dehors de blocages scolaires adolescents).

Il y a une dimension destructrice dans cet aspect intellectuel. Destruction de la totalité qui a abandonné le Moi. Green parle carrément des « parents que l’on tue en lisant ».

 

Le narcissisme est cet objet de substitution qui veille le Moi comme la mère veillait sur l’enfant.

 

Condamnés ?

 

La création artistique est une issue possible. Mais le narcisse y retrouve aussi son cercle infernaL. Il affirme sa parenté pour ce qu’il écrit ou dessine, mais se blesse aussi à toute évaluation négative ou positive. Il en a pourtant besoin. Il voudrait que sa création soit un objet propre. Car cet objet ne peut rien lui apporter de total. Mais c’est impossible.

 

L’objet du désir est vécu comme « un complément d’être ». Ce qui expose à la frustration éternelle.

Pour les psychiatres, le narcissique est un patient redoutable, saisi entre angoisse de séparation et angoisse d’intrusion, donnant l’impression de se suicider à petit feu, parfois enveloppé d’une lourde carapace narcissique qui protège le Moi. Le patient veut bien vivre l’analyse, mais ça reste son analyse. « Il lui arrive quelque chose à lui ». Il emprunte donc un discours narratif plutôt que de se livrer à la libre association verbale. Ce discours n’est pas analysable.

Mais le narcisse est terrifié par l’idée de « délier » son discours, de rompre l’unité du Moi . Il ne parvient qu’à émettre un discours qui se veut cohérent et qui doit emporter l’adhésion.

 

Quel sera le but de la cure ? Essayer d’aller vers une re-naissance. Ou en tout cas vers la possibilité de tolérer au mieux l’ « état non intégré » de la vie sur terre. A ce qu’on puisse considérer les objets comme tels. Les rapports humains comme des liens, et non comme des « miens » et ou « tiens ».

 

Après plusieurs années d’analyse des conditions de répétition des impasses rencontrées par le patient, le psychanalyste entendra peut-être prononcés les mots de honte, d’orgueil, d’honneur, de déshonneur. On peut espérer que le poids se réduise.

 

Accepter les objets comme tels, c’est les accepter dans leur incertitude, leur variation potentielle, leur contingence. Ils doivent par exemple pouvoir pénétrer le Moi et le quitter ensuite. La vie est un désordre, ce qui se heurte à la prétention intense d’une totalisation par le narcisse.

 

Le narcisse essaie parfois de s’affranchir des objets du désir. Il fonctionne ainsi sur le tout ou rien. Il ne parvient pas à sortir de ce besoin d’Unité Egotique, de la recherche de l’alter ego, du « Neutre », du fantasme de réconciliation de l’Un et de l’Autre. C’est bien l’aspiration à une totalité auto suffisante, immortelle, à la fois mort et négation de la mort. Dans un autre article, sur un livre de Julia Kristeva, nous avons parlé de « La Chose ».

 

En réduisant les objets à un minimum vital, en méprisant le matériel par exemple, il est mis en échec par les pulsions qui demandent des objets. Mais l’objet fuit, s’absente nécessairement. L’ascétisme est une tentative de fuite de la dépendance aux objets, par déplacement vers le travail.

 

L’angoisse du chaos qui rebondit sur l’angoisse d’intrusion se traduit par une fuite des objets, qui peut prendre la forme du désordre matériel, du désordre dans les placards. La dépersonnalisation est une issue possible. Mais c’est une défense contre la folie. Et non une folie. Le narcisse est un névrosé, ou possiblement ce qu’on qualifie de « border line ».

 

Son malaise est souvent corporel. Son enfer à lui, c’est le corps. Ce corps qui embarrasse. Qui est une honte.

 

Et Green a cette sublime phrase pour tirer la conclusion de cet investissement narcissique qui compense la différence insupportable instaurée entre mère et enfant:

 

« Le narcissisme est l’effacement de la trace de l’Autre dans le désir de l’Un ».

(comprendre l'Un au sens d'Unité)

 

En revenant à Freud, on se souvient que le narcissisme primaire est une manière de baisser la tension pour le Moi pris entre plusieurs feux. Ce vers quoi on tend c’est la tension zéro (mort/immortalité).Le repli narcissique est évidemment un leurre. Le Moi se déçoit nécessairement face à l’Idéal du Moi qui devient son objet. Le Moi perd son équilibre et expose à de violentes angoisses.

 

Que doit admettre le narcisse ? Durement.

 

C’est qu’il est « impensable d’être tout à fait l’Un ni tout à fait l’Autre ». Soit renoncer à l’Unité du double.

De soi et de l’objet.

De soi et du monde.

 

Bon courage à vous !

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2 avril 2015 4 02 /04 /avril /2015 20:11
La prison blanche postmoderne ("le postmodernisme, logique culturelle du capitalisme tardif, Fredric Jameson)
La prison blanche postmoderne ("le postmodernisme, logique culturelle du capitalisme tardif, Fredric Jameson)

Il s'agit d'un long essai écrit en 1991, qui a marqué, dit-on, la pensée de ce qu'on qualifie de "post modernité" : notre temps. Il est écrit par un marxiste américain, et réédité aux très sélectives éditions des beaux Arts de Paris.

 

Je ne le conseillerai pas franchement. Ce n'est pas qu'il soit inintéressant, mais il s'adresse, sans aucun effort de clarté, mais bien au contraire un certain snobisme apparent (involontaire sans doute), à un public d'universitaires pointus. Ce qui pour un marxiste a toujours un aspect paradoxal que je ne m'explique pas. Bien entendu parfois, il y a besoin d'aller sur les montagnes pour régler certains problèmes conceptuels. Mais souvent, l'hérmétisme (et ici quel hérmétisme !) est juste inutile, car il est possible d'aborder plus simplement ce dont il est question (à moins que la traduction y soit pour quelque chose, ce qui est possible). C'est le cas, en partie, ce me semble, dans cet essai. Qui tout de même recèle des percées théoriques et formelles de grand talent. Et particulierement un très beau passage, brillant, au sujet d'une maison d'architecte à Santa Monica. Celle de Frank Gerhy, construite en 1979, symptome de la postmodernité, mais aussi tentative de discours "matériel" sur la postmodernité.

 

Un grand penseur ne fait pas un grand écrivain. Comme un grand écrivain ne fait pas un grand orateur, et pourtant l'on dit que ce qui se pense clairement s'énonce clairement.

 

Sa rédaction est saturée de références culturelles jusqu'à l'indigeste (des noms en veux tu en voila, qui se percutent, dans la même phrase), parfois références méconnues en Europe, qui rendent la lecture très compliquée. De plus Fredric Jameson a tendance à réfléchir, dans "le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif" comme on pense tout haut (il use souvent de l'expression "en attendant" pour introduire un chapitre, ce qui est assez caractéristique de celui qui pense tout haut) : il file tout droit, digresse, creuse quand il a envie. Un flot. Un flux, comme ce flux dont il parle d'ailleurs, celui de la postmodernité qu'il regarde avec intérêt esthétique et pessimisme politique.

 

Nous serions bien trop structurés, dans notre inconscient même, par cette postmodernité là pour parvenir à la critiquer vraiment et à la combattre. En ce sens, l'apathie politique qui a succédé à la grande crise du capitalisme de 2008 lui donne largement raison. Nous n'avons plus les catégories mentales pour nous distancier autrement que superficiellement des valeurs du mode de production dans lequel nous vivons (ceci rappelle les analyses d'Alain Accardo sur "le petit bourgeois gentilhomme"). Consommateurs on nous a voulus, consommateurs nous sommes, jusqu'à notre manière de vivre la politique, et même quand la politique que nous choisirions serait explicitement désireuse d'abattre le système. L'admirateur du che Guevara aura besoin d'une boutique où acheter son t shirt à son effigie, et ça l'emportera.

 

La postmodernité, forme culturelle du capital transnational (on disait multinational en 1991)

 

Ce que la réflexion de Jameson a de supérieur à des ouvrages plus compréhensibles que nous avons abordés par exemple dans ce blog, au sujet de l'art contemporain (par exemple un essai récent de Nathalie Heinich), c'est la force de sa réflexion matérialiste, et des liens qu'il établit entre le nouvel âge du capitalisme (transnational et étendu à la quasi intégralité de la planète, ce qui le distingue de la période moderne où il était impérialiste et encore confronté à la concurrence de formes archaiques) et la culture de l'époque. Il a aussi l'ambition de couvrir la culture d'un large survol, de l'architecture au roman français, jusqu'à la théorie.

 

Le postmodernisme n'a de sens que parce qu'il succède au modernisme, qu'il rompt avec lui. La modernisation achevée, la nature a été vaincue. La culture devient une seconde nature. La postmodernité est la sortie de cette lutte de la modernité contre la loi naturelle. Elle sort aussi de l'Histoire, à ce titre.

 

La culture, seconde nature, devient d'autant plus stratégique pour le capitalisme qu'elle s'intègre à la production de marchandises en général (première source d'export pour les Etats-Unis aujourd'hui). La production frénétique d'inédit, de nouveauté culturelle est vitale pour le système économique. C'est elle qui assure sa reproduction par le renouvellement incessant de la consommation.

 

Il est malaisé de penser la postmodernité, car on essaie de penser comme une époque quelque chose qui justement cesse de penser historiquement. Ce n'est pas un hasard si la parution du livre de Jameson est proche de celle des écrits du libéral hégelien Fukuyama, sur "la fin de l'Histoire".

 

Confusion dans la culture

 

Elle est difficile à saisir, fuyante mais ses caractéristiques évidentes sont un certain nivellement, qui fait que "tout est texte" (que refusait le modernisme), le traitement de tout comme une simple surface, le recours aux simulacres. L'effacement des distinctions dans la culture (on parle ainsi de "théorie" plutôt que de philosophie distinguée à la sociologie par exemple. On ne sépare plus "la grande" culture et la culture de masse) qui coexiste paradoxalement avec le refus des pensées totalisantes (totalitaires dira t-on), et la compartimentation de l'esprit humain.

 

Le postmodernisme a substitué le pastiche à la parodie, celle-ci réclamant une référence solide pour la caricaturer. Le pastiche est une sorte d'ironie blanche, vide. A l'humour il préfère la mimique. Le postmodernisme est au moderne ce que Yann Barthès est à Coluche.

 

On voit assez facilement le lien entre cette culture et la nécessité de la réduction de tout à être uniquement marchandise. Rien ne doit s'interposer.

 

Aux chaussures de paysan bousillées magnifiées par le moderne Van Gogh, manifestant l'utopie d'une perception nouvelle du monde, succèdent les chaussures en série, aplaties, de Wharol, qui nous parlent du fétichisme marchand mais de manière performative. Sans pouvoir nous proposer quelque utopie. Sauf d'être soi-même marchandise, ce que Warhol assume.

 

A l'angoisse du sujet névrosé qui ressortait de la modernité, qui s'exprimait dans "le cri" de Munch, la postmodernité préfére la schizophrénie (celle que célèbrent d'ailleurs Deleuze et Guattari), la rupture des temporalités. La schizophrénie dans les décombres de la culture qu'on cite, dans une succession de présents sans perspective.

 

Jameson ne fait pas dans le marxisme vulgaire, il est conscient de l'"interrelation de la culture et de l'économique", qui n'est pas "à sens unique". La postmodernité produit ainsi culturellement des invididus capables de fonctionner dans le nouveau monde capitaliste, celui de la mondialisation, de l'immédiateté des échanges, de la flexibilité absolue. Jameson est lucide sur l'apparition de ce nouvel âge assez tôt, alors que le mur de Berlin n'est pas encore tombé. Il le doit à la lecture d'Ernest Mandel, théoricien marxiste qui s'il ne réussit pas à faire de la quatrième internationale une force politique conséquente, laisse un grand héritage théorique.

 

La postmodernité préfère l'espace au temps (historique). Elle spatialise le temps. Le champ spatial est la seule certitude de l'expérience puisque tout est mis en doute, tout étant culturel, détaché de tout signifié certain. D'où la place majeure de l'architecture dans la culture contemporaine.

 

Le marché mondial est devenu si abstrait, que l'identification du produit à son image, à travers les médias, pièce maîtresse de la postmodernité, identifie le marché aux médias, les unifie (effacement des frontières). On assiste devant la télévision à une symbiose entre le produit et le média, et donc entre la chose et son concept. Les produits deviennent le contenu même de l'image médiatique. Il es devenu difficile de séparer les segments narratifs à la télévision, de séparer ce qui est de la publicité de ce qui ne l'est pas. Le temps a été réinterprété par la télévision commerciale. Et il est le rythme réel de la vie du spectateur. La télévision est un flux total, sans mémoire, temps fictif, rythmé par la pub pendant laquelle on va reprendre une bière.

 

C'est pourquoi culturellement, la chose et le concept (dans l'art contemporain par exemple), ne se séparent plus. C'est pourquoi on a pu parler d'art conceptuel. C'est pourquoi le "nouveau roman" ne parle plus de rien. Il est autoréférencé.

 

S'échapper est illusoire

 

" Toute forme de réalité indépendante, extra culturelle, devient problématique". L'utopie d'une perception nouvelle, telle qu'elle a pu s'exprimer avec l'impressionnisme par exemple - et c'est le moment moderne-, n'"a nulle part où aller" (en ce sens la postmodernité n'est pas le nouveau pour le nouveau mais la renonciation au nouveau, la prégnance de la citation de la citation, du simulacre). La perception est écrasée par l'omniprésence de la culture et sa manière de s'effacer elle-même, d'échapper à la critique en se vidant elle-même de signification. La vidéo expérimentale a porté très haut ce "jeu aléatoire des signifiants" en bricolant d'anciennes images sans cesse. La critique des interprétations est devenue impossibilité revendiquée de l'interprétation.

 

Echapper à la postmodernité semble illusoire, mais en plus on ne peut pas la critiquer, car elle sépare tous les plans. Elle refuse toute unification. Elle se présente sous la forme d'une mosaïque sans hiérarchie ni ciment ni reflet. Réalité qui nous bombarde d'un tir de barrage "perceptuel d'immédiateté".

 

Il y a ce beau chapitre sur la maison de Frank Ghery, construite à Santa Monica, qui est à la fois un commentaire et un témoignage de la post modernité. Une maison où rien n'est en angle droit, rien ne fuit vers le même point, où des éléments, comme un cube, semble s'insérer furieusement dans l'ancien, où on a du mal à distinguer l'intérieur de l'extérieur. La désorientation y est de mise, comme le simulacre (présence d'une porte traditionnelle donnant sur une chambre de bonne). Ghery choisit de vivre là-dedans. Pourtant lucide sur ce monde. Comme s'il s'agissait quand même d'y faire son nid.

 

La crise de la représentation devient radicale dans la postmodernité. Elle était déja posée dans la modernité. Les machines de notre temps ne sont pas de production, mais de reproduction (la télé, l'ordinateur). La production ne se représente plus (où sont nos Ferdinand Léger ?). Nos représentations deviennent impuissantes devant un système monde en réseau qui nous échappe. La crise de la représentation est l'expression de notre incapacité cognitive à cartographier ce réseau mondial du capitalisme tardif. Représenter devient vain, d'où la fin du style, la fin du coup de pinceau. Et Jameson de développer en quoi l'impotence à cartographier la ville participe de notre aliénation.

 

La postmodernité se présente comme une certaine libération par rapport à l'histoire de l'art, par rapport aux hiérarchies et obligations, aux canons, à la grandeur utopique du modernisme, mais aussi, malheureusement, par rapport aux sentiments. Car c'est évidemment la froideur qui ressort de cette absence de référence, de ce recours au simulacre et à la dépersonnalisation.

 

Reconstruire une cartographie mentale. La disputer au nihilisme marchand ou à ses autres concurrences (le fanatisme religieux, le fascisme haineux de l'Autre). Un incontournable pour qui réfléchit à un monde différent

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4 janvier 2015 7 04 /01 /janvier /2015 17:09
Front urbain ("Villes contestées, pour une géographie critique de l'urbain" - collectif)
Front urbain ("Villes contestées, pour une géographie critique de l'urbain" - collectif)

Les éditions "les prairies ordinaires" ont rassemblé des textes commentés par des chercheurs français, dressant le panorama mondial d'une géographie critique radicale de la ville contemporaine, soit de la ville capitaliste, puisque c'est le mécanisme d'accumulation, prenant ici la forme de la rente foncière principalement, qui est le principe organisateur centrale de notre urbanité.

 

Les auteurs présentés, bien que divergeant parfois quelque peu, travaillent tous sous l'ombre portée commune de trois grands penseurs critiques de la ville. D'abord Engels, et sa "Situation de la classe laborieuse de la classe ouvrière en angleterre", qui n'a pas pris une ride, puis un français, Henri Lefevre, auteur fondateur de cette recherche de la lutte des classes dans l'espace ("le droit à la la ville", "la production de l'espace") et David Harvey, le contemporain, qui a contribué à réactualiser et prolonger les constats de Lefevre dans le contexte du néolibéralisme.

 

Les extraits de livres et articles qui forment cet ouvrage théorique - "Villes contestées"- ont pour arrière plan un monde réel où la moitié de la population vit en ville. Plus que jamais, alors que le monde du travail est atomisé, elle est le théâtre de la revendication politique (les mouvements des places, d'Istanbul à Wall street, jusqu'au Caire). Semble ainsi s'exacerber une confrontation entre une population urbaine disparate, colérique et riche de ressources (notamment éducatives et communicationnelles, il est dommage que l'ouvrage, certes "géographique" ignore bien souvent les aspects sociologiques des enjeux, se concentrant sur la production de l'espace et les rapports de forces qu'il induit) et les flux de capitaux dans leur effet créateur-destructeur de l'urbain.

 

La pression de la valeur d'échange (valeur suprême de notre monde au détriment de la valeur d'usage. Par exemple un immeuble cher vide a plus de valeur qu'un immeuble moins cher mais qui sert à l'habitat d'êtres humains) s'est intensifiée sur les villes, sous l'effet de la privatisation des espaces et services et des mécaniques spéculatives.

 

Se vendre en payant

 

Sous l'emprise du capital, la ville, dans ce portrait réaliste, est pareille au travailleur . elle subit, et essaie de se vendre. David Harvey, la grande figure de cette géographie radicale, porte cette idée selon laquelle le capital est la source de la recréation permanente de l'espace urbain. Au managérialisme des administrations urbaines a succédé, avec la contre offensive libérale, une transformation des acteurs locaux en entrepreneurs coalisés (mairie, CCI, architectes, etc...). La notion de "PPP" (partenariat public privé) résume cet état des forces qui voit le capitalisme imposer au monde local la prise en charge d'une partie de ses coûts, et acquérir grâce à cela encore plus de liberté de mouvement et de volatilité. L'investissement dépend désormais d'une négociation systématique entre capital et acteurs locaux, ces derniers étant le couteau sous la gorge : " L'avant garde la plus farouche des socialistes municipaux sera contrainte de jouer le jeu capitaliste".

 

En plus de prendre en charge toutes les externalisations possibles, le monde local est sommé de créer un "climat propice aux affaires", en investissant (stades, marinas, lieux de consommation, sécurisation de l'espace, distractions..), et en prenant des risques qu'il internalise en lieu et place du marché. Comme l'organisation de manifestations coûteuses sans garantie d'avenir. Cette intégration des risques par le service public, qui se fait au détriment d'autres dépenses, permet au capital de se détacher des territoires aussi vite que possible, et de monopoliser les bénéfices. En investissant, les villes assurent les conditions de la rente foncière urbaine du capitalisme spéculatif, dont la valorisation est prise en charge par le service public. Et si dans le meilleur des cas (gestion locale critique du libéralisme), on impose des logements sociaux dans un programme par exemple, des équipements publics, alors le coût en sera reporté sur la collectivité d'une manière ou d'une autre. Les bénéfices seront privatisés.

 

La lutte des villes pour des rentes de monopole est incertaine et sans fin (tout le monde veut son musée Guggenheim). Elle transforme les villes en gigantesques subventionneurs du profit privé. Ceci démontrant encore une fois que le discours libéral est hypocrite, car sous le prétendu "moins d'Etat", il y en a tout autant, mais pour une destination réorientée et souterraine. Parralèlement, se développe pour une autre partie de la ville une économie informelle, et l'on voit dans des villes mosaïques se développer des oasis de richesse dans des étendues de pauvreté. Les retombées d'"intérêt général" des projets ne sont que rarement au rendez-vous, la ponction des richesses publiques étant unilatérale.

 

Cette mise en concurrence en contexte de volatilité est créatrice d'une ambiance urbaine bien particulière, que David Harvey décrit ici sublimement :

 

" Nous sommes désormais en mesure d'identifier une connexion, souterraine mais essentielle, entre l'essor de l'entreneurialisme et le goût post moderne des fragments urbains au détriment de l'aménagement global ; de l'éphémère et de l'ecclectisme ; de la citation et de la fiction au détriment de la fonction ; du medium au détriment du message ; et de l'image au détriment de la substance".

 

Camelote, trompes l'oeil et précarité, voici ce que nous récoltons.

 

Opacité et inégalité au coeur

 

Les organes para publics chargés des opérations urbaines, à travers des logiques ciblées, s'exonérant des institutions démocratiques, parfois de toute publicité (secret commercial, droit des marchés....) couvrent l'urbanisation d'une opacité nouvelle pour les habitants mais aussi pour les élus et les agents publics eux-mêmes. Se tissent des réseaux de quelques spécialistes issus du monde des promoteurs, des hauts fonctionnaires, des experts agencisés, où tout se décide. Les Grands Projets Urbains, parfois déployés au nom du "social", visent de manière sous jacente la valorisation d'une portion de l'agglomération. Le but en est l'augmentation des loyers et des plus values. Même si d'un point de vue marketing, le multi culturalisme ou l'environnement sont des arguments très forts dans ces projets, il reste que les géographes radicaux soulignent qu'au bout du compte un même principe s'impose : l'espace est "structuré en premier lieu par le principe de la rente foncière selon lequel l'utilisation la plus profitable s'impose".

 

Neil Smith a pour sa part montré que la ville capitaliste est forcément inégalitaire, comme on le lit déjà chez Engels parlant d'Haussman, car elle repose sur le développement inégal. Ainsi le capital a besoin de cycles de valorisation et de dévalorisation. Ce qui s'observe à travers les dynamiques centres banlieues. La dévalorisation d'un territoire, après l'usure de l'investissement, pousse le capital à investir ailleurs, puis à y ériger des barrières, une nouvelle dévalorisation rendant ainsi les territoires perdus à nouveau attractifs. Des cycles qu'on a pu observer à travers la renaissance de quartiers en friche, un peu partout en Europe. L'accumulation du capital a besoin de ces dynamiques inégalitaires pour se reproduire.

 

La ville de toutes les dominations

 

Cette géographie critique s'est emparée de toutes les formes de domination. Il existe ainsi une géographie féministe, qui d'ailleurs montre que la ville est à la fois contrainte et ressource pour les femmes (par rapport à la société traditionnelle rurale). Melissa R Gilbert qui a étudié les stratégies de survie des travailleuses pauvres  montre qu'il n'y a pas d'équivalence entre immobilité et impuissance. Si la dimension patriarcale de la ville conduit au confinement spatial des femmes sans ressources, des femmes noires aux Etats-Unis, celles-ci ont transformé cette contrainte en levier aussi. L'isolement peut être une réponse, et nous ne devons pas la voir de manière ethnocentriste en nous contentant de larmes sur le communautarisme.

 

Une autre cible des auteurs est le "gouvernement par le crime" (Jonathan simon) qui caractérise de plus en plus les villes. On peut le caractériser comme le fait de pousser les gens à choisir les lieux ou vivre en fonction de leur perception du crime. La vidéo surveillance, dont les auteurs rappellent l'inefficacité éprouvée sur le crime, a pour but latent de trier les comportements. De sélectionner les populations. Les caméras, placées de manière sélective, jouent ce rôle là, et certains élus ne s'en cachent pas. Ainsi une maire a t-elle placé des caméras, parce qu'il "y avait trop de punks" au centre ville. On ne peut pas interdire à un pauvre de fréquenter une rue, mais le regard officiel, omniprésent, dissuade d'y venir. Telle est la vraie fonction, sociale, de la caméra.

 

Les auteurs nous appellent d'abord à défendre l'espace public. Car "dans une société où toute propriété serait privée, ceux qui n'en possèderaient aucune ne pourraient tout simplement pas exister". Le mouvement social doit se redéployer en ville, et proposer, comme le dit le brésilien Marcelo Lopez de Soza, un "urbanisme par le bas", indépendant des mouvements politiques aspirant à gérer les municipalités, qui même par la meilleure des volontés, se retrouvent dans de la gestion de crise et de la coopération avec le capital. Un adversaire redoutable de ces acteurs sociaux reste le pouvoir gangstériste, que Soza a connu dans les favelas, et qui doit nous mener à considérer d'un oeil averti la question de l'ordre dans certaines configurations.

 

Un mot d'ordre : justice spatiale

 

L'injustice est spatiale, elle se matérialise dans l'espace de vie. La liberté c'est donc aussi créer de nouveaux espaces, affirmer des espaces de libération (y compris sur le réseau virtuel). Un auteur évoque la lutte réussie des habitants de Californie pour réorienter les dessertes des réseaux de bus à leur bénéfice, vraie mesure de redistribution sociale obtenue. Mais il aurait pu rappeler que la lutte pour la justice s'est depuis longtemps concrétisée dans des espaces (ainsi en a t-il été des luttes nationales à un niveau macro), dans l'usage des services structurant cet espace. Rosa Parks un jour a refusé de se lever de sa place dans le bus.

 

Enfin Harvey évoque, et l'on songe ici aux appels au secours vains de la Commune de Paris de 1871, à une possible action coordonnée des villes qui pourrait les aider à sortir du chantâge au toujours plus, imposé par les flux de capitaux. La solidarité plutôt que la compétition mortifère.

 

Une utopie ? Après tout, les grands barons décentralisés savent faire conférence de presse commune pour parler vaguement de "rapprochement". Pourquoi ne pourraient-ils pas aussi affirmer ensemble une autre vision de la ville que celle de la valeur d'échange ? Dont la source reste au coeur du mode de production. C'est là le problème à traiter. Celui de l'accumulation aveugle, sans fin, pour elle-même.

 

Le livre touche juste, et traduit en théorie ces intuitions mornes que l'on éprouve au détour d'une promenade en ville. Le seul regard géographique ne me paraît cependant pas suffire à produire le tableau d'une ville contestée. Le thème aurait sans doute mérité, comme l'anthologie réalisée par Mme Choay sur les pensées urbaines (voir dans ce blog), une approche beaucoup plus diverse de la contestation, mêlant aux apports des géographes, dont on souhaitait dans ce livre marquer l'apport (sans doute pour donner envie aux étudiants de s'engouffrer dans les hypothèses), les richesses de la sociologie , de la littérature, de l'Essai, de la critique aussi (s'il est un domaine qui nous parle des villes, c'est bien le cinéma).

 

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24 décembre 2014 3 24 /12 /décembre /2014 13:23

Julia Kristeva, une de nos grandes intellectuelles, si discrète, munie d'un style élégant, empathique, vibrant malgré la profondeur de ses analyses, nous aide dans un essai déjà un peu ancien, "Soleil noir -dépression et mélancolie" à sortir de l'enfer des classifications (une maladie mentale nouvelle par jour, et des discussions incessantes pour se demander si l'on est face à un bipolaire ou un border line ou un "PN").

 

Classifications qui sont autant de niches marketing pour des spécialistes et les laboratoires, mais qui ne permettent pas forcément d'y voir clair, pour ceux qui souffrent, en les enfermant encore un petit peu plus dans l'obscurité, et dans la quête d'étiquetages pseudo rassurants, mais qui n'ouvrent pas sur le sens.

 

Car tout cela, toute cette souffrance qui envahit les êtres, doit bien avoir un sens. Si la chimie peut soulager, elle ne conduit pas au sens. La chimie soulage certes, et fort heureusement. Mais n'est ce pas reculer pour mieux sauter que trouver des expédients comme la traque de la bonne définition de ce que l'on vit ? Kristeva nous propose de retrouver l'essentiel du malaise. Un livre utile au moment où l'on voit déferler des portraits rassurants des propriétés ciblant "le pervers", "le harceleur", etc... Qui décrivent des attitudes, des indices, mais qui ne nous permettent pas de comprendre de quoi il s'agit pour l'humaine condition.

 

Kristeva revient à la racine de ce qu'est la dépression, peu importe ses manifestations : la mélancolie, l'angoisse, l'alternance de phases maniaques et désespérées. Comme on l'a vu dans ce blog avec Alain Erhenberg ("La société du malaise"), la psychanalyse voyait au départ la névrose comme une agressivité portée sur un objet. Mais c'était le temps du surmoi trop fort qui avait été subi. Aujourd'hui, le dépressif qui vient en cure n'en veut à personne, n'a pas d'ennemi. Il se sent vide, carencé, et non lésé comme autrefois dans une société autoritaire. Il se sent vide, car abandonné.

 

La dépression c'est d'abord "la perte". La perte de "la Chose". C'est à dire de la fusion initiale. Celle que l'on vécut avant la consolidation du Moi. Dans l'utérus et dans les premiers mois de la vie. Le dépressif est le fils d'un deuil inaccompli. Pour un certain nombre de raisons, par exemple une sur protection, un sur investissement, d'avoir été considéré comme "prothèse narcissique" parentale, le sujet ne s'est pas remis d'avoir quitté la Chose. La tristesse lui tient leu d'enveloppe substitutive lui permettant du moins de maintenir l'unité du Moi. Le mélancolique quand il dessine, a tendance à produire de l'abstrait clivé, témoignant de son deuil de l'unité psychique.

 

Celui qui n'a pas accompli, par l'entrée dans le monde symbolique, la rupture avec la chose, vivra tout comme une réminiscence de cette séparation qui le domine. Il ne pourra pas être, et c'est l'Etre qui lui échappera. Ainsi Kristeva voit le dépressif comme un athée radical. Ce morose ne peut pas considérer de transcendance, puisqu'il porte inévitablement le cercueil de sa propre transcendance. La recherche de la Chose ne peut que le conduire qu'à l'échec. Il ne la retrouvera pas, évidemment.

 

La manière de sortir de la Chose, pour cette héritière de Lacan, c'est le langage, le signifiant. Le dépressif déprécie le langage. Il le considère comme une ruine. Il ne croit pas au langage. Ainsi est il fréquemment hyper lucide, capable même de prouesses cognitives. il ne croit pas à la parole au fond et donc a recours à un langage arbitraire, ou bien à une volonté de maitrise absolue et à la soif du savoir. Mais il n'adhère pas au symbolique du langage. Le thérapeute va s'efforcer de l'y aider.

 

La voie pour le mélancolique, c'est la sublimation. La beauté. La prosodie qui permet de jouer avec la chose, de créer plutôt que de contempler le néant où nous a laissé la perte de la Chose. La découverte de la pluralité du sens, et donc de l'utilité du symbolique.

 

Kristeva propose ainsi une série d'explorations de cette sublimation. L'art religieux, avec un tableau,  le Christ de Holbein. Ce Jésus magnifiquement cathartique, qui dit "Père, pourquoi m'as tu abandonné ?" (le christianisme a réussi parce qu'il était formidablement doué psychologiquement). Nerval et son "Desdichado", c'est à dire le "déshérité". Dostoïevski et l'économie psychique du pardon. Car une solution, aussi, est le pardon. Duras, et sa littérature sans aucune torsion de sens, à fleur de douleur, où la ruine du langage est manifestée par les personnages. On ne peut pas parler d'Hiroshima, on ne peut que parler de l'impossibilité de parler d'Hiroshima. Qu'est ce qui nous émeut chez les personnages de Duras si ce ne sont ces phrases elliptiques, cette reconnaissance de l'impossible parole ? Et la tristesse qui s'en écoule.

 

Sublimons alors. Puisqu'il en est encore temps.

Les obsèques ratées de la Chose ("Soleil noir", Julia Kristeva)
Les obsèques ratées de la Chose ("Soleil noir", Julia Kristeva)
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13 décembre 2014 6 13 /12 /décembre /2014 07:58

La grande crise du capitalisme, déclenchée par l'explosion de la bulle spéculative, de 2008 a été l'étincelle déclenchant des mouvements massifs d'expression populaire dans le monde entier, aux sorts différents. Sandra Laugier, philosophe, et Albert Ogien, sociologue, y voient, dans "Le principe démocratie, enquête sur les nouvelles formes du politique", un phénomène qui n'a rien d'une poussée épidermique mais préfigure sans doute une profonde réactualisation du politique. Mais le temps du politique n'est pas celui de l'actualité ou un tweet chasse l'autre. C'est le temps long du changement social.

 

Ces mouvements conduisent en effet  la politique (activité séparée, impliquant l'Etat, les parti, la loi... L'institutionnel), et le politique (ce qui nous relie) à se percuter. Par delà leurs différences, comme une grande vague mondiale, ces mouvements sont venus interroger la scission entre le et la politique, et dire que l'activité politique avait pour objet : le politique lui-même. Ce qu'Hannah Arendt a beaucoup développé dans son oeuvre (de manière étonnante cela n'apparait que dans une note de bas de page).

 

Ces mouvements avaient tous un mot d'ordre commun, subsumant tous les autres : démocratie. La démocratie réelle, égalitaire, est devenue la revendication du mouvement social mondial. Et cela a une profonde signification.

 

Ce mot de démocratie est devenu l'enveloppe générale qui regroupe les exigences de dignité, de transparence, de maitrise de son destin, de défense des droits sociaux, d'accès à l'éducation ou à un niveau de vie correct. La conscience se généralise que pour parvenir à vivre mieux, c'est le politique lui-même que l'on doit mettre en question, dans sa substance.  La demande, et surtout la manifestation dans les faits de la démocratie réelle, suppose que nous ne sommes pas en démocratie. Qu'elle est une ombre sur la caverne. Des faits divers spectaculaires, impliquant des individus, comme Assange ou Snowden renvoyaient à la même tonalité.

 

Même les mouvements réactionnaires, comme "le printemps français" ou le tea party , ou les intégristes de tous poils, n'ont plus que cette démocratie en bouche.

 

Les mouvements du printemps arabe, de Londres, du Chili, d'Espagne et de Lisbonne, de Turquie, ont tous veillé à une triple exigence : pas de leader, pas de programme pré défini, pas d'affiliation partisane. La référence fut partout l'égalité entre les individus, et la prise en compte, à égalité, de la parole de chacun, qui pèse autant que celle de n'importe qui, et se trouve le mieux placé pour dire ce qui lui convient. Les mouvements avaient en commun une detestation du pouvoir.

 

La non violence a été aussi une visée de tous, sauf exceptions. Pour des raisons stratégiques, apprises chez Ghandi, mais pas seulement.

 

Aussi parce que l'idée qui importe désormais, c'est celle de l'ici et maintenant. De vivre une "expérience", c'est à dire de commencer à changer les choses directement, en se changeant au passage. C'est très important, et c'est une leçon de sagesse que les auteurs ne reprennent pas sous cette formule, mais je l'utilise : les moyens de l'action en orientent les fins. C'est la grande leçon du XXeme siècle. Et jacques Rancière, cité, dit :

 

"on ne réalise l'égalité pour autant qu'on part de l'égalité".

 

On dit que ces mouvements ne représentaient rien parce que les élections les ont balayées (pas toujours cependant). Mais c'est oublier selon les auteurs que nous ne sommes pas dans les mêmes registres. Ce qui s'est joué dans les mouvements et ce qui est dit dans l'urne ne sont pas forcément connectés. Ce sont des rationalités différentes.

 

Ces mouvement s'inscrivent dans un "travail politique" incessant de la société, qui peut avoir un impact profond. Ainsi mai 68 a donné lieu a un parlement écrasant à droite, mais qui nierait que ce fut une bifurcation historique ?

 

La pensée critique est divisée sur l'analyse de ces mouvements. Un Alain Badiou n'y voit qu'une illusion renforcée sur la démocratie et une absence de discipline qui ne mène à rien. Ce qui n'est que la réactualisation de son léninisme. Negri et Hardt y voient le départ d'un travail des "multitudes" qui se constituent en sujet politique, et qui "destituent" (les marchés, les Etats, les vieux partis) avant de "constituer". Mais ils restent dans cette idée que la politique c'est un projet, une stratégie, de l'institutionnalisation. Jacques Rancière semble avoir approché de plus près ce qui se passe. Pour lui, la politique c'est rendre visible ce qui ne l'était pas, changer la destination d'un lieu, faire surgir le muet, briser une assignation. La démocratie est ainsi un éternel débordement.

 

Pour les deux auteurs, proches de Rancière sur ce point, ces mouvements sont de la politique en acte, la réactualisation vivante de la démocratie, l'affirmation du politique en tant que tel, et en tant que manifestation de l'égalité. Un "cogito" cartésien collectif. Nous sommes, et nous sommes égaux. Donc ces mouvements font de la politique sur la politique.

 

En particulier, en ressortent des idées nouvelles sur la politique : celle de l'injustice démocratique. Le constat de la condamnation au silence de certaines populations, qui surgissent sur la scène.  Celle aussi, qui a été traitée par les penseurs sous le terme de "care" (pas la version de Martine Aubry, qui parle de société du soin, soit un ripolinage de l'Etat social). Le care c'est un appel au changement de regard. C'est l'attention au particulier. A la voix de chacun.

 

Il y a dans ces mouvements l'idée, on l'a dit d'"expérience". Le philosophe qui revient fort, John Dewey, parlait de la démocratie comme "enquête". Nous serions une communauté d'enquêteurs qui partent de ce qu'ils sont et essaient ensemble de surmonter des problèmes (cela me semble déboucher sur le principe délibératif). Je pense aussi à l'éthique orwellienne fondée sur l'enquête, ou aux anthropologues, êtres sans préjugés.

 

Au souci du particulier correspond le souci du détail. Ces mouvements ont cherché des procédures les protégeant de la dérive personnelle, de la loi d'airain de l'oligarchie, mais aussi leur permettant de conserver leur unité. L'unité dans le pluralisme radical. Le mouvement le plus large ("les 99 %) dans le respect maximal de l'autonomie.

 

(Ce n'est pas un hasard si Sandra Laugier est une spécialiste de Wittgeinstein. Dont elle effectue aussi une lecture politique. Ainsi dans ce livre voit elle les mouvements manifester un souci du langage, de la parole d'autrui, un effort d'écoute et de rapprochement, qui évoquent l'éthique du philosophe allemand.)

 

Ces mouvements n'ont pas demandé la disparition de la politique en tant que telle. Mais l'ont violemment interrogée. Et en ont demandé le mariage avec LE politique. Là est le fait majeur, mondial, qui selon les auteurs fera florès. Car il repose sur une puissante lame de fond : l'individualisation, alliée au niveau élevé d'éducation à la remise en cause des hiérarchies et des monopoles d'information, à la frustration des jeunesses éduquées et connectées.

 

C'est donc un essai éclairant, capable de resituer des évènements parfois contradictoires dans une perspective, qui plus est optimiste. Les auteurs parient sur une repolitisation du monde, mais qui passe par la subversion de la politique telle que nous l'avons envisagée jusqu'à présent, c'est à dire cristallisée dans un éventail institutionnel.

 

Un regret sur cette lecture est qu'elle consacre peut-être trop de temps à des enjeux théoriques et scolastiques un peu pointus (autour de l'éthique par exemple) au lieu d'explorer (le livre est pourtant une "enquête") les moyens évoqués, utilisés par ces mouvements pour faire de la politique l'enjeu de la politique.

 

Un autre regret est d'avoir mis de côté la production. Mais aussi la culture. Si on parle du politique, alors ces deux dimensions (ce qui nous permet de survivre ensemble et ce qui donne du sens à notre existence) sont fondamentales dans la réflexion sur le politique à venir. Le renouveau timide, mais réel, de la question de la démocratie économique, de la démocratie dans l'entreprise (à travers l''economie sociale et solidaire, même si elle ne porte pas le fer dans le coeur du système mais compte sur sa séduction), n'a pas sa place dans la réflexion des auteurs. Or, c'est sans doute la frontière politique décisive dans le monde libéral qui est est le nôtre.

De la politique au politique ( "Le principe démocratie, enquête sur les nouvelles formes du politique", Sandra Laugier, Albert Ogien)
De la politique au politique ( "Le principe démocratie, enquête sur les nouvelles formes du politique", Sandra Laugier, Albert Ogien)
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21 novembre 2014 5 21 /11 /novembre /2014 17:14

Les livres de Florence Aubenas devraient être rendus obligatoires pour tous ceux qui aspirent à des responsabilités publiques au sens large, tellement ils sont salubres (non, bien entendu, quel sacrilège de parler de lecture obligatoire... même pas la lettre de Guy Moquet. La lecture est ce qui doit être radicalement libre). Ecrits avec la plus grande des bienveillances, sans la moindre trace de jugement, sans démagogie ni affectation, ils vous fouettent d'un effet de réalité qui vous poursuit longtemps.

 

C'était le cas de son livre sur Outreau, de son formidable voyage ethnoparticipatif dans la précarité : "le quai de Ouistreham". C'est encore le cas de son recueil d'articles publié sous le titre "En France".

 

Grand reporter, héritière d'un Orwell dans cette volonté d'aller se coller à la réalité, comme le grand anglais le fit en Birmanie, en Espagne, ou dans la dèche à Paris et Londres, sur le quai de Wigan (Ouistreham...), Mme Aubenas a pris souvent le premier train pour aller décrire la vie de petits groupes d'individus, pour la plupart issus de la France populaire, et de ses franges les plus en difficulté. Dans de multiples régions, aux différents poles de la vie populaire, avec une préférence pour les régions oubliées. Les communes rurales excentrées, les cités, les anciennes régions industrielles.

 

Le résultat est un souffle de réel salutaire.

 

On plonge, à travers chaque article puisé dans du temps passé auprès de ces gens, à patiemment écouter, à juste observer d'un oeil lucide, dans un pays écrasé par des soucis matériels (les fins de mois voient la circulation automobile disparaitre dans certains coins, faute d'essence) et où l'espoir collectif et individuel a disparu, ne prenant la forme que de quelques fantasmes. Des faits qui n'existent pas médiatiquement, comme la hausse du fuel, ont eu une importance immense sur la vie quotidienne et sur le plan politique. 

 

C'est un pays déniaisé qui connait son affaire, n'a plus confiance dans ses institutions qu'il appréhende de manière hyper utilitariste, sans plus aucune illusion de réforme. Un pays qui se déchire, certes, chacun voulant ne pas ressembler à celui qui est juste en dessous, et donc le détestant, mais sans véritable haine au fond. Il y a toujours un peu de compréhension même si c'est chacun pour soi. Cette patience infinie du peuple explique aussi pourquoi nous ne sommes pas en guerre civile. C'est un pays drogué au consumérisme, à la nécessité de donner des signes aux autres, jusqu'à l'obsession. Un pays qui se sent humilié, abandonné, et où plus personne ne croit à une morale de type kantienne, chacun sachant à quoi s'en tenir avec le mensonge des paroles officielles. Le "nous les gens" perce parfois, même si les sentiments de solidarité recouvrent des périmètres de plus en plus réduits, se restreignant à la famille, à de petits groupes de relations. Un pays qui se déchire, mais qui est d'accord sur une chose : la politique est l'ennemie de la société.

 

C'est cette dernière idée qui ressort de la lecture. L'indifférence pour la politique telle qu'elle existe, et le sentiment profond qu'il y a "eux", les officiels, et "nous", les gens.

 

Dans ce qui commence à ressembler à une debandade, au bout d'une tornade de désindustralisation, le pays populaire, englué dans le quotidien, se débrouille en bricolant, en trichant (tout en détestant les aidés et les voleurs) et ne croit plus aux versions officielles (par exemple les diplômes). Sa vision du monde n'a pas grand chose avec le portrait qui en ressort à travers la parole légitime.

 

Le Front National, qui offre une identité de substitution à la citoyenneté, non pas vacillante comme on le dit, mais souvent disparue, y est la force la plus active et la plus respectée. Parce qu'il incarne le moyen de tout renverser. La seule digue qui retient encore les milieux populaires de se donner entièrement à l'extrême droite, c'est la conscience qu'avec une politique violente, ce serait encore plus compliqué pour tous. Mais les arguments moraux ou idéologiques n'ont pas cours. Ceux qui ont voulu propager les préjugés les plus grossiers ont gagné dans les classes populaires. Et s'appuient sur cette peur de ressembler au paria. Le sentiment de déclin est général. Et le pays se recroqueville, comme ces télés qu'on ne veut plus entendre.

 

Parfois cependant, il y a le plaisir de la vie simple. De pas grand chose. On continue à rire et à aimer. La décence ordinaire existe encore, même entre des gens censés s'entretuer (ainsi en est il à Hénin Beaumont où la violence annoncée n'est pas au rendez-vous, car l'envie même semble en manquer du côté des fascistes comme de leurs opposants). Des figures humaines parsèment le livre, marginalisées, incapables de changer quoi que ce oit, mais qui continuent leur travail, veulent rester dignes.

 

Le pays ne se comprend plus. Son image de lui-même semble difforme. Des coins tranquilles vivent dans la peur. D'autres, moins tranquilles, le paraissent et arrangent tout le monde par leur silence.

 

Au fond, même si on dit le contraire, on comprend les nécessités de survie de son voisin, on ne le repousse que pour se protéger, faute de mieux. C'est chacun pour soi, parce qu'il faut tenir. Et voila tout. Le livre apportera un démenti cinglant à tous ceux qui de manière mécaniste penseraient que les accablés deviennent à coup sûr des révolutionnaires.

 

Mais même les plaisirs simples sont rattrapés par l'esprit de normalisation (notamment dans une série d'articles étonnants sur la camargue et les dernières traces du camping sauvage). Non seulement la vie est dure, mais en plus on la complique. Au nom, certes, de principes souvent défendables, comme la protection du littoral et la sécurité. Mais à l'étouffement s'ajoute l'asphyxie.

 

Florence Aubenas n'est pas une défenseuse naive du peuple. Ni sa critique éplorée. Elle lui rend justice. Il existe. Sa vie est décrite, d'une écriture sans manières, sans effets. D'une écriture précise et d'un ton neutre, simple comme la vie de gens simples, dépouillé de tout jugement, de tout parasitage de la journaliste en son statut social. Ce réalisme là, sans esthétique projetée, est le meilleur hommage qu'on pouvait produire de la France populaire.

 

Hommage triste au final, désespérant. Bien que nous y rencontrons tant de figures qui ne veulent juste que s'en sortir, rien de plus. Sans généralement saccager la vie d'autrui, même si la violence, l'incivilité, l'irresponsabilité, imprègnent les courtes tranches de vie. Et c'est cela, sans doute, qui est un rayon de soleil sur le tableau.

 

Politiquement, qui lira ce livre puissant et simple, d'un oeil qui ne se résigne aux injustices, méditera sans doute sur l'urgence de réunifier le peuple plutôt que, par de nouveaux mécanismes censés l'aider, que de le diviser à nouveau. Car on y a pratiqué des fractures secondaires nombreuses, artificieuses, obsédantes. Ces fractures l'empêchent de lever la tête. De tenter de comprendre.

 

On ne saurait trop remercier Mme Aubenas pour sa défense, inlassable, du réel. Enfoui sous la chappe des euphémismes communicants, mais aussi des outrances grandiloquentes parfois, qui ne rendent pas compte, aussi, des ambivalences au sein du peuple.

 

 

Mon pays va mal ("En France", Florence Aubenas)
Mon pays va mal ("En France", Florence Aubenas)
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5 novembre 2014 3 05 /11 /novembre /2014 16:48

Eric Chauvier est un intempestif.

Cet anthropologue, qui s'était illustré il y a un ou deux ans (voir dans ce blog) par une défense des périurbains (subsumés par la critique de la périurbanité), dans un essai abruptement titré "contre telerama", élargit sa critique des concepts déshumanisants, même quand ils dégoûlinent d'humanisme, avec "Les mots sans les choses", clin d'oeil foucaldien justifié, puisqu'il s'agit de considérer les registres de discours comme des outils de pouvoir.

 

Chauvier, prolongeant son analyse de la novlangue post moderne, part à la charge contre le déferlement d'un langage auquel nous ne pouvons pas échapper, et qui borne notre capacité à simplement décrire ce que nous vivons sans passer au tamis d'une normalisation écrasante. J'ai songé à Pasolini parlant de la mort des lucioles pour évoquer la disparition des patois et l'autonomie d'un parler populaire désormais placé sous contrôle. Ici l'auteur pointe une généralisation d'un langage unique, asphyxiant socialement. L'autonomie du parler n'est plus envisageable, du fait de la communication massive, omniprésente, qui diffuse du concept pré mâché, dans lequel nous nous glissons forcément.

 

La source en est la vulgarisation de la science. Qui a des effets pervers déja pointés par Freud qui regrettait que le grand public use du mot "paranoia" à tort et à travers, sans savoir de quoi il s'agit réellement.

 

Aujourd'hui il me semble qu'on pourrait dire de même avec des notions comme "harcèlement" (qui finit par recouvrir toute demande insistante même si elle est légitime), ou "risque psycho social" (qui finit par recouvrir la vie toute entière, qui comme on le sait est angoissante et dangereuse. D'ailleurs à la fin on meurt...C'est dire). Le problème est qu'il y a des harceleurs, des pervers narcissiques, etc, mais qu'à force de les voir partout par l'usage plaqué des termes vulgarisés et déteints, on les rend au final invisibles dans la masse des tous coupables (ceci est une remarque personnelle qui n'est pas chez Chauvier, mais comme je fais un blog je vois pas pourquoi je glisserais pas des réflexions personnelles..... Non mais.).

 

Ces concepts sont donc diffusés, et font autorité. Par exemple le terme "les bobos", qui en gros est censé désigner les bourgeois progressistes des villes. Cet exemple montre bien comment on plaque du concept brutalement sur des expériences sociales hétérogènes, complexes, disparates. Ces "fictions théoriques" rendent le vécu inexprimable, puisqu'on sort tout de suite le terme stigmatisant de "bobo". Voila, réglé, vendu. On passe à autre chose. L'auteur prend aussi l'exemple de la "ville monde". Le citadin métropolitain est censé être un citoyen de la ville monde.... Oui, mais est ce sa vie qui est décrite par une telle expression ? Pas sûr. Pourtant c'est ainsi qu'il existe. Se sent il particulièrement mondialisé lui ? Le langage ne permet même pas d'ouvrir cet espace d'interrogation.

 

Nous sommes sommés de nous aligner. Ainsi est pris l'exemple d'un jeune en difficulté, younès, qui doit exprimer son "projet"... Il répond "faire de l'évènementiel".... Parce que c'est une catégorie qui "fait le buzz". Il sait qu'il donne satisfaction. Il ne dit pas "je veux faire", mais "faire", disant inconsciemment qu'il se raccorde. Son propre vécu est écarté, au profit d'une notion rassurante pour tout le monde. C'est très bien qu'il connaisse, n'est ce pas, cette expression là. C'est preuve qu'il est avec nous.

 

Chauvier rappelle que les enfants ne procèdent pas comme cela. Ils testent les concepts sur les situations. Ils ne disent pas "la bagnole", mais "la voiture rouge" par exemple. Nous, nous renonçons. Nous sommes attrapés par la toile du langage à notre disposition. Mais il n'a rien de neutre.

 

En particulier nous subissons le langage de la gouvernance. Qui comme on le sait est une manière de nier la conflictualité sociale. De laisser croire à une sorte de fluidité du monde social, ou il s'agirait simplement de s'articuler élégamment. La gouvernance est l'expression d'une société de partenaires ou personne ne domine personne. Qui ouvre un journal sait que c'est pure fiction. Ce langage de la gouvernance est caractérisé par l'effacement de la négativité. Ainsi en est il de l'expression "minorité visible". A nier la négativité on désamorce toute révolte, et chacun se trouve désemparé face à un monde qui ne tourne pas rond mais qui parle si gentiment de soi.

 

Certains, comme Pierre Bourdieu, conscients du fait que l'on "fait aboyer le concept de chien", ont essayé de donner place à une autonomie de l'expression, avec "la misère du monde". Cependant Bourdieu ne manque pas aussi d'imposer des concepts à plaquer, comme l'habitus. Pourquoi tu déconnes ? C'est mon habitus monsieur.

 

Chauvier nous confronte à une tâche immense de démystification du langage. Quand on nous parle, nous devrions demander ce que recouvrent les concepts entendus qui déferlent, balancés comme arguments d'autorité. Ainsi quand un politique dit que "Le pays va mieux", pourquoi ne pas lui demander ce qu'il entend par "pays" ? En somme il s'agit de lutter pied à pied contre les artifices qui sont utilisés et qui possèdent la personne qui l'utilisent.

 

Ces artifices brisent toute créativité. Car les acteurs sociaux sont conduits à travers les projets qu'ils déposent de se glisser dans ces gangues, et donc dans l'idéologie qui les crée. On doit ainsi  (l'exemple est de moi, j'espère que j'ai bien retiendu la leçon) répondre à des appels à projets sur "la participation des habitants". Mais la participation est une vision politique. Elle est différente d'autres visions possibles, dont il ne vient plus à l'esprit qu'elles se discutent. Mais le bombardement théorique autour de "la participation" est si intense qu'il étouffe toute déstabilisation du débat public.

 

L'auteur nous conduit donc à envisager des guerillas langagières. Ne pas nous laisser imposer des mots qui ne sont pas raccordés à des choses, des signifiants vides ou flous. Qu'entendez vous par "bobo" ? Un pigiste précaire qui aime le soja et porte des bermudas en lin, vivant dans un T1, est il un "bobo" ? Nous ne pouvons pas accepter le langage imposé si nous ne voulons pas vivre dans la caverne de Platon, enchaînés.

 

Pour une guerilla lexicale ("Les mots sans les choses", Eric Chauvier)
Pour une guerilla lexicale ("Les mots sans les choses", Eric Chauvier)
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18 octobre 2014 6 18 /10 /octobre /2014 19:25

Il existe une méthode scientifique consistant à colorer une rivière pour tracer le véritable parcours souterrain des eaux, lors des résurgences. En pointant le bout de son nez rouge la rivière témoigne des courants souterrains.

 

Les transfuges sociaux, que la philosophe Chantal Jaquet appelle plus directement les "transclasses", m'y font penser. En franchissant, en se transformant au passage des frontières sociales, ils les révèlent au grand jours. L'existence du transclasse acte de la réalité des classes, et de leur fracas, car ce n'est pas un passage facile et qui laisse indemne. Notre société n'est pas une somme d'atomes en compétition mais un ensemble solidement stratifié, ces tranches n'étant pas simplement superposées, mais entrant en antagonisme pour l'accès aux ressources et au pouvoir. La société est agonistique, et on s'y regroupe à travers des éléments objectifs (et non forcément conscients) pour donner forme à ces luttes multi dimensionnelles.

 

Ces gens qui s'aventurent dans la verticalité (voire dans d'autres déplacements sociaux, qui peuvent se cumuler)  constituent un thème récurrent de ce blog, à travers les lectures d'Annie Ernaux, de Zadie Smith, des travaux sociologiques de Jules Naudet sur la mobilité, et aujourd'hui de la spinoziste Chantal Jaquet. Elle fait d'ailleurs son matériau principal des témoignages d'Ernaux et d'Eribon, mais aussi de Pierre Bourdieu ("Esquisse d'auto analyse"). Mais à bien d'autres, comme ceux de Richard Wright ("Black boy"), de Richard Hoggart dans son autobiographie, de Jack London et son Martin Eden, de Julien Sorel, ou de Jules Michelet dans "Le peuple".

 

A vrai dire, l'exception du social, le heurt des parcours, constituent un filon particulièrement fructueux de la littérature. De la comédie humaine balzacienne à "jeu de société" de David Lodge qui met aux prises un directeur général industriel avec une universitaire littéraire férue de french theory.

 

Dans le système républicain, c'est l'école qui est la grande blanchisseuse de la reproduction des classes sociales. Elle légitime la reproduction par la fiction d'une abstraction : le mérite, selon des procédés que la sociologie a identifiés depuis longtemps, grâce à un transfuge, Pierre Bourdieu (en particulier la possession des codes et la connaissance des ficelles, le rapport institué à l'école dans la famille, l'influence de l'extérieur dans la scolarité, la capacité à s'orienter, le mécanisme des horizons d'attente plus ou moins bornés qui relèvent de l'héritage, les inégalités masquées au sein d'une égalité théorique entre écoles, et autres logiques symboliques d'autant plus efficaces qu'elles sont invisibles. Ce sont elles qui font dire "ce n'est pas pour nous"). D'autres mécanismes de reproduction s'ajoutent aux logiques scolaires.

 

Pourtant, malgré tout, certains passent à travers les mailles, parfois un seul dans une fratrie. Pourquoi ? Est-ce l'effet d'un "don" tellement impétueux qu'il permet de percer les cuirasses tellement efficaces pour la grande majorité ? Ou bien y a t-il des conditions qui puissent expliquer les parcours d'ascension ? Le travail de l'auteure est de les mettre à jour. Avec succès me semble t-il.

 

Le fait que ces transfuges existent, loin d'infirmer la force de la reproduction sociale, la souligne au contraire. " Contrevenir n'est pas contredire". En effet, leur parcours permet de montrer à quoi on se heurte quand on s'aventure à l'ascension.

 

On pourrait simplement dire que c'est l'ambition qui est le moteur de cet arrachement, et s'en tenir à cette mention psychologique... Mais on n'aurait pas pour autant résolu le sujet de la survenue de l'ambition. Lorsque quelqu'un s'est "fait de lui-même", on doit encore trouver de quel bois il s'est fait.

 

Chantal Jaquet souligne d'abord le rôle des modèles et du mimétisme. Napoléon pour Julien Sorel qui passe des mois avec sa main sous sa boutonnière.... Le modèle permet d'imaginer un autre monde possible que celui qui nous a tout appris, dans lequel nous nous sentons conforme, cette adéquation avec ce qui nous a constitués en tant qu'individu étant le principal vecteur de la reproduction. C'est bien souvent l'instituteur ou le professeur, l'école étant un lieu paradoxal, mêlant un rôle de blanchiment de l'inégalité reproductible et un effet d'émancipation. Tout transfuge parlera d'un Maître qui a compté. Ce Maitre est l'Autre qui pratique une brêche. A travers l'identification, la complicité avec le maître (les petits trucs entre le prof et le bon elève, comme ne pas lui donner la parole au début pour laisser les autres deviner, puis lui faire expliquer), commence à dessiner la possibilité d'une voie différente. L'Autre, ce peut être un ami fascinant, comme pour Didier Eribon.  C'est aussi l'amour parfois, le passeur. "Les confessions" de Rousseau sont le récit d'un transfuge et Mme de Warens est la personne qui permettra à Rousseau de réaliser l'impensable pour un homme de son origine.

 

Bien évidemment, ce n'est pas suffisant. Si les conditions matérielles ne permettent pas l'ascension, elle n'aura pas lieu. Ainsi Annie Ernaux sans le système des bourses, et sans l'école normale, ne serait pas devenue Annie Ernaux. Les internats ont aussi favorisé des logiques de rupture avec les milieux d'origine.

 

Dès le début du processus, le futur transfuge est sur "la corde raide", fréquemment bon elève mais dissipé et indiscipliné. Déjà tiraillé. Il pourrait vite basculer.

 

La honte, dont Annie Ernaux fait le coeur de son oeuvre, est le sentiment par excellence du Transfuge. La honte est l'effet du tiraillement. Celui qui tout de suite, pour elle, donne envie d'une autre vie (c'est initialement un moteur). Puis celle qui résulte du conflit incessant vécu par le transclasse. Honteux chez les uns, honteux chez les autres. Elle est parfois autoproduite mais pas seulement. "Tu as honte de nous" est une phrase que tout transfuge a entendue lors d'un repas de famille. Les premières réactions de l'entourage ("tu pètes plus haut que ton cul") renvoient à la honte, mais dans une première phase elles poussent à sortir du milieu, constituent un élan possiblement.

 

Cette honte est, comme tout chez le transfuge, ambivalente. Car le sentiment d'identification à la classe d'origine est souvent fort, et procure un esprit de lutte contre l'injustice, qui participe de la fierté d'être le meilleur élève malgré tout. La percée n'est donc pas simplement un enjeu individuel, mais le fruit d'une logique collective (expulsion/parcours au nom des miens). Parfois c'est la place dans la fratrie qui décide de qui va "porter" le destin.

 

La "complexion" du transclasse est caractérisée par sa mobilité. Il est la preuve même du fait que l'humain n'est pas une essence mais s'avère profondément social, car en changeant de milieu sa personnalité peut évoluer du tout ou tout, même si des traces inévitables seront décelables.

 

Leur spécificité est une désidentification, car ils ne partagent jamais vraiment le patrimoine de leur entourage. Leur Moi est incertain et déconcertant. Il est souvent maladroit, car il est littéralement "emprunté" (il a des attributs qu'il a empruntés). Il est à la fois adapté et inadapté partout.

 

Les relations avec lui sont difficiles, car il peut mal interpréter et on le comprend mal. Par exemple, il peut surestimer une certaine familiarité bourgeoise et la prendre pour de la franche amitié. Son franc parler sera considéré comme agression. Le transclasse est soumis à une dure logique d'education nouvelle, dont le fameux "supplice" du premier repas bourgeois (et le problème du couteau à poisson).

 

Il a les symptômes d'une "identité en tension", alternant entre timidité et arrogance par exemple. Observateur et distant, il est gauche, et sujet à ce "flottement de l'âme" dont parle Spinoza. Il est en proie à des renversements de sentiment violents, hésitant entre loyauté et rejet. Il est à la fois extrêmement orgueilleux (je m'en suis sorti) et très modeste (conscient des faussetés de la méritocratie). Il est dans la difficulté d'être un "conformiste rebelle" (on pourrait aussi dire un cadre gauchiste). Il ressent aussi une charge, une dette, très lourde, envers les siens.

 

L'ascension sociale, culturelle, symbolique, peut donc être vécue non pas comme une réussite mais une impasse, une damnation, un exil sans retour possible.

 

Comment s'en sortir alors ? Les témoignages évoquent une réappropriation des origines dans le nouveau contexte. Ainsi Pierre Bourdieu délaisse la philosophie pour la sociologie sur le terrain des opprimés. Annie Ernaux écrit sur son expérience, pour carrément "venger" les siens. Son style même est le reflet du refus de l'élitisme et de la fermeture sociale. L'origine est revendiquée, et son affirmation prend la place de la honte. Cependant les transfuges sont bien placés pour ne pas mythifier le peuple puisqu'ils ont du se détacher de leur milieu et créer un effet de distance avec lui. Ce ne sont pas eux qui tiendront un discours lénifiant envers leur premier monde.

 

Le transfuge peut aussi s'aider en comprenant qu'il n'est pas un traitre. Il peut certes donner un sens à son parcours (là ou il est il pourra être plus utile aux siens qui ne sont plus les siens) mais aussi comprendre que son franchissement a des explications, et qu'il ne pouvait en être autrement. Il est le produit d'une nécessité qu'il doit accepter.

 

Instructif est donc le transclasse. Il nous enseigne le caractère profondément social de l'individu, et du "Moi". Il est une preuve, au final, un éclaireur peut-être, du changement social qui n'a rien d'utopique. Eclaireur perdu mais tout de même.

 

L'exception qui illustre la règle sociale ("Les transclasses ou la non reproduction")Chantal Jaquet)
L'exception qui illustre la règle sociale ("Les transclasses ou la non reproduction")Chantal Jaquet)
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11 octobre 2014 6 11 /10 /octobre /2014 17:33

Il est toujours très frappant de constater le décalage temporel entre le monde des idées et celui de la politique (au sens de sphère politique spécialisée). Alors que dans le premier on en est depuis quelques années à discuter de la société d'après le néolibéralisme ou (ici) d'après l'avènement des individus, le débat politique en est encore à s'écharper sur des bases obsolètes, et l'on entend encore des discours de préau de droite ou de gauche sur "l'autorité de l'Etat", dont on ne sait vraiment plus ce que ça peut signifier. Certains textes politiques de congrès se croient malins parce qu'ils citent "la montée de l'individualisme".... Ce qui agite, comme on le verra, le milieu de la pensée psycho sociologique depuis déjà un siècle, en profondeur.

 

" La société du malaise" d'Alain Ehrenberg est un livre dont on peut ne pas partager toutes les analyses, à commencer par une quasi négation des aspects délétères des quarante années piteuses (des millions de chômeurs, le développement des inégalités, la pression sur accentuée du capital sur la force de travail, ça ne relève pas d'un malaise inscrit dans les représentations, mais de dégâts tangibles), mais il montre d'abord ça : la discussion stimulante est ailleurs que là où l'on discute dans notre démocratie. D'abord parce que les intellectuels interrogent les concepts, alors que les politiques les récitent. Ehrenberg n'hésite pas à remettre en cause les expressions les plus consensuelles de nos descriptions de la réalité sociale. Voila qui stimule !

 

L'ouvrage se présente d'abord comme une tournée historique comparée des écoles psychologiques française et américaine, en relation avec les spécificités de leurs sociétés d'implantation. C'est le plus passionnant de l'ouvrage à mon sens.

 

La thèse centrale de l'auteur est que ce "malaise" dont nous parlons tous est notre incapacité à nous saisir de la notion d'autonomie, ce qui nous condamne à la souffrance. Nous la subissons plutôt que nous ne la possédons.

 

Se plaçant dans les pas de Tocqueville il juge que le blues individuel est la contrepartie inéluctable de l'égalité démocratique. Sortir du malaise serait accepter le caractère irréversible de l'autonomie, pour la tirer vers un versant éclairé, plutôt que de la subir comme dégradation et de nous mélancoliser dans la mémoire d'un âge perdu, largement mythifié par ailleurs.

 

Jusqu'à là, je ne peux que souscrire. Mais d'ici à évacuer toute analyse d'autres effets propres de notre Histoire récente au profit du doigt pointé sur ce refus de considérer le présent comme un présent, et non comme une anomalie à l'égard du passé.... je ne marche pas.

 

Ehrenberg nous pousse tout de même à l'adaptation. Elle est nécessaire, sans aucun doute, mais elle ne doit pas non plus à mon sens de lecteur sombrer dans un fatalisme moderniste, super stoïcien. Il y a des raisons de dire que certains changements devraient aussi être combattus en tant que tels. Si l'on ne croit pas à l'Histoire comme téléologie, alors on doit aussi pouvoir dire que certains pas en arrière partiels sont envisageables., que certaines évolutions sont à annihiler. Il n'est pas interdit de recueillir des idées abandonnées pour fabriquer du nouveau. Ou de se dire qu'on prend une bien mauvaise direction.

 

L'individu versus le social ? Fausse opposition ?

 

Le mot "malaise" est omniprésent, et depuis longtemps. Il est dans notre pays immédiatement suivi d'un diagnostic automatique : "la perte du lien social". L'idée est répandue selon laquelle c'était mieux avant. L'école c'était mieux. Le service militaire c'était mieux. On avait de vrais emplois et une vraie famille... Mouais, hein....

 

Il est automatique de lier la montée de l'individu au déclin de la société. Or Ehrenberg pointe un élément tout à fait essentiel ici : dire cela, c'est opposer l'individu et le collectif d'emblée. Une société d'individus autonomes reste une société, c'est la norme sociale qui change, elle ne s'abolit pas. La société c'est toujours la société. Il y a société, elle ne disparait pas. Elle se repositionne. L'individu devient individualiste, précisément parce que les principes de la société le construisent comme tels. Et non par un retrait unilatéral. L'ère de la "personnalité" c'est toujours du social. Mais du social autrement qu'autrefois

 

Si l'on entend cela, on peut aussi de dire : ben tiens.... Est ce que la meilleure manière de faire société, ce ne serait pas... l'autonomie bien comprise ? C'est d'ailleurs une idée qui existe depuis longtemps. Le fédéralisme de Proudhon (le livre n'aborde pas les théories politiques) était cette intuition.

 

Le destin psychologique américain : du caractère à la personnalité

 

Les Etats Unis ne manquent pas de souffrance sociale. Mais leur destin est autre que le nôtre. La notion d'autonomie y est positive. Le "self" est pour eux ce que l'Institution est en France : un principe organisateur central. L'égalité y est aussi une valeur fondatrice, mais elle se comprend comme "opportunité", mot conchié en France ("opportuniste" est une insulte, ndb-note du bloggeur).

 

Le self américain plonge ses sources dans le protestantisme, l'idée de "la foi seule", de l'âme comme Eglise. Mais ce self ascétique, source de la "personnalité" moderne, participe de la communauté, il apporte à la communauté. Jefferson rêvait d'une société égale de petits propriétaires vivant en communauté, articulant travail individuel et harmonie sociale, dans l'égalité politique.

 

L'idée calviniste de la prédestination lie la quête individuelle au destin de l'Amérique. Il faut rêveler son "caractère", et le genre littéraire américain par excellence a été l'autobiographie exemplaire.

 

Le développement démographique et industriel américain va changer la donne. Le marché devient national, les inégalités explosent. Les grandes villes se tissent de liens anonymes. Le caractère (moral) cède à la personnalité (psychologique), car on doit s'adapter à cet anonymat.  Surgit alors la psychologie, très vite, et le thème de la neurasthénie. Déjà on parle du self désencastré de la communauté. La pensée positive, le behaviourisme vont proposer à l'Homme américain de s'adapter autant que possible.

 

Oedipe au placard, Narcisse sur le divan

 

Le XX eme siècle en viendra à identifier le personnage de Narcisse

 

Ce sont des personnalités, que Freud avait déja repérées, résistant à a cure. Le refoulement ne suffit plus à expliquer cette mélancolie qu'ils trainent.  On va ainsi parler, avec l'allemand Karl Abraham, de "névrose de caractère". Les psychologues décrivent des patients qui instrumentalisent la cure dans une perspective narcissique, sont possédés par des idées de grandeur et détachés de leurs semblables. Paradoxalement ils n'ont pas une grande estime d'eux mêmes, sont créatifs mais pas constants. Ils fabulent, connaissent des troubles de l'humeur, des accès de rage, sont hypocondriaques, sont excessif quant aux jugements qu'on porte sur eux. Ce ne sont pas tous des Tony Soprano mais ils y ressemblent.

 

Les Etats Unis vont produire une psychologie du Moi. Il s'agit de reconnaitre la place éminente du Moi, et de le blinder en somme. Toujours une logique d'adaptation.

 

Oedipe, figure névrosée qui procédait du refoulement, est remplacé par Narcisse, condamné à regarder sans cesse sa propre image, à s'abimer dans l'angoisse de cette image. La société le requiert, et n'y a pas d'objet sur lequel Narcisse pourrait s'oublier.

 

Deux grands auteurs vont marquer ce repositionnement de la psychologie dans les années 70 : Richard Sennett, et Christopher Lasch (dont nous avons parlé dans ce blog). Sennett a cette belle définitio du Narcisse qui est un "refus du moi qui centre tout sur le moi". Il est condamné à se promener du fantasme grandiose à l'image de soi misérable. Lasch dit bien que Narcisse ne doit pas être confondu avec l'égoïsme. C'est une tragédie au contraire. Un affaissement de soi.  Alors que l'individualiste d'autrefois voyait le monde comme immense terrain de jeu (Indiana Jones), le Narcisse n'y voit que de la camelote, du vide. Et il laisse ainsi en lui un vide intérieur insupportable. Comment le remplir ? Par la sensation. La recherche du shoot de sensation. Les impulsions donnent un contenu à sa vie. Mais ça ne dure pas. Le narcissisme n'est plus la vieille culpabilité. Libéré des croyances, le sujet en vient à douter de tout, et même de sa propre existence, plus rien ne le justifie. S'il s'assimile à du collectif, c'est sous la forme de l'identité qui lui donne un peu de contenu et non plus de l'action.

 

Tenu de se scruter sans cesse, car il faut être employable, mariable, même quand on est déja marié et employé, Narcisse subit un "paternalisme sans père" selon Lasch. L'Etat le rend dépendant, dilue sa responsabilité. Il n'est ni coupable ni responsable. Il est juste incapable.

 

La France, et la plainte interminable  devant la perte de l'Institution

 

L'égalité en France, c'est la protection. Ce n'est pas l'accès égal à l'opportunité, mais l'égalité devant l'Etat. Qui nous protège des enfermements particularistes. Mais quand l'Etat ne peut plus nous assurer une place et que toute notre personnalité doit y concourir, que reste t-il pour nous conforter ? La déploration de l'avant...

 

Dans le domaine de la psychanalyse, c'est Lacan le grand précurseur. Lui qui a pointé le déclin de l'imago paternelle. La névrose de caractère en découle. L'idéal du père qui doit nourrir le narcissisme du sujet s'est effondré. Aussi, il n'y a plus d'idéal pour Narcisse.

 

Le narcissisme, à travers le moment fameux du miroir, où l'enfant "recolle son corps propre", est un moment nécessaire. Puis vient l'intrusion d'autrui, et cette "sympathie jalouse" des enfants envers les autres, que tout parent connait bien.

 

Vient le moment oedipien qui se surpasse dans le refoulement sexuel et la sublimation. Le père concentre à la fois la répression et la sublimation. La faiblesse paternelle saccage donc ces processus.

 

Le lacanisme luttera contre la psychologie américaine du moi. Pour Lacan l'autonomie est une illusion : "le bororo dit Je suis un perroquet, nous disons je suis moi". Il s'agit ainsi de se comprendre pour se libérer en s'acceptant. Le lacanisme, par ses épigones (la gauche mao de normale sup en particulier....) affirmera que la psychanalyse est politique, car la négation de l'inconscient est un outil pour dominer. Ainsi la psychologie française sera t-elle prompte à se tourner contre le libéralisme, pour expliquer nos maux, mais aussi à se référer à la chute du Père (et donc de l'Institution).

 

Le grand thème français de la psychologie sociale est "le déclin du lien social". Le fondement de l'individu français étant l'Etat, le reflux de l'Etat suscite logiquement l'écroulement de l'individu dans la culture française. La France confond le social, et l'Etat. C'est sa spécificité. Ainsi ne voit elle pas que l'individualisme est aussi une norme sociale, une évolution de la société de long cours, et pas seulement une stratégie perverse des néos libéraux.

 

Mais dans une société des individus, cette déploration va se traduire, justement, par un discours psychologique. Puisque l'on déplore, mais à travers le dégât subjectif identifié. Comme Christophe Dejours avec son fracassant "souffrance en France". Le monde du travail est décrit comme monstrueux (à juste titre sans doute, je trouve), mais du point de vue de la psyché.

 

Le mot "précarité" est désormais omniprésent. Sans plus se soucier de l'objet de cette précarité. C'est un terme très péjoratif, qui subsume toute l'individuation. Or, le vieux monde ne reviendra pas. Déplorer le vieux monde n'est pas une solution pour guérir. Le discours socio psy français s'enlise dans le regret d'un individu abandonné par l'institution, mais ne peut pas ainsi trouver une solution.

 

Erhenberg ne le dit pas ainsi : mais ce qui est visé c'est une gauche verbale, pavlovienne, conservatrice, ne considérant pas les options ouvertes pour subvertir les tendances individualistes. On peut par exemple penser au temps de travail. Soit on considère son éclatement réel comme une flexibilté subie, soit on s'empare de cette incertitude pour permettre au travailleur de mieux le maitriser.

 

Pourtant d'autres visions s'esquissent. L'acceptation de l'ère de l'individu, inéluctable, fondée sur un processus de civilisation profond, conduit des travailleurs sociaux, des institutions, des penseurs, à considérer l'autonomie autrement que comme un danger. Le social, la santé mentale, se repositionnent autour de la restauration de l'estime de soi, la découverte de sa puissance d'agir, la construction de capacité individuelles et collectives, dans un monde ou les anciennes structures ne se remettront pas en place parce que nous sommes mélancoliques. Ainsi l'empowerment devient un thème discuté, en France, alors qu'il apparait comme totalement en opposition avec notre culture républicaine liant l'Etat au citoyen sans intermédiaire.

 

 

Ehrenberg note toutefois que ces idées misant sur la souveraineté individuelle maximisée ne manquent pas, elles aussi, de sombrer dans les standardisations (ce n'est pas un hasard si le social emprunte autant au lexique managérial).

 

L'autonomie est notre condition. Nous, français, la subissons, comme un abandon. Les américains la subissent comme la perte des mythes fondateurs de leur identité. Tu ne seras pas un cow boy mon garçon.... (peut être est cette nostalgie dont parlent les super héros, et Kick Ass sous une forme ironique ? Les Etats Unis doivent elles emprunter à la France, et la France aux Etats-Unis ? Sans doute oui. En tout cas pour ce que nous avons de meilleur de chaque côté.

 

Mais l'autonomie a un versant ensoleillé. La liberté. Encore faut il qu'on abatte les obstacles pervers qui rendent purement formels la promesse de cette liberté, l'engagement dans les opportunités.

 

C'est bien loin d'être le cas.

 

Face à l'âge individuel, jérémiade ou nouvel imaginaire ? ("La société du malaise", Alain Ehrenberg)
Face à l'âge individuel, jérémiade ou nouvel imaginaire ? ("La société du malaise", Alain Ehrenberg)
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1 octobre 2014 3 01 /10 /octobre /2014 23:19

" Au delà du principe de plaisir" de  Sigmund Freud est tout sauf un livre de sagesse qui nous demanderait de nous hisser au delà du désir et de ses impasses.

 

Pas le genre de la maison.

Tout le propos du freudisme échappe à cette logique de la sagesse, qui emplit les tables des librairies. Freud n'a nullement envie de nous livrer des recettes de bonheur à base de mots. Il veut comprendre, et pense que la compréhension libère, quoi qu'il en soit, même si elle est douloureuse. Même si ça le chagrine, il le veut. Comprendre.

 

Ainsi dans cet essai post premiere guerre mondiale, il travaille, alors dans une phase difficile personnellement, une nouvelle idée, qui sera une bifurcation dans la psychanalyse. C'est là que Thanatos entre en scène, doucement. Jusqu'au pessimisme le plus sombre du "malaise dans la civilisation" où Thanatos devient irrésistible et difficilement contenu par la culture.

 

L'actualité sinistre (guerre à Gaza, guerre en Irak, en ukraine...) nous inciterait aisément à conclure que décidément, cet humain est enclin, par nature, à la haine, à la passion de tuer, de semer la désolation et la mort. La question que pose Freud dans cet essai a taraudé les philosophes, et elle n'est pas tranchée. La haine est elle le résultat de l'Eros brisé ? Bref une perversion de frustré. Ou est elle une tendance autonome en nous ? Voire dominante. Y a t-il quelque chose en nous, avant même tout refoulement de nos pulsions sexuelles, qui expliquerait l'attirance pour la destruction ?

 

Tout commence par une histoire d'enfant qui joue. On sait que c'est le neveu de Freud mais il ne le dit pas. Il joue à envoyer un objet au loin et à le récupérer en tirant sur une ficelle accrochée.... Tout cela accompagné de sons. C'est le "for-da", une observation simple que Freud interprète pour en faire une clé des esprits.

 

Freud en est conduit à reprendre sa théorie. Le principe de plaisir est certain. Il se traduit par une régulation de l'excitation du métabolisme. On vise à l'équilibre. Le principe de plaisir est contredit par la necessité de différer, à laquelle nous nous accomodons. Nous devons accepter que le plaisir ne soit pas constant.

 

Ainsi cet enfant qui joue avec ce fil et cet objet, que fait il ? Il repète, pour le digérer en somme, la frustration créée par la séparation avec sa mère. C'est la "contrainte de répétition". La symbolisation de ce qui est déplaisant est un moyen de vivre ce déplaisir sans trop de dégâts.

 

C'est cette contrainte de répétition qui s'exprime dans le trauma. Dans les cauchemars sans fin des rescapés de guerre. Revivre la douleur est un essai pour enfin la domestiquer. Fracassé par le choc, le traumatisé essaie de réunifier sa psyché par cet exercice.

 

Ce qui est douloureux pour nous autres humains, c'est que si l'angoisse nous protège des menaces extérieures d'une certaine manière, en guise de préparation ("il y a quelque chose dans l'angoisse qui protège contre l'effroi"), rien ne nous protège des attaques intérieures. Nous essayons donc de réagir à ces attaques intérieures, comme si elles étaient extérieures. C'est le lot des névrosés. La répétition est une tentative d'absorber ces attaques, que l'angoisse n'a pas amorties.

 

La projection à l'extérieur des troubles, est aussi une tentative de cet ordre : faire comme si l'attaque était extérieure.

Mon malaise, c'est la faute à mon voisin. Une projection si familière à notre temps.

 

Mais Freud en vient à considérer qu'à coté des pulsions de vie, sexuelles, qu'il a identifiées, un autre mouvement est en nous. La pulsion de vie, de plaisir, vise le calme. Chacun est un être pour la mort. Le but de toute vie est de revenir à l'état de calme absolu d'avant la vie. Le but de la vie est la mort. Comme le but de l'acte sexuel est la "petite mort" (interprétation personnelle). Il y a quelque chose en nous qui aspire à revenir à l'absence de tension. La mort en vient donc à s'intégrer à ces compulsions de répétition. Ne dit on pas que l'usager de drogue se tue à petit feu, ou se suicide continuellement ?

 

Quel délice de suivre cet immense esprit, qui voyage des enseignements de la biologie à la philosophie ("le banquet" de Platon, réinterprété à travers la pulsion de mort), Kant ou Schopenhauer, y mêlant ses constats empiriques !

 

Ce qui est admirable chez Freud c'est son honnêteté intellectuelle. Il doute sans cesse et étale complètement ses interrogations sans fin. Il avoue ses limites, concède que ce qu'il écrit n'est qu'hypothèse et il est lucide sur sa place de penseur dans le flux du temps, forcément à une place provisoire.

 

Ceux qui le critiquent en le singeant en gourou dogmatique ne l'ont pas lu une seconde. C'est un esprit terriblement rationnel, logique, mais qui accepte le caractère de carrefour incertain de la pensée. Il n'est pas sceptique, car il prend le risque d'affirmer, de proposer, veut avant tout aider des gens qui souffrent, et il faut bien se décider pour agir. Mais sa capacité à revenir en arrière, à remettre en cause ce qu'il a écrit, à accepter de repenser et encore repenser, est tout à fait impressionnante. Et sans doute unique en son temps. Il y a du Montaigne chez Freud, même si Montaigne bascule plus souvent dans le scepticisme. Zweig aimait passionnément les deux. 

 

Quant à se prononcer sur la dualité ou non entre le principe de plaisir et le principe de mort, invariablement liés à la vie humaine, je ne le saurais. D'autres (Jung) ne voient en nous qu'une pulsion de vie, frustrée ou pas, sous influence Nietzschéenne. On peut aussi voir le mal en rousseauiste, comme une déformation. Ou comme Arendt, comme vide de la pensée. Spinoza lui voit du désir de vie, qui lorsqu'il est frustré  ou trompé peut devenir passion triste. 

 

Non, je ne saurais pas me prononcer en tant que lecteur, même si certaines pensées me séduisent. Il semble juste que des humains peuvent être des gens exceptionnels, d'autres des producteurs d'horreurs. D'autres un peu des deux. Et d'autre aucun des deux. Donc, ce que l'humain peut, les autres humains doivent un jour l'étendre. Y compris les plus heureuses surprises.

 

Pourquoi réfléchir seulement à partir du "mal" après tout ? Pourquoi ne se demande t-on pas pourquoi, malgré Thanatos en nous, l'amour peut prévaloir, même dans le pire climat d'agression ? Et si l'humain n'était qu'une palette de potentialités indécidées, trouvant ensuite un chemin dans le monde ?

 

 

Eros aigri ou versus thanatos ? ("Au dela du principe de plaisir", Sigmund Freud)
Eros aigri ou versus thanatos ? ("Au dela du principe de plaisir", Sigmund Freud)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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